Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1835

Chronique no 89
31 décembre 1835


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
Séparateur



31 décembre 1835.


Quatre lignes insérées dans le Moniteur, deux jours avant la séance royale, contenaient le passage le plus important du discours de la couronne : « la France a accepté la médiation de l’Angleterre, proposée par lord Granville au nom du gouvernement britannique. » Nous avions déjà parlé de la proposition officieuse de lord Granville au duc de Broglie. Avant de la convertir en proposition officielle, et surtout de la divulguer, quelques doyens de la diplomatie, et M. de Talleyrand particulièrement, dit-on, pensaient qu’il était convenable que cette médiation bienveillante eût été proposée au gouvernement des États-Unis et acceptée définitivement. Que deviendrait, en effet, la proposition de l’Angleterre, si les chambres américaines s’en tenaient, comme il se peut, aux termes du traité ? Certes, l’empressement de la France à accepter l’intervention d’une puissance amie ne lui sera pas compté pour un acte de lâcheté ; mais ce n’est pas de l’empressement, c’est de la précipitation, que décèle cette hâtive insertion au Moniteur, et il est bien permis d’y voir, comme on l’a fait, un autre motif que celui d’apaiser nos différends avec le gouvernement américain.

Ne fallait-il pas ouvrir la session ? Le ministère tenait à se présenter devant les chambres, à la fois en conquérant et en pacificateur ! Tout le discours de la couronne tendait à cet effet. Mais que d’efforts et de peines avait coûté chaque phrase de ce discours si simple et si peu rempli ? N’a-t-il pas fallu brûler Mascara, l’abandonner en toute hâte, laisser des bagages et des munitions sur la route, afin que tout fût fini pour l’ouverture des chambres, et que l’héritier du trône, arrivé trop tard, néanmoins, pût apparaître dans l’enceinte du palais Bourbon, le front couvert de son laurier, comme Bonaparte devant le directoire ? Peu importe, après cela, qu’une nouvelle expédition soit nécessaire pour assurer les avantages de cette première expédition, bâclée pour la session ; peu importe que, dans quelques mois, cette triste affaire d’Amérique, reparaisse hérissée de nouvelles difficultés. Alors, comme alors ! La session n’aura pas moins été vaillamment ouverte, les crédits n’auront pas moins été votés ; la majorité, enivrée, satisfaite, et renvoyée dans ses champs, dans ses comptoirs et dans ses fabriques, n’aura plus rien à exiger avant un an. Or, gagner un an, c’est tout le secret du gouvernement représentatif, tel qu’on l’entend aujourd’hui ; et ce serait une folie que se refuser à reconnaître combien le ministère, qui a fait toutes ces choses, est habile.

Le ministère eût bien voulu ajouter à son discours un paragraphe au sujet de la Russie ; c’est une lacune qui sera remarquée en Europe, que le silence qu’il a gardé sur ses relations avec cette puissance, car pour l’Angleterre, pour l’Espagne, pour les États-Unis, pour l’Afrique, il en a été question explicitement dans le discours ; et, quant à la Prusse et à l’Autriche, on sait qu’aucun différend ne s’est élevé entre la France et ces états, et qu’aucune négociation n’est pendante avec ces puissances. Mais il n’en est pas ainsi de la Russie. La Russie a adressé des réclamations financières à la France ; la Russie se place chaque jour plus hostilement vis-à-vis du gouvernement français ; dans son fameux discours à la municipalité de Varsovie, l’empereur a familièrement nommé notre monarchie un gouvernement de la rue ; une feuille plus qu’officielle, puisqu’elle est confidentielle, a attaqué avec violence et le discours et tout le système politique de l’empereur Nicolas ; l’empereur a répondu par un acte dédaigneux qui s’étend plus loin qu’on n’a bien voulu le dire ; c’était bien le cas, ce semble, de dire quelques mots de la Russie, quelques mots pour rassurer les esprits les plus faciles à alarmer, ou pour rassurer les susceptibilités nationales, qui s’inquiètent avec raison de l’attitude que prend la Russie vis-à-vis de la France. Ce peu de mots en eût dit plus pour la sécurité extérieure du pays que tout le reste du discours, qui va singulièrement contraster avec le message du général Jackson, où l’Amérique prendra toute l’importance que lui laisse si bénévolement la France ; mais ce mot ne pouvait se dire, M. de Pahlen ne le voulait pas.

