Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1875

Chronique n° 1027
31 janvier 1875


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



31 janvier 1875.

Serait-il donc si difficile de voir simplement les choses, de faire honnêtement ce qu’on peut dans la mesure des circonstances et des souveraines nécessités publiques ? Quelle étrange passion pousse nos politiques à offrir obstinément ce spectacle si justement caractérisé l’autre jour par M. Laboulaye, le spectacle « d’un pays tranquille et de législateurs agités ? »

Oui, heureusement, le pays est tranquille et sage ; il assiste, sans se laisser irriter, à ces luttes dont son avenir peut être le prix, et s’est-on demandé quelquefois ce qui arriverait, ce qui serait arrivé déjà, si la France avait aussi peu de raison que ceux qui ont la prétention de parler pour elle et de la régenter ? Le pays en vérité n’est point exigeant, il ne réclame point l’impossible ; tout ce qu’il désire, tout ce qu’il a le droit d’attendre, c’est qu’on ne lui refuse pas ce qu’on peut lui donner immédiatement, les modestes institutions qui peuvent lui servir d’abri contre les orages. Il demande surtout qu’on laisse de côté les récriminations violentes, les tactiques plus ou moins habiles, les subterfuges de partis, et qu’on aille droit aux difficultés pressantes d’une situation livrée à toutes les incertitudes. On dirait malheureusement depuis longtemps que nos hommes publics mettent tout leur zèle à rendre de plus en plus sensible ce contraste de la tranquillité du pays et de leurs propres agitations. Ils semblent se complaire dans une atmosphère factice où ils ne distinguent plus les faits extérieurs, où ils vivent avec leurs chimères, leurs calculs et leurs préjugés, sans tenir compte des réalités les plus invincibles, sans se préoccuper de ce que le pays attend ou redoute. Ils se débattent stérilement dans leurs combinaisons artificielles, et à chaque tentative qui échoue ils n’ont d’autre ressource que de se lamenter, de s’écrier en gémissant : Que faire ? comment sortir de là ? Vraiment, c’est malheureux, on ne peut rien, les partis sont trop divisés, il n’y a pas de majorité ! Ils ne voient pas qu’ils ont créé eux-mêmes ces divisions et ces incohérences où ils se perdent, ces impossibilités devant lesquelles ils s’arrêtent et dont ils se plaignent. Ils ne s’aperçoivent pas que, s’ils ne peuvent rien, c’est qu’ils l’ont bien voulu, c’est qu’ils n’ont cessé jusqu’ici de faire de la politique avec des antipathies ou des subtilités, au risque de laisser une place au plus redoutable imprévu dans les affaires de la France. Est-ce que ce n’est point là encore ce qui se passe au sujet de ces malheureuses lois constitutionnelles, qui sont comme la dernière épreuve de la bonne volonté des partis, et qui auront vraiment de la chance, si elles sortent plus ou moins intactes des débats confus engagés en ce moment à Versailles ?

Assurément, nous ne disons pas le contraire, il y avait de sérieuses difficultés. Ce n’était pas une petite affaire de dégager une majorité constitutionnelle du sein d’une assemblée où s’agitent des partis qui ont leurs engagemens, leurs espérances, leurs passions ou même leur dignité ; mais en fin de compte ce n’était point impossible, à la condition de ne pas perdre de temps, d’agir résolument, sans tergiversations, sans trop regimber contre la nécessité et en sachant accepter ce qui était, ce qu’on ne pouvait changer. A vrai dire, la première faute a été de ne point saisir l’occasion la plus favorable, la plus décisive au 20 novembre 1873, le jour même où était votée la présidence septennale, et tout ce qui s’est passé depuis a certainement donné raison à ceux qui voulaient lier la prorogation des pouvoirs de M. le maréchal de Mac-Mahon aux lois constitutionnelles. Si on eût procédé ainsi sous l’impression du récent échec des tentatives monarchiques, les résistances eussent été moins invincibles, on eût vraisemblablement réussi. Le vote même des lois constitutionnelles eût créé dès ce moment le terrain de modération où auraient pu se rencontrer tous ceux qui mettent l’intérêt du pays au-dessus de leurs préférences. Les combinaisons parlementaires eussent été différentes ; les évolutions des partis se seraient accomplies, non plus dans un vague favorable à toutes les agitations comme à toutes les espérances, mais dans le cadre d’une situation définie et fixée par des institutions précises. La question est restée ouverte, on l’a voulu ainsi, sans doute par un esprit de ménagement exagéré, pour ne pas trop brusquer les choses d’un seul coup. Qu’en est-il résulté ? Les légitimistes, un moment déconcertés au 20 novembre 1873, ont bientôt repris courage et ils n’ont plus eu dès lors qu’une pensée, celle d’annuler le vote de la prorogation par leurs réserves, par la hardiesse de leurs interprétations et de leurs contestations. Ils ont prétendu faire croire qu’en leur demandant leur vote pour M. le président de la république on leur avait laissé l’espoir qu’ils nommaient tout simplement un lieutenant de M. le comte de Chambord ! Les bonapartistes à leur tour sont plus que jamais entrés en scène, revendiquant le provisoire à leur profit, et il s’est trouvé que cette prétendue majorité du 20 novembre qu’on avait cru se concilier, qu’on s’était flatté de maintenir en lui sacrifiant pour le moment les lois constitutionnelles, a été depuis, du moins en partie, l’ennemie la plus acharnée de toute organisation. Ce qui est résulté de cette incertitude maintenue par un expédient peu prévoyant, c’est écrit dans le désordre parlementaire de toute une année, dans les propositions équivoques de la commission des trente, dans ce travail subtil où s’égarent obstinément les esprits à la recherche de lois constitutionnelles qui soient aussi peu que possible des lois constitutionnelles. On est arrivé sans le savoir à créer ce chaos où des hommes qui ont certainement l’intention d’être sérieux ont passé leur temps à édifier des projets sur des pointes d’aiguilles, sur toutes ces distinctions merveilleuses entre le personnel et l’impersonnel, entre la république septennale et la république définitive, entre la révision facultative et la révision obligatoire. Et voilà la politique qui nous a été faite ! Voilà sous quels auspices se sont ouvertes ces discussions récentes nécessairement condamnées à se ressentir des incohérences qui les ont préparées et compliquées, des passions de partis qui s’amassent depuis un an au sein d’une assemblée livrée à toutes les divisions intérieures sans direction et sans guide.

La manière même dont s’ouvraient ces débats révélait les préoccupations, les confusions d’esprit qui existaient, les conflits qui allaient partager l’assemblée, et la rédaction des projets, au moins du projet principal, celui de M. de Ventavon, n’était pas de nature à simplifier la situation. A vrai dire, c’était une question mal posée dès le début, laborieusement engagée. Si l’on voulait enfin agir sérieusement après plus d’une année d’attente, à quoi servait de commencer par battre les broussailles, de se jeter dans toute sorte de discussions oiseuses sur la priorité, sur des disjonctions plus ou moins calculées ? Évidemment cette priorité dont on a fait une affaire n’était rien. Ces lois constitutionnelles, entre lesquelles on a paru un moment établir une sorte d’antagonisme ou de distinction, sont inséparables ; elles ne marchent pas l’une sans l’autre, elles sont destinées à offrir au pays une organisation d’ensemble, ou elles n’ont aucune valeur, elles tombent d’elles-mêmes. C’était peine perdue de faire de la stratégie et de livrer des escarmouches dans ces préliminaires inutiles. Reste la question de fond, qui est apparue dès la première lecture, et qui à une seconde lecture vient de faire un pas décisif en contraignant toutes les politiques à se dévoiler et à se préciser dans un vote qui est peut-être le commencement de la solution, qui dans tous les cas, s’il est maintenu jusqu’au bout,.modifie singulièrement le caractère du projet auquel M. de Ventavon a mis son nom. La discussion n’est point épuisée sans doute ; jusqu’ici elle a été sérieuse, animée, quelquefois presque émouvante, d’autres fois amère jusqu’à la violence. En définitive, ce débat, d’où dépend l’organisation du pays, a du moins le mérite d’éclaircir un peu les choses, de mettre en présence tous les partis, toutes les fractions de partis qui depuis un an s’épuisent en combinaisons et se débattent autour de ce malheureux problème constitutionnel. Pour tout dire, il y a ceux qui ne veulent rien faire et qui l’avouent tout haut : ce sont les légitimistes, les bonapartistes, qui trouvent que toutes les institutions sont inutiles, qu’il ne peut y avoir rien de mieux qu’un provisoire toujours ouvert à la monarchie traditionnelle ou à l’empire. Il y a ceux qui ont mis leur dernier mot dans ce projet subtil et évasif de M. de Ventavon, qui ne refusent pas absolument les lois constitutionnelles, mais pour qui l’idéal est tout simplement l’organisation temporaire du pouvoir personnel de M. le maréchal de Mac-Mahon. Il y a enfin ceux qui croient que la sécurité d’un pays ne peut naître que d’institutions fixes et définies, qui par raison, par résignation ou par conviction, acceptent là république en l’entourant de sérieuses garanties, et qui, en respectant d’ailleurs parfaitement la présidence septennale conférée à M. le maréchal de Mac-Mahon, n’ont d’autre prétention que de la compléter, de lui donner le caractère d’un pouvoir régulièrement organisé. C’est entre ces divers systèmes qu’est engagée la lutte qui dure encore et dont le dénoûment prochain, inévitable, on peut le dire plus que jamais aujourd’hui, doit être l’organisation constitutionnelle de la France ou la dissolution de l’assemblée dans un aveu définitif d’impuissance. Il faut désormais choisir.

