Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1870

Chronique n° 907
31 janvier 1870


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 janvier 1870.

L’œuvre de transformation politique qui s’accomplit aujourd’hui en France, et dont l’expression la plus sensible, la plus décisive, a été l’avènement au pouvoir du ministère du 2 janvier, cette œuvre n’est certes ni simple ni facile ; elle n’est point de celles qui entrent dans la réalité d’un coup de baguette magique ; elle exige de ceux qui s’y dévouent une bonne volonté sincère et active, du coup d’œil, de la fermeté dans la modération, une parfaite netteté d’esprit alliée à une résolution calme. Il s’agit de faire passer une nation impétueuse comme la France d’un régime d’autorité omnipotente à un régime de liberté complète, sans secousse et sans ébranlement, au milieu du frémissement des passions, du conflit des intérêts et du réveil confus, ardent, de toute sorte de questions qui ne sont pas seulement politiques. L’avantage de cette transformation, c’est que tout se passe au grand jour, devant le pays qui regarde et qui écoute, c’est que désormais il y a une responsabilité pour tout le monde, pour ceux qui voudraient troubler l’œuvre commune par leurs emportemens comme pour ceux qui voudraient l’enrayer par leurs résistances, et que l’opinion peut intervenir incessamment, prêtant sa force en échange des satisfactions qu’on lui assure, éclairant ou rectifiant la marche par la manifestation permanente de ses instincts et de ses vœux. On a justement appelé cela une révolution pacifique, et ces jours derniers encore un député homme d’esprit, plus libéral en politique qu’en affaires de commerce, M. Jules Brame, ajoutait que c’était la plus grande, « la plus admirable révolution des temps modernes. » Si ce n’est pas la plus grande de toutes les révolutions, c’est du moins une des plus intéressantes, une des plus salutaires et la plus opportune, puisqu’elle est venue à temps pour rendre le pays à lui-même, pour dégager la France de la fatalité des tremblemens de terre périodiques, pour mettre la politique de progrès régulier et de liberté légale en face de la politique de l’agitation et de la violence. Ce sont là les deux politiques en présence aujourd’hui, et on peut dire que cette lutte a déjà ses péripéties ; depuis un mois, elle s’est manifestée assez bruyamment, par des incidens assez significatifs, pour caractériser tout à la fois la situation générale du pays et la situation du ministère du 2 janvier.

Que dans certains momens de contrainte et de compression universelle les esprits passionnés ou troublés qui n’attendent jamais rien que des révolutions violentes aient une apparence de raison et de force, cela se conçoit ; ils ont l’air d’être avec le pays, ils peuvent s’armer de droits réels méconnus, et ce qu’il y a de menaçant dans leurs idées ou dans leurs passions disparaît dans l’opposition de tous. Le jour où le pays rentre dans ses droits et retrouve la liberté, la séparation se fait, et la violence, réduite à elle-même, reparaît sous son vrai jour : elle n’est plus que la violence pour la violence, l’agitation pour l’agitation. Alors se produisent tous ces beaux spectacles que nous voyons depuis quelque temps : on déclare la guerre sans trêve et sans merci, on prépare des journées, on saisit l’occasion d’un déplorable meurtre pour organiser des manifestations qui finissent par des imprécations impuissantes ; des esprits lugubres s’en vont dans des banquets célébrer l’anniversaire de l’exécution de Louis XVI. Les polémiques de journaux s’enfiellent d’outrages et deviennent des actes d’accusation contre tout le monde. C’est un concert d’excentricités, d’invectives et de sinistres facéties. Cette agitation n’est point absolument inoffensive sans doute, puisqu’elle entretient l’incertitude ; au fond, elle est dominée par la puissance des choses. Elle ne cède pas uniquement à la force matérielle qui la tient en respect, elle est vaincue par la raison publique. Ces Épiménides de 1793 qui se réveillent tout à coup aujourd’hui se trompent de date. Ils auraient pu à la rigueur, s’ils s’étaient réveillés il y a quelques années, se croire fondés à engager une lutte ouverte et implacable contre un régime qui tenait tous les droits dans sa main : désormais tout a changé. La liberté existe, elle est certes aussi étendue qu’elle a pu l’être jamais. Le corps législatif va être bientôt en pleine possession de toutes les prérogatives, L’n esprit nouveau a pénétré dans le gouvernement, la réforme des institutions et des lois se poursuit chaque jour. Comment tout cela a-t-il été obtenu ? Par l’action régulière du pays, par l’influence persévérante et grandissante du vœu public. Et par une logique singulière, c’est en présence de cette démonstration saisissante de la puissance de l’opinion que quelques tribuns émancipés prendraient à tâche de souffler à une nation tout entière l’insurrection et la révolte ! C’est maintenant qu’ils voudraient lui persuader de renoncer aux moyens qui lui ont réussi, pour se jeter dans des aventures où elle n’a jusqu’ici trouvé que des réactions ! Ils ne voient pas que seuls maintenant ils représentent la dictature et l’arbitraire ; voilà tout ce qu’ils ont à offrir. Ce sont des autocrates de fantaisie promulguant les décrets de la future république et ayant à leur tour la prétention d’imposer au pays un autre genre d’absolutisme, l’omnipotence révolutionnaire. Ils choisissent mal leur moment, ils ont contre eux l’évidence des choses, l’instinct public, la force morale d’une situation toute nouvelle créée par la liberté et pour la liberté.

C’est justement cette situation que le ministère du 2 janvier personnifie à un point de vue supérieur, c’est sa raison d’être. Sa première mission est évidemment de maintenir le caractère et l’intégrité de ce mouvement de liberté légale qui est sorti des entrailles du pays, et qui l’a porté au pouvoir comme le représentant de la politique nouvelle. Le ministère du reste paraît bien avoir compris que le plus grand danger pour lui, aussi bien que pour la situation tout entière, serait l’équivoque, et les déclarations que M. Émile Ollivier a renouvelées avec autant de fermeté que de mesure devant le sénat et le corps législatif sont parfaitement claires ; elles signifient que le gouvernement se sent responsable de cette pacifique révolution, dont il est le mandataire au pouvoir, et que, sans cesser un instant d’en développer les conséquences sérieuses, légitimes, il est prêt à la défendre contre tous les empiétemens révolutionnaires. Il a mieux fait, il a confirmé ses paroles par l’action à l’instant même. Le ministère, dès qu’il en a trouvé l’occasion, s’est dessiné tel qu’il est, tel qu’il veut être, résumant sa politique d’un mot heureux lorsqu’il a dit qu’il pourra devenir en certains momens la résistance si on l’y contraint, qu’il ne sera jamais la réaction, et les déclarations ministérielles ne laissent peut-être pas d’avoir eu quelque effet. Depuis la bourrasque imprévue née du meurtre d’Auteuil, depuis quinze jours en particulier, il n’est point douteux qu’il y ait eu |un certain apaisement. On commence à ne plus parler de journées nouvelles, on se tient pour satisfait de celle qu’on a eue. M. Henri Rochefort a été condamné sans aucun excès de rigueur par la police correctionnelle, et il n’y a pas eu la moindre manifestation. M. Ledru-Rollin, à qui on avait adressé un pressant appel et qui avait un moment promis de rentrer, a fini par écrire une lettre mélancolique où il cite Démosthènes et Cicéron pour se retrancher, en dernière analyse, dans une réserve majestueuse. C’est tout au plus si deux ou trois journaux, dans leur monotone violence, continuent à porter le gouvernement en terre tous les matins et à prêcher le refus de l’impôt ou la grève universelle. C’est une distraction un peu irritante et qui, au total, n’est pas de grave conséquence. Enfin on est un peu rentré dans l’ordre. Comment s’expliquer cet apaisement ? Est-ce parce que le gouvernement, ayant la force en main, semble très décidé à s’en servir s’il le faut, et parce que nous avons un ministre de l’intérieur montant à cheval pour aller lui-même disperser les faiseurs de manifestations ? On ne saurait certainement nier l’influence calmante qu’a pu exercer depuis six mois sur les agitateurs la conviction qu’ils rencontreraient devant eux une armée obéissante et fidèle, aussi résolue que modérée. Ce n’est pas tout cependant ; la vraie raison de cette pacification relative des esprits, c’est qu’il y a une politique faite pour désintéresser le pays dans ses vœux légitimes, ne marchandant ni les garanties ni les conditions d’un régime sérieusement libéral, et tenant avec une évidente sincérité ce qu’elle a promis, La bonne volonté a ranimé quelque confiance dans la masse du public, qui n’a aucun parti-pris, et elle a par cela même réduit à l’isolement les passions insurrectionnelles.

