Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1877

Chronique n° 1097
31 décembre 1877


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 décembre 1877.

Saluons cette année expirante d’un souvenir qui n’est point exempt d’amertume, saluons l’année nouvelle d’un acte de confiance modeste comme notre fortune, d’un simple et patriotique souhait de paix intérieure ! Certes les événemens qui se sont succédé auraient pu ne pas nous laisser cette liberté d’un jour paisible. Depuis quelques mois tout a été étrangement bouleversé dans notre pays. Cette année même qui finit n’a été qu’une longue crise ; elle avait commencé au lendemain d’une crise, elle s’achève au lendemain d’une autre crise bien plus grave, et si avant de disparaître elle n’a pas légué à la France un héritage de convulsions et de perturbations nouvelles, c’est qu’au moment voulu, à l’heure décisive, le sentiment de la nécessité et du péril a pénétré, a prévalu partout. L’idée d’une lutte dont la paix publique devait fatalement être le prix a été la grande et salutaire inspiratrice. Les défis de la témérité aventureuse sont tombés d’eux-mêmes devant la réalité, les combinaisons de hasard se sont évanouies ; les solutions impossibles, chimériques ou coupables, ont cédé la place à la seule solution naturelle et possible, celle qui devait remettre d’accord les pouvoirs publics, celle qui a été consacrée par la formation du nouveau ministère et par le message présidentiel du 14 décembre. C’est ce qui fait qu’à ce dernier souvenir encore pénible dont on peut accompagner un passé d’hier vient se mêler sans effort une confiance instinctive dans l’avenir de demain, dans ce récent dénoûment de nos crises, qui n’est après tout qu’une œuvre de raison, de patriotisme et de nécessité.

Tout est bien qui finit bien, c’est la sagesse des nations qui l’a depuis longtemps déclaré. On peut même dire, avec un peu de bonne volonté, que cette année étrange finit plus heureusement qu’on ne pouvait l’espérer, et à beaucoup d’égards mieux qu’elle n’avait commencé. Lorsqu’il y a un an nous entrions dans une période nouvelle sous le coup d’une bourrasque parlementaire qui avait enlevé M. Dufaure à la présidence du conseil et mis à sa place M. Jules Simon, la situation était loin d’être simple et claire. L’avènement de M. Jules Simon à la direction des affaires n’avait pas tranché toutes les difficultés. Il y avait dans la chambre des députés des velléités, des impatiences faites pour rendre la vie laborieuse à un ministère ; il y avait aussi sans doute dans d’autres pouvoirs, sinon des ambitions, du moins des illusions et des arrière-pensées. On sentait partout l’équivoque dans le jeu des institutions ; on semblait assister à une expérience à travers laquelle se dessinait un conflit inavoué entre des interprétations constitutionnelles, des prétentions, des responsabilités, des prérogatives toujours prêtes à se heurter, et c’est ce qui faisait du gouvernement une négociation perpétuelle menacée d’incessantes ruptures. Aujourd’hui le conflit a éclaté ; depuis le 16 mai, il a parcouru toutes ses phases. Il a été porté devant le pays, et même après le vote du pays vainement soumis à la plus violente pression, même après la réunion de la chambre nouvelle sortie du scrutin du 14 octobre, il a persisté encore devant l’opinion étonnée, émue et profondément troublée. Il a été poussé jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au point où il ne pouvait aller plus loin sans devenir une collision meurtrière, irréparable, entre des pouvoirs que les institutions ont créés pour s’entendre, non pour se faire la guerre. Qu’y avait-il dans ce conflit poussé à bout ? Il y avait évidemment une dangereuse méprise du chef de l’état sur ses droits constitutionnels ; il y avait l’erreur d’un esprit sincère, abusé par les passions et les sophismes des partis, entraîné dans une campagne désastreuse et conduit, sans le savoir, sans le vouloir, au seuil d’un coup d’état contre la constitution, contre le parlement, contre le pays.

C’est alors que par une inspiration de patriotisme, comme vient de le dire noblement le nouveau ministre de l’instruction publique, M. le maréchal de Mac-Mahon s’est arrêté simplement, courageusement, pour rentrer « dans la vérité parlementaire, dans la pratique assurée des institutions. » S’il a pu se faire illusion sur ce qu’on n’a cessé de lui représenter comme l’intérêt conservateur, et si cette confusion entretenue dans son esprit a été la cause première du 16 mai, il ne s’est plus trompé dès qu’il a vu où le conduisait la logique de cette triste crise poussée à outrance par des volontés passionnées. Il est resté avec le pays, avec le parlement, par la formation d’un ministère absolument constitutionnel, par le message du 14 décembre, qui est comme l’expression et le gage d’une situation toute nouvelle. Et sait-on bien pourquoi l’opinion, après avoir été pendant quelques jours si violemment émue, a éprouvé tout à coup, du soir au lendemain, une sorte de soulagement et de tranquillité bienfaisante, pourquoi il y a eu partout comme un mouvement instinctif et spontané de confiance renaissante ? C’est qu’à tout prendre ce dénoûment, qui était devenu presque imprévu, qui est pourtant si naturel et si simple, n’est qu’une victoire de la loi, du bon sens, de la paix publique, un retour à la vie régulière.