Certes on peut avoir toutes les opinions et on a le droit de les soutenir, même contre toute espérance de succès, à la condition cependant qu’elles commencent par respecter le pays dans ses intérêts, dans son repos, dans ses sentimens les plus intimes. Que des légitimistes, comme M. de Carayon-Latour, M. Lucien Brun et leurs amis de l’extrême droite, restent fidèles à la monarchie traditionnelle, à M. le comte de Chambord, ils sont libres, ils ont brûlé l’autre jour leur poudre contre la république, contre les lois constitutionnelles. M. de Carayon-Latour, qui a été un brillant soldat de la défense pendant la guerre, est monté sur la brèche pour entreprendre de nous ramener à 1788. C’est convenu, l’histoire de la France s’est arrêtée à cette date. Jusqu’à 1788, tout a été splendeur ; depuis ce moment, tout s’en va, tout est en perdition, en conséquence nous n’aurions rien de mieux à faire, si nous étions sages, que de supplier le roi, le vrai, le seul roi, de renouer pour nous la chaîne des temps. C’est fort bien. Si la restauration de la monarchie dans ces conditions est si facile, que ne la propose-t-on, au lieu de se borner à faire des discours et d’accuser M. Thiers ? On ne propose rien parce qu’on sent que ce serait aller au-devant d’un échec, qu’il y a tout simplement une impossibilité complète. La monarchie impossible ! s’écrie aussitôt M. Lucien Brun, nullement, elle n’est pas impossible, le roi est là, tout est prêt ; « il ne manque, ajoute-t-il assez naïvement, que le concours de vos volontés. » Oui en effet, c’est là ce qui manque à la restauration royale des légitimistes, il manque le concours de la France, et de plus M. Lucien Brun oublie que, s’il y a eu un jour où la monarchie a pu être rétablie, où la tentative a pu paraître avoir quelque chance de succès, c’est le « roi » qui a manqué. Il a manqué, il s’est dérobé dans l’orgueil du prince prétendant imposer au pays des conditions blessantes pour sa dignité. La royauté de M. le comte de Chambord s’est évanouie encore une fois avant d’être restaurée. A qui la faute ? qui donc a écrit la lettre du 27 octobre 1873 devant laquelle tout a disparu ? Les légitimistes ne l’ignorent pas, et leur dernière tactique, pour essayer de réserver un avenir sur lequel ils ne peuvent guère compter, est de laisser tout en suspens, de ne rien faire et de tout empêcher.

Il y a quinze mois, lorsqu’on travaillait à une restauration, le provisoire était mortel pour la France, il fallait en finir au plus vite ; maintenant il paraît que c’est l’idéal des régimes, que c’est dans tous les cas assez bon pour des gens qui refusent de reconnaître le roi. Avec la monarchie, nul doute qu’une seconde chambre ne parût une institution utile ; aujourd’hui M. Lucien Brun raille fort lestement le sénat qu’on veut créer. « C’est prématuré, » assure-t-il, tout est prématuré, il faut attendre, et M. Lucien Brun paraît profondément étonné qu’on prenne au sérieux cette loi du 20 novembre, qu’il a votée, il est vrai, mais qui n’était pour lui qu’un moyen de gagner du temps, de se réserver les bénéfices éventuels d’un héritage toujours ouvert. En d’autres termes, la politique des légitimistes consiste tout simplement à placer le pays entre la ruine par un provisoire indéfini et la soumission repentante à la royauté de leur choix ; elle se résume dans un mot : M. le comte de Chambord, ou rien ! Sans parler du reste, les légitimistes sont-ils bien sûrs d’être les serviteurs prévoyans de leur principe et de ne pas travailler pour une autre cause ? M. de Carayon-Latour traite l’empire durement dans son langage, et en définitive il fait ses affaires en repoussant toute organisation constitutionnelle ; il croit réserver les droits de la royauté, il donne à l’empire les seules chances qu’il puisse avoir, les chances de l’inconnu, car enfin, depuis plus d’un an, il est certain que, s’il y a un parti qui ait tiré avantage du provisoire, ce n’est pas le parti légitimiste, qui compte quelques centaines de voix dans les scrutins où les candidats bonapartistes sont élus. Franchement est-ce une œuvre d’hommes sérieux, qui se disent conservateurs, de proposer le maintien indéfini d’une situation où pendant six ans peuvent se produire toutes les compétitions, toutes les espérances, toutes les revendications agitatrices ? Est-ce là une solution digne d’occuper un instant une assemblée ? N’est-ce point au contraire avouer tout haut qu’on place un intérêt de parti au-dessus des intérêts les plus pressans du pays ? Les légitimistes intransigeans ne s’en doutent pas : en se refusant à tout, ils prouvent qu’ils sont des politiques qui ne sont bons à rien, si ce n’est à être les paladins inutiles d’une royauté qu’ils ont déjà perdue et qu’ils perdraient encore.

Soit, disent de plus habiles politiques, les légitimistes ont tort de refuser leur vote à une organisation nécessaire des pouvoirs publics ; mais il y aurait peut-être une autre manière de remédier à tout sans rien compromettre, d’exécuter les promesses de la loi du 20 novembre, de donner au pays les institutions qu’il réclame, dont il croit avoir besoin, sans engager l’avenir : ce serait de faire des lois constitutionnelles aussi petites, aussi insignifiantes que possible, d’organiser le pouvoir personnel de M. le maréchal de Mac-Mahon en supprimant le titre de président de la république si on le peut, en glissant ce titre dans quelque coin d’une loi savamment obscure, si on ne peut pas l’éviter. La commission des trente, après une année de travail, s’est arrêtée à cette puissante combinaison, et son rapporteur, M. de Ventavon, qui est un avocat de réputation à Grenoble, un orateur disert et ingénieux, s’est embarqué l’autre jour dans la défense de ce système, qui ne diffère réellement de celui des légitimistes purs que parce qu’il va au même but par un chemin différent, en se couvrant de subtilités et d’euphémismes. Au bout du compte, c’est toujours le provisoire qui peut durer six ans, moins de six ans maintenant, qui peut aussi être brusquement interrompu à toute heure, « si la Providence se montrait sévère, » comme on le disait récemment, et après cela c’est l’inconnu ; jusque-là c’est l’attente de l’inconnu, l’incertitude à l’abri d’institutions sans fixité, sans caractère, adaptées tant bien que mal au pouvoir passager d’un homme.

Ce n’est là vraiment qu’une manière d’éluder le problème en donnant au pays l’illusion d’une sécurité sans garantie, sans lendemain, laissée à la merci d’un imprévu toujours possible. Que des légitimistes plus ou moins modérés, disposés peut-être à quelque transaction, mais préoccupés avant tout de faire le moins qu’ils pourront et de ne point se lier, aient pu se laisser séduire par ce semblant de solution, c’est assez simple sans doute ; mais que des libéraux, même des monarchistes constitutionnels, puissent se contenter d’un expédient qui ne répond à rien, ne résout rien et ne garantit rien, ce serait étrange. Parlons franchement. Quoi donc ! depuis quatre-vingts ans, la France poursuit à travers toutes les épreuves, à travers tous les orages, la conquête d’institutions libres, associant le pays au gouvernement de ses propres intérêts. Le gouvernement personnel, elle l’a repoussé quand il s’appelait Charles X ; elle l’a repoussé au prix d’une révolution, et récemment encore quel était le grief le plus légitime, le plus grave contre le régime impérial ? On accusait l’empire de n’être qu’un nom, de se résumer flans un homme, de n’être réglé et contenu par aucune institution sérieuse, On s’armait avec un spirituel à-propos d’un vieux vers : « l’empereur est tout, et l’empire n’est rien ! » C’était vrai, c’est la tradition du libéralisme français, de tous ceux qui ont envié, qui prétendent sans doute garder encore le nom de parlementaires, de constitutionnels. Le dernier mot de la politique, serait-il aujourd’hui de nous offrir, comme suprême ressource, un gouvernement personnel, une organisation identifiée avec le chef du pouvoir exécutif, vivant par lui, disparaissant avec lui ?