En réalité, le ministère s’est affermi de ce côté, il a désarmé jusqu’à un certain point, pour le moment, les organisateurs d’agitations ; mais cela ne suffit pas, ce n’est pas assez que le ministère ait triomphé de ces premières crises, ou qu’il gagne quelques batailles de parlement : il faut qu’il dure et que les raisons qui l’ont fait naître gardent assez de puissance pour le faire vivre ; il faut, en d’autres termes, que cette situation dont il est l’expression ait le temps de se régulariser et d’acquérir toute la consistance d’un fait irrévocable et normal. Les hommes distingués qui ont pris la direction des affaires au 2 janvier, M. Daru, M. Buffet, M. Segris, M. de Talhouët, aussi bien que M. Émile Ollivier, doivent se dire que nous ne sommes pas dans des circonstances ordinaires, qu’une transition comme celle qui s’accomplit ne peut être interrompue sans péril, et qu’en acceptant le pouvoir dans ces conditions ils se sont imposé l’obligation de conduire leur œuvre jusqu’au bout. Ils se doivent à eux-mêmes, ils doivent au pays de ne pas s’arrêter en chemin. Assurément on ne négligera rien pour les diviser, pour susciter entre eux des ombrages et des méfiances. On s’efforcera de mettre M. Émile Ollivier en garde contre ses collègues, et on cherchera à séparer M. Daru, M. Buffet, de M. Émile Ollivier. On fera naître des occasions de dissidences, on provoquera des incidens ; on est déjà en campagne. C’eût été une grande simplicité de ne pas s’y attendre, ce serait de la part du cabinet une singulière faiblesse de se laisser atteindre par ce travail de dissolution qui se poursuit autour de tous les pouvoirs. Qu’importe que tous les ministres du 2 janvier aient des origines diverses et des nuances d’opinions différentes dans certains détails d’administration ou de politique ? Ils ont été portés ensemble aux affaires par une même pensée, ils doivent y rester ensemble et mettre en commun leurs efforts pour assurer la fondation du régime constitutionnel. C’est là leur vraie responsabilité. Tout doit être subordonné aujourd’hui à cette considération souveraine et patriotique.

L’essentiel est de maintenir l’accord qui s’est établi et d’agir. On ne peut pas dire du reste que le ministère s’endorme dans une oisive quiétude. Depuis un mois qu’il existe, il a fait acte de vitalité et d’ascendant. Si d’une main il a sauvegardé la paix publique un instant menacée par les agitateurs, il prouve chaque jour d’un autre côté qu’il est parfaitement résolu à remettre en vigueur toutes les conditions pratiques d’un régime libre, à réaliser toutes les réformes qui peuvent assurer la sincérité de ce régime. Circulaires et projets ne manquent pas. On s’occupe un peu de tout à la fois, de l’abrogation de la loi de sûreté générale, de la modification du système de nomination des maires, d’une loi nouvelle sur la presse rétablissant la compétence du jury. Rien de mieux. Il y a évidemment beaucoup à revoir et à réformer dans la législation politique. Il faudrait seulement faire attention de ne pas se perdre dans un tourbillon et de ne pas prendre pour de véritables progrès ce qui traîne dans tous les programmes politiques. C’est une tradition, nous le savons bien, de demander pour les journaux le jugement par le jury. On croit avoir tout dit quand on a invoqué le jury. La vérité est que rien n’est plus difficile à faire qu’une loi sur la presse, et une question de juridiction ne change rien. Mieux vaudrait probablement s’en tenir au système que M. Émile Ollivier proposait il y a deux ans, et qu’il reprend à demi dans une circulaire récente aux procureurs généraux ; ce système consisterait à restreindre les délits de presse à ce qui est spécialement de droit commun et à laisser par cela même ces délits sous la juridiction de droit commun. On veut séparer la justice de la politique, c’est la meilleure des pensées, et on ne remarque pas que c’est précisément par le jury qu’on arrive à les confondre. Bien plus, c’est une justice politique livrée à peu près au hasard. Si le hasard met dans un jury une majorité favorable aux opinions de l’écrivain poursuivi, l’acquittement est inévitable ; si la majorité est dans des opinions contraires, la condamnation est tout aussi vraisemblable. Ce sera une justice rendue quelquefois sous la pression des circonstances, se ressentant d’une passion du moment. Qui fera avec sûreté la distinction entre l’adversaire et le coupable ? C’est assurément une médiocre garantie. Si on veut faire quelque chose d’utile et de salutaire pour la presse, on a un moyen tout simple : qu’on supprime cette obligation de la signature qui a été imaginée un jour dans les intentions les plus droites sans nul doute, mais qui a contribué plus que tout le reste à dénaturer la presse en l’atteignant dans son caractère collectif. On a encouragé l’amour fiévreux du bruit, on a favorisé les exhibitions fantasques, et en définitive c’est la presse elle-même qui a été atteinte dans son indépendance et dans son crédit : voilà tout. C’est aussi grave pour la presse que la question du jury.

Le danger serait de trop encombrer cette renaissance de vie constitutionnelle, de vouloir tout faire à la fois, et de le faire sans règle, avec cette impatience qui saisit les nouveaux émancipés ; le gouvernement présente ou prépare ses projets, le corps législatif présente les siens. C’est de toutes parts un tumulte assourdissant de propositions, un fonctionnement à toute vapeur de l’initiative individuelle appliquée à toute sorte de questions, les unes graves sans doute, les autres passablement oiseuses. Si le corps législatif a la prétention d’examiner la moitié des propositions qui lui sont soumises en ce moment, il en a pour l’année, et s’il porte dans cet examen l’inexpérience qu’il témoigne depuis quelques jours dans ses travaux, alors on ne sait plus quand il en finira. Malheureusement nos discussions n’en sont pas venues encore à prendre le caractère pratique et simple des débats du parlement anglais. On se perd dans les interpellations, les interruptions, les questions, les incidens ; on bataille pendant toute une séance sur des minuties pour finir par ne plus savoir ce qu’on a discuté et sur quoi on a voté. Au milieu de tout cela cependant se dégage une discussion qui a pris trop de temps, il est vrai, mais qui a été du moins substantielle et forte, qui s’est concentrée entre M. Thiers et M. de Forcade : c’est la discussion sur le traité de commerce avec l’Angleterre et sur l’état de l’industrie française. Elle ne paraît point terminée, puisqu’il y a encore trois ou quatre interpellations qui vont se succéder ; mais enfin elle est arrivée à un résultat précis. On sait maintenant un peu à quoi s’en tenir : le traité de commerce ne sera point dénoncé dès ce moment, comme le demandaient les protectionistes, et on va ouvrir une vaste enquête parlementaire. C’est un point acquis, et c’est sans nul doute le dénoùment le plus raisonnable. Il y a deux choses dans cette discussion, la question même du fond, et une question politique qui a éclaté à l’improviste comme un coup de foudre, qui a mis le ministère en cause et qui a été pour lui une occasion nouvelle de dégager et d’affirmer sa position au milieu de tous les intérêts en lutte.

