Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1838

Chronique no 151
31 juillet 1838
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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31 juillet 1838.


Les affaires extérieures appellent toute la vigilance du gouvernement français, et jamais la prudence, unie à la fermeté, ne furent plus nécessaires pour les diriger. Il est facile d’attaquer un ministère, de l’accuser de faiblesse, d’incertitude, de lui reprocher une tendance opposée à nos institutions, de le blâmer vaguement de son système en même temps qu’on soutient qu’il n’a pas de système à lui ; c’est la tâche habituelle de l’opposition, et elle la remplit à merveille. Pendant ce temps, le ministère fait la sienne en maintenant le calme dans le pays contre les tentatives de tous genres par lesquelles on s’efforce de le troubler, en redoublant d’activité dans la direction des affaires extérieures. C’est ainsi qu’il se prépare à se présenter devant les chambres dans la prochaine session.

Les journaux retentissent depuis quelque temps des mouvemens de troupes qui se font en Prusse. L’ordre donné par le gouvernement prussien de faire rejoindre les réserves, et de mettre sur le pied de guerre un corps d’armée qui se joindra à l’armée fédérale, occupe tous les esprits. Il paraît certain, dit-on, que la Prusse se dispose à jouer vis-à-vis de la Belgique, pour les territoires du Limbourg et du Luxembourg, le rôle que la France a joué vis-à-vis de la Hollande pour la citadelle d’Anvers ; et les partis, qui ne demandent qu’un bouleversement en Europe, dans l’espoir d’en profiter pour réaliser leurs projets, se réjouissent d’avance de cette collision prochaine. Il y a loin cependant de quelques démonstrations de ce genre à la guerre, et la Prusse eut mis une armée entière sur le pied de campagne, que nous annoncerions encore, avec confiance, que la paix de l’Europe ne sera pas troublée de ce côté. Les paroles menaçantes de la Gazette d’Augsbourg, recueillies aujourd’hui avec empressement par quelques journaux de l’opposition, ne sont pas plus de nature à troubler notre confiance que le langage de ces journaux eux-mêmes. M. Molé, répondant à une interpellation de M. de Dreux-Brézé, dans la chambre des pairs, avait dit le 5 juillet : « On nous demande dans quel esprit nous dirigerons les négociations. Sera-ce pour ou contre la Belgique ? Belgique. À cet égard, j’ai déjà fait mes preuves. Je répondrai : Contre la Belgique, jamais ! » — Le correspondant de la Gazette d’Augsbourg déclare que ces paroles de M. Molé l’ont fort étonné : « On trouve ici, ajoute-t-il dans un langage peu digne d’être réfuté, que le comte Molé aurait mieux fait de se taire que de prendre ainsi ouvertement et inconsidérément fait et cause pour la Belgique. » Le reste de la lettre que nous allons citer est du même ton : « Il n’est certainement point d’une bonne politique, ajoute le correspondant, de se mettre ainsi prématurément en scène, et de faire une pareille profession de foi politique, au moment même où, de toutes parts, on redouble d’efforts pour concilier les différends élevés entre la Belgique et la Hollande. Cette démarche n’est certainement pas propre à disposer favorablement les autres puissances pour la France, et ne peut, par conséquent, que nuire à la Belgique, dont le comte Molé se croit appelé, en toute occasion, à prendre la défense. »

Ainsi, tandis que les journaux français accusaient le ministère d’abandonner la cause de la Belgique et de céder à toutes les prétentions du roi de Hollande, soutenu par ses alliés, les journaux allemands parlaient un tel langage ! On ne peut s’empêcher de sourire en voyant le journaliste allemand accuser M. Molé de parler avec légèreté à la tribune, et d’émettre inconsidérément ses paroles ! La Gazette d’Augsbourg traite, plus loin, de faute la déclaration de M. Molé, et c’est, dit-elle, un terme modéré qu’elle emploie en la qualifiant ainsi. Nous serions bien tentés, à notre tour, de nous servir du terme non modéré que la gazette allemande n’emploie pas, pour qualifier ses propres réflexions sur les paroles du ministre des affaires étrangères. Il faut être, en effet, étrangement aveuglé pour voir dans ces paroles un élément de trouble et de division. A-t-on jamais pu s’attendre, de l’autre côté du Rhin, que le gouvernement français abandonnerait, sans discussions et sans efforts, la cause de sa plus proche alliée, la Belgique ? et le respect des traités dont la France a donné l’exemple depuis 1830, a-t-il rien de commun avec l’insouciance et la faiblesse qu’on voudrait lui voir en cette occasion ? La Gazette d’Augsbourg dit encore : « Nous savons très bien à quels moyens les ministres, dans les états constitutionnels, sont parfois forcés d’avoir recours pour se maintenir en place ou faire adopter leurs vues. L’on pourrait donc, sous ce rapport, chercher à excuser le comte Molé, s’il n’avait point d’ailleurs tenté, avec jactance, d’exciter certaines sympathies, et pris un ton qui, dans la situation actuelle de la France, ne peut plus convenir à quelque ministre français que ce soit. »

