Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1886

Chronique n° 1313
31 décembre 1886


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 décembre.

C’est l’invariable loi, les années s’enfuient et se pressent comme les feuilles chassées dans les tourbillons d’hiver. Elles s’en vont chargées de leurs œuvres, de leurs misères ou de leurs frivolités, dans ce siècle, qui lui-même court de plus en plus à son déclin, et toutes les fois que revient cette heure de décembre qui rappelle aux plus oublieux la fuite rapide des choses, on se retrouve devant le problème à double face : problème du passé irréparable, problème de l’avenir plein de mystères et peut-être d’épreuves nouvelles.

Qu’en sera-t-il de cet avenir qui est devant nous, que nous ne connaissons pas et qui déjà nous presse? Qu’en sera-t-il pour la France, pour l’Europe, pour toutes les nations qui mettent leur confiance dans la paix et dans le travail, qui ne demandent à leurs gouvernemens que de savoir les conduire et leur épargner les crises mortelles, crises intérieures ou extérieures? Il est certain qu’on n’aborde pas aujourd’hui cet avenir sans se sentir ému d’une vague et indéfinissable inquiétude, sans se demander avec une secrète anxiété ce que réserve au monde cette année qui va s’ouvrir. On est réduit à interroger assez fiévreusement les signes, les augures, et on serait peut-être un peu moins inquiet du lendemain si on se sentait un peu plus rassuré par ce passé d’hier, qui, en s’en allant, nous laisse son héritage de fautes accumulées, de mécomptes, d’agitations stériles. Le fait est que, sans avoir été marquée par des catastrophes, par ces événemens exceptionnels qui s’appellent des guerres ou des révolutions, cette année qui finit n’aura eu rien de brillant, ni même de bien rassurant. Elle aura été pour l’Europe une période d’attente, d’observation, de menées mystérieuses, de relations changeantes et peu sûres, de contradictions perpétuelles entre la volonté, le désir de la paix qui est partout, et la conjuration des élémens suspects. Elle n’a pas vu, il est vrai, la paix troublée, elle ne l’a pas vue non plus raffermie et assurée. Pour la France, qui est certainement intéressée, elle aussi, à la destinée commune de l’Europe, qui nous touche avant tout, elle aura été le règne continué et aggravé d’une politique qui a mis le déficit dans les finances, la violence et le trouble dans la vie morale du pays, l’anarchie dans le parlement, l’impuissance dans le gouvernement; elle aura commencé par une crise ministérielle pour finir par une crise ministérielle de plus, après avoir offert le spectacle d’une déperdition croissante de toutes les forces publiques. Pauvre règne ! pauvre année, qui aura passé sans laisser même au pays un budget régulier, et surtout sans éclairer ceux qui ont conduit la France à ce point où elle sent qu’il n’y a d’autre progrès que celui d’une certaine désorganisation, que plus les ministères changent, moins elle est dirigée et gouvernée! On aura franchi l’étape tant bien que mal, on aura vécu sans trouble, sinon sans malaise : c’est tout ce qu’on peut dire de mieux.

Non certes, en dépit de ses apparences paisibles, cette année qui s’achève aujourd’hui n’aura pas été des plus heureuses ; elle n’aura donné au pays ni la sécurité ni la confiance. Lorsqu’elle en était encore à ses premières heures, M. le président de la république venait d’être réélu, d’obtenir pour sa part son second septennat, et en même temps naissait un nouveau ministère, celui-là même qui a été renversé, qui a tout au moins perdu son chef dans la bagarre parlementaire il y a quelques jours. C’était le ministère présidé par M. de Freycinet, qui succédait à un ministère présidé par M. Brisson, lequel avait succédé à un ministère présidé par M. Jules Ferry. Qu’on ne s’y trompe pas d’ailleurs : les noms sont différens, c’est toujours à peu près la même politique, dont l’unique secret est de chercher à faire un gouvernement avec des instincts anarchiques, avec des passions qui ont pour essence l’indiscipline agitée et agitatrice. M. de Freycinet est sans doute de ceux qui se flattent de jouer le même air et de le jouer mieux; il l’a essayé une fois de plus. Il croyait évidemment, en revenant à la direction des affaires il y a un an, avoir plus que tout autre l’art de manier les radicaux, de les ramener à sa majorité, à sa concentration républicaine, et il ne leur a certes ménagé ni les portefeuilles ni les fonctions de toute sorte, ni les concessions, ni les promesses, ni les avances doucereuses, ni les satisfactions violentes. Il a fait, pour plaire à leurs passions vindicatives, l’expulsion des princes. Il a laissé son collègue de l’instruction publique poursuivre le cours de ses vexations religieuses, aller jusqu’au bout de cette loi scolaire qui est la violation organisée de toute liberté. El avec toutes ses connivences, avec ces tactiques équivoques, à quoi ce savant équilibriste a-t-il réussi? Il a duré moins d’un an ! Il a tout livré, tout épuisé, pour tomber bientôt dans une échauffourée vulgaire à propos de quelques sous-préfets, laissant après lui quelques violences de plus, la prétendue majorité républicaine plus incohérente que jamais, le gouvernement plus affaibli et plus difficile à reconstituer.