L’opinion s’est sentie délivrée du poids d’un inconnu redoutable, d’un péril obscur et oppressif, en se retrouvant soudainement dans des conditions où toutes les difficultés ne sont point sans doute épuisées, mais où les institutions viennent de montrer leur efficacité et leur force. Il a fallu depuis six mois tous les déchaînemens des partis surexcités ou déçus pour rendre un instant si difficile, presque impossible, une solution qui a justement l’avantage de tout sauvegarder et de ne rien compromettre. Telle qu’elle est en effet, cette solution, elle est tout simplement la légalité régulièrement raffermie. Elle ne touche nullement à la constitution, elle la consacre de nouveau, au contraire. M. le maréchal de Mac-Mahon a pu avoir à sacrifier quelques préférences ou quelques goûts personnels ; il reste dans l’intégrité de sa position, dans son irresponsabilité, avec ses prérogatives et ses droits, qui ne sont point atteints. Président de la république, il n’a eu qu’à se replacer dans la république, avec son rôle de pouvoir respecté et paisible. Qu’avaient donc à lui offrir d’un autre côté ces habiles conseillers de résistance, qui l’ont entouré jusqu’au bout et dont la constitution était le moindre souci ? Le premier acte eût été de percevoir arbitrairement les impôts, d’organiser à la surface de la nation un vaste réseau d’illégalités, d’engager par une dissolution nouvelle, si on avait pu l’arracher au sénat, une lutte corps à corps contre le pays, avec l’aide de l’état de siège et des moyens militaires de circonstance. C’est là ce qu’on appela une solution conservatrice, — et ce que M. le président de la république a fait en se rendant à un vote du pays, en se conformant aux plus simples règles du régime parlementaire, c’est ce que d’étranges conservateurs appellent une capitulation devant l’ennemi, devant la révolution ! On se faisait de l’autorité du chef de l’état et de l’honneur d’un maréchal de France une telle idée qu’on ne craignait pas de lui proposer comme un objet digne de son ambition une série d’attentats, un bouleversement de la France dont aurait profité au bout du compte qui aurait pu, le plus audacieux ! M. le président de la république peut voir maintenant ce qu’on attendait de lui, ce qu’il pouvait attendre à son tour de ces singuliers fonctionnaires dont quelques-uns, après avoir abusé de son nom, se croient permis de l’outrager, de lui parler de manquement à la foi jurée, parce qu’il n’a pas voulu être le violateur de toutes les lois. Si M. le maréchal de Mac-Mahon a éprouvé jusqu’au dernier moment des anxiétés d’esprit, s’il a eu quelques scrupules, il peut vraiment se consoler de se séparer d’une si brillante compagnie, d’avoir préféré s’en tenir à un dénoûment régulier qui rend la paix au pays par le respect des institutions, qui met fin correctement, loyalement, à ce grand trouble stérile du 16 mai.

Le mérite de cette longue crise heureusement dénouée aujourd’hui, c’est d’avoir été une épreuve utile et de rester une lumière pour tout le monde, pour tous les partis, pour les vainqueurs comme pour les vaincus, c’est d’avoir dégagé la situation de l’équivoque qui pesait il y a un an encore sur la nature des institutions, sur les rapports des pouvoirs, qui a rendu jusqu’à un certain point les 16 mai possibles. Elle a créé en quelque sorte un ordre nouveau, où, si on le veut, tout peut être simplifié, où, la république n’étant plus en question, un gouvernement régulier, sensé, sérieusement constitutionnel, peut remplir plus à l’aise tout son devoir libéral et conservateur. C’est là précisément le caractère et c’est à coup sûr la pensée du cabinet formé sous les auspices de M. Dufaure, de ce vieux serviteur public qui a eu la bonne fortune de se trouver au moment voulu l’homme le mieux fait pour réconcilier les pouvoirs, pour représenter aux yeux du pays la légalité raffermie, la paix intérieure assurée. Tel qu’il est, avec M. de Marcère, M. Bardoux, M. Waddington, M. Léon Say, M. Teisserenc de Bort, M. le général Borel, sous la présidence de M. Dufaure, ce ministère est évidemment l’œuvre des circonstances et de la situation. Il a été créé pour être au pouvoir la concentration vivante, l’expression modérée et sérieuse de toutes les nuances régulières d’une majorité attachée à la république. Le ministère, dans la pensée bien naturelle d’étendre son action parlementaire, a même tenu à se compléter par tout un ensemble de sous-secrétaires d’état choisis dans la chambre. Ainsi, auprès de M. Léon Say, aux finances, on a placé M. Cochery, qui a été plusieurs fois rapporteur du budget. Auprès de M. Bardoux, à l’instruction publique, est entré M. Jean Casimir-Perier, que son nom désigne aux affaires, qui a d’illustres traces à suivre. Le lieutenant de M. de Marcère au ministère de l’intérieur est un député de l’union républicaine, M. Lepère, que l’administration éclairera. M. le garde des sceaux, M. Dufaure lui-même, s’est attaché comme sous-secretaire d’état M. Savary, un des jeunes constitutionnels qui n’ont point hésité à chercher dans une république conservatrice la garantie des libertés parlementaires et un abri contre les réactions césariennes. Jusqu’à quel point l’esprit qui a dicté tous ces choix répondra-t-il à la destination utile des sous-secrétaireries d’état, c’est une autre question. Il est évident que, pour le moment, c’est encore une combinaison toute parlementaire qui peut avoir une certaine incohérence, mais qui peut aussi par l’expérience prendre une cohésion sérieuse, devenir un élément de consistance et de force.

L’essentiel maintenant pour le ministère créé et complété, c’est de vivre, de marcher, de montrer qu’avec la bonne volonté il a la résolution, la vue ferme des choses et l’autorité. Il le peut d’autant plus aisément qu’il a désormais une complète liberté d’action, qu’il est maître de ses mouvemens, de ses choix, de la direction qu’il croit utile d’imprimer à la politique et à l’administration du pays. Ce n’est pas M. le maréchal de Mac-Mahon qui paraît le gêner ; le chef de l’état semblerait plutôt, dit-on, se désintéresser un peu trop des affaires, et l’irresponsabilité constitutionnelle n’exclut point, certainement pour lui le droit d’avoir une opinion dans les délibérations du conseil. La question pour le cabinet est d’intéresser M. le président de la république lui-même au succès d’une entreprise où il doit rester désormais l’homme du pays, non d’un parti. Que le ministère ne craigne donc pas d’agir avec une fermeté mesurée, avec suite, sans se hâter, mais sans s’arrêter, et en conciliant ce qui n’est pas inconciliable. À vrai dire, il s’est déjà mis à l’œuvre par ses instructions, par ses circulaires. Il n’a point hésité à renouveler l’administration des départemens ; il a eu en même temps à pourvoir à quelques grandes fonctions publiques, et certes un de ses actes les plus heureux est celui par lequel il vient d’élever M. le procureur-général Petitjean à la première présidence de la cour des comptes, que la mort de M. de Royer a laissée vacante. M. Petitjean a été un des nôtres, il ne nous en voudrait pas de le revendiquer. Il a écrit à cette place même, dans un autre temps, il y a bien des années, et depuis, dans la longue carrière qu’il a parcourue à la cour des comptes, il est resté toujours l’homme des traditions parlementaires, de la haute et sévère rectitude qui fait l’honneur de ce grand corps gardien de la probité financière. La nomination du nouveau premier président de la cour des comptes a l’avantage d’être le prix de sérieux services, de répondre à toutes les convenances de hiérarchie et de rester dans l’esprit des institutions. M. Petitjean est lui-même remplacé comme procureur-général par un sénateur républicain de Toulouse, M. Humbert, professeur de droit, jurisconsulte estimé. Rien de mieux ; c’est la réalisation impartiale et intelligente de ces aimables et rassurantes paroles que M. le ministre de l’instruction publique prononçait récemment à son conseil-général de Clermont, qu’il prenait pour mot d’ordre : « Notre république parlementaire est comme la France, généreuse et ouverte à tous ; elle n’exclut aucune bonne volonté… Elle a pour but de pacifier et d’élever, d’apprendre le culte de la légalité, le respect des uns pour les autres. » Le gouvernement ne peut certes mieux faire que de s’inspirer de ces paroles dans ses choix comme dans ses actes, procédant sans exclusion et sans complaisance de parti, prenant l’initiative des réparations nécessaires sans esprit de représaille et de réaction. C’est une politique digne de réussir, faite pour tenter des hommes qui se proposent de montrer à tous que, s’il y a une république désavouée par le sentiment national, il y a aussi une république libérale et protectrice qui peut devenir un régime sérieux et durable.