Nous répétons à dessein les phrases de la Gazette d’Augsbourg, tant elles sont curieuses. Quel que soit le correspondant qui les lui a adressées, on peut lui demander ce qu’il y a de changé dans la situation de la France, depuis que le ministre dont elle cite les paroles disait aux ambassadeurs étrangers qu’une armée française entrerait en Belgique dès qu’un soldat prussien s’y montrerait. Serait-ce, par hasard, que la France, alors livrée aux émeutes et déchirée par les partis, a repris sa tranquillité, et, par conséquent, toute sa force ? La France a éprouvé quelques changemens depuis ce temps-là, il est vrai ; elle a assuré sa domination en Afrique, elle a fait respecter son pavillon sur toutes les mers ; elle maintient, dans ce moment même, la paix en Orient par l’attitude qu’elle a prise de concert avec l’Angleterre ; elle venge les insultes faites à quelques-uns de nos citoyens, au Mexique et à Buenos-Ayres. Sans nul doute, un ministre des affaires étrangères aurait bien mauvaise grâce à parler haut, quand le pays au nom duquel il parle est si peu florissant que le nôtre et dans de si tristes conjonctures ! La situation actuelle de la France ne lui permettrait pas de débattre ses intérêts avec la Prusse, par exemple, avec la Prusse, qui n’a que deux petits embarras, les catholiques du duché de Posen et ceux des bords du Rhin, et dont le territoire n’est ainsi qu’une longue route qui mène à deux provinces où tout bouillonne contre son administration ? Mais la Prusse voit, nous en sommes sûrs, les affaires de la Belgique et la conduite de la France d’un autre œil que ne le fait le correspondant de la Gazette d’Augsbourg, qui n’est peut-être qu’un légitimiste de Paris. La Prusse sait bien que le respect de la France pour les traités n’est pas de la faiblesse ; et, si elle prend quelques précautions militaires, ses embarras intérieurs les motivent assez pour que la France n’en recherche pas la cause. La France, qui a su triompher des factions, et faire dominer dans son sein les idées d’ordre, n’a pas à s’inquiéter de ce qui se passe en Prusse. C’est dans la conférence de Londres, où la France et l’Angleterre marchent d’accord, que se décideront les affaires de la Belgique et de la Hollande. La Gazette d’Augsbourg et ses correspondans, peuvent être assurés que les représentans de la France n’y démentiront pas le langage de M. Molé à la tribune, et que ce langage n’a pas été plus un moyen constitutionnel qu’il n’a été une faute politique. La France insiste pour que le traité des 24 articles soit révisé sous le rapport financier, et pour que l’occupation du territoire concédé à la Hollande par ce traité, soit subordonnée à la première question ; en d’autres termes, pour que le statu quo ne soit pas changé avant l’arrangement de la question de finances, et la ratification de cet arrangement par les deux parties. Or, cette difficulté amènera de longues négociations, car il paraît que le roi de Hollande se refuse à la modification d’aucun des articles du traité. Des deux parts, en Belgique et en Hollande, il y aura un double recours aux chambres et aux états-généraux, outre que la conférence aura de longs et grands travaux à faire pour s’éclairer. D’ici là, ni la France, ni la Prusse, ni aucune autre puissance ne sera appelée à décider de l’affaire hollando-belge, qui se résoudra d’un commun accord, ou qui restera dans le statu quo où elle est à cette heure. Voilà ce qu’on sait à Londres, à Paris, et sans doute à Berlin, où l’on est loin de dédaigner la force et la puissance de la France, comme on affecte de le faire dans les bureaux de la Gazette d’Augsbourg.