Un autre cabinet s’est formé pour prendre la suite des affaires de M. Freycinet, et que représente-t-il ? Qu’est-ce que ce ministère péniblement rajusté pour la circonstance, pour une fin d’année? C’est bien encore évidemment la même politique, puisque c’est le ministre de l’instruction publique qui est devenu le nouveau président du conseil et qu’il n’y a que deux ou trois changemens parmi les autres ministres... Seulement, c’est le dernier ministère diminué, reprenant ou continuant la même politique dans des conditions plus altérées, après une série d’échecs devant le parlement. Que fera-t-il dans cette situation certainement assez bizarre ? Le nouveau président du conseil, à la vérité, ne paraît pas décidé à se montrer bien entreprenant et n’a que des prétentions conformes à sa position. Il ne fera rien ou il fera le moins possible. Il ne proposera que ce que lui dictera la majorité, il attendra que la majorité ait une opinion et se prononce sur les réformes qu’elle désire. — Mais, «c’est le contraire de l’idéal parlementaire!» a dit justement M. Léon Say à M. le président du conseil. C’est, en effet, le régime parlementaire complètement dénaturé par la confusion de tous les rôles. Le gouvernement, pour prendre une initiative, attend que la majorité déclare ses volontés; la majorité, pour se constituer, attend que le gouvernement lui donne une impulsion et une direction. « c’est un cercle vicieux ! » comme on l’a dit encore. Nous voilà bien avancés ! Voilà des institutions parlementaires bien entendues, utilement pratiquées et un ministère vraisemblablement promis à une longue vie ! Heureusement, pour tout guérir, pour remettre l’ordre partout, M. le président du conseil a trouvé ou est peut-être obligé de subir un collègue plus entreprenant, un ministre de la guerre qui paraît assez disposé, quant à lui, à avoir une opinion sur tout ce qu’on voudra, sur la diplomatie aussi bien que sur les affaires militaires, même au besoin, sans doute, sur la manière de conduire un parlement. En réalité, c’est M. le ministre de la guerre qui est le vrai et imperturbable président du conseil, le leader du jour, — et ce n’est pas le trait le moins caractéristique de cette ère où nous entrons.

Au fond, ce qu’il y a de malheureusement trop clair, c’est qu’à force d’abuser de tout, on finit par tout confondre, par n’avoir plus même une idée des plus simples conditions de gouvernement, pas plus qu’on n’a le sentiment des plus simples garanties libérales. On parlait l’autre jour devant le sénat d’une altération des mœurs parlementaires qui rend tout impossible. Assurément, ces mœurs sont altérées, comme toutes les idées sont altérées. On ne peut se faire illusion, l’éducation politique n’est pas précisément en progrès, et les républicains y ont certes singulièrement contribué. Depuis qu’ils sont au pouvoir, ils semblent n’avoir eu d’autre préoccupation que d’organiser leur règne, un règne exclusif et jaloux. Ils ont trouvé tout simple de s’approprier les moyens discrétionnaires les plus discrédités, de remettre en honneur l’arbitraire administratif et la raison d’état, de disposer des ressources publiques sans tenir compte des garanties et des règles les plus invariables de l’ordre financier. Ils ont avoué, ils avouent encore cette arrogante pensée de « refaire l’âme de la France, » au mépris des droits des familles et des libertés municipales. Ils n’ont pas vu qu’avec ces procédés et ces abus de domination, avec ces tyrannies à l’égard des minorités et ces dédains du droit, des garanties publiques, on prépare quelquefois les dictatures, on ne fait pas des gouvernemens. On finit, au contraire, par rendre tout impossible, ou, si l’on veut, tout possible, excepté un gouvernement sérieux fait pour relever la confiance du pays. C’est justement ce qui arrive aujourd’hui sous ce ministère qui vient de naître ou de renaître, qui, à parler franchement, ne représente rien, si ce n’est peut-être une trêve de quelques jours dans une crise indéfinie. C’est le résultat d’une série de déviations dans notre vie publique, et si cette année finit assez tristement pour nos affaires intérieures, on ne peut pas dire qu’elle finisse d’une manière bien plus favorable pour les rapports généraux des peuples, sans en excepter la France, pour l’Europe, récemment réveillée en sursaut par toute sorte de mauvais bruits, agitée tout à coup de vagues inquiétudes comme si elle avait été à la veille de nouveaux conflits.

A quoi attribuer cette épidémie de rumeurs et d’alarmes qui a un instant gagné presque tous les pays? Dans quelle mesure cette crise a-t-elle pu être sérieuse? Quelle est la part des exagérations irréfléchies, des excitations factices? C’est bien assez des dangers qui peuvent être réels sans y ajouter à tout propos les rêves d’imaginations effarées. Qu’il y ait en Europe des difficultés, des antagonismes, des causes intimes et profondes de malaise, on le sait bien. Sans doute il y a toujours l’Orient, où s’est allumé plus d’un conflit; il y a cette éternelle affaire bulgare qui a remis en présence quelques-unes des principales puissances, la Russie, l’Autriche, l’Angleterre, et les délégués du petit état des Balkans qui ont été envoyés en Europe à la recherche d’un dénoûment, c’est-à-dire d’un prince, ne paraissent pas jusqu’ici avoir trouvé le moyen de tout concilier en apaisant le tsar : la question reste encore en suspens. Sans doute aussi, au centre du continent, il y a entre deux grandes nations comme la France et l’Allemagne des relations qui peuvent être délicates, qu’un incident imprévu peut toujours envenimer ou aggraver. S’ensuit-il qu’à tout instant on soit à la veille d’un de ces chocs redoutables devant lesquels les plus fermes esprits reculent jusqu’à la dernière extrémité, que les nations, les gouvernemens eux-mêmes soient aussi impatiens que ceux qui les poussent si légèrement au combat?