Qu’on y réfléchisse un instant : ce n’est pas même seulement une question politique, c’est créer à M. le maréchal de Mac-Mahon une situation extraordinaire, dangereuse, qu’il n’a jamais réclamée, dont il serait la première victime. Sans doute il y a eu parfois des circonstances exceptionnelles où un homme ayant autant d’ambition que de gloire et autant de gloire que d’ambition a pu se jeter à travers les institutions de son pays et tenir lieu de tout. Cela s’est vu, il y a des consulats avec des premiers consuls ! M. le maréchal de Mac-Mahon a trop de modestie pour prétendre à de tels rôles. Est-ce qu’il n’a pas été le premier, au moment où la présidence septennale lui a été conférée, à réclamer avec instance des lois constitutionnelles comme complément de son pouvoir ? Il demandait sans nul doute des lois sérieuses, efficaces, en aucune façon des instrumens de règne personnel. La vérité est qu’on croit se débarrasser des questions gênantes en mettant tout sous le nom de M. le président de la république, en personnifiant le gouvernement, les institutions, dans le maréchal, et on en vient à d’étranges résultats. A force de vouloir faire du personnel, on finit par inscrire dans une loi que le maréchal président de la république n’est responsable que dans les cas de haute trahison. Voilà une prévoyance bien placée ! Rien de plus simple, si l’on veut, que cette prescription dans une loi qui s’applique indistinctement au chef de l’état, quel que soit son nom ; mais ici, on le répète à satiété, il s’agit du maréchal, rien que du maréchal, — et vraiment le maréchal doit être profondément reconnaissant à la commission des trente, qui, en prétendant le doter d’une constitution personnelle, a l’obligeance de prévoir qu’il pourrait se rendre coupable de haute trahison. Voilà où l’on en vient. Au fond, les théoriciens de l’expédient personnel et les légitimistes purs qui repoussent tout n’ont visiblement qu’une préoccupation, qu’un but : les uns et les autres veulent évincer ou mettre en interdit la république, et remarquez bien que ni les uns ni les autres n’aboutissent absolument à rien. Quoi qu’il arrive, les lois fussent-elles définitivement repoussées, la république ne subsiste pas moins de fait et de nom, comme elle a existé depuis quatre ans. Seulement elle existe sans garanties, sans institutions, sans un gouvernement défini et suffisamment armé pour sa propre, défense, puisque ce gouvernement ne peut pas même empêcher l’empire, la légitimité, tous les prétendans, de poser chaque jour leur candidature, de surveiller l’héritage qu’ils convoitent. Ce qu’on prétend perpétuer, ce qui est dans le projet Ventavon comme dans les négations de l’extrême droite, c’est l’anarchie et le chaos avec la chance d’une dissolution inévitable dans la confusion.

Que reste-t-il donc ? Il reste ce qui est possible, ce qui est dans la nature des choses présentes, ce qui peut être fait en tenant un juste compte de tout, de la puissance d’une situation aussi bien que des droits souverains du pays, même des réserves légitimes des partis. Les élémens d’une solution pratique sont là, ou ils ne sont nulle part. La monarchie ne peut être rétablie aujourd’hui, rien n’est plus clair ; n’eût-elle pour la rendre impossible en ce moment que ceux qui la défendent d’une certaine façon, cela suffirait amplement. La république existe de fait, et on ne peut la supprimer. M. le maréchal de Mac-Mahon est pour six ans président de cette république. D’un autre côté, la faculté de révision réservée pour l’expiration des pouvoirs du maréchal laisse au pays et aux assemblées le droit de s’inspirer d’une situation nouvelle, de maintenir ou de réformer ce qui aura subi l’expérience de six années. Dans ces limites, quoi de plus simple, de plus naturel et même de plus facile, si on le veut, que l’alliance de tous les hommes modérés pour créer les ressorts nécessaires d’une organisation sérieuse et efficace ? Est-ce là un régime définitif ou provisoire ? C’est l’existence du pays régularisée, fixée et assurée. C’est le système du centre gauche, qui a eu la fortune de trouver l’autre jour dans M. Laboulaye un défenseur d’une éloquence simple et séduisante. M. Laboulaye a parlé le langage de la raison et du patriotisme. Sans affectation, sans déclamation, il a tout dit avec autant de délicatesse politique que d’art, et, si l’on eût voté le soir même sous l’impression de ce discours, la victoire pouvait être enlevée dès ce moment. M. Laboulaye n’a pu faire réussir son amendement au vote, qui n’a eu lieu que le lendemain ; mais certainement il a contribué au succès de l’amendement que M. Wallon a présenté à son tour deux jours après. Au fond, c’est la même idée sous des formes différentes. L’amendement de M. Laboulaye disait que « le gouvernement de la république se compose de deux chambres et d’un président. » L’amendement de M. Wallon dit : « Le président de la république est élu par le sénat et la chambre des députés réunis en assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans ; il est rééligible. » Dans les deux amendemens, c’est la république, toujours, bien entendu, dans les conditions de la loi du 20 novembre, avec M. le maréchal de Mac-Mahon et aussi avec la faculté de révision réservée ; seulement la rédaction de M. Wallon a semblé plus conciliante à quelques membres du centre droit qui, avec le centre gauche, la gauche, ont formé une majorité.

Quelle majorité ? Une voix seulement ! C’est bien peu sans doute ; ce qui est plus grave, c’est qu’il en résulte évidemment une situation nouvelle où peut se former enfin une majorité d’organisation constitutionnelle, si le centre droit est assez bien inspiré pour entrer dans la voie où l’ont précédé quelques-uns des plus jeunes de ses membres, M. d’Haussonville, M. de Ségur, M. Savary. La gauche, quant à elle, a montré, il faut l’avouer, un sérieux esprit politique. Assurément, dans ce qu’elle a voté, il y avait des choses qui ne lui plaisaient pas ; elle ne les a pas moins votées, et elle a contribué ainsi à créer un terrain nouveau où peut se poursuivre avec quelques chances de plus cette campagne des lois constitutionnelles. Ce n’est pas encore une solution, c’est un point de départ, c’est le commencement d’une évolution des partis, et c’est peut-être aussi une préparation à un ministère nouveau venant seconder, presser le dénoûment de ce drame parlementaire, d’où peuvent sortir pour le pays des gages de sécurité par l’organisation définitive des pouvoirs publics ou des anxiétés nouvelles.

Les crises de la politique et même quelquefois de la guerre ont cela de caractéristique dans notre temps, qu’elles interrompent à peine les grandes œuvres de l’industrie destinées à multiplier les relations des peuples. Au milieu du bruit des armes, il y a quelques années, le tunnel du Mont-Cenis s’ouvrait entre l’Italie et la France ; aujourd’hui, pendant qu’on discute encore à Versailles pour savoir quel gouvernement nous aurons, voilà une entreprise nouvelle qui, si elle est couronnée de succès, ne sera pas la moins merveilleuse de toutes les créations contemporaines. Les chemins de fer passent à travers les montagnes, ils vont passer sous les eaux de la mer. Une voie sous-marine va être creusée à travers la Manche reliant la France à l’Angleterre.

Ce n’est pas la première fois qu’on en parle. Jusqu’ici cependant cela ressemblait à une colossale chimère caressée par des imaginations audacieuses. Aujourd’hui l’étude a serré de plus près le problème, l’art des ingénieurs se croit de force à triompher des difficultés. Il y avait plusieurs combinaisons, — l’immersion d’un tube métallique dans la Manche, l’établissement d’un gigantesque viaduc assez élevé pour ne pas gêner le passage des navires, l’emploi de bacs flottans portant les trains de chemins de fer, ou le percement d’un tunnel sous-marin. C’est ce dernier système qui a été adopté. La proposition est faite, l’œuvre est sous la protection d’un comité international présidé par M. Michel Chevalier pour la France, par lord Richard Grosvenor pour l’Angleterre. Le gouvernement français a sanctionné le projet par une concession qui vient d’être soumise à l’assemblée nationale. Que manque-t-il ? L’exécution, — rien de plus, rien de moins que l’exécution, il est vrai ! Tout ce qu’on peut dire, c’est que l’entreprise ne semble point impossible aux savans hommes de France et d’Angleterre qui vont s’engager dans cette lutte avec le plus redoutable des élémens. M. le ministre des travaux publics, pour un membre d’un cabinet démissionnaire, n’aura pas perdu son temps d’intérim ; M. Caillaux, entre deux crises ministérielles, aura eu la fortune de mettre son nom à une des œuvres les plus prodigieuses. Il serait curieux qu’il fût moins impossible de préparer l’ouverture d’un chemin dans la profondeur des mers que de faire réussir de modestes lois constitutionnelles. Que l’œuvre se réalise, que le génie du travail triomphe des obstacles qu’il rencontrera sous la Manche, comme il a vaincu toutes les difficultés au Mont-Cenis, à l’isthme de Suez, les relations, le commerce, l’industrie des deux nations, y gagneront sans nul doute. La France, qui s’agite à Versailles, ne semble guère pour le moment avoir l’esprit aux tunnels sous-marins. L’Angleterre a du moins l’avantage de contempler, d’encourager ces puissantes et fécondes entreprises du sein d’une vie politique qui n’en est plus à chercher son organisation, sa fixité et ses règles.

