Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1916

Chronique no 2033
31 décembre 1916


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Aux approches de Noël, de ce Noël dont le retour émeut l’âme à la fois farouche et sentimentale de l’Allemagne, troublée profondément, en sa misère présente, au souvenir des jours heureux, le chancelier de l’Empire, M. de Bethmann-Hollweg, a laissé tomber sur le monde désolé une parole qui, sincère et honnête, eût pu être grande : la paix. Mais, prononcée avec l’accent qu’il y a mis, précédée d’avertissemens et accompagnée de gloses qui rendent impossible de l’entendre, elle ne saurait être ni honnête ni sincère ; elle est d’avance condamnée à demeurer vaine ; méprisable, comme un mensonge et comme une profanation, car jamais il n’a été dit : « Paix sur la terre aux hommes de mauvaise volonté, » aux hommes de mauvaise conscience et de mauvais desseins. Ainsi que celui qui, de ville en ville, fuyait la malédiction, ils s’en vont répétant : « La paix ! » et ce n’est point la paix. Ce n’est encore qu’une manœuvre de guerre, une de plus ; un mouvement combiné de la stratégie allemande et de la diplomatie allemande, qui ont, il faut le reconnaître, cette force qu’elles adhèrent et en quelque sorte collent l’une à l’autre, se servent et se complètent réciproquement. Qu’on se rappelle d’abord les précédens, la préparation lointaine, les déclarations antérieures de M. de Bethmann-Hollweg, ses discours du mois d’août et du mois de décembre 1915, du mois d’avril et du mois de juillet 1916 ; les discours de M. Scheidemann et des autres chefs de parti, désignés, par un consentement tacite, pour être tout ensemble les hommes de confiance des groupes auprès du chancelier et les hommes de confiance du chancelier auprès des groupes ; les conférences officieuses, et du reste arrêtées net, sur « les buts de guerre » de l’Allemagne ; d’autres conférences, organisées soi-disant en réponse et en apparente opposition à celles-là, par les pangermanistes et les agrariens ; les harangues personnelles de l’Empereur : les interviews et les ordres du jour, tantôt truculens et crevant les cieux, tantôt humanitaires et trempés de larmes, du kronprinz Frédéric-Guillaume, des rois de Saxe et de Wurtemberg, du roi et du prince héritier de Bavière, qui, plus importans que le commun de leurs confédérés, parlent plus volontiers et qu’on fît parler davantage. L’astuce et la patience allemandes, qui ont préparé la guerre pendant quarante-cinq ans, préparent la paix depuis trois ans bientôt, depuis le premier jour de la guerre. Pas un instant, de ses bureaux ou du grand quartier général, la Chancellerie ne s’est lassée d’épier l’occasion. Elle a cru la saisir après chaque victoire, et elle a alors, d’un bout de l’univers à l’autre bout, agité vigoureusement tout son système de grelots ; dans les périodes moins heureuses, elle a fait le muet ou le mort, jusqu’à ce que les affaires militaires se rétablissent ; et le ton, selon les cas, s’est haussé ou baissé, comme se sont haussées et baissées les prétentions ; mais il n’est pas arrivé que l’Allemagne n’émît pas ou n’eût pas de prétentions, que les plus modestes ne fussent pas encore excessives, et qu’elles n’aient pas oscillé simplement entre l’odieux et l’inacceptable. Montrons-le mieux, en insistant un peu sur les discours de M. de Bethmann-Hollweg, puisque aussi bien c’est lui qui représente dans l’Empire le personnage autorisé et responsable.