On n’en est heureusement pas là entre la France et l’Allemagne. Il ne s’agit pas, bien entendu, de savoir ce qui arriverait le jour où l’un des deux peuples se sentirait atteint dans sa dignité ou dans son indépendance. Personne n’ignore que, ce jour-là, les armées seraient prêtes comme les courages, que le choc serait inévitable et certainement redoutable. C’est un cas extrême et désespéré qui ne s’est pas produit récemment que nous sachions. La vérité est, jusque-là, à voir froidement ces choses, que la guerre n’est ni dans la situation, ni dans les intérêts, ni dans la volonté des deux nations, qu’on représente toujours comme prêtes à s’entre-choquer. La France, pour sa part, ne désire sûrement pas la guerre, elle ne fera rien pour la provoquer, et ce serait une étrange méprise d’aller chercher les signes des passions belliqueuses du pays dans les saillies d’un patriotisme bruyant ou dans quelques paroles imprudentes, fût-ce les paroles d’un ministre. La France a sans doute ses souvenirs comme elle peut garder sa foi dans ses destinées; elle perdrait sa dignité de grande nation si elle cessait d’éprouver ces sentimens, si elle n’avait la constante préoccupation de proportionner ses forces à sa position dans le monde, si elle ne mettait sa fierté à avoir une armée digne d’elle. Au fond, pour le moment, elle a un immense besoin de la paix, qu’elle veut sans défaillance, cela va sans dire, mais qu’elle souhaite sans déguisement, sans affectation; elle la désire par raison, par l’instinct d’une nation laborieuse. Le dernier président du conseil, avant de tomber, traçait, il y a quelques semaines, le programme de tous les travaux qui resteraient à réaliser dans l’intérêt du pays et de la république, qu’il n’oubliait pas. Il aurait pu ajouter à ce programme une autre partie essentielle qui consisterait précisément à refaire aujourd’hui un gouvernement, à reconstituer une force de direction, à relever les finances, sans lesquelles on ne tente pas les grandes entreprises, à réparer tout ce qu’une politique d’imprévoyance a ruiné ou compromis. C’est essentiellement une œuvre de paix, — et voilà pourquoi la France n’appelle sûrement pas la guerre, ne peut pas songer à la provoquer; elle peut y être forcée, elle n’y est entraînée ni par une passion publique ni par ses intérêts.

Serait-ce que l’Allemagne, de son côté, appellerait la guerre plus que la France et serait plus qu’elle impatiente de se jeter dans une de ces aventures dont on peut toujours dire qu’on sait comment elles commencent, qu’on ne sait pas comment elles finissent? On peut invoquer sans doute, et cette hâte que le gouvernement de Berlin met à augmenter ses armemens et les discours de M. de Moltke et les demi-révélations du ministre de la guerre et cette forfanterie de victorieux qui, au-delà du Rhin, prend toujours un certain ton de brutalité menaçante. Il resterait à savoir si, en dehors de l’augmentation des effectifs qui dans tous les cas est très réelle, manifestations et discours ne sont pas un moyen de circonstance pour enlever le septennat militaire, dont le vote est encore incertain, que le chancelier lui-même sera peut-être obligé d’aller appuyer de sa parole devant le Reichstag. Toutes les fois qu’une question de ce genre s’élève à Berlin, c’est entendu, on reprend le vieux thème, — l’ennemi héréditaire, la « guerre en perspective! » En réalité, quelque soin qu’elle mette à rester puissamment armée, l’Allemagne n’est pas plus pressée que la France de chercher les conflits. Elle répète sans cesse qu’elle ne veut que la paix du continent, qu’elle n’a qu’une politique pacifique, et elle est vraisemblablement sincère, puisqu’elle y est intéressée. Nous ne disons pas qu’elle a, elle aussi, ses embarras intérieurs, ses socialistes, ses révolutionnaires, contre lesquels elle se croit obligée de s’armer de l’état de siège : ce n’est pas ce qui arrêterait les résolutions d’un gouvernement comme celui de l’empereur Guillaume et de son chancelier, qui a plus d’une fois bravé les partis et le parlement lui-même. On réduirait les partis au silence, on se passerait du parlement et ce serait tout. C’est dans sa situation même au centre de l’Europe que l’Allemagne peut puiser des conseils de paix.

Il faut voir les choses dans leur vérité. Ceux qui conduisent l’Allemagne sont assez habiles et assez clairvoyans pour ne pas se risquer légèrement, sans raison sérieuse, sans provocation. Cet empire qu’ils ont fait, à la tête duquel est aujourd’hui un vieux souverain de quatre-vingt-dix ans jaloux de mourir dans sa gloire, cet empire existe. Il n’est ni contesté ni menacé; il a la puissance et l’influence, ses conseils ont un immense poids dans toutes les affaires de l’Europe. Quel intérêt aurait l’Allemagne à sortir de cette situation acquise et assurée, pour se jeter de nouveau dans des conflits dont l’issue est toujours incertaine? L’armée allemande, nous ne l’ignorons pas, est un puissant instrument. Elle a tout ce qu’il lui faut, l’organisation et l’armement, le nombre et la discipline; elle a de plus l’orgueil de ses succès, qu’elle se flatterait sans nul doute de renouveler, c’est possible; mais après tout, ses chefs eux-mêmes savent bien qu’ils auraient à soutenir une redoutable lutte où ils rencontreraient une armée résolue à tenir tête jusqu’au bout, à défendre la France. On a beau avoir eu des victoires, la guerre est toujours la guerre ; la fortune peut changer de camp, cela s’est vu, — et, à la première défaite des Allemands, d’un seul coup, tout ce qui a été créé pourrait se trouver singulièrement compromis. C’est, on en conviendra, un autre côté de la question ! M. de Bismarck a été un audacieux joueur qui a tenté des parties de ce genre jusqu’en 1870. Depuis quinze ans, il a mis le plus patient génie à consolider, par la diplomatie et par la paix, ce qu’il a édifié par l’audace et par la guerre, à garantir son œuvre contre toutes les éventualités hasardeuses. Quelle apparence qu’il voulût subitement, sans plus de raison, reprendre son rôle de joueur, livrer de nouveau tout ce qu’il a fait à ce coup de dé du destin dont il parlait un jour ? Il est probablement d’autant moins porté à ces résolutions extrêmes qu’il connaît l’Europe. Il sait que, vaincu, il pourrait tout perdre, et que, victorieux, il serait aussitôt entouré des défiances des autres puissances, inquiètes d’un agrandissement qui ne laisserait qu’une suprématie debout sur le continent. M. de Bismarck ne s’y méprend pas, et voilà pourquoi il est vraisemblablement sincère dans les intentions pacifiques qu’il n’a cessé de témoigner jusqu’ici, dans le soin qu’il met à garder toutes les apparences de bonnes relations avec la France.