Oui, sans doute, c’est ainsi. Le ministère est bien intentionné ; il a fait la paix entre les pouvoirs, et cette paix a été scellée, avant la séparation récente et momentanée des chambres, par le vote de deux douzièmes provisoires, qui a délivré le pays de ce cauchemar d’un refus du budget. On nomme des préfets, des sous-préfets et des juges de paix, on écrit des circulaires réparatrices, on tâche d’effacer un passé de combat ! M. Bardoux offre le grand cordon de la Légion d’honneur à M. Victor Hugo, qui n’a dit encore ni oui, ni non. Tout est pour le mieux ! C’est l’histoire d’aujourd’hui : sera-ce l’histoire de demain, quand le ministère va se trouver devant les chambres, en présence de cette majorité républicaine assez nuancée, avec laquelle il faudra s’entendre en la dirigeant, en la contenant au besoin, en lui faisant sentir que l’opposition n’est pas le gouvernement ? Voilà la question nouvelle ! Elle s’élèvera dans quelques jours, à l’ouverture de la session qui commencera le 8 janvier ; elle ne laisse pas d’être sérieuse. Si la majorité républicaine suit des conseils sages, si elle sait se souvenir que, dans ce passé si récent, elle n’a pas été elle-même exempte de fautes, que par des agitations stériles elle a donné tout au moins des prétextes aux coups qui l’ont frappée, si elle sait enfin se pénétrer des circonstances nouvelles, elle tâchera d’éviter les discussions irritantes et les discussions inutiles. Et d’abord on ne laissera pas au ministère cette apparence de provisoire en lui mesurant le budget douzièmes par douzièmes ; le budget complet, c’est le signe des situations régulières. Ce qui n’est pas moins nécessaire, c’est de ne plus garder dans une chambre cette image d’un temps de crise, ce comité des dix-huit, qui a été formé pour le combat et qui n’est plus qu’un pouvoir irrégulier, sans mandat, sans responsabilité, disputant ou mesurant la majorité au gouvernement. On se hâtera enfin d’écarter toutes ces controverses périlleuses sur l’armée, sur la discipline militaire, qui doivent être closes par la note suffisamment explicite que vient de publier M. le ministre de la guerre. Oui, on évitera cela et bien d’autres choses encore pour laisser à l’exposition universelle qui s’approche la première place au milieu d’une situation pacifiée.

Pour nous, pour la France, elle finit donc mieux qu’elle n’a vécu, cette année étrange qui vient de se traîner dans les troubles et les vertiges. Avant de s’évanouir pour jamais, elle nous a rendu la paix, le calme des esprits, en laissant aux conseils favorables le temps de reprendre leur empire. Qu’en est-il du continent, de tous ces états qui forment la grande et puissante agglomération européenne ? À part les difficultés et les malaises intérieurs de chaque jour qui ne sont épargnés à aucun pays, ni aux grands, ni aux petits, l’année qui s’en va lègue à tous pour l’année qui commence cette éternelle crise orientale, cette guerre aux péripéties sanglantes, aux proportions inconnues d’où dépend encore la sécurité universelle.

À pareille époque, il y a déjà un an, si l’on s’en souvient, une conférence européenne était réunie à Constantinople pour mettre un terme à la guerre de Serbie, surtout pour prévenir un choc déjà imminent entre la Russie et la Turquie, en un mot pour sauvegarder la paix en retenant cette terrible question d’Orient sous la juridiction souveraine de sa diplomatie. La conférence de Constantinople n’a rien empêché, pas plus qu’une autre conférence réunie peu après à Londres. L’impatience de la Russie a précipité et déchaîné les événemens, la lutte a éclaté dans toute sa violence, et depuis plus de six mois, en Asie comme en Europe les armées sont aux prises ; elles se sont mesurées dans vingt batailles sanglantes, à Zevin, à Bajazid, à Aladjadagh, à Kars, autour de Plevna, sur le Lom, à Chipka, à Ellena. Cette première et rude campagne a duré assez pour montrer que la Russie avait une intrépide armée au service de son ambition et que la Turquie de son côté gardait une force de vitalité, de résistance, à laquelle on avait presque cessé de croire. La guerre est-elle arrivée à ce point où la paix redevient possible dans l’intérêt des belligérans eux-mêmes et pour le bien de l’Europe ? C’est la question qui se dégage de toute une situation militaire et politique.

Ce qui se passe en Asie n’a plus la même importance, au moins pour le moment. La question est sur les Balkans, dans la Bulgarie inondée de Russes victorieux, et de cette guerre des Balkans ou du Danube l’épisode le plus saisissant, le plus caractéristique, le plus décisif, est à coup sûr cette chute de Plevna par laquelle Osman-Pacha vient de s’illustrer presque autant que par sa défense. Pendant cinq mois, Osman-Pacha a montré ce que peut un chef militaire vigoureux et intelligent, résolu à faire son devoir jusqu’au bout. Enfermé dans des positions qu’il n’avait pas créées sans doute, mais qu’il avait su choisir et fortifier sous les yeux de l’ennemi, il est resté inébranlable tant qu’il a eu une ressource ou l’espoir d’un secours extérieur. Ce n’est qu’à la dernière extrémité qu’il s’est décidé à un effort violent et désespéré sur les lignes des assiégeans. Il avait habilement organisé sa sortie de manière à déjouer les soupçons. Il s’est jeté un matin avec le gros de son armée sur des corps d’élite russes contre lesquels il a soutenu pendant plusieurs heures un combat acharné au-delà du Vid, et peut-être aurait-il fini par échapper, si à l’extrémité opposée des lignes les Russes, prévenus par un espion de son départ et de l’abandon des principales redoutes, ne s’étaient précipités sur Plevna, courant à sa suite. Assailli de tous côtés, Osman-Pacha n’a cédé qu’après avoir tout épuisé, après être tombé lui-même blessé à la tête de ses troupes, et alors il s’est rendu sans conditions, sans plier l’orgueil musulman à une capitulation écrite qu’il aurait fallu signer avec le chef nominal de l’armée de siège, le prince de Roumanie, un vassal révolté du sultan.