Les escadres combinées de la France et de l’Angleterre, surveillent à la fois le sultan et le pacha, Alexandrie et Constantinople. L’escadre du grand-seigneur, composée de cinq vaisseaux de ligne, de sept frégates et de six corvettes, opposée à celle du vice-roi qui compte huit vaisseaux de ligne, quatre frégates et quatre bricks, sont contenues par l’escadre française, qui ne compte que trois vaisseaux et trois bricks. L’escadre de l’amiral Stopford n’ayant pas encore paru dans les mers d’Orient, la France défend donc encore la paix de l’Europe de ce côté, et si, contre son attente, on ne pouvait éviter une rencontre entre les deux puissances ennemies, la paix publique serait encore maintenue, même après cette affaire, et cela par la volonté de la France et de l’Angleterre. Qu’on se reporte maintenant au rôle que la France jouait, ou plutôt au rôle qu’elle était censée jouer en Europe, il y a quelques années, aux accusations qui pleuvaient sur elle ! C’était la France qui excitait tous les troubles en Europe. Elle soulevait la Belgique, la Pologne ; elle excitait l’Allemagne, l’Italie ; son besoin était la guerre, le renversement de tout ce qui existe, c’était la condition de son existence politique ; il fallait périr ou tout détruire autour de soi. Les intérêts de la France ont bien changé, à ce qu’il nous semble. Si la paix est durable, l’avenir est pour nous ; si pendant quelques années encore la France peut donner à l’Europe l’exemple de l’ordre avec la liberté, la cause des gouvernemens constitutionnels contre celle des gouvernemens absolus sera gagnée. C’est une grande expérience que celle qui se fait en ce moment. C’est à qui promettra le plus de sécurité et de prospérité aux peuples, des monarchies représentatives ou des autocraties, et l’espèce d’inquiétude que montrent ces dernières, leur désir secret d’amener quelque brusque changement, disons le mot, quelque collision ailleurs que sur leur territoire, où tout peut s’enflammer, tout prouve que la balance pourrait bien pencher en faveur de nos institutions, et entraîner toute l’Europe de ce côté, si nous avons encore quelques années de paix. C’est donc à nous d’employer toutes nos forces et toute notre énergie à la conserver, et quoi qu’en dise la Gazette d’Augsbourg, ce ne sera ni une faiblesse ni une faute de la part des ministères qui comprendront ainsi la politique de la France.

Du côté de l’Espagne, le découragement a déjà gagné les amis et les partisans de don Carlos. Le parti de Munagorri prend chaque jour plus de consistance, et pendant ce temps, on proteste à Gênes et à Amsterdam les traites du prétendant. Une négociation d’emprunt pour un million vient d’échouer à Paris et à Londres. Tout fait donc croire que la lutte où don Carlos s’est engagé, se terminera bientôt par son expulsion de l’Espagne, et, grâce à Dieu ! sans une intervention militaire de la part de la France.

En Suisse, des négociations actives sont ouvertes au sujet du jeune Louis Bonaparte dont les tentatives multipliées doivent exciter, sinon l’inquiétude, du moins l’attention du gouvernement français. Il nous semble difficile que la confédération ne prenne pas une décision à ce sujet, et la nature des questions qui lui sont adressées, ne lui permet pas de répondre autrement que d’une manière catégorique. Si M. Louis Bonaparte est citoyen de la confédération helvétique, lui dit-on, la France, en qualité d’alliée de la Suisse, a le droit d’exiger que le gouvernement helvétique veille sur les démarches d’un de ses sujets elles réprime au besoin. Si, au contraire, la qualité de citoyen suisse était déniée par la confédération au fils de la duchesse de Saint-Leu, le gouvernement français serait fondé à le regarder comme un réfugié politique, et à demander son éloignement. L’opposition a déjà blâmé les démarches de la diplomatie française à ce sujet ; elle l’a fait sans les connaître. Nous ne voyons pas, quelque désir qu’elle en ait, ce qu’elle pourra trouver à redire à une semblable notification.