Jamais la Russie n’a marché si directement à l’accomplissement de ses projets. Déjà elle a détruit le royaume de Pologne ; l’Europe, où l’on parle tant aujourd’hui des traités de 1815, ne pouvait l’empêcher, pas plus qu’un berger ne pourrait empêcher la mort d’un agneau qu’il confierait à la garde d’un loup ; mais la seule réserve que les puissances européennes pouvaient faire pour leur dignité personnelle, elles n’ont pas eu le courage de la faire. L’abolition du titre du royaume de Pologne n’a pas été l’objet d’un congrès ; à peine si quelques notes secrètes ont apporté à Saint-Pétersbourg de faibles et timides protestations ; et pendant ce temps, M. Sébastiani annonçait à l’Europe, du haut de la tribune française, que l’ordre régnait à Varsovie. Étonnez-vous donc maintenant que l’empereur Nicolas se plaigne que vous troublez l’ordre établi, et dise que vous avez cessé d’être les défenseurs de l’ordre public en Europe, vous qui avez répété sans indignation les paroles que nous citions tout-à-l’heure, et qui vont être récompensées demain, en la personne de M. Sébastiani, par un bâton de maréchal de France ! Est-ce la faute de l’empereur Nicolas, si votre marche politique s’accommode et se soutient de contradictions si flagrantes ? Sa marche à lui ne change pas. L’ordre qu’il a établi dans Varsovie, à coups de sabre et à coups de canon, au temps où vous annonciez l’établissement de cet ordre, comme une bonne nouvelle, cet ordre dure encore à cette heure, et l’empereur Nicolas est aussi fermement décidé à le maintenir qu’il l’était alors. Je ne sais si les traités de 1815 lui défendent de faire ce qu’il exécute aujourd’hui à la face de l’Europe qui les a signés ; mais ce que je sais, c’est que votre main complaisante avait effacé une partie de ces traités avant que sa main violente ne les eût déchirés tous ; et tout bien considéré, le silence que le discours du trône a gardé sur la Russie, est d’une bonne politique. Si la Russie n’avait pu répondre que par une guerre, il eut été digne de la France de parler sans crainte ; mais la Russie a une meilleure réponse à faire, et il ne serait pas prudent de s’exposer aux logiques et accablantes explications que pourrait nous donner le cabinet de Saint-Pétersbourg.

Heureusement pour la France, le ministère actuel n’est pas chargé seul de défendre la cause de l’Europe contre la hauteur asiatique de la Russie ; cette cause regarde aussi l’Autriche et l’Angleterre, mais l’Angleterre surtout, à qui lord Durham a d’étranges comptes à rendre au sujet de sa mission. On a parlé d’altercations entre l’empereur et lord Durham. Tout le monde sait maintenant qu’il n’y a pas eu d’altercations ; mais lord Durham demandait l’évacuation des deux principautés de Moldavie et de Valachie, et l’empereur a fait aussitôt passer quelques milliers de Russes de plus dans ces deux principautés ; l’ambassadeur anglais insistait particulièrement sur l’abandon de la forteresse de Silistria, l’empereur a ordonné immédiatement d’expédier un nouveau convoi d’artillerie et de munitions à la garnison de Silistria ; des officiers de génie sont partis de Saint-Pétersbourg pour augmenter les fortifications de cette place. L’empereur montre plus de mansuétude, il est vrai, vis-à-vis de l’Autriche, et il accepte la médiation de commissaires, pris au sein des deux nations, pour régler la grande et difficile question des sources et de la navigation du Danube ; mais l’occupation des principautés intéresse aussi l’Autriche, plus même qu’elle n’intéresse l’Angleterre, et l’affront fait à lord Durham touchera vivement M. de Metternich.

C’est un prince vigilant et actif que l’empereur Nicolas ! Ses vues ne se portent pas seulement sur la Perse qu’il domine par la Turquie, sur la Turquie qu’il domine par ses principautés, sur la Pologne qu’il tient étroitement sous une de ses serres, sur l’Inde qu’il convoite, sur la mer Noire qu’il mesure de l’œil ; d’un bout du monde à l’autre il tend les mains aux États-Unis d’Amérique, dont les possessions les plus reculées touchent à ses possessions par les mers aléoutiennes. S’il est vrai qu’un traité d’alliance et de commerce soit discuté en ce moment à Saint-Pétersbourg, entre l’envoyé américain et l’empereur, et que toutes les difficultés de cette transaction s’aplanissent sous l’influence de l’éloignement commun des deux parties contractantes pour la France et l’Angleterre, la Russie pourra se rire du nom de barbare que nous lui prodiguons, et certes, cette fois du moins, elle n’aura pas travaillé à le mériter, en traitant avec une république ; car elle aura prouvé qu’elle sait oublier au besoin les aversions et les répugnances que lui commande sa nature politique, pour obéir à l’impulsion de ses intérêts matériels ; et c’est là le comble comme la perfection de la civilisation.

