Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1836

Chronique no 113
31 décembre 1836


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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31 décembre 1836.



Faut-il croire qu’une fatalité irrémédiable pèse sur nous, et viendra toujours arrêter l’éducation constitutionnelle du pays ? Au moment où, après une longue attente, les chambres allaient soumettre à la justice d’une discussion sévère la politique ministérielle, voilà qu’un nouvel attentat menace encore d’intervertir le cours naturel des choses, et de faire perdre au parti de la modération le terrain qu’elle avait si patiemment conquis. C’est encore de l’imprévu, mais de l’imprévu hideux et presque déshonorant pour la société au sein de laquelle il éclate. Il faut l’avouer, il y a dans notre pays quelques hommes atteints d’une lèpre morale, pour lesquels l’assassinat est une satisfaction légitime, un dogme religieux ! Le nombre en est heureusement bien petit, mais la démence d’un seul, arrivant à son dernier paroxisme, suffit à jeter partout le désordre et l’effroi. Cependant il est à remarquer qu’après la première impression de surprise douloureuse et de dégoût profond, l’opinion publique s’est, pour ainsi dire, repliée sur elle-même pour retrouver des forces et pour échapper au découragement. On ne peut vraiment consentir à ce que le crime d’un fou furieux frappe de stérilité les pensées, les intentions et les efforts des hommes le mieux dévoués à la cause de la vraie liberté. On se reprend à vouloir agir, à vouloir secouer une torpeur qui, en se prolongeant, deviendrait une complicité avec le crime même. La société a besoin de montrer, par la persévérance de son activité, que si, au milieu d’elle s’agitent quelques malheureux infectés d’un mal affreux, elle au moins n’est pas malade et n’abdique pas la direction de ses destinées.

Mais dans la sphère politique proprement dite, ces catastrophes exercent toujours une influence funeste : elles peuvent prolonger l’existence d’une administration impopulaire. Beaucoup d’hommes qui veulent sincèrement le bien du pays, s’effraient à l’idée d’attaquer un ministère dont ils condamnent la politique ; ils lui prêtent un appui qu’ils regrettent, et que dans d’autres circonstances ils lui auraient retiré avec éclat. Ce nouvel attentat prolonge l’existence du ministère, voilà ce qui s’est dit de toutes parts. Que dire d’un cabinet qui a besoin, pour durer, de la stupeur qu’inspire un crime imprévu ?

Ces appréhensions qui sont aujourd’hui la plus grande force du ministère, ne sauraient durer bien long-temps ; toutefois dans les premiers momens elles sont inévitables, et les hommes les plus fermes ne peuvent se défendre de les partager quelque peu. Mais si quelque chose, indépendamment des autres motifs, doit relever et exciter le courage de l’opposition constitutionnelle, c’est l’imperturbable fatuité d’une coterie qui, sur les débris des espérances publiques, se proclame seule nécessaire et seule capable de sauver l’état. Avant l’attentat du 27 décembre, elle dénonçait le péril extrême que courrait la France si l’administration passait dans d’autres mains que celles de M. Guizot et de ses amis ; après l’attentat, elle veut tirer de ce crime une nouvelle force, et porte le défi qu’on lui retire le pouvoir, sous peine de mort pour la société. Quelques hommes ont décrété qu’eux seuls étaient doués de patriotisme et de talent, qu’en eux seuls s’étaient réfugiées la capacité et la vertu politique. Ces nouveaux importans redoublent tous les jours de morgue et d’intolérance ; quelque temps ils avaient consenti à marcher avec des hommes dont ils jalousaient les talens et l’influence ; aujourd’hui ils les déclarent suspects et ennemis. Des gens qui se disent les vrais soutiens de la révolution et de la monarchie de 1830, comptent aujourd’hui parmi leurs adversaires politiques, MM. Thiers et Montalivet, M. Passy et M. Dupin. Ils ne subissent que par nécessité la présidence de ce dernier, et les plus intraitables, au nombre de trente-six, ont porté leurs voix sur M. Humann, pour témoigner, autant qu’ils pouvaient, leur mauvais vouloir envers M. Dupin. Ni l’intelligente modération de M. Passy, ni les longs services de M. Thiers, ne sauraient trouver grâce devant nos importans, qui seuls ont l’entente de la situation et la science gouvernementale.