Ce qu’il y a d’extraordinaire, ce que la reddition seule a dévoilé, c’est le peu de moyens dont disposait réellement le chef turc. L’armée qu’il a dû livrer n’atteignait pas 30,000 hommes, les officiers qu’il avait avec lui étaient presque tous fort jeunes, quelques-uns adolescens ; son artillerie ne s’élevait pas à 100 bouches à feu. Et c’est avec cela qu’il a organisé la plus formidable défense, qu’il a tenu tête cinq mois durant à une armée puissante et courageuse, à des chefs audacieux, à un ingénieur éminent ! Les Russes se sont honorés eux-mêmes en honorant le malheur de ce soldat vaincu. Le grand-duc Nicolas, rencontrant Osman-Pacha blessé et couché sur un mauvais chariot, est allé aussitôt vers lui et lui a serré la main en le complimentant de ce qu’il a justement appelé « un des plus brillans faits d’armes des annales militaires. » Le tsar lui-même a reçu et traité le général turc avec la plus sérieuse courtoisie. Les officiers de l’état-major russe se sont plu à témoigner leur estime pour un tel adversaire. Le respect des vainqueurs accompagne le fier et valeureux soldat qui s’est battu pendant cinq mois sans rien dire, qui est tombé simplement, héroïquement l’épée à la main, et qui, aujourd’hui captif, laisse à son pays le lustre d’une défaite glorieuse, l’honneur des armes intact.

La chute de Plevna peut certainement marquer une phase décisive dans cette guerre d’Orient. Elle ne résout rien par elle-même, il est vrai, et, à tout événement, des deux côtés on se prépare à des luttes nouvelles. Les Russes, avec les masses dont ils disposent et dont, une partie n’est plus immobilisée sur un seul point, peuvent tout à la fois masquer les places du nord des Balkans et se tenir prêts à descendre au premier signal dans la Roumélie. Le gouvernement ottoman, à son tour, semble n’avoir d’autre pensée que de laisser des garnisons suffisantes dans les citadelles du quadrilatère et de concentrer ses forces au sud des Balkans, autour d’Andrinople, dont il organise sérieusement la défense. Il est obligé de toute façon à cette demi-retraite, puisqu’il n’a plus seulement sur les bras les Russes et les Roumains. Voici les Serbes qui, battus l’an dernier et épargnés par les Turcs, finissent par croire le moment opportun pour rentrer en campagne, se figurant obtenir quelques faciles avantages et avoir leur part de butin dans la curée de l’empire ottoman ! La situation se complique et se resserre. Les rigueurs de l’hiver, qui ont coïncidé avec la chute de Plevna et qui suspendent à demi les opérations militaires, peuvent cependant offrir une dernière chance en laissant quelques semaines à un travail pacifique. La Porte, quant à elle, n’a point hésité à saisir cette occasion de se tourner vers les puissances européennes et de provoquer de leur part quelque tentative de médiation. Le divan, sans trop préciser ses propositions ou ses idées, semble reprendre la situation au point où elle était au moment de la conférence de Constantinople, lorsque le tsar désavouait toute pensée de conquête, lorsqu’on ne parlait que de réformes intérieures en Turquie, et à coup sûr, si les intentions répondaient toujours aux déclarations, on pourrait encore s’entendre. Malheureusement depuis la conférence de Constantinople tout a changé. Plus de 100,000 hommes ont péri ; les soldats du tsar sont au-delà du Danube, sur les Balkans, les Turcs sont à Andrinople au lieu d’être encore à Plevna. La guerre a accumulé les complications et les difficultés. Il s’agit aujourd’hui de savoir quelles conditions nouvelles la Russie entend mettre à la paix, dans quelle mesure elle serait disposée à accepter une médiation, jusqu’à quel point elle est ou elle n’est pas encouragée par certaines puissances, d’où peut venir enfin, sous quelle forme peut sa produire, une sérieuse et efficace initiative de pacification.

Rien n’apparaît jusqu’ici bien distinctement. Tandis que la Russie s’enfonce de plus en plus dans son aventure et a tout l’air de ne plus admettre aucun intermédiaire entre elle et la Turquie, l’Allemagne semble la couvrir, sans dire, il est vrai, jusqu’où iront ses encouragemens et sa tolérance. L’Autriche, serrée entre l’Allemagne et la Russie, se réserve pour la défense des « intérêts autrichiens, » que le comte Andrassy se fait toujours fort de garantir à la paix, et en attendant elle laisse aller les événemens militaires. L’Angleterre seule parait maintenant s’émouvoir à demi, prendre au sérieux la proposition de médiation turque, et si jusqu’à présent dans le ministère il y a eu deux partis, l’un plus résolu à l’action, l’autre plus réservé, plus attaché à une neutralité absolue, les deux opinions se sont trouvées d’accord pour convoquer le parlement d’une manière un peu extraordinaire au 17 janvier. D’ici à trois semaines, la situation sera peut-être à demi éclaircie. Le cabinet de Londres aura vu ce qu’il peut ou ce que les circonstances lui imposent.

Le malheur est qu’à l’heure où nous sommes, dans cette grande affaire d’Orient, comme en bien d’autres choses, la force seule semble régner. On dirait parfois qu’il n’y a plus ni tradition de solidarité, ni règles protectrices de l’équilibre de l’Europe et des intérêts généraux. Le droit des gens, on ne sait ce qu’il devient, il se perd dans la confusion. La Russie se déguise visiblement à elle-même la nature de son entreprise sous le voile de cette régénération orientale qu’elle poursuit toujours. Elle a l’air de croire que, par la guerre qu’elle a déclarée, elle est affranchie de ses obligations dans les affaires d’Orient, et que, les hostilités une fois ouvertes, elle est libre vis-à-vis de l’empire ottoman, elle peut aller jusqu’au bout. La Russie oublie que ce n’est pas vis-à-vis de la Turquie seule qu’elle est liée ; c’est avec l’Europe tout entière qu’elle est engagée par cet article d’un traité solennel : « Les parties contractantes s’engagent, chacune de son côté, à respecter l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’empire ottoman, garantissent en commun la stricte observation de cet engagement, et considèrent en conséquence tout acte de nature à y porter atteinte comme une question d’intérêt général… » Il y a mieux : lorsque la Russie a voulu se libérer de quelques-unes des obligations de ce traité de Paris relatives à la neutralisation de la Mer-Noire, elle s’est adressée elle-même aux puissances ; elle a provoqué la réunion d’une conférence à Londres, elle a précisé les points sur lesquels elle réclamait une révision, confirmant de nouveau et librement tout le reste du traité, et elle a signé de son nom cette déclaration, qui date de 1871, d’un moment où la France n’était rien : « Les plénipotentiaires de l’Allemagne du nord, de l’Autriche-Hongrie, de la Grande-Bretagne, de l’Italie, de la Russie et de la Turquie, réunis aujourd’hui en conférence, reconnaissent que c’est un principe essentiel du droit des gens qu’aucune puissance ne peut se délier des engagemens d’un traité ni en modifier les stipulations qu’à la suite de l’assentiment des parties contractantes au moyen d’une entente amiable… »