L’Europe se trouverait ainsi nettement séparée par les intérêts commerciaux ; car on ne peut douter que la Russie ne se rattache au système de douanes allemand, par quelques liens du moins, et qu’elle n’entraîne dans cette voie le reste du Nord. Cet habile et profond système qui fait du gouvernement prussien le comptable et l’agent fiscal de toute la confédération, est le véritable pivot tant cherché depuis Charlemagne jusqu’à Napoléon, pour former une puissance compacte au nord de l’Europe, et se trouve d’autant plus approprié à l’époque actuelle qu’il se fonde uniquement sur les intérêts matériels des peuples, ou pour vrai dire, des gouvernemens. Ce système enserre aujourd’hui l’Allemagne tout entière, et achève de donner à la Prusse cette suprématie allemande que l’Autriche perd de jour en jour depuis quarante ans. La France a long-temps combattu ce système, et ses agens diplomatiques, dans les petits états de l’Allemagne, n’avaient d’autre mission que celle de les détourner d’une accession au système de douanes prussien. Le duc de Bade y a accédé le dernier, il y a peu de temps ; après avoir résisté plusieurs années aux propositions de la Prusse ; et aujourd’hui une circonstance, peu importante en elle-même, ouvre au système prussien une voie nouvelle, et semble préparer son extension dans d’autres pays que les états allemands. C’est encore le ministère actuel qui a réservé cette dernière disgrace à la France.

On sait les difficultés qui se sont élevées entre le grand royaume de France et le petit, le très petit canton, ou plutôt le demi-canton de Bâle-Campagne. Nous avons déjà dit que le ministère français a tous les torts dans cette affaire. Il s’agissait tout simplement de lire attentivement le traité passé entre le gouvernement fédéral et M. de Rayneval, notre ambassadeur en Suisse sous la restauration. Un article de ce traité dit formellement que les juifs français ont en Suisse les mêmes droits que les juifs indigènes qui n’en ont pas, et à qui il est interdit d’acquérir des propriétés sans le consentement des autorités spéciales. Aujourd’hui que, sur la réclamation d’un juif français, le canton de Bâle-Campagne se trouve en interdit, et frappé d’une sorte d’embargo, le vorort a jugé à propos de céder à l’invitation des gouvernemens allemands et d’envoyer à Stuttgard plusieurs commissaires chargés de s’entendre pour les questions commerciales, avec les commissaires de la Bavière, du Wurtemberg et du duché de Bade. On peut juger de l’esprit qu’apporteront les commissaires suisses dans ces négociations ! Le résultat est facile à prévoir, et nous ne tarderons pas à recueillir le fruit de notre raideur et de notre dureté, qui contraste singulièrement avec la douceur et la longanimité que nous avons montrée dans l’affaire d’Amérique. Il est vrai qu’envers la Suisse nous avons tort, et que nous avons raison vis-à-vis de l’Amérique !

Dans cet état de choses, pourquoi la France ne créerait-elle pas, pour le midi de l’Europe, un système de douanes français, par opposition au système prussien qui gagne chaque jour, et menace de créer une sorte de blocus continental, contre nous ? Le gouvernement français pourrait, de son côté, tracer un assez vaste cercle ? L’Espagne, le Portugal, la Belgique (qui nous échappera quelque jour, et se ralliera au système prussien, si nous n’y prenons pas garde), la Suisse française, l’Afrique en ce qui concerne nos possessions ; tel serait le théâtre de cette vaste exploitation. Qui sait même si l’Autriche, froissée par le système prussien, n’accéderait pas quelque jour à notre alliance commerciale ? Peut-être l’Angleterre s’y rattacherait-elle également par quelques transactions particulières ; ainsi que la Russie se dispose à faire pour l’Allemagne. Dans ce système, la France serait comptable des autres puissances comme est la Prusse aujourd’hui ; elle les rattacherait à elle par mille liens nouveaux ; à mesure que son système de douanes s’agrandirait et s’améliorerait, elle amènerait à elle d’autres états ; et elle aurait au moins un système à opposer à un système ; son rôle ne se bornerait pas à détourner quelques états d’une accession au système prussien, elle aurait elle-même quelques avantages à offrir, en dédommagement des sacrifices qu’elle exigerait ; mais pour exécuter un semblable projet, il faudrait renoncer d’abord à gouverner la France au profit de deux ou trois monopoles, il faudrait avoir la courageuse et honorable volonté de combattre les défenseurs privilégiés de quelques prohibitions, qui dominent le ministère, ou plutôt la partie corrompue du ministère ; il faudrait sacrifier quelques misérables intérêts privés à la grandeur et à la prospérité de la France, et c’est ce qu’on ne fera pas. On aimera mieux subir honteusement les résultats, désastreux pour nous, de l’habileté et des hautes vues du gouvernement prussien, et l’on verra avec apathie se détacher tour à tour tous nos alliés, petits et grands, jetés dans un ordre de choses contraire à nos intérêts, les uns par le peu d’avantages qu’offre notre amitié, les autres par notre insouciance à nous créer des amis. Puis quand on reprochera au ministère d’avoir laissé dépérir les intérêts matériels sur lesquels se fonde tout ce système de gouvernement, le ministère répondra que le gouvernement représentatif ne permet pas l’accomplissement d’entreprises aussi gigantesques. Nous aurions alors bien mauvaise grace à nous élever contre le despotisme !