Nous ne connaissons pas de plus grands révolutionnaires que ces hommes, qui se refusent à toute conciliation, à tout développement. Nous avons vu tel moment où les esprits tendaient à se rapprocher, où quelques réformes heureuses devenaient possibles dans la pratique et le jeu de la constitution ; mais toujours l’intolérance d’une coterie est venue se jeter à la traverse de ces dispositions et de ces espérances. C’est ainsi qu’on rend inévitables les révolutions et les crises violentes. Les véritables conservateurs, dans un état représentatif, sont ceux qui veulent tirer, de la constitution consentie, tous les progrès et tous les avantages dont elle porte avec elle les principes, et qui peuvent ainsi montrer aux esprits ardens, que le travail et la patience ont aussi, en politique, leurs conquêtes et leurs triomphes. Au contraire, on pousse aux révolutions, on est révolutionnaire d’une manière étroite et perverse, quand on ferme de gaieté de cœur toutes les issues aux ardeurs généreuses, quand on envenime les dissentimens, au lieu de les adoucir ; quand, avec une vanité qui ne désarme jamais, on met hors la loi tous les talens et tous les caractères qui ont besoin d’indépendance et de dignité.

Il paraît que nos importans sont arrivés au dernier degré d’exaltation et de colère contre l’ancien président du conseil, qui les désespère par la netteté et la décision de ses vues politiques. Il est vrai que M. Thiers juge avec une sagacité peu commune la portée d’une situation. Dès l’apparition de M. Casimir Périer aux affaires en 1831, il sentit la puissance de cette énergique volonté, et s’attacha à sa fortune. Aujourd’hui M. Thiers, et ce jugement remonte au 22 février, a pressenti que la petite coterie doctrinaire avait plus de passé que d’avenir ; aussi il accepta le pouvoir sans elle, et même contre elle. Ce parti pris était, de la part de M. Thiers, un jugement accablant. Il est triste d’être abandonné par un homme qui a l’esprit juste, l’œil perçant et sûr ; et quand la retraite volontaire de M. Thiers, qui sacrifiait avec résolution un présent dont il n’était plus le maître aux chances d’un grand avenir, eut laissé le champ libre à ses anciens alliés, ceux-ci revinrent en disant qu’ils ne lui pardonneraient jamais d’avoir voulu les mettre au grenier comme de vieux meubles.

Malgré le douloureux évènement qui peut prolonger l’existence du cabinet du 6 septembre, nous tenons pour juste l’arrêt porté par M. Thiers. Au fond, le parti doctrinaire qui s’agite et intrigue depuis six ans, est bien près de sa fin. Lui-même n’est pas sans s’apercevoir des dangers qu’il court ; aussi que de colères, que d’irritations ! mais d’un autre côté, que de soins, que d’activité ! On marche au combat avec une discipline admirable ; on ne permet pas à un seul homme d’être absent du champ de bataille ; on a des voitures pour amener à la chambre les indolens et les retardataires ; on aiguillonne, on surveille tout le monde ; on a des argumens pour toutes les consciences et pour toutes les opinions. « Comment ! vous votez contre nous ? disait un ministériel à un légitimiste, dans l’élection d’un vice-président ; et ne voyez-vous pas que le ministère travaille pour Henri V ? Ce mot a été prononcé dans la chambre, et a profondément indigné tous ceux qui n’ont pas encore consenti à faire plier le genou à la révolution de juillet devant la légitimité.

Pourquoi faut-il que l’opposition ne veuille pas combattre ses adversaires par le même zèle et la même activité ? Plus de cent députés sont encore absens de la chambre, et le plus grand nombre appartient aux bancs de la gauche et du centre gauche. Quelle idée se font donc de leurs fonctions politiques les hommes qui les sacrifient ainsi à leurs affaires, à leurs convenances, peut-être même à leurs plaisirs ? On brigue la députation par vanité ; on en trahit les devoirs par impuissance ou par inertie. Tant que les électeurs n’exerceront pas, comme en Angleterre, une surveillance assidue sur leurs mandataires, nous aurons toujours à nous plaindre de ces scandaleuses négligences. C’est à l’opinion, par ses sévérités publiques, à ramener aux devoirs de la vie politique ceux qui les méconnaissent. Tel rougirait de manquer à un engagement pris, dans les affaires de la vie domestique, d’être absent quand il s’agit d’assister un ami, et qui désertera sans scrupule le champ clos des débats parlementaires et des intérêts sociaux.