Il est vrai que l’opposition d’aujourd’hui ne se montre pas difficile dans le choix de ses attaques. Après avoir épuisé les reproches d’inconstitutionnalité, de présidence factice, de substitution du roi aux ministres et des ministres aux majorités, elle en est venue jusqu’à louer les ministres turcs de leur libéralisme et de leurs principes constitutionnels, et à les opposer aux ministres français, qui font peser sur la France un despotisme d’Orient ! C’est ainsi qu’une feuille des plus répandues de l’opposition, ne sachant à quoi se prendre ce jour-là, cite un article du Moniteur Ottoman, par lequel le grand-seigneur blâme la conduite d’Essad-Pacha, ex muchir d’Erzeroum, et depuis membre du conseil de la sublime Porte. Essad-Pacha a été dépouillé de ces dernières fonctions pour s’être emparé de vive force de la maison de campagne d’un membre du conseil de justice, qu’il trouvait à sa convenance ; et, à ce sujet, la feuille dont nous parlons, s’écrie que ce n’est pas en France qu’on imiterait l’exemple de la Turquie, en France, où le pouvoir ne donne jamais tort à ses délégués, qui abusent tant de leur pouvoir, — jusqu’à s’emparer de la maison d’autrui, sans doute ! À ce compte, il y aura tout à gagner à faire venir des ministres d’Orient pour nous gouverner : ce jour-là nous aurons peut-être enfin le gouvernement constitutionnel !

L’opposition joue un peu en ce moment, en France, le rôle que jouent certaines puissances en Europe ; la paix, l’ordre établi la gênent. Ce n’est pas au milieu de cette tranquillité que se feront ses affaires ; il lui faut quelque mouvement, un dérangement quelconque, et elle les provoque tant qu’elle peut. C’est là surtout la pensée du parti doctrinaire. Une époque d’ordre et de paix publique, n’est pas favorable à des esprits qui se sont armés pour la répression et qui se donnaient, il y a peu de temps, pour les seuls hommes d’état capables de gouverner le pays en temps de guerre civile. Il faut rendre justice au parti dont nous parlons ; il a toujours un but plus éloigné et une pensée plus complète que les autres nuances dont se compose l’opposition actuelle, et ses fautes même lui servent à arriver au but auquel il tend. Nous en avons la preuve dans quelques révélations qui nous ont été faites sur ce qui se passe au sein du parti à cette heure.

Il y a eu, depuis un an, trois phases dans la conduite du parti doctrinaire. Dès la formation du ministère du 15 avril, l’opposition du parti a été sourde. On s’était accordé pour tuer et anéantir le nouveau cabinet par la voie de la protection. Le ministère était si faible, disait-on, qu’il fallait bien le soutenir de quelques boules, et, comme on n’avait pas encore renoncé au rôle de conservateurs, on ne voulait pas se donner le tort du renversement d’un ministère quelques jours après sa formation. D’ailleurs le parti doctrinaire était alors en vive hostilité avec le tiers-parti, et c’était ameuter tout ce côté de la chambre contre le ministère que de donner lieu de croire que le gouvernement marchait avec les doctrinaires et s’entendait secrètement avec eux.

Puis, quand ils virent que le ministère du 15 avril se consolidait, quand des actes importans ne permirent plus de vivre, même en apparence, avec lui sur le pied de protection, les doctrinaires passèrent à l’opposition ouverte. On attaqua toutefois le ministère avec une sorte de franchise. On l’accusa de donner trop aux idées de la gauche, de compromettre le pouvoir, de transiger avec les idées révolutionnaires. On fit une sorte de torysme contre ce ministère whig, espérant toujours que quelque catastrophe, quelque trouble dans le pays, rendrait nécessaire le retour du parti qui se donnait pour le parti de l’ordre, de la répression et de la conservation.