Le discours du trône fait supposer que le ministère n’a pas le projet de présenter un complément à ses lois de rigueur et d’intimidation pendant cette session, à moins que des circonstances imprévues ne l’y obligent. On renonce aussi à proposer, pendant cette session, la loi de conversion des rentes. On se bornera à formuler une loi sur les attributions municipales et départementales, une loi sur les primes et les loteries, une loi sur l’instruction secondaire, une loi pour régler le mode d’exécution de la loi sur le jury, et enfin une loi sur la garde nationale.

La loi de la garde nationale sera la véritable loi d’intimidation de cette session. Elle est l’ouvrage de quelques officiers de l’état-major de la garde nationale, c’est-à-dire d’hommes qui tirent de la garde nationale tous les avantages sociaux, qui lui doivent une position brillante, une influence souvent fructueuse. Il suffira de dire que la plupart des places de finances ont été données depuis deux ans à la recommandation des personnages dont nous parlons. On nous a fait connaître quelques dispositions de la loi qu’ils élaborent. Si nous sommes bien informés, elles dépassent tout ce que la discipline prussienne ou russe a imaginé de plus despotique et de plus rigoureux. Les recensemens seraient abolis ; tous les citoyens tenus de s’inscrire sur les contrôles, proprio motu. Quiconque s’en dispenserait serait passible d’amendes qui s’élèveraient jusqu’à dix mille francs, payables par voie de contrainte par corps et de saisie. Les citoyens seraient tenus de justifier de leur inscription pour être admis aux emplois publics, pour se marier, pour tester. Ainsi, la nouvelle loi de la garde nationale frapperait même les héritiers des réfractaires, elle ne permettrait pas de légitimer ses enfans naturels par un mariage, avant que d’avoir monté la garde à la porte d’une mairie ! Elle ruinerait, elle déposséderait un malheureux ouvrier qui aurait fait inexactement son service, ou qui aurait négligé de se faire inscrire ! Elle demanderait plus que n’a jamais demandé la loi de la conscription sous l’empire ! Elle traiterait des citoyens libres, en temps de paix, plus cruellement que Napoléon ne traitait ses sujets lorsqu’il était en guerre avec le monde entier ! En vérité, on ne sait si l’on rêve en apprenant de pareilles choses. Après cela, il ne reste plus qu’à élever, sur la place Carrousel, un monument à l’auteur de cette loi. M. Jacqueminot y sera représenté sur un piédestal, avec quatre gardes nationaux enchaînés à ses pieds.

Loin d’aggraver les peines infligées à la garde nationale par une loi déjà bien rigoureuse, nous serions portés à demander qu’on donnât aux citoyens des garanties contre les jugemens arbitraires de certains conseils qui prononcent sur les absences, sur les cas de maladie, sur les exemptions légales, d’une manière tout-à-fait arbitraire, et sans daigner avoir égard aux passeports, aux certificats des médecins délégués par eux-mêmes, et aux attestations authentiques. Il est quelques quartiers de Paris où deux ou trois petits despotes, qui se font sourds aux réclamations, dominent leurs concitoyens avec une dureté sans exemple, et arrachent des décisions injustes à des conseils composés d’ailleurs d’hommes droits et bienveillans. Un grand conseil de cassation et de révision, composé non pas d’officiers de la garde nationale, mais de jurés, remédierait à ce mal, dont nous pourrions citer mille exemples.