La fidélité aux devoirs de la députation n’a jamais été plus nécessaire, car de vives questions sont en jeu. La discussion de l’adresse roulera sur les difficultés les plus sérieuses de la politique étrangère et intérieure ; nous ne voyons pas pourquoi la juste indignation qu’a soulevée l’attentat du 27 décembre lui ferait perdre de sa vivacité. Loin de là, dans les crises exceptionnelles, les pouvoirs parlementaires doivent redoubler d’énergie et de sincérité. Le discours de la couronne appartient à la discussion constitutionnelle ; il y a des ministres qui doivent en recevoir le choc, et qui doivent accepter sans réserve la responsabilité des paroles royales.

La Charte défend à l’opposition de faire remonter plus haut que le ministère les reproches qu’elle adresse au gouvernement : tant mieux ; en limitant le terrain de la discussion, la Charte le rend à la fois plus ferme et plus inviolable. Nous n’avons pas à discuter la valeur philosophique de l’irresponsabilité royale ; nous l’acceptons comme un fait, et nous en reconnaissons l’empire. Mais aussi, plus le roi est mis hors de toute atteinte, plus les ministres doivent s’offrir eux-mêmes aux coups de leurs adversaires.

Le ministère n’est donc pas recevable à venir parler à la chambre de politique royale ; il doit parler de la sienne et la défendre. Alors la chambre pourra discuter la valeur de ces phrases du discours de la couronne, après les avoir blâmées dans leur forme : « Je m’applaudis d’avoir préservé la France de sacrifices dont on ne saurait mesurer l’étendue, et des conséquences incalculables de toute intervention armée dans les affaires intérieures de la Péninsule. » « La France garde le sang de ses enfans pour sa propre cause, et lorsqu’elle est réduite à la douloureuse nécessité de les appeler à le verser pour sa défense, ce n’est que sous notre glorieux drapeau que les soldats français marchent au combat. »

Que d’objections à faire ! Est-il vrai que l’entrée en Espagne de vingt mille Français eût eu des conséquences incalculables ? S’agissait-il de dépenser 100,000,000 et d’armer cent mille hommes, comme en 1823 ? Les officiers français qui reviennent de la Navarre s’accordent à dire que les partis n’attendaient que quelques régimens français pour désarmer sans honte. La France garde le sang de ses enfans pour sa propre cause ! est-ce là un dogme politique qui ne souffre pas d’exception, et vrai de toute éternité ? La France ne connaît-elle plus d’intérêts humains et généraux ? Refusera-t-elle désormais toute solidarité avec le reste du monde ? Puissent un jour les autres nations ne pas reprocher durement à notre pays cette politique étroite qui n’a ni prévoyance ni charité !

D’ailleurs, est-il vrai que la question espagnole ne touche en rien les intérêts de la France ? Les hommes politiques, les amis des libertés constitutionnelles qui voulaient tendre à l’Espagne une main amie, sont-ils autant de don Quichotte avides de courir des aventures au pays des chimères ? La question nous paraît parfaitement posée et résumée par ce mot d’un député : « L’intervention en Espagne est encore une question intérieure ; don Carlos est la moitié de Charles X. » Partout la même question se représente, tant à l’intérieur que dans nos relations étrangères. Saurons-nous, en face de l’Europe absolutiste, nous affirmer et nous établir comme un peuple libre et constitutionnel ? Recueillerons-nous les fruits des deux révolutions de 1789 et de 1830 ? Saurons-nous satisfaire les tendances de notre siècle par un compromis loyal entre quelques formes du passé et les justes exigences de nos jeunes générations ? À l’extérieur, serons-nous le centre et les tuteurs redoutés d’une Europe constitutionnelle ? Aurons-nous avec l’Angleterre une alliance sincère et féconde ? Relèverons-nous l’Espagne ? Fonderons-nous enfin notre puissance en Afrique ? Il semble que toutes les questions capitales se soient donné rendez-vous pour demander aux hommes politiques lumière et dévouement.