Les troubles n’arrivèrent pas. Il n’y eut pas une seconde échauffourée de Strasbourg, point de tentatives contre la personne royale, point d’émeutes, point de conspirations, à moins de donner ce nom à quelques-uns de ces stupides conventicules où l’on discute les principes républicains tout en fabriquant des cartouches, ou à la déplorable affaire Hubert. Au contraire, la France devint chaque jour plus calme et plus florissante ; toutes les idées se tournèrent vers le commerce, l’industrie, les améliorations matérielles. Le moment d’exécuter les chemins de fer se présenta enfin ; on songea à les combiner avec de grandes lignes de canaux, avec le perfectionnement des ports et l’amélioration du système des routes. Le parti doctrinaire vit tout de suite qu’un ministère qui, après avoir pacifié le pays, se mettrait à en changer ainsi la face, resterait sans doute long-temps aux affaires. Ce fut le moment où il se rapprocha du tiers-parti pour tout entraver, et arrêter les grandes entreprises qui se préparaient. L’extrême gauche se trouva naturellement de cette opposition, et les doctrinaires se crurent arrivés un instant à leur but. Les chemins de fer par l’état étaient repoussés, la loi des canaux compromise, tous les travaux projetés avaient contre eux les commissions où figuraient les membres des partis coalisés. Déjà on composait un cabinet de centre gauche où les doctrinaires auraient eu quelques portefeuilles qu’ils croyaient avoir bien gagnés, quand la monstruosité de cette alliance frappa la chambre, qui repoussa presque tous les projets des commissions, et finit par s’entendre avec le ministère. Un grand obstacle s’était alors révélé aux doctrinaires ; c’était la difficulté presque insurmontable de s’entendre politiquement avec les partis auxquels ils s’étaient ralliés.

Ce fut alors que les principes changèrent dans le parti doctrinaire, et qu’après avoir long-temps déploré, en termes bien vagues, l’anéantissement et l’abaissement du pouvoir, il emprunta aux journaux de la gauche, le vieux thème de la présidence réelle et de la distinction entre régner et gouverner. Or, sur cette route, la pente est rapide, et aujourd’hui, les doctrinaires en sont à réclamer la réforme des lois de septembre ! Aussi, M. Fonfrède, leur ancien ami, s’écrie-t-il douloureusement dans un de ses derniers articles : « Je vous le dis avec amertume, il n’y a plus de 11 octobre, il n’y a plus de doctrinaires, il n’y a plus de Guizot ni de Thiers au monde, il ne reste que l’opinion démocratique, dominatrice de l’un, séductrice de l’autre, ameutant toutes les forces révolutionnaires contre une prérogative royale amoindrie par la révision de la charte, et tolérée par une chambre élective qui lui permet d’exister en fait, pourvu qu’elle n’existe pas officiellement en droit. »

Il est dans la nature de M. Fonfrède d’aller toujours trop loin. Heureusement, nous pouvons le rassurer. Nous lui dirons donc que les doctrinaires existent encore, et nous lui prédisons qu’il les reverra tels qu’ils étaient. À l’heure qu’il est, le parti, profondément découragé de l’orage que lui a attiré sa conversion subite aux principes de l’extrême gauche, fait de mûres réflexions ; il voit clairement qu’il n’y a rien à retirer pour lui dans ces idées, et l’on sait quelle puissance ont les intérêts de ce parti sur ses principes. Les idées de conservation lui reviendront aussi vite qu’elles l’avaient quitté.

Aujourd’hui, le plan du parti est de porter M. Thiers et ses amis au pouvoir. On renonce même à y entrer avec lui. M. Thiers, retiré sur le bord du lac de Côme, va recevoir quelques-uns de ses amis politiques, qui n’ont pas la patience d’attendre la convocation de la chambre. Les doctrinaires se rendent aussi à cette réunion. Leur empressement autour de M. Thiers, et le désir qu’ils ont de le voir au ministère, redoublent, nous dit-on, par l’effet des réflexions qu’ils ont été à même de faire à Paris, dans les derniers jours de la session. M. Fonfrède l’a très bien dit, à l’heure qu’il est, il n’y a pas de parti doctrinaire, il s’est effacé par sa réunion à la gauche, et c’était là cependant sa seule ressource sous un ministère qui maintient l’ordre, et qui se montre tolérant sans rien céder aux factions. Le parti sent qu’il ne pourra revivre que sous un ministère qui accordera davantage aux passions de la gauche, et qui s’aventurera plus au dehors que celui-ci ; or, nous le disons avec regret, c’est là ce que les doctrinaires espèrent du ministère de M. Thiers. De la vivacité de son esprit, ils concluent de la vivacité de ses passions, et ils espèrent qu’en peu de temps, sous M. Thiers, la question d’Orient, la question d’Espagne et la question intérieure, auront pris une telle gravité, que M. Guizot et ses amis deviendront nécessaires. Il est tels adversaires dont les critiques sont plus flatteuses et plus obligeantes que les adulations et les empressemens de semblables amis. M. Thiers le sait bien, et sans doute il ne s’y trompera pas. Si les doctrinaires disposaient du pouvoir, l’homme d’état qu’ils flattent en ce moment, n’hésiterait peut-être pas à le prendre de leurs mains, sans conditions, sans doute ; mais nous croyons qu’il ne le leur rendrait pas sitôt qu’ils s’y attendent ; car M. Thiers sait, aussi bien que personne, que ce n’est pas avec les principes de l’extrême gauche qu’on gouverne un pays tel que la France, et qu’on le maintient en bons rapports, même avec les pays constitutionnels de l’Europe.