Au mois d’avril 1916, avant la triomphante offensive de Broussiloff, le chancelier ne se tourne vers l’Orient que pour s’écrier : « Après de pareils ébranlemens, l’histoire ne connaît plus le statu quo ante. Non, la Russie ne doit pas pouvoir encore une fois faire avancer ses armées contre la frontière non protégée de la Prusse orientale. » Et quand, à cette date, il se retourne vers nous, il nous le signifie en termes péremptoires : « Personne ne croira que nous abandonnerons, à l’Occident, le territoire arrosé du sang de notre peuple sans avoir pris des garanties réelles. Là non plus, le destin ne retourne plus en arrière. » De même, le 9 décembre 1915 : « Nous avons remporté d’énormes succès et enlevé à nos ennemis leurs espoirs, les uns après les autres. Après avoir volé de victoire en victoire, nous ne céderons rien de ce que nous avons conquis. » Et, déjà, le 18 août : « Non, cette immense guerre ne restaurera pas l’ancienne situation. Une Europe nouvelle doit surgir et la politique anglaise de l’équilibre des Puissances doit disparaître. » Passent le dernier printemps et le dernier été. L’offensive de Broussiloff couvre à nouveau la Bukovine, ronge ou menace la Galicie ; la vague moscovite, enflée en tempête, revient battre la haute muraille des Carpathes ; l’offensive autrichienne des archiducs est franchement brisée par Cadorna, à sa descente du Trentin ; l’offensive du Kronprinz allemand sous Verdun n’avance plus et commence à fléchir ; l’offensive franco-anglaise sur la Somme se dessine. Une à une, les colonies allemandes, comme des branches qui cassent, se sont détachées ou ont été arrachées du tronc : « la carte de guerre, » dès que c’est une carte complète, devient de moins en moins avantageuse. L’Allemagne, économiquement, physiologiquement, l’Allemagne, grande mangeuse, sent la gêne, et sans doute plus, et peut-être bien pis. Aussi le chancelier, à la fin de juillet 1916, ne craint-il pas de paraître beaucoup plus coulant. Il se fait insinuant, pressant, caressant presque. Il interroge notre gouvernement. Le gouvernement français a pense-t-il sérieusement pouvoir atteindre son idéal dans une guerre d’extermination ? » Ce sont les heures grises et mélancoliques où le Kronprinz, attendri, pleure dans les journaux américains. La Roumanie ne s’est pas encore déclarée, mais on prévoit et on redoute son intervention. Deux mois durant, septembre et octobre, le chancelier de l’Empire ne dit plus rien, du moins ne dit plus rien de la paix. Il ne fait que vitupérer, ce qui n’est pas dans sa fonction, ni dans son caractère, ni dans ses habitudes. En novembre, les passages des Alpes transylvaines sont forcés par Falkenhayn ; la Valachie est envahie ; l’armée roumaine se replie de ligne en ligne, lentement au début, puis précipitamment ; au commencement de décembre, Bucarest est prise. M. de Bethmann-Hollweg recouvre la voix ; et cette voix, aussitôt grossie, amplifiée, multipliée par les mille voix de la tribune et de la presse, est tout un orchestre.

Dans cette musique infernale, trois parties distinctes. Au dedans, le tonnerre ; c’est le vieux dieu allemand, c’est Wotan, ce sont tous les héros étincelans, éclatans et souvent discordans du Walhalla wagnérien, qui, chacun sur son instrument, jouent l’air national : l’Allemagne au-dessus de tout. À l’étranger, chez les belligérans, c’est la Sibylle qui parle sans parler, propose des énigmes, donne à deviner des oracles ambigus, et, par tradition, tend des pièges ; chez les neutres, c’est la Sirène, qui se fait engageante, offre son buste et cache sa croupe hérissée d’arêtes. On a procédé selon le protocole. Chaque matin, à onze heures. M. Zimmermann, qui est l’homme aimable et spirituel du gouvernement impérial, a coutume de réunir les directeurs des journaux de la capitale et les représentans à Berlin des journaux de province, et, à ceux-ci comme à ceux-là, il distribue leur rôle : un tel fera le matamore, et un tel le gracieux. Malheur à qui s’écarterait si peu que ce fût du programme minutieusement et ministériellement tracé : on lui couperait sans pitié les oreilles, c’est-à-dire les informations dont seule la Chancellerie dispose. Dans un chœur aussi bien réglé, tous les artistes ouvrent la bouche au signal et chantent à la baguette. Il serait dommage de les écouter sans les voir. Donc, regardons-les et instruisons-nous.