La chambre recevra aussi, dans cette session, une réclamation signée d’un grand nombre de citoyens contre le régime effroyable des maisons de détention pour la garde nationale, et notamment contre la prison de Paris. C’est en un temps où l’on s’occupe d’améliorer le système des prisons, et d’adoucir le sort des criminels, qu’on jette pêle-mêle dans ces affreux séjours, des hommes recommandables et l’élite des habitans de Paris, et qu’on les soumet à un traitement qui doit leur faire envier le sort de Lacenaire et de Fieschi. Nous n’entrerons pas dans des détails repoussans, à moins que des dénégations ne nous forcent à le faire ; nous dirons seulement que nous avons vu d’anciens soldats verser des larmes d’indignation, en subissant les humiliantes conditions qu’on impose aux détenus de la garde nationale ; et nous citerons un négociant, nommé Cartier, que la mort a frappé dans la prison même. Atteint d’une congestion causée par le manque d’air, les médecins ne purent pénétrer auprès de lui que sur un ordre de l’état-major, et quand l’ordre vint, il était trop tard ! (L’état-major est au Carrousel, et la prison au Jardin-des-Plantes.) Durant les froids rigoureux que nous venons de souffrir, et tandis qu’on chauffait les salles d’asile pour les indigens, les prisonniers de la maison d’arrêt de la garde nationale passaient la nuit dans de vastes dortoirs sans feu, sur des grabats mal abrités. La prison de la garde nationale renfermait en un moment M. A. de Châteaubriand, qui en est sorti à demi mort, M. le prince G. de Montmorency-Rebecque, M. le marquis de Sennevoie, M. le duc de Lachâtre, et un de nos plus spirituels écrivains, tous condamnés durant l’été pendant leur absence. Tous souffraient sans se plaindre, quoique quelques-uns d’entr’eux eussent à subir quinze jours de prison ; ils savaient qu’à l’expiration de leur peine, ils trouveraient tous les soins et tout le repos que leur situation exigera sans doute ; mais de malheureux ouvriers partageaient leur sort, de pauvres gens arrachés à leur famille, à leur travail, et qui trouveront sans doute une semaine de disette et de famine, au bout de cette semaine de douleur et de captivité ! Ce n’est pas là de l’égalité devant la loi, quoi qu’en disent les geôliers de ce bouge ! L’égalité devant la loi consisterait à traiter chrétiennement et avec humanité tous les citoyens, princes ou ouvriers, nobles ou bourgeois ; cette rigueur militaire qui arrache un citoyen à ses habitudes, à ses affaires, et à ses plaisirs aussi, est assez grande pour ne pas y joindre la rigueur du bagne ou du carcere duro. Ajoutons que M. Jacqueminot refusait, par exception, aux amis de M. de Montmorency la permission de le visiter. Or, comme il n’est pas juste qu’il reste un seul privilége en France aux descendans du premier baron chrétien, nous demanderons aussi une réforme de la loi sur la garde nationale, qui détruise un arbitraire révoltant, et assure l’égalité entre les Montmorency et les Jacqueminot.

de la servitude volontaire, par Estienne de La Boëtie (1548), avec une préface de M. F. de La Mennais (1835)[1].

Tel fut le xvie siècle, tel fut La Boëtie ; penseur et érudit, amant de l’antiquité et novateur. Déjà dans les ames ardentes, sous l’influence des souvenirs de Rome et d’Athènes, la république, germe contenu dans la réforme, se manifestait. Les protestans surtout, sous le feu des persécutions religieuses, allaient rapidement et logiquement de la négation de l’autorité en matière de foi à la négation de la royauté. Étienne de la Boëtie n’avait que seize ans, lorsque, au milieu de ses études, cette vision de la république se montra à lui. Une telle idée allait à son ame nourrie de l’antique, sérieuse, pleine de foi et de vigoureuses tendances ; et, deux ans plus tard, il avait déjà écrit, à l’honneur de la liberté contre les tyrans, son discours De la Servitude volontaire, où il s’attaque ouvertement à la monarchie. Ce discours a joui, au xvie siècle, d’une grande estime, au point que la réforme, dans ses tentatives de révolution, s’en fit un instrument. Aujourd’hui sans doute les idées de ce livre n’ont plus l’importance de la nouveauté ; mais, pour être juste à son égard, il ne faut pas le déplacer de son horizon. Nous y avons senti, au travers des réminiscences de l’antiquité, une inspiration large, forte, sincère, originale, une singulière ferveur patriotique, et, dans un style ferme et noble qui se plaît aux vigoureux élans, une pensée qui n’est pas sans profondeur et qui, pour être aventureuse, n’exclut ni l’observation, ni le sentiment des réalités. Le but du livre est de démontrer que la liberté est le droit des nations, qu’elles-mêmes se font leur servitude, et que, pour en être délivrées, il leur suffirait de s’abstenir ; d’où l’auteur prend occasion d’examiner comment le despotisme, ou plutôt toute monarchie, se fonde et se maintient.