On peut s’expliquer de la sorte le désir qu’éprouvent les doctrinaires de voir M. Odilon Barrot entrer aux affaires avec M. Thiers. Ils y pousseraient, s’ils l’osaient, jusqu’à M. Mauguin. Le tour du parti doctrinaire ne reviendrait que plus tôt. Quant au ministère actuel, il doit savoir qu’en maintenant la paix au dedans et au dehors, il déjouera les projets du parti doctrinaire, et qu’il rendra ainsi un double service au pays.

La mort du savant M. Dulong a été pour M. de Salvandy, l’occasion d’une de ces mesures généreuses et honorables qui distinguent son administration. Le taux de la pension le plus élevé que les règlemens permettent d’accorder aux veuves des auteurs d’écrits scientifiques, ne pouvant s’élever qu’à 1,200 fr., le ministre de l’instruction publique a proposé au roi de porter pour Mme Dulong cette indemnité à 2,000 fr. Le désintéressement de M. Dulong devait valoir cette faveur à sa veuve. La science profonde de ce chimiste, sa haute réputation, lui eussent fourni souvent l’occasion de réaliser une grande fortune, si l’amour de la science ne l’eût occupé tout entier. On sait que M. Dulong employait toutes ses économies à perfectionner les instrumens et les procédés chimiques, et qu’il a constamment refusé la part qu’on lui offrait dans les entreprises industrielles que son génie scientifique faisait prospérer.

Les études et les bonnes mesures ne se ralentissent pas non plus dans le ministère des travaux publics. L’examen des jeunes gens qui se destinent aux écoles des arts et métiers, a donné lieu à une excellente circulaire de M. Martin du Nord. L’état perfectionné de l’industrie demande un surcroît de lumières de la part de ceux qui se consacrent à diriger les procédés industriels. La circulaire du ministre recommande aux examinateurs des conditions plus rigoureuses. C’est en agissant ainsi qu’on maintiendra nos institutions scientifiques au rang qu’elles doivent avoir, et qu’on leur conservera leur réputation si méritée en Europe.


— Parmi les travaux historiques entrepris sous le patronage du ministère de l’instruction publique, à l’aide des fonds votés par les chambres, le plus important, sans contredit, est celui qui a été confié à M. Augustin Thierry, et qui a pour objet la recherche et la publication des monumens inédits de l’histoire du tiers-état. Dans un rapport adressé l’année dernière à M. Guizot, l’historien des communes a tracé avec cette hauteur de vues qui le caractérise, le plan et les divisions qu’il croyait devoir adopter pour la mise en œuvre du recueil dont l’exécution lui était confiée. Depuis lors, les travaux préparatoires de cette entreprise si éminemment nationale ont été poussés avec une remarquable activité ; un vaste système de recherches a été organisé sur tous les points de la France ; à Paris les immenses collections des manuscrits de la Bibliothèque royale, des archives du royaume, et des archives judiciaires, ont été en partie dépouillées ; dans chaque département, l’attention des autorités a été appelée sur nos archives municipales, et des hommes spéciaux les explorent avec le soin le plus scrupuleux.

Nous avons sous les yeux un nouveau rapport de M. Augustin Thierry, dans lequel il rend compte au ministre actuel du travail de cette année. Nous croyons devoir appeler l’attention sur ce rapport, aussi remarquable par le mérite littéraire que par l’importance du sujet, et dans lequel l’illustre auteur des Lettres sur l’Histoire de France a su donner au compte rendu des travaux d’une entreprise de bénédictins, la vie et l’intérêt qu’il communique à toutes ses productions. Nous sommes frappés de l’importance des résultats déjà obtenus, et nous regrettons de ne pouvoir les faire connaître en détail à nos lecteurs. Voici comment M. Augustin Thierry, avec son admirable talent d’écrire, les a résumés lui-même, après avoir mentionné les services et les noms de toutes les personnes que le zèle de la science a liées d’une façon plus ou moins étroite à ce grand travail.