Jamais l’opposition constitutionnelle n’a eu de plus graves devoirs à remplir ; qu’elle sache résister au premier découragement qu’inspire toujours une catastrophe imprévue ; il faut vivre dans notre siècle au milieu des épreuves les plus amères et les plus soudaines. On a dit que le coup de pistolet avait ôté trente voix à l’opposition. Elle les retrouvera, ces voix, quand les premières impressions seront tout-à-fait dissipées. Le temps lui donnera raison sur certains points qui peuvent encore paraître douteux à plusieurs. En s’attachant avec une fermeté sincère à l’esprit de la constitution de son pays, on est en règle avec sa conscience et avec tous les évènemens possibles.


M. Paul de Musset vient de publier un ouvrage nouveau qui a pour titre : Anne Boleyn[1]. Il y aurait, à propos de ce livre, une dissertation à faire sur ce qu’on nomme le roman historique, car l’intérêt purement romanesque s’y allie d’un bout à l’autre à la vérité la plus scrupuleuse. C’était une entreprise difficile, et plus nouvelle qu’on ne le pense peut-être, que d’offrir au lecteur une étude à la fois aussi sévère et aussi attachante ; sauf le respect que nous devons aux maîtres, nous croirions presque cette alliance parfaite du roman et de la chronique aussi malaisée que l’illustre adultère du grotesque et du terrible, qui, jadis, fit bruit, comme on sait. Dans une préface pleine de bon goût et de vraie modestie, M. Paul de Musset annonce clairement quelles ont été ses intentions, et développe, mieux que nous ne pourrions le faire, la théorie qui lui sert de guide : « Le roman historique, dit-il, tel que Walter Scott l’a créé, est, à mon sens, d’une difficulté extrême. Walter Scott puise ses sujets dans une anecdote, une légende, ou, le plus souvent, dans les trésors de son imagination ; puis il rattache son invention par un fil imperceptible à quelque fait historique. De cette manière il y a cent raisons pour que la fable et la réalité se nuisent réciproquement ; et il ne fallait pas moins que le génie du romancier écossais pour traverser heureusement tant d’écueils. Je me suis figuré qu’un roman biographique offrait moins de dangers. Le sort a fait, sans y penser, dans la destinée d’Anne Boleyn un roman. J’ai respecté scrupuleusement les faits ; le reste, il faut bien le créer soi-même. »

Nous ne doutons pas que ces simples paroles, écrites à la première page d’un livre, ne donnent à penser aux érudits et ne disposent favorablement les lecteurs les plus indifférens. C’est une qualité si rare aujourd’hui que le défaut de vanité ! Mais ce n’est qu’une qualité de préface ; aussi nous risquerons-nous, non sans crainte, à citer ici l’utile dulci. En rendant compte du dernier ouvrage de M. Paul de Musset, Lauzun, nous avions adressé à l’auteur quelques reproches sur son dénouement, où la vérité était sacrifiée à l’effet ; la même impartialité doit nous faire dire aujourd’hui que de la vérité consciencieusement rendue résulte, dans Anne Boleyn, un effet terrible et dramatique qu’on ne s’attendait pas à trouver dans un sujet dont la fin est prévue. Après avoir vu la naïve jeune fille à la cour de France, après l’avoir suivie au château d’Hever, puis à Londres, puis à la cour, et dans tous les hasards de sa fortune, ce n’est qu’en tremblant et le cœur ému qu’on arrive avec elle au pied de l’échafaud. M. de Musset n’a pas songé à poétiser une si grande douleur ; il a laissé, sous sa plume attentive, la réalité être poétique, comme le sont, dans les esquisses de Schnetz, les contours et les lignes. Mais ce que nous devons surtout signaler, et ce dont nous devons le plus sincèrement complimenter l’auteur, c’est que, dans le nouveau sujet qu’il vient de traiter, il a fait preuve d’une chaleur de cœur et d’une sensibilité (nous demandons pardon aux roués du jour de ce terme) qu’on cherchait trop peut-être, et en vain, dans sa manière habituelle. C’est, à notre avis, une preuve de progrès plus louable encore que l’exactitude de détails ; non que nous voulions annoncer par là au public qu’il trouvera dans Anne Boleyn de ces déclamations brillantes et parfois ampoulées qui s’aiguisent en pointes et visent au trait ; mais, tout en se bornant à dire, il y a cent façons d’exprimer, et nous l’avouons, nous sommes de ces vieilles gens qui aiment à sentir les larmes venir quand on leur raconte la vie d’une belle et honnête femme.