De quelque côté qu’on regarde, rien de visible, de saisissable ne conspire donc pour une guerre prochaine entre la France et l’Allemagne. Tout conspirerait plutôt pour la paix, les intérêts, les vœux des peuples comme la volonté des gouvernemens ; mais ce qu’il y a de vrai, c’est que, si la guerre n’est pas précisément dans la situation, dans les faits, les journaux de tous les pays ont bien fait ce qu’ils ont pu depuis quelque temps pour la mettre dans les esprits, dans les imaginations. Il s’est trouvé en France des journaux, surtout des journaux radicaux, qui se sont fait un jeu de recueillir et de propager les bruits les plus inquiétons, de reprendre le ton belliqueux en compromettant même quelquefois le nom de M. le ministre de la guerre dans leurs polémiques injurieuses et irritantes. Les journaux allemands, à leur tour, moitié par habitude, moitié pour soutenir et justifier le septennat, n’ont pas manqué de s’emparer de quelques incidens futiles, de paroles ou de polémiques sans importance en les représentant comme l’expression manifeste, menaçante, des passions guerrières et agressives de la France. Chose plus étrange ! les journaux anglais, en bons apôtres, se sont hâtés de se mettre de la partie, non pour apaiser la querelle, comme on pourrait le croire, mais au contraire pour tout aggraver, pour tout envenimer par leurs excitations et leurs commentaires. Ils ont cru peut-être servir les rancunes et les intérêts anglais en Égypte en prenant l’honorable rôle de dénonciateurs de notre pays, en signalant les agitations belliqueuses, les armemens, les préparatifs de revanche de la France. Ils ont, en vérité, rivalisé de perfidie et d’acrimonieuse violence dans leurs délations, et pendant quelques jours il a été avéré qu’on était en pleine conspiration de guerre, à la veille d’une formidable conflagration. Belle campagne dont les journaux anglais peuvent revendiquer le principal honneur !

C’est là ce qu’il y a de factice dans cette récente crise de mauvais bruits et d’alarmes. Ce qui reste de réel, c’est une situation où, de toutes parts, on a certainement besoin de mettre la prudence dans la conduite, la mesure dans les paroles autant que dans les actions. Le danger n’est pas précisément dans une guerre immédiate, directe entre l’Allemagne et la France, qui n’ont eu aucun démêlé sérieux dans ces derniers temps; il est dans les Balkans, où la politique russe est trop engagée pour reculer. Il est sûr que, si la guerre éclatait en Orient, entraînant l’Autriche dans son tourbillon, elle aurait d’inévitables contre-coups dans l’Occident; mais cette guerre elle-même n’est-elle pas devenue moins vraisemblable depuis que M. de Bismarck s’est rapproché du cabinet de Saint-Pétersbourg et que les envoyés bulgares ont pu s’assurer qu’ils trouveraient plus de bonnes paroles que d’appui réel dans leurs affaires avec la Russie? L’an dernier, l’Europe a fait une coalition, oui vraiment, une coalition, pour imposer la paix à la Grèce. Laisserait-on aujourd’hui l’allumette bulgare mettre le feu au monde?

Ces nuages, qui ont quelque peu assombri ces derniers jours, passeront, il faut le croire, comme d’autres nuages semblables ont déjà passé plus d’une fois. On ne peut pas dire, dans tous les cas, que l’année finisse d’une manière bien heureuse pour l’Europe, et s’il y a d’obscurs problèmes, de périlleuses questions de paix générale qui pèsent sur tout le monde, qui affectent toutes les politiques, il y a aussi des difficultés dans les affaires intérieures de plus d’un pays. L’Angleterre elle-même, qui se croit toujours plus en sûreté que toutes les nations, qui, avec son égoïsme superbe, se complaît trop souvent au spectacle des embarras des autres, l’Angleterre n’est point sans avoir eu pour sa fin d’année une surprise quelque peu importune. Pendant que ses journaux étaient si occupés tout récemment des affaires de l’Europe, ils ne regardaient pas dans leurs propres affaires et ils n’ont pas vu le danger qui est venu pour leur gouvernement du côté où on l’attendait le moins. Comme si ce n’était pas assez pour l’Angleterre de retrouver sans cesse devant elle l’éternelle et douloureuse question irlandaise, de se voir ramenée à une politique de répression et de force, qui est devenue peut-être nécessaire et qui ne sera pas moins impuissante, une crise ministérielle est venue tout compliquer à l’improviste. Le jeune et bouillant chancelier de l’échiquier, lord Randolph Churchill, par un de ces coups de tête qui lui sont familiers, a donné ou plutôt jeté sa démission à la reine et à ses collègues; sans prévenir personne, au risque de mettre la dislocation dans le gouvernement et la confusion dans les partis. Avant que décembre soit achevé, six mois après les élections qui ont renversé M. Gladstone et ramené les tories au pouvoir, l’Angleterre, elle aussi, a tout l’air d’avoir son commencement de gâchis ministériel et parlementaire.