« Ce concours d’efforts dirigés de tant de points vers un centre unique, ces travaux libres, cet empressement désintéressé, offrent, si je ne m’abuse, quelque chose d’imposant. Toutefois, monsieur le ministre, je dois l’avouer, et je le dis avec un profond regret, la France n’est pas là représentée tout entière ; trente départemens ont fait défaut. Votre appel comme le mien a été nul pour eux ; il n’en est sorti ni une lettre, ni un envoi, ni un indice quelconque. Dans beaucoup de préfectures, nos circulaires sont allées simplement grossir l’amas des papiers de rebut. Et pourtant, quoi de plus digne de la sollicitude des magistrats de la France nouvelle que les nobles efforts qui se font de toutes parts pour recueillir et enregistrer les souvenirs d’un passé qui n’existera plus désormais que dans la mémoire des hommes ? Il faut que le pieux effroi qui a saisi quelques ames à la vue de l’imminente destruction de nos monumens nationaux devienne un sentiment public ; il faut que chacun se fasse conservateur de cet héritage de nos aïeux, comme il l’est de la fortune de l’état et de sa fortune particulière. À cet égard, monsieur le ministre, l’exemple que vous donnez devrait être une leçon et une loi pour tous.

« Dans le rapport que vous avez fait au roi sur le budget de votre ministère, vous avez eu la bonté de mentionner le recueil que je dirige, en l’appelant un vaste travail. J’espère que les résultats obtenus depuis un an ne paraîtront point démentir cette expression flatteuse. J’ai rassemblé, soit en copies textuelles, soit en bulletins sommaires, dix-huit mille pièces, dont les deux tiers au moins sont inédites. La collection des copies qui s’accumulent de jour en jour dans les cartons de votre ministère forme le noyau d’un nouveau cabinet des chartes, supplément nécessaire de celui de la Bibliothèque royale, et d’un intérêt unique, à cause de sa spécialité. Jamais pareille masse de documens inédits n’a été réunie sur un point quelconque de notre histoire ; et même, dans leur état actuel, tout incomplets et provisoires qu’ils sont, ils peuvent servir à étudier sous des aspects entièrement neufs l’ancienne organisation municipale, les vieilles associations de la bourgeoisie, toutes les origines du tiers-état. Ils révèlent l’immensité des richesses que, malgré l’injure des siècles, l’incurie des hommes et les dévastations politiques, les archives de France possèdent encore sur cette portion la plus obscure et la plus curieuse des annales de la société moderne. Je voudrais pouvoir promettre sur-le-champ la publication d’un volume, et je fais tous mes efforts pour en avancer le terme ; je ne sais si l’infatigable Brequigny allait plus vite ; je serais tenté de croire que non, et d’ailleurs, monsieur le ministre, pour marcher sûrement au but dans de semblables entreprises, il faut de toute nécessité joindre la patience au désir.

« Depuis le jour où un homme d’état, dont le nom est grand dans la science, me transmit l’idée de ce recueil vraiment national, et m’en confia l’exécution, des obstacles de tous genres ont été traversés, d’énormes difficultés vaincues. Maintenant le travail est organisé, les rôles sont distribués et remplis ; il y a un concours de zèle et d’efforts, il y a une méthode, une règle, des traditions qui, s’établissant et se fortifiant de plus en plus, doivent donner, pour la mise en œuvre définitive, des procédés certains et invariables. Je viendrais à manquer à la collection des monumens de l’histoire du tiers-état, que cette collection, monsieur le ministre, ne manquerait pas au pays qui l’attend, et que la promesse faite par le gouvernement ne serait pas vaine. Et si, ce qu’à Dieu ne plaise, des préoccupations trop exclusives en faveur des intérêts matériels portaient les chambres à répudier le patronage des travaux historiques, les solides fondemens de l’ouvrage interrompu resteraient là, pour accuser le temps présent, et pour inviter une autre génération à mieux comprendre tous les devoirs du vrai patriotisme. »