Que faut-il de plus ? C’est ce droit reconnu, sanctionné, qui domine tout, qui est le seul point de départ possible dans les complications de l’Orient. Hors de là, encore une fois, il n’y a plus que la souveraineté du but et de la force. Nous rentrons dans une ère de fer où chacun, s’il en a les moyens, peut prendre sa Silésie ou son Arménie, ou sa Bulgarie ou autre chose. À voir par instans l’état de l’Europe, nous paraîtrions revenus à cette période du dernier siècle où Frédéric II, après l’entrevue de Neisse, justement à propos d’une guerre d’Orient, jouait si bien son rôle entre la Russie et l’Autriche, se servant de l’une et de l’autre, pour finir par le partage de la Pologne.

Assurément, c’est un rôle digne de l’Angleterre de ne pas laisser prescrire le droit européen, d’exercer une action modératrice, et il est trop clair qu’elle ne remplirait pas ce rôle si, comme certains politiques le lui suggèrent, elle se bornait à prendre sa part du butin oriental, sous le nom de gage ou de garantie ; elle ne serait qu’un acteur de plus dans le drame de la force. Si elle se dispose à appuyer les conseils d’une certaine démonstration de puissance, elle n’a point sans doute uniquement en vue une occupation de l’Égypte, qui ne pourrait que précipiter ou aggraver la confusion. L’Angleterre aura d’autant plus d’autorité qu’en défendant l’intérêt anglais elle reste la gardienne de l’intérêt général de l’Europe. En proposant ou en préparant une médiation utile, elle ne fera que prendre une initiative prévue, prescrite par les traités. Elle aura exprimé un sentiment universel, elle aura donné un signal qui, malgré tout, sera entendu dans le camp des belligérans comme parmi ceux qui redoutent le développement de la guerre. C’est un commencement. Et la France, dira-t-on, n’a-t-elle rien à faire ? De toutes les puissances aujourd’hui, la France, on peut le dire, est la plus désintéressée, et c’est parce qu’elle est désintéressée, ou, en d’autres termes, parce qu’elle ne voit aucune nécessité de s’engager dans l’inconnu, dans l’obscurité, qu’elle est tenue à une extrême réserve de diplomatie. Elle peut avoir son opinion, elle a ses traditions, elle a pour le moment avant tout à s’occuper d’elle-même, sans se livrer à des diversions périlleuses, sans se laisser détourner du but que ses malheurs lui ont fixé. S’il est des cabinets qui veulent travailler à la paix par des transactions équitables, qui s’efforcent de maintenir les principes, les garanties du droit européen, la France sera certainement avec eux. Elle joindra sa voix à leur voix dans l’intérêt de la paix et de l’ordre général. Si on prétend rester ou s’engager de plus en plus dans les aventures de l’arbitraire, de la conquête et des partages, la France n’a point à s’en mêler ; elle n’a aujourd’hui qu’à demeurer une spectatrice discrète, attentive, pas aussi indifférente qu’on le croit, mais patiente, avec la conviction intime que les œuvres violentes sont sans durée.

L’année, qui a vu bien des crises de toute sorte dans plus d’un pays, n’aura point passé pour l’Italie sans lui laisser, à elle aussi, une crise ministérielle de plus qui ne vient de se dénouer que pour recommencer peut-être bientôt. Voici neuf mois à peine qu’est venu au monde un ministère de la gauche entièrement composé de représentans d’une majorité sortie des élections. Le pays s’était prononcé ; le roi Victor-Emmanuel n’avait point hésité à se séparer du cabinet de M. Minghetti, pour appeler au pouvoir le chef de la gauche, M. Depretis, personnage considéré et fort modéré d’ailleurs, vieux Piémontais très dévoué à la monarchie constitutionnelle. Le roi Victor-Emmanuel n’avait pas seulement appelé au ministère M. Depretis, il avait accepté des hommes d’une couleur bien plus tranchée, M. Nicotera, qui, tout ancien garibaldien qu’il est, ne s’est pas montré moins bon monarchiste au pouvoir, M. Zanardelli, un Vénitien aux opinions assez vives, M. Mancini, un avocat éloquent aux idées humanitaires. La majorité sur laquelle s’appuyait ce ministère était immense, puisque la droite ne comptait plus dans le parlement qu’une centaine de représentans conduits par un homme habile, M. Quintino Sella.

Qu’est-il arrivé ? C’est l’histoire éternelle. La majorité s’est divisée, et il y a quelques jours, à la reprise de la session, la division a éclaté à propos d’un incident presque puéril, quelques télégrammes interceptés par le ministre de l’intérieur. Le cabinet n’a pas été mis en minorité, mais il n’a eu au scrutin qu’une vingtaine de voix de majorité. La vérité est que le ministre de l’intérieur, M. Nicotera, a soulevé contre lui une forte opposition, et, d’un autre côté, il y a dans la majorité italienne d’assez vifs dissentimens au sujet des chemins de fer que les uns, M. Depretis en tête, veulent laisser à l’industrie privée, que les autres veulent réserver à l’exploitation de l’état. De là ce partage de voix de l’autre jour, dont la première conséquence a été la retraite de M. Nicotera. Reconstituer le ministère au milieu de toutes les prétentions personnelles et des conflits d’opinions au sujet des chemins de fer n’était pas chose facile. M. Depretis paraît y être arrivé en conservant quelques-uns de ses collègues, en appelant M. Crispi au ministère de l’intérieur et en gardant pour lui-même le ministère des affaires étrangères, que quitte M. Melegari. C’est le dénoûment de la crise ; mais le ministère de Rome va-t-il se trouver plus fort ? C’est la question que l’année nouvelle résoudra sans que la paix intérieure et extérieure de l’Italie en soit troublée, sans que la nature de ses relations avec les autres pays en soit altérée ou modifiée.