Un homme qui, pour la hauteur d’ame, la fermeté de croyance et le généreux élan, n’est pas sans ressemblance avec La Boëtie a cru que, dans le silence forcé des vivans, il pouvait être utile de ranimer la voix des morts, et il a publié une édition nouvelle du discours de La Boëtie. Dans une longue préface, écrite de ce style qu’on lui connaît, style au jarret nerveux, qui bondit et étreint comme un jeune lion, il montre que les observations de La Boëtie sur le despotisme n’ont rien perdu avec le temps de leur vérité ; mais ce qui dans cette préface nous a le plus frappés, c’est l’intention même de la préface ; c’est ce nom de La Boëtie et celui de La Mennais qui s’associent à deux siècles et demi de distance ; c’est cette voix révolutionnaire du xvie siècle, qui se répète au xixe en s’agrandissant.

Coup d’œil sur l’état de l’instruction publique en France et sur les développemens qu’elle exige, par C. P. Collard.

Cette brochure, destinée à préparer les élémens de la loi promise sur l’enseignement secondaire, présente le résultat de recherches consciencieuses et des vues pratiques exposées avec précision.

L’auteur, partant de ce principe que l’état doit mettre à la portée de tous les citoyens l’instruction qui leur est indispensable, divise l’enseignement en général ou nécessaire à chaque citoyen sans exception, et en professionnel ; c’est-à-dire spécial aux professions diverses.

L’enseignement général est primaire ou supérieur, et, sous cette dernière dénomination, il devrait comprendre deux sciences nécessaires à tout individu comme être vivant et comme citoyen, l’hygiène et le droit public. On atteindrait le but de rendre cette instruction commune à tous, en attachant à chacune des écoles secondaires, conduisant aux diverses professions, une chaire d’hygiène, et une de droit public.

Quant à l’enseignement professionnel, il n’existe jusqu’à ce jour que pour les professions libérales. Reste donc à le constituer pour la carrière industrielle et commerciale et pour l’agriculture.

L’enseignement professionnel libéral existant seul, tout le monde s’y porte, et il en résulte qu’il conduit trop de jeunes gens aux professions auxquelles il aboutit ; qu’il les y prépare pour la plupart incomplètement et par de mauvaises études ; qu’il y attire nombre d’individus à qui elles ne conviennent, ni sous le rapport de leurs moyens de fortune, ni sous celui de leur capacité, et qui, par cette éducation manquée, deviennent impropres à toute autre carrière.

Supposez, au contraire, les colléges communaux supprimés, et les colléges royaux portés au nombre de quatre-vingt-six, et à côté de ceux-ci quatre-vingt-six écoles industrielles ou commerciales et autant d’écoles agricoles, tout changerait. L’industrie et l’agriculture en recevraient une puissante impulsion ; les capacités modestes se tourneraient vers leurs études, et le professorat de ces branches de la science offrirait à beaucoup de capacités ambitieuses un débouché aussi utile que séduisant pour l’amour-propre. Mais, jusqu’à ce jour, à peine quelques institutions de ce genre ont été fondées isolément et sur un plan qui n’est pas assez large pour devenir général. Cet enseignement naissant attend une organisation systématique, et doit relever de l’université.

Tel est le sommaire des idées de M. Collard. Nous ne pouvons le suivre ni dans les considérations ni dans les calculs statistiques dont il les appuie. Disons seulement que si elles étaient mises en pratique, la France, en augmentant les frais de l’enseignement national de deux millions et demi, ne lui consacrerait encore qu’une somme presque de moitié inférieure à celle que lui consacre la Prusse.

Cet écrit prouve combien les idées progressives envahissent irrésistiblement tous les esprits, et percent à travers les préoccupations politiques qui leur sont le plus contraires ; car son auteur est plein de dévotion au juste-milieu et aux doctrinaires. Il cite l’agronome Bugeaud ; il croit toujours au philosophe Cousin. Sa foi est, au reste, une foi candide, qu’il peut être permis de conserver encore en province. Il ne paraît guère, en vérité, se douter des nécessités du système de ses héros, ni des arrière-pensées de leur profonde politique. Ainsi, il voudrait supprimer de l’instruction primaire, telle qu’ils nous l’ont arrangée, l’enseignement religieux. Les jeunes gens doivent, selon lui, s’élever librement à la foi par le développement de leur raison. Mais le catéchisme n’est là que pour occuper la place où germeraient sans lui une morale et des croyances plus élevées et plus philosophiques, dont nos gouvernans ont horreur et qu’il leur faut étouffer à tout prix. D’ailleurs, voient-ils autre chose dans la religion qu’un supplément à la police et aux gendarmes ? Que l’éducation publique, ayant pour objet principal de former des citoyens, doive être dirigée souverainement par une autorité nationale, c’est très bien ; mais il faut alors que cette autorité ait à enseigner une foi religieuse et sociale, qu’on ne saurait demander qu’au catéchisme ou bien aux sentimens et aux principes de la révolution. Notre publiciste n’a pas l’air de le soupçonner. C’est par le droit public qu’il prétend remplacer le catéchisme, et, convaincu qu’il n’y a rien au-delà de l’ordre de choses actuel, il ne craint pas de voir l’étude de ces matières élever les esprits à des principes d’une portée supérieure. « Que craignez-vous ? dit-il aux doctrinaires ; la raison et la logique sont pour vous !… » Cependant, si ces messieurs en doutent aujourd’hui, il faut, certes, que leur pédantesque fatuité ait eu de bonnes raisons pour en venir là.