Là le régime parlementaire est une sérieuse réalité. Il peut avoir ses éclipses ou ses crises ; il retrouve toujours son caractère et sa force, il garde ses mœurs, ses traditions, ses usages, qui deviennent des lois. Les partis ont beau se fractionner parfois, ils sont encore organisés, ils restent pour ainsi dire les ressorts vivans de cette grande machine constitutionnelle. Rien ne peint mieux la vie politique anglaise que ce qui se passe aujourd’hui. C’est à coup sûr de toute façon un événement que cette sorte d’abdication de M. Gladstone renonçant spontanément à la direction du parti libéral. L’ancien premier ministre ne quitte pas le parlement, il garde sa place à la chambre des communes ; mais il abandonne volontairement son rôle de leader des libéraux, et en cessant d’être le chef reconnu de son parti il renonce évidemment au pouvoir pour l’avenir. Déjà dans la session dernière il n’avait paru à la chambre des communes que très irrégulièrement, il laissait flotter la direction de son parti, qui en souffrait sans avoir la pensée de chercher un autre chef. Aujourd’hui M. Gladstone a pris sa résolution en homme qui semble faire son testament politique et vouloir se réserver la disposition des dernières années de sa vie. Ce n’est pas que M. Gladstone soit d’un âge avancé ; il a soixante-cinq ans à peine, il garde toute la force de ses facultés et de son éloquence. Comment donc s’explique cette retraite prématurée ? M. Gladstone a-t-il été tout à coup repris d’une vieille passion pour les études religieuses ? On le dirait, à voir un de ses récens écrits contre l’invasion du papisme. A-t-il ressenti de la lassitude à la suite de l’échec que lui ont infligé les élections dernières ? Ce n’est point impossible. M. Gladstone a vu l’opinion lui manquer, il ne s’attendait peut-être pas à ce désaveu du pays qui lui a fait sentir que, s’il avait accompli de grandes réformes intérieures, il n’avait été qu’un médiocre représentant de la vieille politique anglaise dans le monde. Toujours est-il qu’il a pris sa retraite. Reste maintenant pour le parti libéral le choix d’un nouveau chef, et ce n’est pas une affaire de petite importance en Angleterre. Déjà des réunions ont eu lieu, divers noms ont été prononcés. Qui sera le nouveau leader ? Sera-ce lord Hartington, M. Goschen, M. Forster ? De toute façon, c’est une épreuve des plus sérieuses pour le parti libéral, qui est le premier à sentir le besoin de retrouver sa discipline pour se relever de la défaite qu’il a essuyée l’an dernier. Ne fût-elle qu’une crise très momentanée dans le parti libéral, la retraite de M. Gladstone fait les affaires du parti conservateur et de M. Disraeli, qui n’est point homme à perdre ses avantages. Les conservateurs ont le vent pour eux aujourd’hui ; ils gouvernent l’Angleterre, et les élections partielles leur restent encore favorables. M. Disraeli peut donc aborder la session avec une confiance qui ne lui manque guère.

Les bourrasques d’opinion sont bien autrement violentes aux États-Unis, et, s’il ne s’agissait pas d’un pays où tout a un certain caractère d’exubérance, on pourrait voir dans la situation de la grande république américaine une véritable crise où ne manquent ni les scènes sanglantes, ni les interventions de la force, ni les symptômes menaçans. Le fait est que le parti républicain se sent maintenant ébranlé. Il a été vaincu dans les élections qui ont eu lieu il y a quelques mois, et le congrès qui s’ouvrira le 4 mars prochain comptera une majorité démocrate de 70 ou 80 voix. Le sénat lui-même se ressentira un peu plus tard de ce revirement d’opinion, qui a changé la majorité dans beaucoup de législatures locales. C’est à coup sûr un événement des plus graves. C’est la réapparition légale des influences du sud dans la politique. C’est la victoire du parti vaincu, et cette victoire est en partie sans nul doute une réaction contre la politique de compression implacable systématiquement suivie par les républicains du gouvernement et du congrès à l’égard des anciens états à esclaves. Ces malheureux états ont pu être domptés par la force, ils ne sont pas apaisés, ou du moins ils ont été soumis après la guerre à un autre genre d’épreuves. Ils sont devenus le théâtre de la plus dangereuse, de la plus terrible lutte de races, lutte où tous les aventuriers, tous les oiseaux de proie des États-Unis, sous prétexte de venir en aide aux noirs affranchis, ont été les impitoyables dominateurs des blancs. Le gouvernement fédéral lui-même a pris souvent et prend encore parti dans ces conflits, toujours contre les blancs. De là cette réaction qui s’est lentement amassée, et qui a fini par aboutir à une victoire des blancs. Le parti républicain sent le péril, et il se défend encore à outrance, en se faisant quelquefois l’auxiliaire, le complice des plus étranges violences.

C’est surtout dans la Louisiane que la lutte a le caractère le plus grave. Là les deux camps sont tranchés, et on est toujours sur le point d’en venir aux mains. Il y a deux ans déjà, des élections, où tous les moyens de captation avaient été employés par les uns et par les autres, donnaient aux élus des deux partis un nombre à peu près égal de voix. Il y avait en présence deux législatures, deux gouverneurs, M. Kellog et M. Mac-Ennery, qui revendiquaient le pouvoir. Qui était le plus légitime ? Il aurait été difficile de le dire. M. Kellog, le gouverneur républicain, ne finissait par rester maître du terrain que parce que le gouvernement de Washington venait à son secours. Les dernières élections ont aggravé encore cette situation. Elles ont été cette fois incontestablement favorables aux démocrates ; mais M. Kellog, qui est un homme de prévoyance, a fabriqué un comité chargé de réviser le scrutin. Le comité s’est acquitté de sa mission naturellement comme le désirait M. Kellog, il a cassé les élections d’un certain nombre de démocrates, si bien que, le jour où la législature s’est constituée, les démocrates dont l’élection avait été invalidée se sont trouvés frappés de déchéance. La majorité était dès lors changée, le tour était joué. De là des protestations indignées, des conflits à la suite desquels le général Sheridan, envoyé par le général Grant, a fini par charger une escouade de soldats d’expulser les représentans invalidés. Un officier du général Sheridan se présentait dans la salle législative, demandant au président de lui désigner les représentans déchus ou prétendus tels, pour les faire sortir. Le président refusait de désigner les députés en ajoutant qu’on ne céderait qu’à la force. La force a été employée, les soldats ont pris les législateurs au collet, et à la suite président et assemblée sont sortis. Si ce n’est pas un coup d’état, c’est bien quelque chose de semblable. Le général Grant a cru devoir couvrir de sa sanction l’acte de son délégué en Louisiane. L’intervention du général Sheridan n’a pas moins provoqué aux États-Unis une explosion générale d’indignation. Ce n’est là sans doute qu’un commencement. Des enquêtes sont ouvertes, et on peut juger de l’excitation des esprits par une dépêche alarmiste que le général Sheridan a écrite à Washington, où il représente la ville de la Nouvelle-Orléans sous les plus sombres couleurs. La population de la Nouvelle-Orléans a protesté de son côté. D’émeute, d’insurrection, il n’y en a pas ; le trouble est plus profond, il est dans les esprits, dans la société elle-même. La crise semble se raviver aux États-Unis ; elle ne peut pas être encore une fois dénouée par la force, elle ne peut être apaisée que par beaucoup d’équité, car enfin, si on a fait la guerre pour affranchir les noirs, on ne peut pas la recommencer pour arriver à l’esclavage des blancs dans quelques-uns des plus grands états de l’Union américaine.


CH. DE MAZADE.



ESSAIS ET NOTICES.
LES RÉCENTES EXPLORATIONS POLAIRES.


I. Die erste deutsche Nordpolarexpedition im Jahre 1868, par M. K. Koldewey, Gotha 1871. — II. Die zweite deutsche Nordpolarfahrt in den Jahren 1869 und 1870, publiée par le comité de Brême, Leipzig 1873. — III. Die Polarforschung der Gegenwart (Deutsche Rundschau), novembre 1874.