Ce n’est qu’un ministre de moins, ce n’est qu’un chancelier de l’échiquier à remplacer, peut-on dire. Si ce n’était que cela, s’il n’y avait qu’une crise partielle et accidentelle provoquée par le caprice d’une jeune et remuante ambition, ce ne serait rien, en effet. Malheureusement c’est peut-être quelque chose de plus. Lord Randolph Churchill, par son humeur batailleuse et entreprenante, comme aussi par son talent, s’est fait depuis quelques années, dans son parti, dans le parti conservateur, une position qui a forcé lord Salisbury à compter avec lui. Il a enlevé de haute lutte, il y a six mois, le poste de chef de la majorité, de leader du gouvernement dans la chambre des communes. Il était bon gré, mal gré, une des têtes du ministère, et depuis qu’il est au pouvoir, il a presque affecté de garder dans ses discours une sorte d’indépendance d’attitude et de langage à côté du premier ministre. Il paraît avoir pris, au dernier moment, pour prétexte de sa retraite, un excès de dépenses de la guerre et de la marine dont il n’a pas voulu assumer la responsabilité. C’est le prétexte ostensible et officiel. En réalité, le dissentiment est sans doute plus profond et tient à plus d’une cause. Lord Randolph Churchill, avec des emportemens dont il n’est pas toujours maître, a ses idées et sa politique. Sans cesser d’être conservateur par ses traditions, il se sent entraîné par ses instincts, par l’audace propre à son tempérament, vers un certain radicalisme qui dépasse le vieux libéralisme. Il a l’ambition de rajeunir son parti par ce qu’on pourrait appeler une infusion de démocratie. Il vise à représenter un torysme démocratique qui deviendra ce qu’il pourra, dont il se fait, en attendant, l’orateur et le porte-drapeau. Il s’est séparé de lord Salisbury pour des dépenses militaires qu’il n’accepte pas, peut-être aussi pour une direction de politique extérieure à laquelle il ne veut pas s’associer : c’est possible. Il n’est pas plus d’accord avec le ministère sur bien d’autres points, sur la politique à suivre à l’égard de l’Irlande, sur les réformes qu’on se propose d’introduire dans le système de gouvernement local de toutes les parties du royaume-uni. Il est entré au pouvoir, il y a six mois, sans cacher son drapeau, il en sort aujourd’hui avec son programme plus ou moins réalisable, et comme il n’est pas homme à rester longtemps silencieux ou inactif dans sa retraite, comme il peut avoir ses partisans ou ses alliés, sa démission prend aussitôt une tout autre signification, une tout autre importance que celle du premier venu. Elle crée, dans tous les cas, une situation assez difficile au ministère qu’il abandonne, qui se trouve d’un seul coup désemparé et peut-être menacé d’une dissolution plus complète. C’est là le point grave.

La première difficulté, pour lord Salisbury, était de reconstituer son ministère. Il pouvait sans doute chercher et même trouver aisément dans son propre parti un chancelier de l’échiquier, un nouveau leader pour la chambre des communes: c’était la combinaison la plus simple peut-être en apparence, et assurément la moins efficace en réalité. Lord Salisbury pouvait aussi saisir l’occasion de sceller plus intimement cette alliance avec les libéraux unionistes à l’aide de laquelle il a eu jusqu’ici une majorité, et c’est la pensée qu’il paraît avoir eue en s’adressant aussitôt à lord Hartington. Il n’aurait même point hésité, dit-on, à offrir au chef des libéraux unionistes ou dissidens, comme on voudra les appeler, le poste de premier ministre, en s’effaçant au besoin complètement ou en gardant simplement pour lui la direction du foreign office. Lord Hartington, qui était à Rome pour son plaisir au moment où la crise a éclaté, a été au plus vite rappelé à Londres, et il est certain qu’il revient, comme on dit, maître de la situation. Lord Hartington est un homme plein de réserve, fidèle aux traditions du parti. Il n’a cessé d’assurer, il assurait récemment encore son appui au gouvernement contre les agitations révolutionnaires de l’Irlande ; il a cependant refusé, il y a six mois, d’entrer avec les tories au pouvoir, et les conditions ne sont point évidemment plus faciles aujourd’hui qu’elles ne l’étaient il y a six mois. Un ministère Hartington ou un ministère Hartington-Salisbury serait-il bien certain de trouver une majorité dans la chambre des communes telle qu’elle existe ? C’est précisément la question que soulève cette étrange et soudaine retraite de lord Randolph Churchill. Jusqu’ici, M. Chamberlain et ses amis les radicaux, qui se sont séparés de M. Gladstone dans les affaires d’Irlande, avaient semblé assez disposés à partager la fortune des libéraux dissidens, à soutenir le gouvernement ; depuis la disparition du chancelier de l’échiquier, dont la présence au pouvoir était pour eux, à ce qu’il paraît, une garantie, M. Chamberlain et les radicaux semblent s’être singulièrement refroidis, et, par le fait, un cabinet, quel qu’il soit, est plus que jamais exposé à se trouver en face des coalitions les plus imprévues. Tout s’est compliqué, de sorte que cette fugue de lord Randolph Churchill, loin d’être un incident insignifiant, aura eu pour effet de rendre tous les ministères plus difficiles, d’ajouter à la confusion des partis et de préparer peut-être une dissolution nouvelle du parlement. De quelque façon que la crise se termine aujourd’hui, elle ne peut guère avoir qu’un dénoûment provisoire jusqu’à la session prochaine, et l’Angleterre, qui fait si souvent la leçon aux autres, pourrait voir, par sa propre expérience, que l’ère des difficultés comme l’ère des périls est ouverte pour tout le monde.

Cette année qui finit par des crises dans quelques pays, elle vient de finir pour l’Espagne par des discours qui, heureusement pour cette fois, n’ont été qu’une série d’explications entre les partis dans une situation pacifiée. Cette session, qui vient d’occuper quelques semaines à Madrid, aurait pu sans doute être mieux employée ; elle aurait pu être consacrée aux affaires sérieuses, aux finances, à la réorganisation des forces nationales, à des lois d’utilité pratique qui intéressent plus directement le pays. Elle n’a été, en réalité, qu’un long débat tout politique qui a duré plus de quinze jours, où près de cent discours ont été prononcés.