— Tout ce qui se rattache aux dernières années de l’empire, est marqué pour nous d’un indicible cachet de douleur et d’illustration. Nos triomphes n’ont pu être égalés que par nos défaites ; mais aucun désastre ne s’est imprimé aussi profondément dans la mémoire des nations, aucun évènement ne nous apparaît entouré d’un cortége de circonstances aussi lugubres que la retraite de la grande armée. Il appartenait à Napoléon de reculer les bornes des souffrances humaines, comme il lui avait été donné d’éblouir le monde de ses succès inouis. M. le marquis de Sérang, maréchal-de-camp, fut un de ces jeunes rejetons de la noblesse française qui sentirent se réveiller en eux une ardeur chevaleresque à la vue de cet autre Alexandre ; il se distingua à Ratisbonne, à Essling, à Wagram. À vingt-cinq ans il était chef d’escadron. « Vous allez vite, lui dit l’empereur en lui donnant le grade d’officier-supérieur, mais vous allez bien !

Au mois d’avril 1812, la grande armée se mit en marche ; c’était plus qu’une armée, c’était tout un peuple, c’était l’Europe. Naples, la Lombardie, le Piémont, l’Autriche, la Prusse, la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg, ajoutèrent leur contingent à celui de l’empire français qui s’étendait alors jusqu’au Rhin et sur les Alpes. Des ouvriers de tous les métiers, organisés militairement, suivaient l’expédition. Le marquis de Sérang, attaché à l’état-major, faisait partie du corps de Ney, chargé de la tâche périlleuse de protéger les derrières de l’armée. Blessé d’une balle à la poitrine, dans une rencontre avec les Cosaques, et laissé pour mort sur le champ de bataille, il fut recueilli par M. de Makowski, noble Polonais, qui lui prodigua les soins les plus empressés.

M. de Sérang justifie le titre de son livre : les Prisonniers français en Russie[2], par les détails les plus curieux sur le sort de ses malheureux compagnons d’armes, livrés à toute la rapacité des juifs, maltraités par les Cosaques, et succombant, pour la plupart, de douleur et de misère. La plume recule devant le récit des horribles vengeances exercées par les soldats russes sur leurs prisonniers. Ainsi, ils faisaient asseoir de force leurs victimes, à moitié décomposées par le froid, sur une pierre énorme, rougie par le feu ; une épaisse fumée, mêlée de flammes, annonçait bientôt que le corps du malheureux venait d’être consumé. On réunissait les cadavres par monceaux et on les brûlait. Tous les prisonniers qui ne pouvaient suivre les convois dirigés vers l’intérieur des terres étaient assommés à coups de crosse. Les nobles Polonais se montrèrent, en cette occasion, plein d’humanité, et cependant, combien n’avaient-ils pas à se plaindre de Napoléon qui avait éludé toutes les prières qui lui furent adressées pour reconstituer un royaume de Pologne ? Un ami de l’hôte de M. de Sérang, le comte Paluski, dont la fille joue, dans cette curieuse relation, le rôle le plus touchant et le plus dramatique, avait fait partie de la députation que les anciennes provinces polonaises envoyèrent à Napoléon ; les détails de cette entrevue sont fort curieux.

D’ailleurs, ce livre offre le plus piquant mélange de scènes douloureuses et de brillans faits d’armes, de descriptions locales, de conversations qui font connaître le véritable caractère de la Pologne ? Nous ne doutons pas qu’il ne puisse servir de complément utile à l’histoire de la grande armée de M. de Ségur.


  1. Victor Magen, quai des Augustins, 21.
  2. Les Prisonniers français en Russie, Mémoires et Souvenirs de M. le marquis de Sérang, recueillis et publiés par M. de Puybusque. 2 vol. in-8o, chez Arthus Bertrand.