Les régions dites circumpolaires ont été, dans ces six ou sept dernières années, le théâtre de nombreuses explorations qui ont enrichi de quelques contours nouveaux nos cartes géographiques. Sans doute les récentes découvertes n’ont pas achevé de percer le mystère dont s’enveloppe le monde arctique ; mais à force de volonté, et grâce aussi à la connivence du hasard, parfois propice aux navigateurs, on a conquis, à des latitudes tout à fait extrêmes, des points de repère importans. Il existe, on le sait, quatre routes distinctes pour aborder le bassin des mers de glace : l’une, le détroit de Behring, est formée par la déchirure qui se trouve entre la pointe nord-est de l’extrême Asie et les promontoires très déchiquetés de la côte nord-ouest de l’Amérique septentrionale ; c’est celle que se proposait de prendre, s’il ne fût mort inopinément en soldat, le Français Gustave Lambert dans cette gigantesque expédition dont le monde savant suivait avec tant d’intérêt les préparatifs. Une seconde route, la mer de Baffin, s’ouvre entre les rivages occidentaux du Groenland et le vaste archipel qui commence à la baie d’Hudson. Cette double entrée des mers arctiques a été longtemps le passage de prédilection des marins anglais et américains. L’Europe aujourd’hui semble préférer deux voies plus rapprochées d’elle, qui passent l’une le long de la côte orientale du Groenland, l’autre entre le Spitzberg et la Nouvelle-Zemble.

Ces dernières routes avaient été jadis fort frayées par les grands navigateurs hollandais tels que Barentz ; mais ensuite elles avaient paru abandonnées. L’homme qui les a de nos jours remises en faveur, c’est le directeur des Geographische Mitlheilungen, M. Auguste Petermann. De très longues études avaient donné à ce géographe la conviction que le grand courant chaud qui sort du golfe du Mexique entre la Floride et l’île de Cuba et se dirige vers le nord en longeant les côtes de l’Europe devait avoir une extension septentrionale plus considérable qu’on ne pensait. Une première fois, au mois de juillet 1865, M. Petermann développa cette thèse devant la Société géographique allemande siégeant à Hambourg ; appuyé sur d’innombrables expériences de sondage et de thermométrie, il démontra la présence probable du gulf-stream à des latitudes excessivement élevées, et conclut qu’à partir du Spitzberg, la barrière des glaces une fois franchie, on devait trouver un océan navigable. Les passages que nous connaissons seraient dès lors des ouvertures conduisant à une sorte de méditerranée arctique, vers laquelle on pourrait cingler en droite ligne, au lieu de se consumer en fouilles périlleuses et inutiles dans les méandres du grand labyrinthe circumpolaire. Ces hardies déductions ne laissèrent pas de rencontrer des contradicteurs très ardens, surtout en Amérique et en Angleterre ; mais cinq années plus tard, en 1870, M. Petermann, revenant à la charge avec les données d’un travail plus complet encore, surmonta toutes les controverses. Il put établir que le courant chaud s’avance jusqu’au Spitzberg et jusqu’à la Nouvelle-Zemble au-delà du 80e degré, et qu’à part quelques embranchemens latéraux il envoie sa masse principale vers le nord-est. À cette latitude, la température des eaux du courant descend généralement à 3 degrés au-dessous de zéro, phénomène qui se produit en juillet au nord de l’Islande et du Spitzberg et de chaque côté de l’île des Ours. D’expériences faites par le docteur Bessels, d’Heidelberg, au cours de l’une des dernières explorations, il résulterait même que l’influence du courant chaud est encore sensible au-delà de l’île des Ours. Jusqu’où va en réalité le gulf-stream, c’est ce qu’on ne saurait dès maintenant établir d’une manière certaine.

L’agitation scientifique fomentée en Allemagne par la parole et les écrits du docteur Petermann ne tarda pas à porter ses fruits, bien qu’au demeurant la théorie de l’éminent géographe ne dût pas recevoir la sanction d’une épreuve directe, qu’elle attend encore. En 1868, une première expédition, sous les ordres du capitaine Koldewey, marin formé à l’école des pilotes de Brême, partit du port de Bergen. Assez mal outillée du reste, elle avait surtout pour mission de relever le prolongement septentrional de la côte est du Groenland ; au cas où l’explorateur ne pourrait atteindre cette côte, il devait essayer de retrouver à l’est du Spitzberg la fameuse terre de Gillis, découverte en 1707 par le Norvégien Gilles, et depuis lors oubliée et perdue. La Germania, tel était le nom du navire frété dans cette vue, se dirigea vers les rivages orientaux du Groenland ; mais, l’agglomération des glaces ne lui ayant pas permis de s’en approcher, elle rétrograda vers la côte ouest du Spitzberg, puis remonta vers le nord jusqu’au 81e degré et même un peu au-delà. Bien qu’elle eût été obligée de dévier de sa voie essentielle, l’expédition ne fut pas sans intérêt pour les progrès de l’hydrographie et de la physique du globe : elle avait reconnu que l’île du Roi-Guillaume, située dans le détroit d’Hinlopen, était bien une île comme Scoresby l’avait indiqué en 1822 ; elle avait en outre rectifié la configuration de la Terre du nord-est, une des plus grandes îles du Spitzberg. Au reste cette année 1868 ne paraissait pas favorable à un essai de débarquement sur la côte est du Groenland, car le vapeur suédois la Sophia, qui fit la même tentative sous les ordres du capitaine baron de Otter, ne put davantage franchir la banquise et dut revenir en octobre, un mois après la Germania.

L’impulsion une fois donnée ne se ralentit pas. Grâce au zèle de M. Petermann, secondé par un infatigable armateur de Bremerhaven, M. Albert Rosenthal, l’année suivante (1869) compta une dizaine d’expéditions, presque toutes lancées par les routes nouvellement rouvertes. Au mois de février, le vapeur à hélice le Bienenkorb, capitaine Hagens, sort du Weser pour tenter un atterrissage sur la côte orientale du Groenland ; les glaces cette fois encore s’opposent au succès de l’entreprise. En mai, un autre vapeur, l’Albert, monté par le capitaine Haasgen et le docteur Bessels, se met en route pour faire le tour du Spitzberg, explorer la mer entre cette terre et la Nouvelle-Zemble, et découvrir, s’il se peut, le pays de Gillis : aucun de ces trois buts n’est atteint ; mais l’expédition détermine plus exactement la situation des îles sud-est du Spitzberg, et confirme les assertions de M. Petermann sur la lointaine extension du gulf-stream. La même année, le capitaine anglais Palliser, parti, lui aussi, pour contourner tous les rivages de la Nouvelle-Zemble, pénètre dans la mer de Kara, située entre cette île et la péninsule des Samoïèdes, et y longe la côte sibérienne jusqu’à quelques lieues de l’Ile-Blanche sans être le moins du monde entravé par les glaces. Derrière lui, le Norvégien Johannesen la traverse deux fois sans difficulté. Par là se trouve redressée l’erreur accréditée jusqu’alors qui consistait à représenter ce bassin étroit et peu profond, où se déversent par deux estuaires voisins l’un de l’autre les masses congelées de l’Obi et de l’Iénisséi, comme la grande glacière du pôle nord.

L’événement capital de l’année 1869, dans cet ordre de faits, fut la seconde expédition allemande qui partit au mois de juin de Bremerhaven. Celle-ci, formée à grands frais par le zèle de nombreux comités, se composait de deux navires, le vapeur à hélice la Germania, aguerri déjà par une précédente exploration, et le voilier d’escorte la Hansa. Au capitaine Koldewey, qui la commandait en chef, s’adjoignirent le lieutenant autrichien Jules Payer et plusieurs savans. L’instruction remise aux voyageurs par le comité central de Brême leur indiquait comme base principale d’opération la côte orientale du Groenland, qu’il s’agissait d’étudier scientifiquement et de relever dans tous ses détails. Ces travaux terminés, M. Koldewey et ses compagnons verraient, si les circonstances étaient favorables, à remonter aussi haut que possible vers le pôle ; mais dans tous les cas la date extrême du retour était fixée au 1er novembre de l’année suivante. Les deux bâtimens naviguèrent tant bien que mal de conserve jusqu’au 74e degré ; là, une méprise funeste, un signal de la Germania mal interprété à bord du voilier, sépara pour toujours les deux navires. La Hansa, n’ayant point à son service les ressources de la vapeur, ne tarda pas à être investie par les glaces à une quarantaine de milles de la côte, et après avoir, dans cette position, dérivé considérablement vers le sud, elle se brisa sous la pression des blocs qui l’enveloppaient. L’équipage chercha son salut sur un immense glaçon flottant où il se bâtit, avec des briquettes de charbon, une hutte d’hivernage qui fut détruite à son tour. Ce radeau d’une nouvelle espèce, qui avait d’abord sept milles de tour, se disloqua ou fondit graduellement durant une effroyable et capricieuse dérive de six mois, en partie dans les ténèbres de la nuit polaire, et un jour vint où les malheureux naufragés ne mesurèrent plus qu’avec anxiété la superficie de leur fragile domaine. Par bonheur, le courant les avait ramenés insensiblement sous des latitudes plus hospitalières, et, comme ils avaient sauvé leurs chaloupes, ils saisirent la première occasion de les mettre à flot ; enfin, à force de voile, de halage et de transbordement, ils atteignirent Friedrichsthal, établissement de missionnaires situé à la pointe sud du Groenland, puis Lichtenau et Julianashaab, où ils trouvèrent un vapeur qui les débarqua le 1er septembre à Copenhague.