Cette dernière question, quoique secondaire en apparence, est devenue aussitôt la principale, on le conçoit, puisqu’elle pouvait conduire à une vraie crise politique en provoquant des scissions dans le ministère comme dans le corps législatif. Il n’en faudrait pas trop parler. Nous nous demandons seulement comment un homme aussi expérimenté que M. Thiers, si bien fait pour exercer un utile ascendant, a pu céder à une impatience qui mettait tout le monde, à commencer par lui-même, dans une situation fausse. En voulant frapper un dernier coup pour obtenir la dénonciation du traité de commerce, l’illustre homme d’état a failli tout compromettre. Il a piqué la majorité du corps législatif en lui laissant entendre que, si elle ne votait pas la dénonciation immédiate du traité, elle justifierait le reproche qu’on lui fait de n’être pas la représentation exacte de l’opinion du pays, et il a mis le ministère dans l’embarras en lui imposant d’autorité en quelque sorte la solidarité de ses doctrines. Quelque déférence qu’il eût pour un homme tel que M. Thiers, le ministère ne pouvait évidemment accepter la position qui lui était faite par cet incident imprévu ; il ne pouvait accepter que la majorité du corps législatif, sur laquelle il est bien obligé de s’appuyer, fût considérée dès ce moment comme l’expression infidèle de l’opinion du pays. On ne discrédite pas soi-même l’instrument dont on est forcé de se servir. Quand on prononce de telles paroles, signifiant à toute une fraction d’un parlement son indignité, c’est qu’on a un décret de dissolution en main, c’est qu’on veut en appeler immédiatement au pays, et l’honorable M. Thiers lui-même ne paraissait pas aller jusque-là, il ne se prononçait pas pour la dissolution immédiate. Le ministère était donc fondé à prendre cette position distincte et indépendante où s’est placé M. Ollivier en déclinant toute solidarité, en déclarant que le cabinet appelait le concours de tous, qu’il n’acceptait la protection de personne. Et d’un autre côté, à quel propos M. Thiers prenait-il à partie la majorité en lui rappelant son origine officielle, ses médiocres sympathies pour les libertés nécessaires ? Justement à propos d’une question où la majorité a des tendances plus libérales que l’illustre défenseur des idées protectionnistes, tant il est vrai qu’un moment d’impatience avait mis tout le monde hors de sa place et créé une certaine confusion qui se reproduira peut-être plus d’une fois encore !

Quant au fond même de ce débat, tout est réglé aujourd’hui par le vote du corps législatif. La question était d’ailleurs tranchée d’avance par la nature des choses. Les protectionistes s’étaient placés dans une situation où ils devaient être vaincus. La proposition d’une enquête parlementaire acceptée par tous excluait la dénonciation immédiate du traité de commerce. Les protectionistes l’entendaient tout autrement et d’une assez étrange façon. Ils voulaient que sans plus tarder le traité de commerce fût dénoncé, et que l’enquête se fît ensuite pour justifier leurs idées et leurs plaintes. C’était par trop illogique. Il était trop facile de leur objecter que, puisqu’on allait interroger le pays, il fallait au moins attendre la réponse, que si la révolution commerciale de 1860 avait été un bouleversement pour l’industrie par la façon dictatoriale dont elle s’est accomplie, ils proposaient justement la même chose, c’est-à-dire un bouleversement sommaire des intérêts dans un autre sens. L’enquête tranche tout en appelant le pays à se prononcer lui-même sur son régime économique. Elle justifiera, nous n’en doutons pas, les idées de liberté commerciale qui ne peuvent rétrograder au moment où les idées de liberté politique font leur chemin. En somme, elle ne pourra pas prouver que la production française ne s’est pas singulièrement accrue suus le nouveau régime. On peut accumuler des chiffres, établir des proportions et des progressions, porter à la tribune les plaintes de quelques industries ; le résultat dans son ensemble est loin d’être défavorable. La liberté a pour elle non-seulement les intérêts dont elle a stimulé le développement, et qui, par leur propre énergie, par leur propre élasticité, ont acquis une importance considérable ; elle a pour elle la raison, l’équité, la prévoyance. En définitive, qu’est-ce que la protection ? C’est un droit régulateur usurpé par l’état au profit de certaines industries, c’est un expédient arbitraire pour créer un équilibre factice au moyen d’un impôt qui pèse sur tout le monde ; mais, si cela est naturel et juste, que doit-on répondre aux ouvriers demandant à l’état ou revendiquant eux-mêmes la prétention de peser artificiellement sur les conditions du travail, de régler les salaires ? Voilà où l’on va, et c’est par la liberté seule qu’on échappe à ces conséquences.

L’industrie peut souffrir sans doute. Les souffrances qu’elle éprouve tiennent à bien des causes, les unes accidentelles et passagères, les autres sérieuses et profondes. Qu’on se demande, par exemple, quelle influence peuvent avoir sur le développement du travail national ces crises qui éclatent par des grèves, et qui deviennent plus dangereuses encore par les idées qui engendrent les grèves. Il n’est point douteux que lorsque l’on parle de l’industrie aujourd’hui on ne peut laisser de côté ce mouvement sourd, croissant qui s’accomplit dans les classes laborieuses, et puisqu’on ouvre une enquête sur la production nationale dans ses rapports avec l’extérieur, on devrait en faire une autre qui ne serait pas moins nécessaire sur les conditions intérieures du travail, sur ces troubles qui se manifestent de temps à autre et envahissent successivement tous les foyers industriels. On vient de le voir par un exemple récent, celui du Creuzot. Voilà un des plus grands établissemens de la France et de l’Europe, qui occupe dix mille ouvriers ; un jour, presque à l’improviste, tous les travaux s’arrêtent, les ouvriers sont en grève. Pourquoi cela ? Les chefs de ce grand établissement ont-ils manqué de sollicitude ou de prévoyance ? ont-ils traité durement ceux qu’ils emploient ? Nullement, depuis trente ans ils sont à l’œuvre pour développer leur industrie en conciliant leurs intérêts avec les intérêts des ouvriers ; il ont créé une ville, fondé des écoles, des hôpitaux, des institutions de prévoyance et de secours ; ils se sont fait un devoir depuis vingt ans de ne pas laisser leurs ouvriers un seul jour dans le chômage. Cette grève du Creuzot ne s’expliquerait donc par aucune raison sérieuse tirée de la situation des travailleurs. La raison serait-elle cette caisse de secours dont les chefs de l’usine avaient eu jusqu’ici la gestion et que les ouvriers veulent maintenant administrer eux-mêmes ? mais les directeurs avaient proposé spontanément de transférer cette administration aux ouvriers, sans compter que cette caisse, riche aujourd’hui, serait à coup sûr moins prospère sans les contributions des propriétaires du Creuzot. Il faut donc qu’il y ait autre chose. Évidemment cette grève est le résultat d’un mot d’ordre, une tentative pour capter la population d’un centre industriel resté jusqu’à présent à l’abri de toute agitation. La grève du Creuzot a été assez promptement apaisée d’ailleurs par la fermeté calme du directeur, M. Schneider, le président du corps législatif, et aussi par la présence d’un petit corps de trois mille hommes de troupes envoyé pour protéger la liberté des ouvriers, qui ne demandaient pas mieux que de reprendre leur travail après avoir cédé aux suggestions de quelques meneurs. Malheureusement tout n’est peut-être pas fini, et les influences qui ont un moment agité le Creuzot pourront bien l’agiter encore. Ce que coûtent d’ailleurs ces grèves le plus souvent fomentées dans des vues fort étrangères aux intérêts des ouvriers, on en a une autre preuve par ce qui s’est passé tout récemment dans un centre industriel de la Silésie, à Waldenbourg, Certaines associations ouvrières qui ont passé d’Angleterre en Allemagne et qui tendent à pénétrer en France ont pesé sur les mineurs de Waldenbourg. Ceux-ci ont quitté le travail, ils sont restés pendant sept semaines en grève ; qu’ont-ils gagné ? La plupart ont épuisé leurs épargnes, beaucoup ont émigré, le reste a dû finir par reprendre le chemin du chantier. Les ouvriers se sont appauvris, les propriétaires des mines de Waldenbourg ne se sont pas enrichis, et c’est le résultat le plus clair, le plus invariable de ces guerres, qui ne font qu’aggraver la condition des uns et des autres sans profit pour personne.