Si démesuré, si prolixe qu’il ait pu paraître, ce long débat avait du moins l’avantage d’être pour le gouvernement, comme pour ses adversaires ou ses alliés, la première occasion de s’expliquer après cette triste échauffourée militaire qui a un instant trouble Madrid au courant du dernier automne. Quelle était la position réelle du ministère que continue à présider M. Sagasta et qui s’est un peu modifié précisément à la suite de l’insurrection du 19 septembre? Quelles étaient les dispositions des partis qui allaient se rencontrer de nouveau dans les cortès? On ne le savait pas encore. Cette discussion qui vient de se dérouler à propos du message de la reine, à laquelle ont pris part successivement et M. Canovas del Castillo comme représentant des conservateurs, et M. Castelar comme l’orateur toujours séduisant d’une république libérale, et le leader des républicains avancés, M. Salmeron, et le chef de la gauche dynastique le général Lopez Dominguez, et les ministres eux-mêmes, M. Sagasta, M. Moret, M. Léon y Castillo, — cette discussion a jeté un jour assez vif sur la situation vraie de l’Espagne. Elle a mis en présence toutes les opinions, même toutes les passions ou toutes les ambitions, — et ce qui se dégage d’abord le plus clairement de ces longs débats, c’est que, dans cette première année de régence, la monarchie n’a fait que s’affermir au-delà des Pyrénées. Représentée comme elle l’est aujourd’hui par un enfant et par une femme, elle est peut-être plus respectée, plus populaire qu’elle ne l’a jamais été. La reine régente, par son tact, par sa droiture, par ses sentimens généreux, a visiblement désarmé toutes les hostilités, toutes les défiances. On a pu discuter aussi librement que possible, dans les cortès, on s’est incliné devant la monarchie comme devant la personnification souveraine de la paix publique en Espagne. Le ministère lui-même est sorti à peu près intact, plutôt fortifié qu’affaibli de ces longues discussions. Il a gardé sa position ; il est toujours libéral, il n’est pas moins conservateur, il l’est peut-être encore plus après les dernières conspirations militaires, et sans abandonner le programme de réformes libérales avec lequel il est arrivé au pouvoir, il semble assez résolu à ne point dépasser les limites au-delà desquelles on retomberait dans les aventures révolutionnaires; les principaux ministres, M. Sagasta, M. Moret, M. Gamazo, n’ont point hésité à se faire les défenseurs de toutes les garanties conservatrices.

Au fond, on peut aisément le distinguer, les dernières tentatives de sédition militaire ont laissé dans les esprits une assez vive impression, et ce qui domine dans ces récens débats, c’est le sentiment de la nécessité de la paix, c’est le besoin de voir les institutions sauvegardées, la loi respectée, la discipline maintenue dans l’armée. Les républicains les plus avancés, comme M. Salmeron, se sont crus obligés de ménager ce sentiment. Le chef de la gauche dynastique, le général Lopez Dominguez, n’a pas trouvé de plus sévère reproche à adresser au ministère que de n’avoir pas réprimé avec assez d’énergie le mouvement du 19 septembre; mais ce qu’il y a peut-être de plus frappant, de plus significatif dans cette discussion, c’est le langage tout patriotique de deux des plus éminens orateurs, M. Canovas del Castillo et M. Castelar, qui, dans des positions bien différentes, ont su mettre l’intérêt national de la paix, de la sécurité de l’Espagne au-dessus de leurs préoccupations de parti. Ce n’est point sans doute que le chef du parti conservateur, M. Canovas del Castillo, ait abdiqué ses opinions, qu’il ait même renoncé à combattre quelques-unes des réformes que propose le gouvernement; il réserve ses droits en désavouant d’avance toute pensée d’opposition systématique. Il cédait spontanément le pouvoir il y a un an au chef des libéraux, à M. Sagasta ; il se déclare encore tout prêt à soutenir le ministère, à éviter de lui créer des embarras, à tout subordonner à l’intérêt supérieur du pays. Et M. Castelar, à son tour, est resté assurément ce qu’il était, il garde son idéal de république ; mais, en même temps, il a désavoué avec éclat toute solidarité avec les révolutionnaires de son parti en montrant l’étrange contradiction où tombent ces conspirateurs qui parlent toujours de la volonté nationale et ne rêvent que violences. M. Castelar ne parle des institutions, de la reine régente qu’avec respect. Il est conservateur, modéré, il ne s’en cache pas ; il ne voit même d’autre république possible qu’une république, modérée, libérale, si elle doit venir, et en attendant il accepte ce qu’un ministère de bonne volonté peut lui donner. Conservateur royaliste et républicain conservateur, M. Canovas del Castillo et M. Castelar montrent ainsi comment des esprits supérieurs, inspirés par le patriotisme, savent au besoin mettre au-dessus de tout la paix, l’unité, l’honneur, l’existence même de leur pays.


CH. DE MAZADE.



LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE

Le mouvement de hausse, qui paraissait si vigoureusement lancé dans la première moitié de décembre, a été arrêté brusquement le jour de la liquidation de quinzaine par l’annonce de la suspension de paiemens d’un agent de change. La situation périlleuse dans laquelle cet agent était placé n’était pas ignorée de la plupart de ses collègues, et le public financier s’est ému du fait que la chambre syndicale n’eût pas cru devoir prendre depuis longtemps déjà les mesures nécessaires. Les valeurs sur lesquelles les engagemens restant en souffrance avaient le plus d’importance sont l’Italien, l’Extérieure et la Franco-Algérienne, de très grosses opérations de report avaient été faites hors marché sur des stocks de ces divers titres. La chambre syndicale s’est décidée à couvrir les opérations régulières de la charge de l’agent dont les embarras venaient de se révéler au grand jour, mais elle a décliné toute responsabilité en ce qui concerne les opérations sortant du cadre régulier et professionnel.