La Germania, plus favorisée, avait eu cependant la gloire d’accomplir à la lettre les instructions très précises du comité de Brême ; la relation de son voyage, qui remplit quatre gros volumes, mérite de fixer l’attention et demeurera jusqu’à nouvel ordre le manuel indispensable du navigateur dans les parages orientaux du Groenland. Les difficultés que présente l’accès de ces côtes, situées en dehors de l’influence du gulf-stream, viennent de l’énorme quantité de glaces qu’entraîne de ce côté le courant polaire ; les principales chances de succès y sont subordonnées à la nature des vents qui dominent. Ceux de l’est et du sud-est ont pour effet de rendre la banquise plus résistante et plus compacte ; ceux de l’ouest et du nord-ouest au contraire, en refoulant les blocs dans un sens opposé, y déterminent une division et un émiettement qui dégagent les labyrinthes voisins du rivage et y ouvrent des passes nombreuses. La Germania en fit l’expérience : durant tout le mois de juillet, elle se heurta vainement contre d’infranchissables agglomérations d’icebergs et de champs soudés l’un à l’autre ; ce ne fut qu’au commencement d’août, lorsque la prédominance des souffles de l’Atlantique eut produit un relâchement dans les glaces, refoulées entre l’Islande et le Spitzberg, que le bâtiment put se frayer un passage et atterrir dans une petite baie de l’île Sabine (archipel du Pendule), au-dessous de cette partie du pays qu’on appelle la Terre du roi Guillaume.

On sait que le Groenland, visité à plusieurs reprises du Xe au XVe siècle, puis complètement délaissé et en quelque sorte perdu, fut de nouveau découvert à la fin du XVIe siècle par les marins Scandinaves. La côte orientale particulièrement n’est guère connue que depuis les voyages accomplis de 1822 à 1831 par Scoresby, Clavering, Sabine et Graah ; nous ne parlons pas de la malheureuse tentative faite à la même époque par le Français Jules de Blosseville, qui a disparu avec son navire sans qu’on ait jamais retrouvé sa trace.

Cette côte orientale, relativement unie à partir du cap Farewell ou des Adieux, qui en forme la pointe extrême au midi, jusqu’à la baie qui porte le nom de Scoresby-Sund, change tout à coup de caractère aussitôt qu’on a dépassé le 70e degré. Elle offre à cette latitude une infinité de promontoires hardis, de fiords profonds et sinueux, bizarrement encaissés, avec des arrière-plans hérissés de glaciers gigantesques, auprès desquels les plus renommés de la Suisse perdent singulièrement de leur majesté. Tout ce massif ainsi déchiqueté a pour défense avancée une projection d’îles généralement très montagneuses ; l’ensemble de la figure rappelle un peu l’aspect des côtes de l’ancienne Asie-Mineure. C’est au centre même de ce dédale qu’avait pénétré la Germania. À peine ancrée dans son mouillage, elle s’aperçut qu’elle y allait rester prisonnière. Les masses de la banquise, bien que momentanément disloquées par les chaleurs de l’été, n’accusaient aucun symptôme de débâcle, et dès le milieu d’août les quelques chenals qui s’étaient creusés entre les îles et le continent commençaient à se refermer. Voici comment a lieu, au rapport des explorateurs, la formation de cette glace nouvelle. Ce sont d’abord de petites dentelures isolées qui se juxtaposent au hasard et sans offrir primitivement aucune cohésion ; on voit ensuite apparaître une pâte épaisse qui finit par s’amalgamer en une croûte, et cette croûte a tant de souplesse qu’elle reproduit sans se rompre, en petits moulages bien marqués, toutes les soufflures de la houle. A la mi-septembre, cette glace pouvait déjà supporter le poids des traîneaux. M. Koldewey et ses compagnons en profitèrent pour visiter, à l’aide de ces véhicules, quelques points de leur archipel ; malheureusement les excursions d’automne ne durent guère, dans ces parages, plus de cinq ou six semaines. Dans les premiers jours de novembre, l’équipage de la Germania vit le soleil disparaître pour trois longs mois sous l’horizon. Alors commença cette terrible captivité au sein de la nuit polaire et parmi des épouvantables tourmentes de neige.

Cet hiver de 1869 à 1870 se signala précisément par une série de tempêtes du nord, dont une entre autres dura, sans discontinuer, plus de cent heures avec une vitesse, mesurée à l’anémomètre, de 96 kilomètres à l’heure. Le thermomètre ne descendit pas toutefois au-delà de 32 degrés centigrades au-dessous de zéro. Au reste, même par les températures les plus rigoureuses, si les cabines sont soigneusement calfeutrées, si les abords du bâtiment sont bien défendus par des revêtemens artificiels de glace et de neige, on n’a nullement à souffrir du froid ; le malaise physique et moral vient surtout de l’impuissance d’observer à l’aise, pendant plus de quatre-vingt-dix jours, les phénomènes qui vous environnent et de cette longue immobilité au milieu de ténèbres sinistres, qu’illuminent seules ces étranges féeries célestes connues sous le nom d’aurores boréales. Au dehors, les masses congelées de tout âge et de toute provenance, poussées les unes sur les autres ; avec des bruits et des grincemens inimitables que les navigateurs appellent les « voix de la glace, » se soudent en vastes radeaux ou forment des entablemens pyramidaux que sculptent de gigantesques stalactites. Le navire néanmoins, bien abrité dans un havre ouvert du côté du sud et protégé vers le nord par un haut rempart de montagnes, peut braver ce choc effroyable d’élémens ; mais tout dépend, en cette occurrence, du choix plus ou moins heureux de la station. L’essentiel est que le blocus, qui assure la sécurité des navigateurs, demeure toujours infrangible et que nul ricochet n’atteigne le bâtiment ; la moindre rupture de la plaine de glace environnante, le moindre mascaret lui serait fatal ; le péril le plus redouté, c’est le voisinage de l’eau vivante. La nuit polaire, dans les latitudes où hivernait la Germania, se termina au commencement de février ; un mois après, le soleil restait assez de temps sur l’horizon pour qu’on pût entreprendre de grandes excursions en traîneau. Alors commença la tâche vraiment scientifique des explorateurs. Cette tâche représente une série de travaux d’Hercule qui déroute l’imagination. Le pays n’offrant point la moindre ressourcé, les voyageurs sont obligés d’emporter toute chose avec eux ; aussi le lourd véhicule joue-t-il le rôle de ce « vaisseau du désert » dont la perte peut entraîner celle de toute une caravane. Revêtus de pesantes fourrures, le visage entièrement masqué, les touristes s’attellent eux-mêmes au traîneau ; contre l’âpre bise qui les fouette ils luttent arc-boutés en quelque façon dans le dur effort du remorquage. L’œil, obsédé par les monotones reflets de l’immensité blanche, ne sait où se reposer ni comment juger des distances ; il est à tout instant le jouet de mirages qui s’évanouissent pour renaître en un autre point de l’horizon avec les effets de réfraction les plus décevans. Les alertes et les insomnies de la nuitée aggravent encore les souffrances de ces marches où l’énigme géographique s’en mêle pour ainsi dire à chaque pas, et où l’on peine souvent tout un jour pour fournir une simple traite d’un quart de lieue ; mais que ne peut la constance de l’homme quand la science est son objectif ! Les pionniers de la Germania s’avancèrent ainsi jusqu’au-delà du 77e degré de latitude par 18° 50’ de longitude ouest de Greenwich. D’un océan libre vers le pôle nulle trace, cette année-là du moins, le long de la côte groënlandaise. Partout, au nord et à l’est, la mer apparaissait solidement pontée par les glaces. N’eût été le manque de provisions, la colonne voyageuse eût pu, sur ces plaines à perte de vue, pousser indéfiniment son traîneau. La banquise proprement dite, sans protubérances remarquables, se prolongeait à deux lieues environ de la rive, qui, à partir de ce point extrême, semblait s’infléchir dans la direction du nord-ouest, où la perspective se trouvait barrée par de hautes montagnes couronnées de glaciers.

Dans les deux mois qui suivirent, les voyageurs explorèrent, tour à tour en traîneau et en chaloupe, les baies profondes et des fiords aux vastes estuaires qui sont à l’ouest et au sud des îles du Pendule. Déjà dans le courant de mai se montrent à cette hauteur du globe les signes précurseurs de la belle saison, et l’on voit poindre les prémices de la maigre végétation groënlandaise. Sous les ponts de neige et les voussures des glaciers chante le murmure des eaux courantes ; de longs vols d’eiders arrivent du midi, l’ortolan polaire fait entendre son gazouillement, les lemmings, sorte de lapins septentrionaux, se faufilent parmi les éboulis de roches, les lièvres blancs savourent les jeunes pousses de mousse et de saxifrage, tandis que les rennes au corps élancé animent les profondeurs des torrens, et qu’au loin, à travers les nappes de glace ensoleillées et toutes blettes, émerge la tête curieuse du veau marin.