La note de M. de Bethmann-Hollweg et sa communication au Reichstag sont du mardi 12 décembre. Or, dès le 28 novembre, les deux journaux nationaux-libéraux, les Leipziger Neueste Nachrichten et les Münchner Neueste Nachrichten, attaquaient brusquement l’ouverture. La feuille de Leipzig n’y allait pas d’une main molle. Elle attribuait la Valachie à l’Autriche, le versant occidental des Vosges, Longwy et Briey à l’Allemagne ; et la semaine suivante, le 6 novembre, elle fixait les «points secondaires. » Anvers serait un port allemand ; l’état-major déterminerait ce qu’il conviendrait de garder de la Belgique pour qu’elle ne puisse plus servir de tête de pont à l’Angleterre. Le reste de la Belgique et de la France constituerait encore un gage suffisant pour rentrer en possession des colonies allemandes, arrondies du Congo. Pour que le peuple allemand ne risquât plus d’être affamé, on prélèverait en Russie de vastes territoires agricoles. Et, pour ne pas s’encombrer de questions de races, il conviendrait d’expulser autant que possible la population des pays annexés. La feuille de Munich appuyait et renchérissait. Le pire malheur, pour l’Allemagne, serait une paix indécise. Il lui fallait se couvrir contre l’agression russe par la constitution d’un État polonais et par l’annexion de la Courlande, de la Lithuanie, du gouvernement de Suwalki au moins jusqu’au Niémen. Contre l’agression française, dans l’Ouest, le Luxembourg allait devenir un État confédéré. L’Allemagne peut se suffire à elle-même et résister à un blocus, sauf pour le fer ; il est donc pour elle d’un intérêt vital de conserver le bassin de Briey. Le reste du sol français occupé constitue un gage que les Français devront racheter d’une façon ou de l’autre (et dans cette phrase se retrouve l’unisson de la Wilhelmstrasse).

Le 30 novembre, le 1er et le 7 décembre, c’est le tour de la Külnische Volkszeitung (Gazette populaire de Cologne), organe catholique, que n’anime guère qu’une fureur fort peu chrétienne. Pour l’existence de l’Allemagne, une paix sans annexions est inadmissible. Premièrement, l’Allemagne se fera restituer ses colonies, agrandies grâce aux gages que représentent les territoires du Nord de la France. Mais ces gages sont assez précieux pour qu’on puisse exiger en outre une indemnité de guerre et la cession de certaines portions du sol français. L’état-major allemand, du point de vue militaire, exigera des rectifications de frontière ; et, du point de vue économique, à tout prix, l’Allemagne, qui veut du fer, a besoin du bassin de Briey, ; elle l’exigera donc aussi. Mais, du triple point de vue militaire, économique et politique, il est essentiel pour elle que la Belgique soit placée sous sa dépendance. En particulier, il lui faut les ports, Anvers, Zeebrugge et Ostende ; et comme on ne peut savoir si l’Angleterre n’utiliserait pas encore quelque autre point de la côte belge, le plus sûr est, par précaution, d’occuper cette côte tout entière.

La vieille Gazette de Cologne, la Gazette tout court, Kölnische Zeitung (numéro du 2 décembre), tient, sous une autre forme, le même langage. Les colonies allemandes seront restituées et agrandies. L’Allemagne protégera toutes les petites nationalités qui lui prouveront leur dévouement, mais « cela ne veut naturellement pas dire qu’elle travaillera à ressusciter la Belgique, la Serbie et la Roumanie qui lui ont été hostiles. » La Belgique restera économiquement et militairement sous la main de l’Allemagne. Du territoire français, on incorporera le bassin de Briey. Le plus piquant est que la Gazette prend des mines ingénues, affecte une prudente réserve : « Tant que la guerre n’est pas finie, dit-elle, toute discussion des conditions de la paix reste plus ou moins hypothétique ; le chancelier a eu raison de ne vouloir jamais préciser. » Elle ajoute ensuite pudiquement : « Nous ne savons pas ce que le gouvernement pense de notre programme. » « Notre programme » est admirable, et étonne en Allemagne même où l’on connaît les belles relations de la Gazette de Cologne. La Gazette de la Croix demande : « Devons-nous considérer cet ensemble de conditions de paix comme le reflet de la pensée du Gouvernement ? » A quoi il n’est répondu rien de clair, mais la question n’attendait pas de réponse, et, comme l’autre, la Gazette de la Croix fait le jeu.