S’il y a dans le monde au moment présent un pays qui ait de la peine à se dégager de la confusion et à voir clair dans ses affaires, ce pays est l’Espagne. La révolution de septembre en est arrivée à ce point où elle ne peut plus avancer ni reculer. On vit dans un provisoire indéfini dont les partis et les ambitions s’accommodent mieux que les intérêts publics. Assurément depuis dix-huit mois le peuple espagnol a donné toutes les marques possibles de bonne volonté, il s’est prêté à tout, et il n’a laissé voir jusqu’à un certain point ce qu’il voulait qu’en montrant une égale indifférence pour l’insurrection républicaine et pour l’insurrection carliste de l’été dernier. Au fond, il n’est ni radical ni absolutiste. Rien ne semblerait plus simple d’après cela ; on en pourrait conclure sans trop d’effort que le pays veut une monarchie libérale, constitutionnelle. Il n’est point douteux que ce soit là effectivement le vœu intime du plus grand nombre des Espagnols, et il faut même, en vérité, que l’Espagne soit d’une robuste complexion monarchique pour avoir résisté à toutes les épreuves, à toutes les excitations, qui ne lui ont pas été ménagées ; mais la difficulté est toujours de rajuster les morceaux de cette monarchie et de trouver le nom de ce monarque inconnu à la place duquel il y a provisoirement à Madrid un régent qui ne paraît pas pressé d’abdiquer. Les partis en effet se tiennent tellement en échec qu’ils ne peuvent rien faire. Union libérale, progressistes, radicaux, se neutralisent complètement dans l’assemblée constituante comme dans le gouvernement, et quand l’un des partis veut faire un pas en avant, tous les autres sont là pour lui barrer le chemin. Alors il y a une crise, on change deux ou trois ministres ; le général Prim, inamovible président du conseil, arrive devant les certes pour déclarer avec un parfait abandon qu’on est tout près de mettre la main sur un roi, que la volonté du pays se fera, et en réalité c’est une halte nouvelle dans la confusion, ce n’est rien de plus.

Ainsi s’est dénouée encore une fois la crise ministérielle qui a eu lieu récemment à Madrid à la suite de la singulière campagne entreprise pour donner la couronne au duc de Gênes. Les ministres qui s’étaient le plus compromis pour cette candidature s’en sont allés ; le brigadier Topete, qui était sorti il y a quelque temps du ministère justement à cause de la campagne tentée en faveur du duc de Gênes, a repris son portefeuille de la marine, et avec lui est entré au pouvoir, comme ministre de l’intérieur, M. Rivero, l’ancien chef du parti démocratique, qui était récemment encore président de l’assemblée constituante, premier alcade de Madrid, commandant-général des volontaires de la liberté en Espagne. La question est de savoir si c’est une évolution sans conséquence, laissant debout tous les antagonismes, ou si la reconstitution du ministère a quelque autre sens mystérieux. Au premier abord, la rentrée du brigadier Topete au pouvoir a pu laisser soupçonner un retour vers la candidature du duc de Montpensier, Les radicaux de Madrid ont craint visiblement qu’il n’y eût quelque chose de semblable, et aussitôt ils ont présenté aux cortès une motion excluant à perpétuité tous les Bourbons, sans exception, du trône d’Espagne. Un républicain de plus d’imagination que de raison, M. Emilio Castelar, a cru qu’il allait embarrasser beaucoup le général Prim en lui rappelant les trois jamais qu’il avait prononcés il y a quinze mois contre les Bourbons, et en interprétant ces trois jamais dans ce sens que l’un était pour la reine Isabelle, l’autre pour son fils, le prince des Asturies, le troisième pour l’infante Dona Fernanda et son mari. Le général Prim, qui ne se déconcerte pas pour si peu, a répliqué qu’il avait prononcé six jamais au lieu de trois, et que tous les six étaient à l’adresse de la reine et de son fils, Les cortès, à leur tour, se sont empressées de rejeter une motion qui était trop visiblement un coup de tactique pour diviser les partisans de la monarchie. À tout prendre, le duc de Montpensier n’est point sans doute dépourvu de chances, qui s’accroissent naturellement lorsque les chances de ses concurrens diminuent ; seulement il n’est pas plus que les autres à l’abri des variations de tous les jours. Lorsque sa candidature semble avancer d’un côté, elle recule d’un autre côté. Au moment où son défenseur le plus décidé entre au pouvoir, il échoue comme candidat aux cortès dans les élections partielles qui viennent d’avoir lieu, de sorte que les choses restent toujours au même point, le pays se prononçant de plis en plus pour la monarchie sans savoir quel roi on lui donnera, le général Serrano s’enfermant dans sa régence, le général Prini se retranchant dans son inviolable présidence du conseil, les cortès s’épuisant à ne rien faire.

Que sortira-t-il de cette confusion ? Il y a des gens à Madrid qui croient que le général Prim a ses raisons pour prendre assez philosophiquement son parti de toutes ces impossibilités qui s’accumulent, qu’il a son secret, et que tout cela pourrait bien finir par une dictature, si quelque nouvelle insurrection républicaine ou carliste venait en fournir l’occasion. La dictature, c’est bien possible, c’est la fin de beaucoup de révolutions ; mais au profit de qui et pourquoi s’établirait cette dictature ? Prim, s’il tentait cette aventure pour lui-même, réussirait-il à confisquer complètement le général Serrano ? Topete, qui n’est pas sans influence, resterait-il inactif ? M. Rivero lui-même, le nouveau ministre de l’intérieur, se prêterait-il à ces plans ? Le général Prim pourrait avoir bientôt contre lui tout le monde, y compris les républicains, qui l’aideraient peut-être au premier moment pour l’abandonner le lendemain. La dictature serait tout au plus un signe nouveau de la maladie fort compliquée où se débat l’Espagne, et n’en serait pas le remède.

Ce n’est pas seulement la politique qui est malade au-delà des Pyrénées, les finances sont atteintes d’une paralysie plus grave encore peut-être. On ne sait plus en vérité comment le gouvernement se soutient et fait face à tout. Il a eu recours à tous les expédiens, et en ce moment même, avant d’avoir touché la totalité du dernier emprunt contracté il y a quelques mois, il aborde une nouvelle opération financière qui, sous le voile d’une conversion des diverses dettes de l’Espagne, ne sera qu’un emprunt de plus. Le ministre des finances, M. Figuerola, qui n’est certes pas le membre le moins embarrassé du gouvernement, est réduit, pour assurer d’avance le paiement des prochains semestres de la dette, à proposer aux cortès une émission de bons du trésor pour la somme de 714 millions de réaux, la négociation des tabacs des Philippines, le fermage ou la vente des mines d’Almaden et de Riotinto, l’aliénation de ce qui reste des biens nationaux et des biens du patrimoine royal. A suivre ce chemin, on peut aller loin, et la continuation du provisoire ne servira certainement pas au rétablissement des finances espagnoles. Tout se tient ; malheureusement le provisoire au-delà des Pyrénées dure depuis quinze mois et ne paraît pas devoir finir de longtemps.

Les révolutions en tout pays ont cela de triste qu’elles dévorent les hommes et ne les remplacent pas toujours. Combien reste-t-il, à travers les événemens et les épreuves, de ces juges intègres portant invariablement jusqu’au bout le fier idéal de leur jeunesse, des vraies et pures revendications ? C’est un de ces personnages intègres qui disparaît avec le duc de Broglie, mort ces jours passés chargé d’années et de considération. Il était l’un des derniers d’une génération qui s’en va. Né d’une famille illustrée dans la guerre, éprouvé dès son enfance par la révolution qui livrait son père à l’échafaud, serviteur clairvoyant et peu enthousiaste du premier empire, pair de France indépendant et libéral sous la restauration, ministre courageux sous la monarchie de juillet, simple représentant sous la seconde république, il était arrivé à n’être plus rien pendant les dix-huit dernières années de sa vie, — rien, si ce n’est le duc de Broglie. D’autres ont eu un rôle plus actif, plus éclatant ou plus flexible ; le duc de Broglie est resté un type du grand honnête homme en politique, répandant autour de lui une sorte de contagion du bien, digne d’inspirer ce mot : « Je veux conserver le droit de pouvoir saluer le duc de Broglie. » Le respect se perd, le respect est perdu, a-t-on dit depuis longtemps ; le duc de Broglie a eu le privilège d’entretenir le respect autour de lui.