CH. DE MAZADE.
ESSAIS ET NOTICES

LES TÉLÉGRAPHES TÉLÉPHONIQUES.


L’homme qui le premier réunit ses deux mains en forme d’entonnoir autour de ses lèvres, pour augmenter la portée de sa voix, réalisa sans contredit le premier des téléphones dans l’ordre historique. Les tubes acoustiques, que tout le monde connaît, ne sont qu’une modification des anciens porte-voix ; ils ne conduisent pas le son à une distance beaucoup plus grande, mais ils offrent l’avantage de le diriger en tel endroit qu’on désire par des chemins détournés. Un tube acoustique permet en effet de correspondre entre des points qui, pratiquement, ne doivent pas être éloignés de plus de 150 mètres, et de propager la voix avec la vitesse du son dans l’air, c’est-à-dire avec une vitesse de 340 mètres par seconde. Nous allons voir que, grâce aux nouveaux téléphones, il deviendra possible de correspondre avec une bien plus grande rapidité, puisqu’ils utilisent comme transmetteur le fluide électrique, dont la vitesse est pour ainsi dire infinie par rapport à celle du son dans l’air.

Il y a deux ans à peine qu’un jouet d’enfant qui n’a peut-être pas produit l’étonnement qu’il méritait s’est répandu dans Paris. Deux petits cornets, dont le fond était constitué par une membrane de peau ou de parchemin, étaient réunis entre eux par un cordon de 7 à 8 mètres de longueur, les extrémités de ce cordon étant fixées aux centres respectifs de chacune des membranes. Une personne parlant à voix basse, chuchotant même dans l’un des cornets, pouvait se faire entendre très distinctement d’une autre personne tenant le second cornet appliqué contre son oreille. La seule condition indispensable à la réussite de cette expérience consiste à soumettre le cordon qui réunit les deux interlocuteurs à une certaine tension et de lui éviter le contact d’un support quelconque. C’est à coup sûr le meilleur et le plus fidèle des téléphones, mais on comprend facilement ce qui l’empêche de devenir pratique. Puisqu’en effet le fil doit se supporter lui-même et ne rien toucher sur son parcours, la transmission ne doit se faire qu’en ligne droite ; de plus, la tension du fil ne peut dépasser une certaine limite, sans quoi les membranes ne seraient plus susceptibles de vibrer ; mais, si le fil est très long, son propre poids finira par produire cette tension trop forte, et par conséquent empêchera l’appareil de donner aucun bon résultat.

Pour concevoir comment fonctionne ce télégraphe acoustique, il suffit de remarquer que, sitôt qu’un son est émis dans l’un des cornets, la membrane de ce cornet entre aussitôt en vibration, et le fil solidaire de cette membrane est dès lors amené à vibrer lui-même longitudinalement. L’autre extrémité du fil agira donc sur la membrane du second appareil de façon à la faire vibrer identiquement comme la première. Cette dernière membrane ébranlera synchroniquement la masse d’air du cornet, masse d’air en contact direct avec le système auditif de la personne qui écoute. Cette personne éprouvera donc la même sensation que si on lui parlait à l’oreille, et distinguera nettement tout ce qui sera prononcé dans le premier appareil. On voit qu’ici ce n’est plus la transmission du son dans l’air qui est en jeu, mais bien la transmission du son dans un solide, puisque nous pouvons considérer comme tel un fil tendu. La vitesse de propagation y est donc déjà beaucoup plus grande que dans les tubes acoustiques ; mais la distance qui peut séparer les deux interlocuteurs est limitée dans la pratique à une centaine de mètres au plus, avec la condition accessoire que cette transmission s’effectue en ligne droite.

Nous arrivons maintenant aux téléphones électriques, qui permettent de porter la voix, avec toutes ses finesses, à des distances quelconques. Dans ces appareils, ce ne sont plus les vibrations elles-mêmes qui sont transmises par le fil conducteur. Chaque vibration élémentaire donne naissance à un courant électrique, et ce courant a pour effet de reproduire, dans l’appareil récepteur, une vibration identique à celle qui l’a créé. L’un des appareils fait l’analyse des vibrations, et l’autre en fait la synthèse. L’appareil récepteur peut donc être comparé à une personne douée d’une ouïe extrêmement fine qui percevrait des sons émis à plusieurs centaines de kilomètres et qui répéterait ce qu’elle a entendu à l’oreille de la personne qui écoute.

Parmi ces remarquables instrumens, le téléphone inventé par M. Graham Bell, professeur de physiologie vocale à l’université de Boston, est le premier en date, et aussi le seul qui, actuellement, ait atteint un degré de perfection satisfaisant. La simplicité des organes et du fonctionnement ajoute encore à l’impression profonde que l’on éprouve lorsqu’à la distance de plusieurs lieues on distingue non-seulement les phrases prononcées, mais encore le son de voix de tel ou tel interlocuteur. Le téléphone de Bell est un appareil de petit volume, affectant comme forme générale celle d’un champignon dont le pied aurait environ 15 centimètres de longueur, et le chapeau 7 ou 8 centimètres de diamètre. Le pied renferme un barreau d’acier aimanté, de la grosseur d’un fort crayon. Autour du sommet de ce barreau, c’est-à-dire de l’un des pôles de l’aimant, se trouve une petite bobine de fil de cuivre fin et isolé, dont le nombre de spires est de près d’un mille. Les deux extrémités de ce fil correspondent l’une avec une ligne télégraphique ordinaire, l’autre avec le sol. Au-dessus de cette bobine et du pôle de l’aimant qui lui sert de noyau, dans la partie que nous avons comparée au chapeau d’un champignon, une plaque mince et circulaire de fer-blanc présente son centre à une très faible distance de l’aimant, tandis que ses bords reposent sur la circonférence d’un anneau de bois. C’est la membrane destinée à vibrer sous l’influence du son, et une sorte d’entonnoir, également en bois, dirige justement le son sur la partie centrale de la plaque, qui, étant la plus éloignée des points d’appui, est celle où les vibrations auront le plus d’amplitude. Ajoutons que le téléphone récepteur est identique au téléphone transmetteur. Vient-on à parler dans l’un de ces appareils, la plaque de fer-blanc se mettra à vibrer synchroniquement avec la masse d’air adjacente. Of, les vibrations de cette plaque modifiant à chaque instant sa distance au barreau aimanté, l’état magnétique de ce barreau change à chaque instant, et chaque fois aussi un courant électrique, d’intensité proportionnelle à la vitesse de déplacement, prendra naissance dans le fil de la bobine. Ce courant franchira sur le conducteur télégraphique la distance qui sépare le premier téléphone du second, et arrivera dans la bobine de l’appareil récepteur. Là, selon que ce courant sera positif ou négatif, il exagérera ou annulera les propriétés attractives du barreau, et la plaque de fer-blanc en présence subira des alternatives d’attraction et de non-attraction dont chacune correspondra à la vibration génératrice du courant. Cette plaque répétant avec une fidélité rigoureuse les vibrations du premier appareil, celles-ci ébranleront le système auditif de la personne qui écoute, comme le ferait directement la voix de la personne qui parle.