Dans l’intraitable Deutsche Tageszeitung, M. de Reventlow se borne à répéter pour la centième fois que la possession de la côte belge est une condition sine qua non de la paix, afin de menacer l’Angleterre et de s’assurer la liberté des mers. Dans la Gazette de Voss, le professeur Schäfer estime que l’acquisition de Briey est une nécessité économique pour l’Allemagne ; mais qu’il serait également désirable de prendre Belfort, le versant occidental des Vosges, Toul, Verdun, un port sur les côtes de la Manche, et quelque autre chose par surcroît, La Gazette du Rhin et de Westphalie affirme : « Notre ennemi est dans l’Ouest ; 90 p. 100 des Allemands sont persuadés à bon droit qu’il faut régler définitivement leur compte à l’Angleterre et à la France. Nous tenons notre épée plongée dans le ventre de l’adversaire : il nous faut ou l’anéantir ou nous réconcilier avec lui. Une réconciliation avec l’Angleterre et la France est impossible ; pas de négociations, mais l’écrasement de ces deux peuples, et la voie ouverte jusqu’à la mer: Le vainqueur n’abandonne rien de ce qu’il a que contre compensation, et 5 milliards ne nous suffiront pas. C’est sur la France que nous nous dédommagerons; chaque mètre carré de sol français que nous conquerrons désormais nous appartiendra. Quant à la Belgique, il va de soi qu’il nous faut Anvers et la côte belge. »

Voilà les morceaux destinés à la consommation intérieure.; il s’agit de rehausser ou de maintenir l’esprit public en Allemagne à un niveau assez élevé pour que l’on puisse, le cas échéant, proposer la paix allemande, une paix ehrenvoll, ce qui signifie non pas une paix honorable, mais une paix « pleine d’honneur, » — l’honneur, encore une fois, étant entendu d’une certaine façon. Les plus sages, les plus raisonnables, parlent d’annexer seulement le bassin de Briey; c’est le minimum ; il n’y a pas de maximum ; et quant à rendre l’Alsace-Lorraine, personne n’y songe, ou l’on n’y songe que pour refuser. Mais, pour le dehors, on lance par les fenêtres d’autres morceaux, dans l’espérance qu’il se rencontre quelque passant qui les happe. Il en est de plus durs, il en est de plus tendres, mais tous en somme sont conformes au type donné. On dit aux uns : « Que les neutres se mêlent de leurs affaires, ou s’ils s’avisent de se mêler des nôtres, que ce soit dans le sens de nos intérêts et de nos désirs. Quiconque nous proposera sa médiation, devra partir de l’acceptation expresse de cet axiome que la victoire nous appartient et ne saurait plus nous échapper. » Le comte Reventlow et M. Georges Bernhard repoussent nominativement la médiation américaine, que M. Scheidemann avait invoquée, cependant que M. de Bethmann-Hollweg en personne, dans une interview accordée au journaliste américain Hale, concilie la contradiction en annonçant que l’Allemagne, « quoique sûre de la victoire et disposée à lutter jusqu’au bout, n’en est pas moins à tout instant prête à négocier la paix. » Chez les neutres eux-mêmes, l’Allemagne affecta des airs de victime. Elle n’a pas voulu la guerre. On l’y a contrainte, tout un monde d’ennemis s’est conjuré contre elle. Maintenant encore, ou victorieuse, ou ayant fait la preuve qu’elle ne pouvait être vaincue, elle consent à offrir la paix. Elle, qu’on a eu l’injustice de prétendre accabler au nom du droit violé, d’essayer de mettre au ban de la civilisation, de rayer de l’humanité, elle ne demande qu’à entrer, pour la guider, dans la future société des nations. Mais le chef-d’œuvre de toute cette préparation de théâtre, c’est d’avoir réussi à faire travailler, outre l’Allemagne et les neutres, l’opinion chez les belligérans, jusque dans les États de la Quadruple-Entente. Aux environs du jour où le chancelier allait se présenter devant le Reichstag avec son dernier « chiffon de papier, » certaines démarches étaient faites çà et là, certaines conversations étaient échangées, certaines motions étaient votées, certains partis étalaient aux regards les marques d’un don de divination étrange. « Nous devons, a fait observer, à ce sujet, le Giornale d’Italia, féliciter les députés socialistes de la preuve d’exquise sensibilité qu’ils viennent de nous donner ; comme certains animaux pour le tremblement de terre, eux et nos neutralistes, ils disposent évidemment d’un sixième sens qui leur permet d’annoncer à l’avance les décisions de l’Empire allemand, et de pressentir à distance, dans l’espace et dans le temps, les mouvemens sismiques du gouvernement de Berlin. » A Berlin même, le 11 décembre, les journaux redisent une fois de plus, pour le dedans et pour le dehors, ce qu’ils ont dit tant de fois depuis trois semaines ; dans l’intervalle, la mobilisation civile a été décrétée ; tous les silencieux, Hindenburg, Mackensen, Ludendorff, Grœner, se sont répandus en effusions aussi concordantes qu’inaccoutumées; une l’ois de plus, eux aussi, ils ont, à la face de l’univers, célébré la puissance allemande, la constance allemande, la victoire allemande et, comme de juste, l’invincibilité allemande. La scène est dressée, l’affiche posée, le décor en place, la troupe au complet, la salle faite, claque et cabale, parce qu’il faut qu’il y ait même des mécontens, — oportet hæreses esse ; — la préparation est achevée ; nous arrivons ici à l’exécution.