Il n’a jamais eu peut-être la popularité, il avait la considération, et cette considération, il l’avait conquise bien moins par l’éclat de la naissance et du nom que par l’inaltérable rectitude d’une vie publique qui commençait, en 1815, par le vote contre le supplice du maréchal Ney, qui s’est continuée par la défense de toutes les causes justes, pour s’achever dans la dignité simple d’une retraite noblement acceptée. Les Écrits et Discours qu’il laisse sont l’image de sa vie ; ils portent la marque d’une âme haute et ferme, d’un caractère supérieur à toutes les mobilités vulgaires, d’un esprit pénétrant et profond, accoutumé à chercher la raison des choses et à l’exposer dans un langage animé d’une passion contenue. Le duc de Broglie était de ceux qui peuvent être troublés, attristés par les événemens, qui ne se laissent pas décourager, même quand la liberté semble s’éclipser, parce qu’ils croient à la puissance du vrai et du juste. Libéral il avait été dès son adolescence, libéral il est resté dans sa vieillesse, et du moins il a pu voir luire sur ses derniers jours les rayons d’une renaissance politique qui était dans ses vœux. Il a pu quitter la scène du monde en bon serviteur de la France, réjoui par cette dernière victoire des idées qu’il avait toujours servies. C’est la compensation des outrages démagogiques qui n’ont pas été épargnés au duc de Broglie jusque dans la mort par ceux qui ne seront plus rien depuis longtemps, dont on ne connaîtra seulement pas les noms lorsque cette illustre figure sera saluée encore comme une des plus sérieuses images de la France libérale de notre siècle. ch. de mazade.

ESSAIS ET NOTICES.

De l’Esprit moderne au point de vue religieux, par M. Lefranc, professeur de philosophie à la Faculté des Lettres de Bordeaux. Paris, Ladrange, 1869.


Voici un livre qui pourrait avoir un prix de style à l’Académie française, en même temps qu’un prix de doctrine à l’Académie des Sciences morales. Ce ne serait pas en donner une idée suffisante que de dire que c’est une profession de foi spiritualiste. Le spiritualisme de M. Lefranc n’est point une thèse d’école; c’est un sentiment intime du cœur. On sent que c’est encore plus un cri de l’âme qu’un effort de l’esprit. Aimable et doux par tempérament non moins que libéral et tolérant par principe, l’auteur ne jette l’anathème à aucune doctrine contraire à la sienne; il n’a que des paroles de sympathie pour toutes les écoles du temps qui cherchent sincèrement la vérité; il s’évertue même à retrouver le sentiment religieux jusque dans les sceptiques tendances de la critique contemporaine. Il estime que « le doute profond renferme une religion dans ses abîmes, et que quiconque sondera ses douloureux mystères y trouvera un fondement indestructible des saintes espérances de l’humanité. » Comment le doute a-t-il cette vertu? En dégageant du sentiment d’imperfection et de faiblesse qui est inhérent au doute sérieux l’idéal de perfection, l’absolu de vérité auquel la pensée aspire. Le sens de l’infini se révèle dans cette critique ardente et parfois désespérée des grands douleurs de notre siècle. Or, s’il est dans la nature du sentiment religieux de se prendre à un symbole, c’est aussi un caractère propre de ce sentiment qu’il s’attache surtout à l’idéal dont ce symbole ne peut être qu’une représentation incomplète. Voilà comment, selon l’auteur, la foi et la critique se donnent la main.

Le sujet du livre est très vaste. Il n’en guère de question philosophique ou religieuse de quelque importance que l’auteur n’y fasse rentrer. Il en résulte que, disséminant ainsi sa pensée sur un si grand nombre de points, il ne peut concentrer sur chacun la lumière que demanderaient de tels problèmes. Ce n’est pas qu’on ne retrouve, à travers cette variété de questions traitées comme en passant, une doctrine qui les relie entre elles. M. Lefranc est un spiritualiste mystique, et ce point de vue suffit pour donner à son œuvre une certaine unité. Il n’en est pas moins vrai qu’il est plus facile de saisir l’âme que l’esprit du livre. L’âme surabonde en sentimens généreux et en nobles pensées, tandis qu’il faut y regarder de très près pour voir se développer la pensée maîtresse de l’ouvrage. Tout y est un peu dans tout, c’est le défaut capital du livre. Pourtant il est possible d’en dégager les trois choses qui constituent une doctrine, à savoir, une méthode, un principe et une conclusion,

La méthode est celle de tous les spiritualistes plus ou moins mystiques : chercher le divin, le parfait, l’absolu, non dans la nature qui n’en laisse voir que les apparences, mais dans la conscience qui le révèle dans son intime essence. Aussi voyons-nous l’auteur tourner le dos au spectacle des choses sensibles, passer à côté des spéculations transcendantes, pour se retirer dans le for intérieur, au foyer même de cette lumière qui éclaire toutes les parties du monde moral. Avec cette méthode, l’auteur pénètre au fond de la nature humaine, et croit en saisir, au-delà de la pensée, au-delà de la volonté, l’acte le plus intime, acte vraiment supérieur et divin, l’amour, dont il fait le principe même de toute sa doctrine. Enfin, le principe trouvé, il conclut en montrant comment il est possible d’y rallier et d’y réconcilier toutes les grandes doctrines philosophiques et religieuses auxquelles Platon, Aristote, Descartes, Malebranche, Leibniz, Maine de Biran ont attaché leur nom. Telle est en substance la doctrine de ce livre essentiellement mystique.

Nous disons mystique et non simplement sentimental. L’auteur sait et comprend trop bien la philosophie, en ce qu’elle a de plus élevé et de plus profond, pour s’être arrêté à ce mysticisme qui est la négation de toute science et de toute raison. Sa doctrine se rattache à la forte tradition spiritualiste dont le beau rapport de M. Félix Ravaisson est la dernière, la plus substantielle et la plus lumineuse expression. L’amour y explique tout, depuis les mouvemens les plus élémentaires et les plus aveugles en apparence de la nature jusqu’aux actes les plus réfléchis et les plus libres de l’humanité. C’est par l’amour que la nature engendre, que l’homme agit, que Dieu crée. Il n’y a d’autre différence entre toutes ces œuvres que de la nécessité physique à cette nécessité supérieure qui n’exclut pas la liberté, dans la tendance invincible de l’être intelligent et volontaire au bien,

M. Lefranc ramène toutes les difficultés de la théodicée au problème de la création. C’est ce problème qui, non résolu ou mal résolu, ouvre la porte à l’athéisme et au panthéisme, deux doctrines également antipathiques à l’orateur. Sans être absolument neuve, sa démonstration de la création mérite l’examen. Elle se résume en ce simple raisonnement : la matière ne peut être conçue que dans l’espace; or l’espace peut être conçu sans la matière; donc la matière peut être conçue non existante. Toute la doctrine de la création est là. Si la matière peut être conçue comme non existante, elle n’a donc pas son principe d’existence en elle-même, toute existence contingente supposant une existence nécessaire. Quant à la manière dont cet être nécessaire crée la matière, l’auteur n’éprouve pas le moindre embarras sur ce point. Dieu a créé la matière par un acte libre de sa volonté, absolument comme l’homme crée toutes ses œuvres avec la matière que le grand créateur lui a mise entre les mains. Cette argumentation est-elle concluante? Il y a lieu d’en douter, si l’on songe à l’impossibilité de concevoir le néant autrement que comme la négation toute relative de telle ou telle espèce de matière. L’auteur semble en être encore, d’ailleurs, à l’idée antique et toute scolastique d’une matière inerte et abstraite, sans autres propriétés essentielles que l’étendue, la figure et la solidité. On sait que cette image, due à une fausse science de la nature, tend de plus en plus à disparaître devant une tout autre notion, dont l’expérience et non plus l’imagination a fourni les élémens. Enfin l’auteur ne peut ignorer, bien qu’il ne paraisse pas en tenir compte, que pour Leibniz et toute son école la matière se réduit à la force, et que l’espace n’est que la coexistence des corps, composés de monades ou forces simples. Toute cette partie de la doctrine de l’auteur est donc sujette à contestation.