Ce regrettable incident de Bourse a coïncidé avec l’éclosion dans la presse anglaise et allemande de toutes sortes de bruits plus ou moins précis, présentant comme imminente une guerre entre l’Allemagne et la France. Où ces bruits avaient-ils pris naissance ? Sur quels motifs plausibles étaient-ils fondés ? Nul ne le pouvait dire. Ils n’en ont pas moins causé une impression assez vive sur le marché pour déterminer à de nombreuses réalisations les spéculateurs haussiers que les incidens de la liquidation venaient de jeter déjà dans l’inquiétude.

Il s’est donc produit une réaction importante sur les cours cotés au milieu du mois. La rente 3 pour 100, sur laquelle a été détaché, le 16 un coupon trimestriel, a perdu une unité pleine, tombant de 83.25 à 82.25. L’emprunt, sur lequel le dernier versement va être effectué en janvier, et dont les titres seront alors complètement assimilés à ceux de la rente ancienne, a reculé de 83.75 à 82.80 ; l’amortissable, moins atteint, n’a perdu que 0 fr. 50 à 86.15 ; le 4 1/2 est en réaction de 0 fr. 60 à 109.85.

La chute a été encore plus forte sur quelques fonds étrangers et sur les diverses valeurs que la spéculation avait le plus vivement poussées depuis le mois de septembre dernier. L’Extérieure a baissé de deux unités à 66 1/4, le Hongrois de 1 1/2 à 85 1/2, le Turc de 0 fr. 50 à 14. 70, l’Italien de 0 fr. 65 à 101.65, l’Unifiée égyptienne de 5 francs à 378, la Banque ottomane de 15 francs à 522. Les fonds russes, à peu près seuls, n’ont pas été atteints. Il est vrai que leur marché est surtout à Berlin, où jusqu’ici une spéculation très forte réussit à les maintenir aux plus hauts cours.

Les titres de quelques établissemens de crédit ont été atteints dans une proportion qui démontre trop clairement combien les capitaux de placement avaient eu encore peu de part dans la hausse dont ces valeurs avaient été l’objet. La Banque de Paris a fléchi de 807 à 770 ; la Banque d’escompte, de 552 à 515 ; le Crédit lyonnais, de 597 à 575 ; le Crédit foncier, de 1,442 à 1,425 ; le Crédit mobilier, de 338 à 312 ; la Banque parisienne, de 480 à 460 ; la Banque des Pays-Autrichiens, de 516 à 495. Parmi les valeurs industrielles, le Suez a reculé de 2,110 à 2,075; le Gaz, de l,470 à 1,460; les Omnibus, de 1,225 à 1,200; les Voitures, de 700 à 685; la Compagnie franco-algérienne, de 140 à 110. Les actions des chemins français et étrangers ont été entraînées dans le mouvement général en arrière: le Nord, de 1,611 à 1,590; le Lyon, de 1,257 à 1,243; l’Orléans, de 1,335 à 1,322; le Midi, de 1,180 à 1,172; le Nord de l’Espagne, de 392 à 375; le Saragosse, de 336 à 328; les Méridionaux, de 805 à 790; les Lombards, de 226 à 220; les Andalous, de 440 à 420; les Portugais, de 576 à 550.

La réaction aurait été moins profonde sans aucun doute, malgré les ventes forcées qui se sont succédé pendant plusieurs jours comme conséquence de la suspension de paiemens annoncée le jour de la liquidation, si une crise d’une intensité extraordinaire, quoique très fugitive, n’avait éclaté à New-York, au milieu du mois, sur le marché des actions de chemins de fer américains. En une seule séance, les cours avaient fléchi de 10 à 20 pour 100 sur des titres qu’une spéculation à outrance faisait monter sans raison depuis trois mois. La crise avait été déterminée par l’impossibilité où s’étaient trouvés la plupart des spéculateurs d’obtenir des banques de nouvelles avances pour continuer leurs opérations. L’argent avait fait défaut subitement, le taux des prêts avait atteint des hauteurs fantastiques.

Le contre-coup s’était fait sentir immédiatement à Londres, où la Banque d’Angleterre, obligée de défendre son stock d’or, déjà très réduit, contre les expéditions à destination d’Amérique, a élevé le taux de son escompte à 5 pour 100. Pendant quelques jours, on a craint que les retraits d’espèces, en se continuant, n’obligeassent la Banque à recourir au taux de 6 pour 100. Cette crainte est restée vaine, heureusement pour notre marché, qui aurait peut-être fini par perdre toute force de résistance contre tant de causes d’affaiblissement.

La Banque de France, que l’on sait fort désireuse de garder intact son stock d’or, a cru devoir, vu le caractère critique des circonstances, se départir de sa rigueur habituelle, et a laissé sortir une vingtaine de millions. Ce secours est venu à point. La crise de New-York s’est apaisée, la Banque d’Angleterre a vu s’arrêter le drainage de son encaisse, et le taux de 5 pour 100 a pu être maintenu.

La question des reports est restée la seule préoccupation du marché. Les rumeurs belliqueuses se sont dissipées, au moins provisoirement, la crise monétaire est stationnaire, et l’on estime que les liquidations anticipées ont dégagé, dans une certaine mesure, les positions les plus compromises. On peut donc espérer que le règlement des comptes de fin d’année ne se heurtera pas à de trop gros obstacles, à la condition que les reports ne se tendent pas outre mesure. Les premières opérations, traitées par avance, se sont faites à 0 fr. 23 sur le 3 pour 100, à 0 fr. 30 sur le 4 1/2. Les nouvelles arrivées à Paris de la liquidation au Stock-Exchange, nouvelles transmises par la poste, toutes communications télégraphiques étant interrompues, présentent cette liquidation comme très laborieuse. La fermeté des places de Vienne et de Berlin a servi de correctif à l’impression qui pouvait résulter pour notre place des embarras du Stock-Exchange.