Enfin, le 22 juillet 1870, la Germania flotte de nouveau en mer libre et quitte, après trois cents jours d’hivernage, la petite anse qui l’a reçue hospitalièrement pour essayer de faire avec l’aide de la vapeur une seconde pointe vers le nord ; mais par le 75° 26’ de latitude, c’est-à-dire un peu en-deçà de la hauteur qu’elle avait atteinte l’été précédent, le chenal lui manque tout à coup. Les influences estivales n’avaient point désagrégé les masses énormes qui, du large, se venaient relier à la banquise, et, selon toute apparence, ces soudures ne devaient céder qu’aux tempêtes de l’automne. Or, ces tempêtes n’arrivant qu’à la fin d’août, la Germania, qui, aux termes de l’instruction du comité de Brême, ne pouvait faire qu’un seul hivernage dans ces régions, se résolut à reprendre la route d’Europe, et le 11 septembre elle était à quai dans le Weser.

Les résultats scientifiques de l’exploration étaient en somme considérables. Si le problème capital de la navigation polaire n’avait pas été résolu, on avait acquis en revanche des notions beaucoup plus précises et plus étendues sur la nature physique et hydrographique de la plus importante des terres boréales. En affirmant dans sa relation qu’il n’existe point de chenal continu à l’est du Groenland, M. Koldewey tire peut-être une conclusion trop rigoureuse d’une simple expérience de deux années ; il paraît en tout cas douteux que cette côte puisse offrir une base favorable pour atteindre le bassin central du pôle nord, car d’une part l’état des passes voisines du rivage y est subordonné à toute sorte de conditions topiques malaisées à prévoir, et d’autre part le courant froid, même à l’époque du plus grand relâchement des glaces, y charrie d’immenses quantités de blocs unis et tabulaires. Le pays, pris en soi, n’en présente pas moins au savant et au géographe un champ d’études fort curieux. Des investigations habilement conduites par les chefs de la Germania, il ressort que cette partie du Groenland est actuellement inhabitée et, ce semble même, inhabitable. On y trouve encore des restes parfaitement conservés de huttes d’Esquimaux, véritables taupinières que la relation nous décrit très minutieusement, y compris divers instrumens et ustensiles dont la façon primitive rappelle le travail de l’âge de pierre ; mais, pour une raison ou pour une autre, l’homme polaire paraît avoir déserté, sans esprit de retour, ces parages, où les conditions de la vie ont pu, dans le cours des âges, se modifier sensiblement. L’ours polaire, improprement nommé ours blanc, y règne en maître parmi les glaciers de la côte, comme le walrus, non moins redouté, dans les banquises de la mer.

Le membre le plus intelligent et le plus actif de l’importante mission dont nous venons d’exposer la fortune avait été sans contredit le lieutenant Jules Payer ; Tout dévoué de cœur et d’idée aux théories de M. Petermann, cet officier repartait l’année suivante (1871) avec M. Charles Weyprecht, son compatriote, pour essayer de retrouver la terre de Gillis. Les deux explorateurs ne la retrouvèrent pas ; mais ils pénétrèrent à 150 milles plus au nord que leurs devanciers dans cette région. Au-delà du 78e degré, entre le 42e et le 60e de longitude ouest, ils avaient encore une mer libre, et la température de la surface de l’eau variait entre 3 et 4 degrés centigrades au-dessus de zéro. Le manque de vivres obligea l’équipage de rétrograder, et ce fut un grave contre-temps, car l’année semblait exceptionnellement favorable. Le capitaine norvégien Mack, qui parcourait à cette époque les parages orientaux du même océan, à la recherche du lieu où Barentz avait hiverné en 1579, rencontra partout, à une distance que nul avant lui n’avait atteinte, une eau navigable avec un fort courant. Disons en passant que cette station de Barentz fut retrouvée peu de temps après à la pointe nord-est de la Nouvelle-Zemble par un autre Norvégien, Carlsen ; elle gardait encore des traces visibles du séjour qu’y avait fait le navigateur hollandais.

Une autre expédition assez comparable, sinon dans ses résultats, du moins dans ses dramatiques péripéties, au voyage avorté de la Hansa, fut entreprise en cette même année 1871 par le capitaine américain Charles Hall, non plus par l’entrée européenne de l’Océan glacial arctique, mais par la mer de Baffin. Parti de Terre-Neuve le 29 juin sur le navire le Polaris, en compagnie du docteur Emile Bessels, Hall suivit le détroit de Smith, découvert par Kane il y a dix-sept ans, et à la fin d’août il posait le pied sur la terre de Grinnell, au 80e degré de latitude. Il remonta ensuite le canal Kennedy, et pénétra dans un sund étroit, long d’une centaine de lieues, où nul marin ne s’était encore aventuré. Ce couloir reçut le nom de Robeson, en l’honneur du ministre de la marine des États-Unis. Le capitaine Hall s’avança par cette voie nouvelle, qui aboutit vraisemblablement au fameux bassin central arctique, jusqu’au 82° 16’ de latitude, point extrême qu’il atteignit le 3 septembre. De là on apercevait au nord une vaste étendue d’eau libre qu’on appela mer de Lincoln, et plus loin un autre océan ou une baie, à l’ouest de laquelle se dessinaient à perte de vue les contours d’une côte ; ce pays fut nommé Terre de Grant. Partout se montrait une faune analogue à celle du Groenland : troupeaux de bœufs musqués, de lièvres blancs et d’autres animaux polaires ; on croit même avoir reconnu des vestiges d’êtres humains. L’équipage ne demandait qu’à tenter une trouée dans la banquise ; mais le commandant maritime de l’expédition, le capitaine Buddington, s’y refusa, et le Polaris revint hiverner dans le canal de Robeson, un peu au-dessus du 81e degré. La mort du chef scientifique de l’expédition, survenue au mois de novembre, coupa court à toute nouvelle tentative pour percer plus avant du côté du nord ; on passa l’hiver dans l’inaction, et lorsque les chaudes haleines de l’été suivant eurent remis les flots en mouvement et délivré le Polaris des entraves qui le retenaient, on se hâta de redescendre vers le sud. Le retour n’alla pas toutefois sans encombre. Le bâtiment subit une pression terrible ; une partie des hommes, fortuitement séparés de leurs compagnons, durent se réfugier sur un glaçon où ils restèrent misérablement échoués pendant deux cent quarante jours. Ce glaçon, comme celui qui avait porté les épaves de la Hansa, s’en alla dérivant vers le sud et se rétrécissant à vue d’œil jusqu’à ce que, le 30 avril, les naufragés fussent aperçus par un vapeur de passage. Quant au reste de l’équipage du Polaris, obligé d’abandonner le bâtiment, qui faisait eau, il avait passé l’hiver à l’île Littleton, d’où il était reparti l’été suivant sur deux chaloupes qu’avait recueillies en route un baleinier écossais.

Toutes ces odyssées, si curieuses et si émouvantes qu’elles soient, paraissent effacées par le récent périple du vapeur Tegethoff, dont l’Europe n’a connu qu’au mois de septembre dernier les péripéties presque fabuleuses. A peine rentrés de leur exploration de 1871, les lieutenans Payer et Weyprecht s’étaient mis en devoir d’en préparer une nouvelle. Rien ne fut négligé pour donner à cette entreprise, exclusivement austro-hongroise, un caractère de grandeur inaccoutumé. Deux éminens amis des sciences, les comtes Wilczek et Zichy, y prêtèrent leur concours matériel et moral ; la Société royale de géographie provoqua dès le mois de février 1872 la formation d’un comité spécial où figurèrent les noms les plus illustres de l’aristocratie autrichienne, et qui eut bientôt réuni des sommes considérables. L’équipement des voyageurs fut l’objet d’une sollicitude minutieuse ; on voulait qu’ils pussent au besoin, sans redouter le froid et la neige, s’éloigner durant des mois entiers à des centaines de milles du navire. Le but principal de la mission était d’étudier les régions inconnues de la mer polaire qui sont au nord de la Sibérie, et de voir s’il était possible de gagner par cette voie le détroit de Behring ; ce n’était qu’en seconde ligne et par une sorte de pis-aller que l’exploration se devait tourner vers les latitudes tout à fait extrêmes ; il ne lui était permis de s’aventurer dans la direction du pôle que si, au cours de deux hivers et de trois étés, elle ne réussissait pas à doubler le promontoire extrême de l’Asie. Le point de départ officiel de l’excursion scientifique était la côte nord de la Nouvelle-Zemble.