Le Reichstag avait été ajourné à long terme : subitement on le rappelle. Qu’est-ce à dire ? Qu’y a-t-il ? Un mot magique circule d’autant plus fort qu’on feint de le retenir : la paix. Autour de lui s’agrègent et se cristallisent toutes les douleurs et toutes les aspirations de la foule. Elle assiège, anxieuse, haletante, les portes du palais, empli pour elle d’un mystère sacré. Des gens de cour, des fonctionnaires, des officiers en uniforme ont pris d’assaut les galeries, s’entassent sur l’estrade même où se tiennent à l’ordinaire les membres du Conseil fédéral. L’attente se prolonge, les nerfs se tendent, on s’interroge ; enfin, M. de Bethmann-Hollweg paraît, il demande la parole. Il commence par un dithyrambe à la gloire de l’Allemagne en armes. La Roumanie, la Transylvanie, l’Orient, la Somme et le Carso défilent, et les batailles qui sont gagnées, et le ravitaillement qui est assuré. « Une direction géniale et des œuvres d’héroïsme inouïes, dit solennellement le chancelier, ont créé des faits de bronze. » Mais le cœur de l’Empereur, ce cœur intimement moral et religieux, souffre depuis plus de deux ans pour son peuple et pour tous les peuples. « C’est pourquoi Sa Majesté, en plein accord avec ses alliés, a pris la décision de proposer aux Puissances ennemies d’entrer en négociations de paix. » Derechef, au long de plusieurs paragraphes, M. de Bethmann-Hollweg verse en une série de sophismes historiques et philosophiques, panachés de rodomontades ; et ce serait toute la substance de ses déclarations, si, vers la fin, il n’eût glissé, incidemment et comme sans conviction, une vague promesse : « Les propositions de paix que les Puissances alliées apporteront dans ces négociations... » Apporteront, au futur. N’est-ce pas souligner que, quant à présent, elles n’apportent qu’une intention d’apporter ? Et nous ne leur demandons pas plus, puisque nous ne leur demandons même pas cela; mais prenons bien ce qu’elles ont dit pour ce qu’elles ont dit, et non pour ce qu’elles diront. D’autant que ce que le chancelier ne nous a pas dit, de la tribune du Reichstag, il ne nous l’a pas non plus fait dire.