Si l’on se reporte à la cote des derniers jours de l’année précédente, on est frappé de l’importance et de l’étendue des changemens que l’année 1886 a amenés dans les prix des valeurs mobilières. Il y a un an, la situation politique générale semblait contenir plus d’encouragemens à l’optimisme que l’état actuel des choses. Nous étions en pleine crise ministérielle ; mais un débat solennel venait de fixer la politique coloniale ; M. Grévy était réélu pour sept ans président de la république, et M. de Freycinet procédait à la formation d’un cabinet de concentration républicaine auquel ses amis prédisaient volontiers une longue durée. Le Tonkin était définitivement pacifié ; la guerre entre la Serbie et la Bulgarie venait de prendre fin. Aujourd’hui nous sortons à peine d’une nouvelle crise ministérielle, et personne n’ose parler de la durée du cabinet qui en est sorti ; nous nous trouvons en plein gâchis budgétaire : la question bulgare est moins résolue que jamais, et toute l’Europe retentit du bruit des armemens.

Cette différence remarquable dans la situation politique se reflète exactement dans la comparaison des tendances du marché financier aux deux époques. A la fin de 1885, les cours des rentes et des valeurs étaient encore relativement bas ; la spéculation haussière avait un argument irrésistible et un appui précieux dans le bon marché de l’argent. On cotait du déport ou un report insignifiant sur les fonds publics. On avait confiance dans la possibilité d’une amélioration générale, bien justifiée après une stagnation si prolongée. Aujourd’hui il ne saurait être question, au moins pour l’instant, de bon marché extrême des capitaux, les reports élevés ont fait place au déport, il y a une liquidation laborieuse à franchir, et le lendemain apparaît incertain. Enfin la hausse attendue, espérée il y a un an, s’est produite, les valeurs ont pour la plupart très largement progressé, la rente 3 pour 100 est de deux points plus haut qu’il y a douze mois.

Parmi les fonds d’états étrangers quelques-uns ont fait, sur le chemin de la hausse, des bonds prodigieux. L’Extérieure, sous le gouvernement de la régente, a été portée de 55 à 66, amélioration extraordinaire de crédit, due en partie à de grands et intelligens efforts de spéculation, mais pour une bonne paît aussi à la transformation qui s’est opérée dans les dispositions des partis politiques de la péninsule, et à la force du sentiment dynastique dans toute l’étendue du pays. Le 3 pour 100 portugais avait également attiré l’attention de spéculateurs français et allemands par le bas prix auquel il se tenait depuis si longtemps. A la faveur de l’émission d’un emprunt, ce fonds a été porté de 46 à 55. Les obligations helléniques ont aussi beaucoup remonté, le 6 pour 100 de 340 à 370, et le 5 pour 100 de 1884 de 271 à 320. Le 3 pour 100 roumain a gagné quatre points à 92. Enfin, l’Obligation unifiée d’Egypte s’est élevée de 325 à 378 francs.

L’Italien et le Hongrois ont monté plus raisonnablement, le premier de 98 à 101.65, le second de 82 1/2 à 85 1/4. Les fonds russes, le 4 pour 100 consolidé turc, les obligations privilégiées ottomanes se retrouvent aux mêmes cours à un an d’intervalle.

Les deux plus grosses valeurs de la cote, l’action de la Banque de France et celle de Suez, ont fortement baissé en 1886, pour la même cause ; d’ailleurs, réduction sensible des bénéfices, et, partant, du dividende. La Banque de France a reculé de 400 francs à 4,275 ; le Suez de 150 francs à 2,070.

Quelques autres valeurs ont fléchi : le Gaz de 20 francs à 1,465, les Messageries maritimes de 12 francs à 552, les Chemins autrichiens de 45 francs à 515, les Lombards de 60 francs à 220, le Nord de l’Espagne de 12 francs à 375, la Compagnie franco-algérienne de 30 francs à 110, le Midi de 12 francs à 1,172, l’Orléans de 20 francs à 1,321, les Docks de Marseille de 15 francs à 410, les Obligations du Crédit foncier de Russie de 30 francs environ.

Sur la plupart des titres des établissemens de crédit, la hausse a été considérable. Voici la plus-value acquise sur les principales : Crédit foncier 90 francs, Banque de Paris 150, Comptoir d’escompte 20, Banque d’escompte 65, Crédit lyonnais 50, Franco-Égyptienne 60, Banque parisienne 135, Crédit mobilier 75, Société générale 25, Banque transatlantique 50, Compagnie foncière de France 50, Banque russe et française 100, Banque ottomane 20, Foncier d’Autriche 50, Mobilier espagnol 45.

Le Nord est en hausse de 40 francs, les Allumettes de 60, la Compagnie transatlantique de 30, les Omnibus de 165, les voitures de 100, les Chemins méridionaux de 70, le Saragosse de 20, les Chemins portugais de 120.

Les Obligations de la Ville de Paris sont restées sans changement ; les Obligations des compagnies de chemins de fer étrangères (Autriche et Espagne) ont progressé de 15 à 20 francs en moyenne ; celles de nos grandes compagnies de 5 à 10 francs. Presque toutes les obligations du Crédit foncier sont en hausse, les Foncières 3 pour 100 et les Communales 3 pour 100 1879, d’environ 25 francs.


Le directeur-gérant : C. BULOZ.