Le Tegethoff, ayant à bord vingt-quatre personnes, prit la mer à Tromsoé (Norvège) le 14 juillet. Quelques jours après appareillait du même port un yacht à voiles où se trouvait le comte Wilczek en personne, qui allait établir sur un point oriental de l’Océan-Arctique un dépôt de charbon et de provisions de bouche pour le Tegethoff. Le 21 août, à la hauteur du cap Napan, entre la Nouvelle-Zemble et l’embouchure de la Petschora, le yacht perdit définitivement de vue le vapeur. Plus de vingt-cinq mois s’écoulèrent sans qu’on reçût aucune nouvelle de ce dernier. Grande fut l’anxiété en Autriche et dans tout le monde civilisé ; on remua ciel et terre pour venir en aide aux navigateurs si étrangement disparus. Le comte Wilczek fit confectionner une quantité de petits ballons en caoutchouc qu’on distribua, munis de dépêches, aux baleiniers en partance pour les mers du nord, afin que ceux-ci les lâchassent dans diverses stations de ces parages ; la Société géographique de Londres donna mission expresse à un navire qui s’en allait au Spitzberg de s’enquérir partout du Tegethoff, et le ministère de la marine russe, à la prière du gouvernement autrichien, adressa un appel dans le même sens aux marins nationaux qui avaient affaire aux abords du pôle. Un riche armateur russe, M. Sidorof, provoqua une réunion publique en vue d’envoyer une expédition de sauvetage sur les traces de l’infortuné vapeur.

Tout à coup, le 3 septembre dernier, juste à l’époque prédite par M. Petermann, qui avait constamment soutenu qu’on ne pouvait s’attendre à aucunes nouvelles des explorateurs avant l’automne de 1874, le bruit se répandit à Vienne que les marins quasi perdus venaient de débarquer en Europe. Quelques jours après en effet, ils faisaient leur entrée dans la capitale de l’Autriche au milieu de vivats d’enthousiasme dont les échos sont encore émus. L’expédition, comme il arrive très souvent dans cet indomptable océan polaire, n’avait pu suivre les termes de l’instruction officielle. Dès le 21 août 1872, c’est-à-dire le jour même où le comte Wilczek l’avait vu pour la dernière fois, le Tegethoff s’était trouvé irrémédiablement investi par les glaces. A partir de cet emprisonnement fatal, l’équipage et le navire étaient demeurés le jouet passif du hasard ; le 13 octobre, le bâtiment subit une poussée qui le souleva en lui infligeant de graves meurtrissures. Qu’on juge si cet hivernage à la merci des élémens fut agité et terrible ! Jusqu’au printemps de l’année suivante, les glaces ne cessèrent point d’être en mouvement ; à la fin de mars 1873, les pressions prirent fin, et le Tegethoff se trouva incrusté au milieu d’une plaine de glace qui avait plusieurs lieues de circuit. Pendant cinq mois, d’avril en septembre, l’équipage travailla vainement à rendre au navire sa position normale ; la plaine de glace avec laquelle il faisait corps fut poussée par les vents dans toute sorte de directions, et finit par remonter ainsi jusqu’au 79° 54’ de latitude nord. Alors commença inopinément le rôle de la science ; du sein même de l’aveugle fatalité jaillit une lumière réconfortante pour l’esprit et la volonté des chercheurs. Un jour, le 31 août 1873, après plus d’un an de terreurs et de souffrances, les captifs de la banquise virent émerger du brouillard, à une distance de 14 milles environ, un amas de côtes élevées où étincelaient des glaciers. On baptisa immédiatement cette apparition du nom de Terre de l’empereur François-Joseph. Il fallut néanmoins attendre jusqu’à la fin d’octobre avant de pouvoir aborder les rives si miraculeusement découvertes ; encore dut-on renoncer, dans cette saison avancée, à en prendre véritablement possession ; on allait entrer pour la seconde fois dans cette sinistre nuit polaire qui dure trois et quatre mois. On profita des dernières journées qu’éclairait encore une lueur mourante de crépuscule pour faire de petites excursions préliminaires à quelques lieues du navire, puis ce fut tout ; il n’y eut plus qu’à s’armer de patience jusqu’à la prochaine aurore, c’est-à-dire jusqu’au printemps de 1874.

Cet hiver-là fut plus tempétueux que le précédent, et la persistance des vents du nord amena d’interminables tourmentes de neige ; le thermomètre descendit à 48 degrés centigrades au-dessous de zéro. Enfin le 24 février, le soleil ayant reparu sur l’horizon, on se hâta d’user de ce renouveau. Le lieutenant Payer prépara trois expéditions avec des traîneaux attelés de chiens pour reconnaître la nature et la configuration de la terre voisine. Dans une première excursion, du 10 au 16 mars, il visita l’île la plus proche, où se trouvait un fiord des plus pittoresques, dont un énorme glacier formait l’arrière-plan ; il y avait là des cimes de 2,500 pieds d’altitude. Le second voyage fut de beaucoup le plus important ; les découvertes s’y succédèrent comme par enchantement. M. Payer s’engagea dans un sund ou détroit (Austria-sund) dirigé du sud au nord et tout constellé d’un semis de petites îles. Ce détroit se prolongeait jusqu’au 82e degré entre deux masses continues de terrain. La côte orientale fut appelée Terre de Wilczek, l’autre Terre de Zichy. Au sortir de cette passe, l’explorateur rencontra un vaste bassin, d’où émergeait une autre terre, qui reçut le nom de Terre du prince Rodolphe. Le point le plus extrême où parvinrent le 12 avril M. Payer et ses compagnons fut appelé le cap Fligely ; il est situé à peu près à la même distance du pôle que celui où était arrivé par une autre voie, en l’année 1871, le capitaine du Polaris. Là il fallut s’arrêter, à cause des crevasses et des ruptures qui se produisaient en cette saison dans la glace des fiords. Devant les regards des voyageurs s’ouvrait encore un détroit terminé par une autre terre, dont on pouvait suivre le prolongement infléchi à l’est jusqu’au-delà du 83Q degré. On la nomma Terre de Petermann. Qu’est-ce que ce monde nouveau, qui reste provisoirement l’ultima Thule des navigateurs ? Ce n’est certes pas, au rapport de M. Payer, un amas d’îles insignifiantes ; c’est tout un système régional d’un développement comparable à l’archipel du Spitzberg. Serait-ce la Terre de Gillis, tant cherchée dans ces derniers temps ?

Au retour de cette longue excursion, les explorateurs, ayant eu l’heureuse fortune de retrouver le navire immobile à sa même place, partirent aussitôt pour une troisième tournée dans la direction de l’ouest. A quatorze milles du Tegethoff, ils firent l’ascension d’une haute montagne (cap Brünn), du haut de laquelle ils purent reconnaître la configuration générale du pays ; la cime la plus élevée mesurait 5,000 pieds d’altitude. Enfin arriva le moment de songer au retour. Le 20 mai 1874, on se mit en route ; mais il fallut abandonner le navire. Tous les membres de l’expédition étaient d’ailleurs sains et saufs, le mécanicien seul était mort. Pendant quatre-vingt-dix jours, à l’aide des traîneaux et des chaloupes, tantôt sur la glace, tantôt en mer libre, les glorieux pionniers de l’Autriche errèrent dans des parages inconnus, suivant toujours la direction de l’aiguille du compas vers le sud. Au début, les vents contrarièrent leur marche à tel point qu’après deux mois révolus ils ne s’étaient éloignés du navire qu’à la distance de 8 milles marins. Les provisions commençaient à s’épuiser, lorsqu’ils atteignirent, le 18 août, la Nouvelle-Zemble. Six jours après, ils s’embarquaient sur un navire russe, le Nicolas, qui les transportait à Wardöé.

Si les vicissitudes essuyées par cette mémorable expédition, dont le récit officiel ne nous est pas encore parvenu, donnent la mesure des difficultés qu’on éprouve à suivre dans ces parages un plan concerté d’avance, elles montrent aussi qu’avec du sang-froid et de la constance on peut dompter les résistances du chaos polaire. Un jour viendra sans doute où les conditions de la vie arctique nous seront en quelque sorte familières, et où le navigateur en affrontera moins timidement les sombres horreurs. Déjà il réussit à s’orienter tant bien que mal dans les détours changeans du grand labyrinthe ; il en a sondé les profondeurs, étudié les courans et les contre-courans ; il sait à quelle époque telle passe s’obstrue ou se dégage, et quelles routes suivent dans leurs migrations régulières les glaces poussées vers le sud. Les traits principaux de cette géographie exceptionnelle se trouvent donc à peu près fixés ; l’essentiel est de ne plus interrompre la série des voyages polaires. Trop longtemps on n’a procédé dans cette voie que par bonds et comme par caprice, on a été prodigue d’audace et de courage ; mais on a manqué d’esprit de suite. Or les expériences, pour acquérir leur pleine valeur scientifique, ayant besoin d’être continues, il faudrait que toutes les nations se relevassent à tour de rôle, suivant leurs ressources, dans cette faction attentive aux avant-postes du monde arctique ; c’est dans tous les cas une question qui mérite bien d’être examinée au grand congrès international de géographie qui se doit réunir à Paris au mois d’avril de cette année.


JULES GOURDAULT.

Le directeur-gérant, C. BULOZ.