Ce sont les Puissances chargées de la défense des intérêts allemands dans les pays ennemis qu’il a priées de transmettre sa note. Elles l’ont en effet transmise à ce titre, sans annexe, sans supplément, sans commentaire, comme on s’acquitte d’une commission-par une simple lettre d’envoi. Mais au bout de trois ou quatre jours, M. le président Wilson, — pure coïncidence, il a grand soin d’en témoigner, — saisit officiellement tous les gouvernemens, belligérans et neutres, d’une autre note de son cru. Il jure qu’elle est de lui-même, de lui seul; que l’inspiration est de lui, la rédaction de lui ; il revendique un droit d’antériorité, nie toute collusion; et on peut l’en croire : c’est son esprit et c’est son style. Dégagée des circonlocutions inutiles qui sont le fond de la diplomatie classique, et des considérations, mi-humanitaires, mi-utilitaires, où elle s’attarde et se délaie un peu, la note américaine « suggère » (M. Wilson s’accroche à ce verbe) qu’«une occasion rapprochée soit recherchée pour demander à toutes les nations actuellement en guerre une déclaration publique de leurs vues respectives, quant aux conditions auxquelles la guerre pourrait être terminée et aux arrangemens qui seraient considérés comme satisfaisans en tant que constituant des garanties contre le retour ou le déchaînement d’un conflit similaire dans l’avenir, de façon à pouvoir comparer ensemble en toute franchise leurs déclarations. » Cette traduction est bien lourde : il suffit qu’elle soit fidèle. M. Wilson est las d’en être « réduit à des conjectures, » de ne pas mieux savoir « pour quel objet concret le conflit a été engagé. » Il en est las comme homme et comme président des États-Unis; mais ceux-là qui l’ont engagé, c’est auprès d’eux qu’il lui convient de se renseigner. S’il peut le leur faire confesser, nous serons tout les premiers fort aises de l’apprendre. « Un sondage, » dit-il; sa note ne vise pas au-delà. Pour nous, qui ne sommes ni ténèbres ni abime, il ne sera pas difficile de nous sonder. Nos buts de guerre sont lumineux : des réparations, des restitutions, des garanties. Aveugle qui ne les voit point. Ennemi de lui-même, et de son pays, et de tous les pays, de tous les hommes nés ou à naître, qui s’interposerait entre nous et ces « buts de guerre, » lesquels ne sont que les fondemens nécessaires d’une paix durable. Ennemi de la paix, qui hâterait une paix bâclée et boiteuse. Le président Wilson en est très convaincu; et c’est pourquoi, insiste-t-il, « il ne propose pas la paix, il n’offre même pas une médiation. »

Il n’y a donc pas, de la part des États-Unis, ombre de médiation s’il n’y a, de la part de l’Allemagne, qu’ombre de propositions de paix. Personne, en réalité, ne nous offre rien que de nous offrir, ou, pour être plus exact encore, l’Allemagne ne nous fait offrir que de demander. Notre conduite est par-là même toute tracée. Là où il n’y a rien, le Roi, l’Empereur lui-même perd ses droits, et son chancelier perd son temps. Quand on n’est en présence de rien, ne disons pas qu’on l’écarte par une fin de non-recevoir; car il n’y a pas lieu de recevoir ni d’écarter ce qui n’existe pas. Tout ce qu’on peut faire, c’est d’attendre que l’on soit mis en présence de quelque chose. C’est là, si j’ose employer cette image familière, comme l’amorce d’un entretien téléphonique : « Nous écoutons. — Mais non, parlez. — Pardon, c’est vous qui avez appelé. » Coupons tout de suite la communication. Si l’on tient à « causer, » on nous rappellera.