Ce n’est point dans la spéculation métaphysique que l’auteur montre la. force et l’originalité de sa pensée ; c’est dans cette intuition mystique du sens intime, renouvelée de Maine de Biran, où l’auteur se complaît à chercher toute vérité. « La conscience porte en elle les réalités le plus directement connues : ces réalités sont l’âme et Dieu, que nous apercevons dans leur être propre, immédiatement. » Que nous voyions l’âme elle-même dans ce miroir de la conscience, c’est la doctrine des grands psychologues de tous les temps; mais que nous y apercevions aussi Dieu, c’est un point plus difficile à comprendre. L’auteur le sent et cherche à nous l’expliquer d’une façon ingénieuse et qui ne manque pas de profondeur. « Si nous sommes capables d’apercevoir imparfaitement l’unité de notre être spirituel, c’est parce qu’au centre de notre conscience une unité supérieure à laquelle rien ne manque s’est montrée d’abord à notre vue. Nous devenons intelligibles à nous-mêmes dans l’intelligibilité première et directe de cette conscience infinie. » L’auteur développe cette idée en plusieurs pages, afin de la rendre claire. Il nous a paru qu’il n’y réussissait pas complètement. M. Ravaisson avait déjà dit que nous ne comprenons bien la nature que par l’âme, et que nous ne comprenons l’âme que par Dieu; mais ceci n’est que la formule dernière d’une doctrine savante et très développée qui fait de la nature entière une pensée, une volonté inconsciente, laquelle, de même que la volonté et la pensée consciente de l’âme, ne s’explique et ne se définit que par l’idéal de pensée et de volonté qui est Dieu. C’est le principe même de la métaphysique expliquant toutes choses par la lumière d’en haut, tandis que le principe de la physique est de tout expliquer par la lumière d’en bas.

M. Lefranc est de cette école. S’il n’y apporte pas de vérités bien neuves, et si certaines de ses démonstrations laissent à désirer, il lui fait certainement honneur par la finesse des observations, l’ampleur et l’éclat de la forme, et cette flamme du cœur enfin qui fait dire en toute vérité à propos de l’auteur : le style, c’est l’homme.

E. VACHEROT.

HISTOIRE DE MARIE STUART, D’APRÈS DE NOUVEAUX DOCUMENS[1].


Il y a un certain nombre de problèmes historiques qui semblent faits pour entretenir une éternelle controverse ; tel est celui du masque de fer, agité de nouveau avec bruit dans ces derniers temps ; telle est aussi la question de savoir si Marie Stuart, la fameuse reine d’Ecosse, a trempé dans le meurtre de Darnley, son époux. « Les arbres, dit un proverbe, empêchent de voir la forêt ; » de même trop de démonstrations peuvent parfois empêcher de voir la vérité : celle-ci demeure comme enfouie sous l’amas même des documens destinés à la dégager.

Si l’on consulte au mot Marie Stuart les divers dictionnaires et manuels d’histoire, je parle des meilleurs et des plus modernes, voici à peu près ce qu’on y lit : « Marie Stuart entra dans une conspiration formée contre son mari par le comte Bothwell, et laissa placer un baril de poudre au-dessous de la chambre où il couchait. Darnley ayant péri dans l’explosion, la reine épousa Bothwell. » La plupart des lecteurs, portés au respect de la chose une fois jugée, n’en demandent pas davantage, et la royale victime d’Elisabeth demeure pour eux une princesse non moins criminelle que séduisante. Quant à ceux qui, de l’arrêt d’un historien, se pourvoient volontiers auprès d’un autre historien, qui recherchent les débats contradictoires et les procès révisés, leur embarras n’est pas moindre. D’un côté, tant d’accusateurs armés de réquisitoires si concluans ne leur permettent guère de douter ; de l’autre, tant de défenseurs s’appuyant de plaidoyers si persuasifs leur défendent de se prononcer ; d’une part, Buchanan, de Thou, Robertson, Laing, Hume, Dargaud et M. Mignet ; de l’autre, Lesly, Belleforest, Herrera, Keith, Goodall, Lingard et Tytler, — sans compter, ici comme partout, un tiers-parti, le parti de ceux qui ne se décident ni pour ni contre. Qu’arrive-t-il ? L’affaire devient alors une pure question de sentiment : ceux que touchent par-dessus tout ces choses charmantes, beauté, jeunesse et malheur, absolvent les yeux fermés ; ceux qui s’érigent en féroces Rhadamantes, qui aiment les sentences rendues tout d’une pièce, condamnent sans appel. On a raconté qu’il s’était formé vers la fin du XVIIe siècle, en Angleterre, une société dont le but était de décrier le caractère de Marie Stuart et d’accréditer les récits outrageans pour l’honneur de cette « panthère, » de ce « chat sauvage, » comme l’appelle encore de nos jours un historien fantaisiste de la Grande-Bretagne, M. Fronde. Le XIXe siècle, qui a le goût des réhabilitations historiques, non pas seulement, il faut le reconnaître, par un simple esprit de revanche contre les jugemens du passé, mais par un amour réel de la vérité et de la justice, ne pouvait manquer de produire des écrits vengeurs pour la mémoire de la reine d’Ecosse. En effet, de nombreux recueils de pièces inédites, composés dans ce sens, ont paru depuis une trentaine d’années. Non content d’avoir soigneusement étudié tous ces matériaux, aussi bien que les autres documens fournis par les archives d’Angleterre, d’Ecosse et d’Espagne, M. Jules Gauthier, un chevalier réfléchi de Marie Stuart, a fait tout exprès un voyage à Edimbourg, afin d’y consulter les manuscrits originaux; il a en outre visité les lieux qui furent le théâtre du drame qu’il raconte. En partant, M. Gauthier inclinait à croire à la culpabilité de Marie Stuart; il est revenu, nous dit-il, convaincu de son innocence. Il était naturel qu’il cherchât à nous faire partager cette conviction : de là son Histoire de Marie Stuart, où il s’est attaché à traiter tous les témoignages par les procédés de la critique la plus sévère. Tout le livre mérite en effet une sérieuse attention; tout y a cet air de vérité simple qui vous attire malgré vous. Il faut lire, entre autres, le chapitre VII du premier volume, où l’auteur raconte l’arrivée des assassins de Darnley à Kirk-of-Field et la scène de l’explosion. Le corps du roi, trouvé à quelque distance des décombres, ne portait aucune trace de brûlure ni de contusion; l’examen du cadavre prouvait que Darnley avait été étranglé avant l’explosion, et toutes les circonstances rassemblées par M. Gauthier tendent à établir que Marie Stuart ne fut pour rien dans le guet-apens, ni dans le meurtre. Que si elle épousa ensuite le comte Bothwell, il ne faut pas non plus en rien inférer contre sa conduite lors de l’assassinat. D’après les documens reproduits et commentés par M. Gauthier, le mariage de la belle reine avec cet affreux personnage fut la suite, non pas d’un rapt de comédie, comme l’ont affirmé quelques historiens, mais d’un acte de violence sauvage où cette princesse fut en réalité la victime de Bothwell et non sa complice. Bothwell, soutenu par les seigneurs félons dont la trahison avait été préméditée dans le fameux souper d’Ainslie, put tout se permettre à l’égard de sa prisonnière; la malheureuse reine, de son côté, crut qu’elle ne pouvait laver que par le mariage « l’outrage fait à son honneur, sans prévoir que par Cet acte, le plus funeste de sa vie, elle allait fixer sur elle les soupçons et fournir à ses ennemis les prétextes qu’ils cherchaient pour la perdre. » Ajoutons qu’elle autorisait ainsi en apparence la postérité à prendre parti pour ses détracteurs, tant il est vrai que, dans certains cas, les fautes, aussi bien les fautes politiques que les fautes privées, s’aggravent par les moyens mêmes qu’on emploie pour les réparer!