Les expériences que nous avons faites en laboratoire nous ont permis de constater que le son de la voix commence seulement à s’affaiblir lorsqu’on dépasse des longueurs de lignes représentant 800 à 1,000 kilomètres de fil de fer de 4 millimètres de diamètre. Des essais tentés entre Paris et Saint-Germain et entre Paris et Mantes (58 kilomètres) ont parfaitement réussi. Nous entendions à cette distance, avec une grande netteté, les voix de deux personnes chantant un duo. Mais il ne faudrait pas croire que les différens sons arrivent à destination avec l’intensité qu’ils possèdent au départ. Les transformations successives des vibrations en courans électriques et inversement, la résistance opposée à ces courans par le circuit conducteur, absorbent une notable partie de la force vive première. Ce sont les résistances passives de la télégraphie, et, comme on peut le prévoir, elles diminuent dans une forte proportion l’effet utile, le rendement. Il faut donc, si l’on veut percevoir le son avec quelque netteté, s’appliquer l’orifice circulaire de l’instrument sur l’oreille, de façon à l’envelopper de toutes parts. La masse d’air en vibration communique alors son état vibratoire au tympan, sans qu’il s’en diffuse inutilement une trop grande partie. Sans un court exercice, on ne parvient pas à distinguer très nettement les phrases transmises, de même que, pénétrant dans un milieu obscur, on ne distingue pas du premier coup des objets peu éclairés ; mais au bout de quelques minutes l’oreille s’est accommodée aux nouvelles conditions, et saisit alors, dans la voix, des relations qui lui avaient échappé tout d’abord.

L’obligation où l’on se trouve de coller contre son oreille le téléphone par lequel on reçoit une correspondance montre qu’il faut recourir à des moyens spéciaux pour avertir son interlocuteur. Le plus simple consiste à compléter l’installation d’un téléphone par celle d’une sonnerie électrique ordinaire fonctionnant à l’aide d’une pile. Il suffit alors de prévenir par un coup de timbre la personne avec laquelle on désire correspondre ; celle-ci porte aussitôt l’instrument à son oreille, et la conversation commence.

Comme deux et même trois ou quatre téléphones peuvent fonctionner simultanément sous l’influence d’un seul appareil transmetteur, il est également convenable d’établir deux téléphones par station. Au moment de communiquer, chaque interlocuteur porte un des appareils devant sa bouche et l’autre à son oreille ; il est ainsi assuré de recevoir sans exception tous les mots qui lui sont adressés, puisqu’il évite de cette manière la perte de temps causée par le transport d’un seul instrument de la bouche à l’oreille.

Le principal défaut du téléphone de Bell consiste dans son extrême sensibilité. Il subit l’influence de courans si faibles que les dépêches passant sur des fils télégraphiques voisins de celui qui le dessert sont toutes ensemble répétées par le téléphone. On sait en effet que les courans électriques font naître dans des circuits voisins du leur ce qu’on appelle des courans induits. Ces courans induits sont en général trop peu intenses pour exercer un trouble appréciable sur les appareils de la télégraphie ordinaire ; mais il n’en est pas de même avec l’instrument de Bell. Quand le fil conducteur du téléphone n’est pas distant de plusieurs mètres des autres fils de ligne, chaque courant émis dans ces fils étrangers donne naissance à un son très net dans l’appareil. Cette propriété, nuisible la plupart du temps, pourrait dans certains cas devenir très précieuse. Supposons qu’en temps de guerre l’ennemi se serve pour ses communications télégraphiques d’un fil passant à proximité d’un autre fil dont on puisse disposer ; il suffira d’installer un téléphone sur ce dernier, et l’on pourra entendre distinctement quels sont les signes de l’alphabet Morse envoyés sur la première ligne. Comme le personnel de la télégraphie militaire sait parfaitement comprendre une dépêche au seul bruit de la manipulation, la correspondance ennemie sera ainsi surprise. On pourrait d’ailleurs opérer sur une ligne occupée par les communications ordinaires pour correspondre au moyen du téléphone, puisque les courans qu’il émet sont beaucoup trop faibles pour exercer une perturbation quelconque sur les autres appareils en service. La perturbation agirait au contraire dans l’autre sens, si bien qu’on serait obligé pour se parler de profiter des périodes de repos du service courant. Puisque nous avons exposé quelles difficultés fait naître la trop grande sensibilité du téléphone, nous devons aussi indiquer quels sont les moyens qui permettent d’obvier à ces difficultés dans une certaine mesure. Il suffit en effet, pour détruire les actions perturbatrices des lignes étrangères, de fermer le circuit téléphonique par un fil spécial de retour, parallèle au premier sur toute sa longueur, au lieu de le fermer par une communication à la terre, comme on le fait toujours en télégraphie. De la sorte, les courans induits prennent naissance à la fois sur deux fils dont les modes d’action sont inverses, et le résultat final est le même que si ces courans n’existaient pas.

Le rôle pratique du téléphone de Bell peut facilement se déduire des considérations qui précèdent. Pour toutes les distances n’excédant pas 150.mètres, le tube acoustique ordinaire sera toujours préférable, puisqu’il permettra d’entendre la voix avec une bien plus grande intensité. Pour toutes les distances excédant 150 mètres, si les appareils extrêmes peuvent se placer dans des lieux où règne un certain silence, le téléphone présentera sur les anciens appareils électriques l’avantage immense de pouvoir être manié par tout le monde, puisqu’il suffit en effet d’écouter ou de parler pour recevoir ou transmettre. Il permettra en outre de reconnaître un interlocuteur au timbre de sa voix, ce qui constitue la qualité la plus précieuse et la plus étonnante, du nouvel appareil. Disons pourtant que ce timbre est quelque peu modifié et que les sons paraissent légèrement éteints et nasillards. Ils sont comme un reflet des sons véritables, et l’on peut justement les comparer à l’image d’une personne vue dans une glace sans tain. Les contours sont mal définis et mêlés de figures étrangères, mais on ne peut hésiter néanmoins à reconnaître que c’est de telle ou telle personne qu’on aperçoit le reflet.