Nous, nous ne bougerons pas, parce que la paix que nous voulons, ce n’est pas la paix allemande, c’est la nôtre et que l’heure ne nous en parait pas encore venue. Il n’est, pour nous décider en pareille matière, que de nous représenter nettement notre situation et celle de l’ennemi. A l’acte du chancelier, il y a naturellement des prétextes et des raisons. Comme prétextes, nous apercevons, sans peine, tous ceux qu’il a énumérés : l’Allemagne victorieuse, invincible, forte de tant de territoires conquis et de quatre royaumes abattus, tendue pour un suprême et exécrable effort, résolue à de surhumaines et inhumaines horreurs. Laissons pour compte à M. de Bethmann-Hollweg la piété de son Empereur et sa compassion envers le genre humain, qui ne sont que dérision. Un bon prétexte, c’est peut-être aussi le nouveau règne en Autriche-Hongrie où la paix serait, aux mains de Charles Ier-Charles IV, un magnifique cadeau de joyeux avènement; où, de plus, elle lui permettrait, pourvu qu’il en soit temps encore, de desserrer l’étreinte et de s’évader de l’emprise allemande. Et voici les raisons, ou plutôt la grande raison, en laquelle elles se résument toutes. C’est la situation réelle, la vraie situation économique et politique de l’Empire allemand et des autres États de la Quadruple-Alliance. De cette situation, nous ne savons pas tout, mais il y a tout de même des choses que nous savons. Nous savons que la gêne s’est accrue jusqu’à atteindre la misère ; que, pour les plus riches, c’est devenu un problème de vivre ; et que les prix qu’on publie sont purement théoriques, puisque les denrées manquent et qu’on n’en peut trouver à n’importe quel prix. Seulement, pour avoir cru trop vite que l’Allemagne souffrait de la faim, quand ce n’était pas vrai, maintenant que c’est vrai, nous ne le croyons plus assez. Nous savons que l’opinion s’affaisse ou s’irrite, et que la mobilisation civile est ainsi, contre des révoltes éventuelles, une sorte d’état de siège renforcé, qui place tout le peuple allemand, hommes et femmes, sous le régime de la dictature intense. Militairement même, nous savons que, s’il est certain que l’Allemagne occupe de vastes territoires, et foule aux pieds quatre petits États, il ne l’est pas moins que les quatre grands États de la Quadruple-Entente sont debout, dans des conditions qui supportent la comparaison avec celles de l’Europe centrale. La politique de l’Allemagne et de l’Autriche en Pologne est le signe visible que la question des effectifs se pose instamment pour elles. Leur supériorité en matériel, artillerie et munitions, s’est atténuée, s’efface, tend à se renverser. Quant à la guerre sous-marine et à la guerre aérienne, dont l’Allemagne agite l’épouvantail, elle aura beau les exaspérer, l’une ne produira jamais plus que des effets étroitement localisés, et jamais l’autre ne rétablira entre la Quadruple-Alliance et la Quadruple-Entente, l’équilibre des privations, de l’usure et du dépérissement. Au total, nous savons que l’Allemagne n’est pas encore à bout de souffle, mais, l’oreille collée à sa poitrine dans le corps à corps où nous sommes engagés, nous entendons les premiers râles : ce n’est pas le moment de lâcher ni de nous relâcher. Attention ! nous crie-t-on, l’Allemand va se faire féroce. Quoi donc ? Peut-il se faire Allemand et demi ?