JULES GOURDAULT.

VOYAGE AUTOUR DU MONDE.
Java, Siam, Canton, par M. le comte Roger de Beauvoir. Paris, H. Plon.
Les Philippines, par M. C. Semper. Wurzbourg, Stuber.


Il fut un temps où les récits de voyages lointains étaient lus avec cette curiosité désintéressée que peuvent inspirer des contes de fées, où revenir de Siam ou des pays de la lune était à peu près la même chose aux yeux de la foule des lecteurs, peu désireux d’y aller voir. Si de nos jours les contrées éloignées ont perdu le charme mystérieux des choses placées hors de notre portée, il s’y attache un intérêt plus direct et plus vif, c’est la pensée qu’à chaque instant elles pourront jouer un rôle dans notre existence. Le tourbillon de la vie forme des cercles de plus en plus vastes, et peut toucher aux rivages les plus reculés.

Voici M. de Beauvoir qui, en compagnie du jeune duc de Penthièvre, revient d’un voyage de circumnavigation; en moins de deux ans, ils ont vu défiler devant leurs yeux éblouis des tableaux pleins de contrastes et pleins d’enseignemens. Nous avons déjà parlé ici même du livre curieux que le jeune touriste a consacré à l’Australie; nous avons parcouru avec lui les cités florissantes et les prairies peuplées de troupeaux du troisième monde. Il vient aujourd’hui nous dépeindre Java et Siam, en nous promettant la Chine et la Californie pour plus tard. Il y a une différence marquée dans le ton des deux volumes; on sent qu’en abordant ces pays étranges de l’extrême Asie dont ils ignorent les langues, les voyageurs se trouvent en présence d’un élément incommensurable avec leurs idées et leurs sentimens. M. de Beauvoir ne sort plus guère des récits d’aventures, descriptions pittoresques, détails tour à tour comiques ou horribles, qui émaillent les livres des voyageurs ordinaires, pour se livrer à des réflexions sur l’avenir des peuples qu’il vient devoir chez eux. Disons cependant que ses descriptions et ses récits sont charmans et d’une vivacité de coloris qui ne laisse jamais faiblir l’intérêt.

M. de Beauvoir a vu Java encore à temps pour assister à la lutte entre le progrès industriel qui s’apprête à transformer l’île par le moyen d’un chemin de fer, et la routine patriarcale qui depuis des siècles y régnait sans conteste. Rien ne peint le passé et l’avenir comme de voir alterner dans ce pays les moyens de transport des temps primitifs avec les railways, qui représentent la locomotion pour ainsi dire abstraite, le déplacement sans phrase et sans cérémonie. Là où il existe des routes carrossables à travers les forêts, on voyage en chaises de poste indiennes, grands paniers couverts d’un toit blanc, avec sièges par devant et par derrière, attelés de poneys qui sont conduits par un Malais. Voici comment l’on franchit les endroits difficiles. s’agit-il de descendre et de remonter les flancs d’un ravin entre deux montagnes de lianes, on met en réquisition une tribu indigène, qui dételle les bêtes et attache derrière la voiture un long câble de cuir de buffle et de rotin tressé. Plus de deux cents indigènes s’y cramponnent, le bout est porté par une cohorte de petits garçons et de petites filles sans vêtement. « Entraînée par son poids, la voiture descend la pente vertigineuse, tandis que le grand serpent humain s’efforce de la retenir; les uns tiennent bon, les autres tombent, tous crient à pleins poumons; le soleil effroyable fait ruisseler à grosses gouttes leurs torses bronzés et nerveux. » On passe ainsi le torrent du ravin sur un pont couvert. Une autre tribu amène ses buffles, et la chaise remonte la pente opposée. Les poneys de volée ruent, un trait se casse, les limoniers roulent sur le timon, la population pousse aux roues, et pendant ce temps les voyageurs s’amusent à tirer des oiseaux au plumage éclatant. Après une pareille excursion faite à la vieille mode, on est dépaysé en se sentant emporté par un train attelé d’une locomotive; le tableau paraît moins merveilleux, les forêts passent comme des ombres vertes sans détails, les villages, les hommes, les bêtes ne sont plus que des masses confuses sans individualité et sans vie.

La construction de la ligne ferrée d’environ 200 kilomètres qui doit relier entre elles trois provinces, Samarang, le Kadou et Sourakarta, rencontre des difficultés sérieuses dans la nature du sol des contrées qu’elle traverse. La station du littoral est située au milieu des marais; pour l’établir, il a fallu jeter des fondations en béton qui ont coûté des sommes considérables. Le tronçon de voie qui existe déjà n’est pas encore bien consolidé; le sol mouvant a plus d’une fois englouti les pilotis qui soutenaient les travaux. En 1866, les dépenses s’élevaient déjà à plus de 10 millions, et l’on se préparait alors à franchir des montagnes dont le passage devait coûter une trentaine de millions. L’une des voies projetées est destinée à relier au littoral la forteresse d’Ambarrawa, le centre et la clé de la vaste ligne de défense qui couvre l’île. Ambarrawa est située dans une gorge marécageuse que domine le volcan Merabou. Le fort de Banjou-Birou, commencé en 1857, est une œuvre gigantesque qui a nécessité une incroyable persévérance. Lorsqu’on jetait les pilotis, l’eau envahissait les ouvrages et engloutissait durant la nuit ce qui avait été fait pendant le jour. Les faisceaux de bambous enfonçaient de six mètres avant d’offrir une résistance au marteau, et les exhalaisons du marais tuaient les sapeurs. Lorsque enfin, malgré tant d’obstacles, bastions et remparts se trouvent achevés, par une belle nuit (le 16 juillet 1865), des roulemens sourds se font entendre; les colonnes vacillent, les murs se lézardent ou s’écroulent; c’est le volcan Merabou qui sape les bases de ces constructions de granit.