Il serait injuste de reprocher à l’invention du professeur Bell de ne pas reproduire la voix avec toute la puissance qui serait désirable pour que son instrument pût rivaliser avec le tube acoustique. Le but atteint semblait, il y a peu de mois encore, tellement insaisissable, tellement au-dessus des espérances les plus hardies, que notre admiration ne doit pas rester moins profonde ; il est pourtant permis de croire que c’est là seulement un premier pas pour la téléphonie.

Lorsque deux diapasons identiques sont reliés entre eux par un fil tendu et fixé par chacune de ses extrémités à une de leurs branches, si l’on vient à faire vibrer l’un d’eux, l’autre entre également en vibration. C’est là un téléphone musical, qui n’est, pour ainsi dire, qu’un cas particulier de celui qui se compose de deux cornets, dont il a été parlé au début de cette notice. Comme ce dernier, et pour les mêmes raisons, il est limité dans sa portée effective. Mais, si au lieu de se servir d’un fil rigide pour transmettre les vibrations, on se sert de procédés électriques, la portée du son n’a plus de limites. Il y a plus de quinze ans en effet que nous connaissons la possibilité de transmettre à de grandes distances, par l’électricité, des sons musicaux simples comme ceux des diapasons. L’appareil du professeur Reis, de Hombourg, permit, dès 1860, d’atteindre à ce résultat ; d’autres dispositions imaginées par Cromwell Warley, par Paul Lacour, par Elisha Gray, donnent aussi le moyen d’entendre télégraphiquement un motif musical. Mais toute autre chose est de transmettre une note ou même un accord et de transmettre une syllabe, une voyelle, une consonne, prononcées sur cette note. Nous pouvons remarquer, lorsque nous écoutons un chanteur dans un opéra, combien nous avons de peine à saisir les paroles qu’il prononce. Les notes nous arrivent bien, mais les syllabes restent en route. C’est donc un témoignage que les mots sont d’une nature plus complexe que les sons qu’ils accompagnent. Si nous considérons un édifice, les détails de sculpture nous échappent sitôt que nous nous éloignons, mais l’ensemble nous frappe toujours. Il en est tout à fait de même d’un chant. Le chant pour nous est un ensemble relativement simple, mais les phrases, les timbres des divers instrumens, les nuances sont des détails qui ne nous parviennent plus quand une distance suffisante nous sépare du chanteur. Dans les téléphones de Reis et de Warley, ce n’est jamais que la note seule qui arrive à destination ; la syllabe qui l’accompagne n’influence même pas l’appareil d’envoi. En un mot, ces instrumens ne sont capables de transmettre qu’une seule qualité du son, la hauteur ; l’intensité, le timbre, n’existent pas pour eux. Ceste que les difficultés à résoudre pour reproduire ces deux importantes qualités sont très considérables lorsque l’on se sert du courant d’une pile voltaïque, comme cela a lieu dans ces derniers appareils. Le professeur Bell a ingénieusement tourné l’obstacle en employant des courans d’induction. Mais il a par cela même imposé une limite à la puissance de ces courans, puisque c’est la voix elle-même qui leur donne naissance.

Si le problème de la téléphonie était résolu avec des courans de pile, l’intensité de la voix pourrait être bien supérieure à celle que permettent d’obtenir les courans induits. En effet, une pile est un réservoir de travail électrique aussi énergique qu’on le désire, et il suffit d’ouvrir une porte d’accès à cette force pour la mettre en jeu. Dans le téléphone de Bell, la personne qui parle est l’analogue d’un manœuvre qui ferait, par ses propres forces, avancer un véhicule ; dans un téléphone qui fonctionnerait à l’aide de la pile, cette personne serait l’analogue du mécanicien qui, sur une locomotive, n’a qu’à faire l’effort nécessaire a l’ouverture d’une valve pour permettre à la vapeur, toujours prête, d’actionner le piston. C’est dans cette direction que doivent se porter maintenant les efforts de ceux qui prétendent faire avancer la question qui nous occupe. La téléphonie voltaïque doit remplacer, dans un avenir plus ou moins éloigné, la téléphonie magnéto-électrique. Un Américain, M. Edison, est un des premiers qui se soient engagés dans cette voie ; d’autres chercheurs l’y suivent déjà, et les premiers essais sont loin d’être décourageans.

La découverte de la téléphonie a comblé la seule lacune qui subsistât encore dans la correspondance rapide du télégraphe. Les appareils autographiques de Caselli, de d’Arlincourt, donnent depuis bien des années déjà le moyen de transmettre, à distance, l’image exacte d’une écriture, le portrait ressemblant d’une personne. Le téléphone reproduit la voix. On est donc aujourd’hui à même de communiquer avec le monde entier, de la même façon et dans le même délai qu’il est possible de le faire entre habitans d’une même ville.

Deux ingénieurs français, MM. Napoli et Marcel Depretz, viennent tout récemment d’imaginer un appareil qui se rattache d’une manière toute naturelle à ceux que nous venons d’étudier. Leur invention permet non-seulement de porter la voix à distance, mais elle rend encore possible d’en conserver la trace pendant un laps de temps quelconque, de sorte qu’un discours prononcé aujourd’hui peut être prononcé de nouveau demain, mais cette fois mécaniquement. La sténographie deviendrait dès lors inutile, puisqu’on aurait le moyen d’emmagasiner la voix humaine avec toutes ses nuances de timbre et d’intonation.

L’esprit se perd quand on pense qu’à l’aide d’une semblable machine, suffisamment perfectionnée, il eût été possible de conserver fidèlement la manière des grands orateurs, et qu’on pourrait entendre à volonté Démosthène, Cicéron, Bossuet,.. sans voir toutefois leurs gestes, leur physionomie, puisque l’appareil qui pourrait conserver la trace d’une scène vivante n’est pas encore réalisé. Mais avons-nous le droit d’affirmer a priori l’impossibilité d’une pareille invention, en présence de miracles auxquels notre siècle a déjà donné le jour ? Nous ne le pensons pas. Si demain on trouvait le moyen de ne tenir aucun compte de l’opacité des corps, si un télescope d’un nouveau genre permettait de voir au loin à travers les murs et les montagnes, et de conserver aux objets d’un tableau la mobilité qu’ils ont possédée pendant une minute, une seconde même, nous nous accoutumerions bien vite à ces prodiges. Nos petits-fils les considéreraient comme des choses toutes simples et concevraient avec peine comment leurs pères ont pu vivre dans un tel état de barbarie. Nier d’abord, espérer, s’étonner et oublier ; telle est en effet la série des impressions par lesquelles passera toujours l’esprit humain.


ANTOINE BREGUET.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.