Mais si nous nous trompons, si l’heure est venue où l’Allemagne se sent obligée de consentir à la seule paix possible, celle qui fera que le sacrifice de toute une génération aura servi du moins à en libérer d’autres, et que nos enfans ne vivront pas la vie précaire et semée d’alarmes que nous avons vécue ; nous ne disons pas : si elle se repent, si elle s’humilie, mais si elle avoue, si elle reconnaît l’échec de sa criminelle aventure, qu’elle le dise ; après avoir offert de parler, qu’elle parle. Tout ce que nous avons à dire, c’est que les rôles ne sauraient être intervertis, et qu’on ne nous fera pas faire figure de demandeurs. On ne nous traînera pas à la paix en vaincus et en supplians. Nous avons mis au jeu trop de nous-mêmes, pour que nous puissions chercher la paix ailleurs que dans la victoire, et les ministres de tous les États de l’Entente partagent trop ce sentiment pour ne pas l’avoir, chacun à sa manière, parfaitement rendu : le président du Conseil russe et le ministre des Affaires étrangères à la Douma d’Empire, avant même que M. de Bethmann-Hollweg eût envoyé sa note, et pour couper court aux machinations de paix séparée ; M. Lloyd George, soutenu par M. Asquith, à la Chambre des Communes; M. Aristide Briand, chez nous, à la Chambre et au Sénat; M. Sonnino, à la Chambre italienne, dans un discours qui mérite de demeurer comme un modèle, et, ce qui vaudrait mieux, d’être pris pour règle. Leur réponse écrite ne peut sûrement pas dévier d’une ligne de leurs premières déclarations : les quatre Puissances se tairont, écouteront, parleront toutes ensemble. Tant qu’on ne fait que les inviter à une conversation in généralibus, elles n’ont qu’à passer: si des précisions suivent, elles se concerteront et, toutes ensemble, exprimeront, dans un document commun, une résolution sur le fond de laquelle elles sont préalablement et invariablement d’accord. Là encore, il y aura unité d’action sur un front unique. La manœuvre diplomatique allemande, comme la manœuvre stratégique, est manquée.

Notre nouvelle victoire, sous Verdun, est arrivée, même à cet égard, merveilleusement à point : riposte incontestable, devant nos alliés et devant les neutres, aux succès de Mackensen et de Falkenhayn en Valachie. Que nous ayons, sur dix kilomètres de front, regagné trois kilomètres de profondeur, ramenant nos lignes à 1 500 mètres, par endroits, des points par où elles passaient avant le 21 février; que nous ayons fait 11 000 prisonniers et enlevé au Kronprinz 115 canons, 44 obusiers, plus de 100 mitrailleuses ; que nous ayons donné à la ville un peu plus d’air et que nous soyons redescendus dans la plaine vers Bezonvaux ; ces résultats ne sont pas négligeables en eux-mêmes ; ils ne le sont pas à Verdun ; ils ne le sont pas pour la France; mais bien plus : dans la circonstance, l’événement prend, pour l’Entente tout entière, une valeur considérable. Le général Mangin n’a rien dit de trop, dans son ordre du jour, en disant à ses soldats : « Aux hypocrites ouvertures de l’Allemagne, la France a répondu par la gueule de vos canons et par la pointe de vos baïonnettes. Vous avez été les bons ambassadeurs de la République : elle vous remercie. »

Comme s’il n’eût fallu que ce coup de pouce pour rétablir la balance du Destin, il semble qu’en Roumanie la situation se raffermisse et se stabilise. En Macédoine, elle est stagnante. En Grèce, elle reste obscure et trouble. Si près de la minute où tombera dans l’histoire la troisième année, et où montera vers l’histoire la quatrième année de cette série fatale, mais si grande que la pareille ne s’était jamais vue, lorsqu’on se recueille, les motifs d’espérer, de croire et d’agir l’emportent infiniment sur ceux d’hésiter et de douter. Pourtant, nous ne mesurerons bien notre force que si nous mesurons aussi notre faiblesse. Le point faible de l’Entente, en face de l’Empire allemand, maître de l’Europe centrale et disposant d’elle comme de l’Allemagne même, n’est ni dans l’armée, ni dans la nation, ni désormais dans le commandement : il est dans le gouvernement. Qui que ce soit, et quel qu’il soit, mais un gouvernement. Le meilleur est celui qui existe, à la condition qu’il gouverne. Tout changement de personnes étant un désordre, il s’agit, non d’en changer, mais de les changer. Ce ne sont plus les partis qu’il faut servir et satisfaire, ce ne sont plus nos amis qu’il faut aimer, c’est la patrie.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant, RENE DOUMIC