Les incertitudes qui naissent de cette lutte incessante avec les élémens sont toutefois compensées par la fertilité du sol, et il n’est pas douteux que l’établissement des chemins de fer à Java ouvre à l’industrie locale d’immenses horizons. « Lorsqu’on a vu, dit M. de Beauvoir, des caravanes de sept et huit cents coulies, portant des sacs de café aux deux extrémités du bambou équilibré qui s’incruste dans leurs épaules; lorsqu’à côté de ces files de porteurs trottans on a croisé des convois de quatre cents bêtes de somme pliant sous leurs bâts, puis des deux cents charrettes traînées par des buffles et remplies d’huile de coco, de vanille, de cannelle, de quinine, de thé, on ne peut concevoir que cette chaîne de transports difficiles et lents n’ait pas encore été remplacée par la vapeur. » Le croirait-on? l’introduction des routes ferrées a rencontré une vive opposition, non point chez les naturels, mais parmi les colons européens. Ils ont peur du travail libre; ils craignent de voir s’écrouler tout un système économique qui a fait de 14 millions d’indigènes les corvéables de 25,000 Hollandais. En conservant les institutions et même les autorités locales, en se substituant seulement aux sultans comme propriétaire du sol et en dirigeant les princes par des résidens européens attachés à leurs personnes, le gouvernement hollandais a su exploiter à son profit les prérogatives féodales des anciens maîtres de ces pays. Les plantations appartiennent au gouvernement, et les naturels sont forcés de les cultiver. C’est ainsi que la métropole tire annuellement de Java un bénéfice net de plus de 60 millions. S’il est certain, d’un côté, que le « despotisme paternel » des Hollandais a eu pour résultat de doter la colonie de cultures d’un grand rapport et d’en assurer la prospérité matérielle, on ne peut, d’un autre côté, méconnaître qu’il serait temps de songer à l’amélioration morale de ces populations. Les esprits libéraux en Hollande et à Java même commencent à se demander s’il est juste qu’une race entière soit pressurée à ce point au profit d’une métropole éloignée et qu’elle soit maintenue dans la plus basse humilité. « A peine un blanc est-il en vue, dit M. de Beauvoir, vite tous les indigènes s’accroupissent sur leurs talons en signe de respect. Sur la route que nous avons suivie, pas un n’est resté debout; ils semblaient s’abattre également de droite et de gauche, à mesure que nos chevaux soulevaient la poussière, comme s’ils étaient des capucins de cartes fauchés sur notre passage. » Dans l’intérieur de l’île, le servilisme s’accroît encore, si c’est possible; du fond des rizières jusqu’à deux cents pas la présence des blancs donne le signal de l’accroupissement général; bien plus, en se blottissant, les naturels tournent le dos aux blancs qui passent et gardent les yeux baissés à terre. Cette prosternation chez une race qui a été fière et qui est toujours intelligente fait mal à voir; elle peint le niveau moral de la génération actuelle et accuse l’égoïsme des maîtres. On ne peut donc que s’associer aux vœux de M. de Beauvoir lorsqu’il réclame pour ce peuple abaissé sa part au soleil.

Les sept jours que l’auteur a passés dans le royaume de Siam ont été bien remplis, à en juger par la quantité d’observations qu’il a pu recueillir et par le nombre des faits curieux qu’il révèle. Je ne citerai que la fantastique visite au second roi de Siam, qui était alors mort depuis neuf mois. Voici le procédé de momification auquel les Siamois soumettent le cadavre royal. On installe le défunt sur un trône de bois de fer, mais percé ; puis, au moyen d’un entonnoir introduit dans son gosier, on lui fait avaler une trentaine de litres de mercure. L’opération le dessèche très promptement. Le pesant liquide, plus ou moins amalgamé, est recueilli au fur et à mesure dans un vase de bronze sculpté, placé sous le trône. Chaque matin, les grands corps de l’état viennent en pompe chercher le vase et vont le vider dans la rivière. Quand le roi se trouve ainsi réduit à la sécheresse d’un copeau, on le plie en deux, et, ramenant les jambes à la hauteur de la tête, on ficelle le tout comme un saucisson, le dépose dans une urne d’or et l’installe sur un beau catafalque. Ce roi empoté tient sa cour encore pendant un an, exactement comme s’il vivait. Sous les colonnades de son palais circulent des centaines de mandarins, vêtus de blanc en signe de deuil. De longs cordons rayonnent du socle de l’urne funéraire dans toutes les directions ; ils aboutissent à des chambellans en adoration. Tous les jours, au lever et au coucher du soleil, le harem, au grand complet, se présente devant l’autel où trône son maître ; toutes ces femmes, elles sont plusieurs centaines, viennent lui parler par les cordons blancs. Aux yeux des Siamois, ce n’est pas du veuvage, c’est de la vie conjugale… posthume. Le veuvage ne commence que le jour où le feu roi sera mis sur le gril pour la crémation. Une grande corbeille d’or, placée sur la première marche du mausolée, renferme les lettres et placets adressés à sa majesté depuis son décès, et qui attendent une réponse.

À Macao, M. de Beauvoir a visité les barracons, entrepôts célèbres de la traite des Chinois, que par euphémisme on appelle « l’émigration des coulies. » Né depuis vingt ans, cet horrible commerce a déjà une histoire marquée par toute sorte d’atrocités. Des prisonniers de guerre amenés de l’intérieur, des pêcheurs enlevés par les pirates, enfin des milliers de pauvres diables abusés par de fallacieuses promesses, étaient embarqués à Macao et transportés soit aux îles de guano, soit aux plantations de l’Amérique. Depuis 1856, le gouvernement portugais a pris la surveillance de la traite et l’a régularisée. Les coulies partent donc maintenant de leur plein gré. Cela est vrai en ce sens qu’ils ont le choix de partir ou de rester, insolvables, entre les griffes des créanciers qui les voueront à une implacable vengeance, car il va sans dire que ceux qui arrivent aux barracons appartiennent généralement, corps et âme, aux commissionnaires qui les amènent. Le propriétaire du barracon les achète 350 francs et les revend 750 francs par tête à l’agence espagnole de navigation, et sur le marché de Cuba la marchandise humaine vaut environ 1,750 francs. Par le contrat signé à Macao, le coulie s’engage à travailler douze heures par jour, pendant huit ans, au service du propriétaire de ce contrat, et à renoncer à sa liberté pendant ce temps ; le patron le nourrit, l’habille et lui donne 20 francs par mois ; mais le sort de ces malheureux est plus dur que celui des esclaves noirs, car dans ces derniers le planteur voyait sa propriété, qu’il était dans son intérêt de ménager, tandis que du Chinois il ne songe qu’à tirer le plus de besogne possible en un temps donné; il veut l’user! L’émigration des coulies pourrait cependant devenir un bienfait pour ces contrées inégalement fertiles, en les débarrassant du trop-plein de la population; mais il faudrait qu’elle fût dirigée par des bureaux honnêtes et désintéressés; autrement, l’on sera obligé de convenir que la traite des esclaves n’a fait que changer de nom. Ce ne sera pas, certes, le moindre résultat de la facilité croissante des voyages, que ce contrôle incessant des abus de toute sorte par des représentans de la civilisation européenne, contrôle vigilant et généreux qui empêche le mal de prendre racine.

M. le docteur Semper, aujourd’hui professeur à l’université de Wurzbourg, a rapporté d’un séjour aux îles Philippines une série d’esquisses dans lesquelles il nous peint le sol et le climat, la faune, les produits divers et les habitans de ces pays encore si peu connus. Parmi les résultats scientifiques de ce voyage, on peut citer une nouvelle théorie des récifs de coraux, fondée sur des observations qui méritent d’être prises en considération. On sait que, d’après Darwin, les attols prennent naissance sur des roches qui, par suite d’une dépression du lit de la mer, s’enfoncent peu à peu sous les eaux; les récifs des côtes se formeraient, au contraire, lorsque les forces souterraines soulèvent le rivage. Darwin s’appuie principalement sur ce fait, que les coraux ne peuvent vivre qu’à une faible profondeur au-dessous de la surface des eaux; mais M. Semper lui oppose les observations de Carpenter et de Pourtalès, qui semblent démontrer que ces zoophytes se développent à des profondeurs considérables dès qu’ils rencontrent un fond rocheux où ils puissent se fixer. L’étude attentive du groupe de récifs des îles Pelew laisse d’ailleurs reconnaître sur un espace d’à peine 60 milles toutes les variétés de récifs décrites par Darwin, et il serait difficile d’admettre qu’elles ont été produites à la fois par une dépression et par un exhaussement du sol. En résumé, M. Semper pense que les attols sont les résultats de soulèvemens, et que le travail des coraux commence à des profondeurs considérables.

Dans le dernier chapitre de son livre, M. Semper trace un tableau intéressant de l’état moral et intellectuel de la population des Philippines. Sa conclusion, s’il y en a une, c’est que l’avenir appartient aux métis des indigènes et des colons espagnols. Sous un climat pareil, il n’est pas permis de compter sur une affluence d’Européens comparable à celle qui a fait la prospérité de l’Australie; le progrès est donc ici entre les mains de la population active et intelligente qui est née du croisement des races.


R. RADAU.


C. BULOZ.

  1. 3 vol. in-8o, par M. Jules Gauthier, librairie Lacroix et Verboeckhoven.