Il y aurait beaucoup à discuter sur ce que dit M. Collard relativement aux bourses et à la rétribution universitaire. Il y a aussi une question qui domine toutes les autres et qu’il n’a pas abordée, celle de l’organisation de l’autorité enseignante. Tant que celle-ci ne sera pas constituée en dehors de la sphère spécialement politique, et de manière à représenter l’opinion publique compétente, les règles écrites dans les lois seront insuffisantes et stériles.

Les Neustriennes, Chroniques et Ballades, par Alph. Le Flaguais, membre des académies de Caen, Rouen, etc.

Qu’est-ce que les Neustriennes ? D’abord, de vieilles traditions qui ont encore cours parmi les nourrices de la Normandie, à la grande joie des petits enfans, et que pour notre part nous avons entendu bien des fois raconter dans les longues soirées d’hiver. Toutefois, nous l’avouerons, le récit de notre vieille bonne était mille fois plus poétique que les vers de M. Le Flaguais. Il est vrai que la vieille fille croyait à ses légendes, tandis que notre auteur serait désolé d’être soupçonné d’ajouter foi à ce qu’il chante.

À côté des légendes se trouvent des récits historiques tels que : le Naufrage de la Blanche Nef, où l’auteur a rimé, non les anciennes chroniques, comme l’a fait Mme Tastu dans un recueil trop peu connu, mais bien la prose des plus secs d’entre nos historiens. Puis viennent des impressions, des ballades et quelques poésies intimes. Dans les impressions, le poète chante ce qu’il a éprouvé à la vue des merveilles naturelles ou monumentales de la Normandie ; les titres ont eu un grand charme pour nous, et nous avons couru à certaines pièces ; le Mont-Saint-Michel, le Château de Falaise, la Brèche au Diable, lieux où nous aussi avions fait notre pélerinage. Qu’avons-nous trouvé, grand Dieu ! Des lieux communs sans émotion et sans vérité, dont on n’aurait qu’à changer les noms pour les appliquer avec tout autant de justesse à une foule d’autres sites. Dans les ballades, l’auteur a cherché vainement à rappeler la malice naïve de nos anciens fabliaux ; enfin, les poésies intimes sont heureusement en très petit nombre.

La dernière pièce du recueil a pour titre Adieu, ou la Sylphide. Cette sylphide veut faire cesser les chants du poète ; elle lui dit que le temps n’est pas à la poésie, mais à la science ; le poète résiste ; il ne veut pas quitter la baguette magique pour la règle et le compas ; il ne veut pas écouter des avis dont une partie nous semble excellente à suivre :


Étudie, analyse, interroge, mesure !…
Que ton luth ingénu dorme sous la verdure ;


dit la Sylphide. Mais si le luth ingénu s’endort, ce ne sera pas pour long-temps, et l’auteur nous annonce au moins trois nouveaux volumes de poésies.

Nous n’avons pu saisir le but, la pensée dominante de ces poésies ; toutefois ce n’est pas le désir d’une vaine gloire, car « le poète est comme le hêtre, dit M. Le Flaguais, quand il a jeté ses feuilles au vent, il ne s’inquiète plus de leur destin ; le bruit qu’elles font en volant dans les sentiers et à travers les plaines ne revient jamais jusqu’à lui. » Nous pouvons donc être parfaitement tranquilles, ce faible écho n’ira pas troubler l’auteur des Neustriennes dans sa sublime solitude.


— D’importans travaux historiques sont commencés sur plusieurs points de la France, sous la direction et par les soins de M. Guizot. Rien de plus louable en soi ; mais cet esprit de généreuse protection devrait-il se borner aux études historiques ? le département de M. Guizot ne comprend-il pas également les sciences et l’histoire naturelle ? Ces observations nous sont suggérées par un refus de M. Guizot de souscrire à l’un des ouvrages les plus importans d’un de nos premiers savans, M. Férussac, le seul homme capable aujourd’hui en Europe d’écrire l’histoire des crustacées ; hommage qui lui a été rendu publiquement par l’illustre Cuvier, lequel lui a légué ses propres notes sur cette matière. Il est évident que ce refus ne peut être considéré comme définitif de la part d’un ministre comme M. Guizot.


— Notre collaborateur M. Alexandre Dumas est de retour à Paris, après un séjour de huit mois en Italie et en Sicile. Ce voyage, entrepris dans un but d’art, ne restera pas sans résultats pour la littérature. Les travaux que rapporte M. Dumas, sont nombreux, et son talent, si vigoureux, si coloré, s’est déployé dans des œuvres qui ne peuvent qu’ajouter à sa réputation. On cite, entr’autres compositions, trois drames complètement achevés ; le héros de l’un d’eux est le célèbre Paul Jones ; Don Juan à Paris est déjà en répétition ; Bocage est chargé du principal rôle. Une traduction en vers de la Divine Comédie, destinée à populariser en France les ouvrages de Dante ; de nombreuses Impressions de voyage, que nous espérons pouvoir bientôt communiquer à nos lecteurs.


— Le succès fait rarement défaut aux entreprises consciencieuses ; malheureusement elles sont rares, et ce n’est ni les primes de librairie, ni les clichés venus de Londres pour se transformer en pittoresques et en keepsakes, qui relèveront la librairie ou donneront un nouvel essort à la gravure française. M. Curmer l’a pensé ainsi ; il a choisi un livre qui s’adresse à toutes les intelligences, qui n’est ni un missel, ni un manuel de philosophie, mais qui est le livre des gens du monde et des solitaires, des savans et des humbles ; l’Imitation de Jésus-Christ, c’est le cœur humain tout entier, ce sont les entrailles de l’humanité elle-même. Ce livre, M. Curmer l’a entouré de tous les prestiges de la gravure, de toutes les somptuosités typographiques ; un contemporain de Jean Gerson ne désavouerait pas les ornementations qui encadrent chaque page ; jamais MM. Johannot n’ont été mieux inspirés[2]. Aussi, nous le répétons, un succès qui a dépassé de beaucoup toutes les espérances de l’éditeur, est venu entourer ce magnifique ouvrage. M. Curmer prépare en ce moment une édition des Quatre Évangélistes, qui surpassera encore, s’il est possible, le livre de l’Imitation. Les frais immenses de cette publication sont déjà couverts par des souscriptions ; on sait maintenant quelle garantie offre le nom de l’éditeur. M. Curmer vient d’achever également l’Histoire de l’ancien et du nouveau Testament, par Royaumont, en 1 vol. in-4, orné de plus de 700 gravures, et une nouvelle traduction des Prisons de Silvio Pellico.


— Deux nouvelles livraisons des Suites de Buffon viennent de paraître ; l’une, comprenant l’Histoire des Cétacés, par M. Frédéric Cuvier, se recommande assez par le nom de son auteur ; l’autre, formant le premier volume de l’Histoire des insectes hyménoptères, par M. le comte Lepelletier de Saint-Fargeau, traite des abeilles et des fourmis, et intéresse aussi bien l’agriculteur que le naturaliste. Cette utile collection compte déjà quatorze volumes.


— L’un des plus habiles relieurs français, celui dont la réputation est la plus ancienne peut-être, et la mieux établie, M. Simier, termine en ce moment un travail magnifique qui lui vaudra le suffrage de tous les gens de goût et de luxe qui font cas d’un livre somptueux. La reliure des sept volumes in-folio de l’Iconographie de Visconti que M. Simier vient de faire sur la commande du duc d’Orléans, est un chef-d’œuvre de magnificence. Les ornemens extérieurs se composent d’une riche encadrure en filets d’or avec les chiffres du prince. L’ordonnance de ce tableau est parfaite ; l’œil le plus scrupuleux n’y découvrirait pas une ligne qui dévie. Rien n’est gracieux comme ces arabesques sans nombre qui serpentent sur le maroquin de la page, et dans lesquelles les deux lettres princières se multiplient. Dernièrement on pouvait voir dans les ateliers de Simier les documens législatifs envoyés par la chambre des pairs à la chambre des lords. C’est dans ces travaux pénibles et sévères que l’ouvrier habile acquiert cette aptitude avec laquelle il fait ensuite comme en se jouant tous ces albums de soie et d’or, toutes ces choses de fantaisie qui suffisent aujourd’hui à rendre un homme célèbre.


  1. Librairie de Daubrée et Cailleux, rue du Bouloi.
  2. La librairie de M. Curmer est rue Saint-Anne, 25. — Prix de l’Imitation 15 fr. ; la Bible : 14 fr.