Chronique de la quinzaine - 31 août 1875

Chronique n° 1041
31 août 1875


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



31 août 1875.

Pendant que les Allemands font de l’histoire selon, les rêves de leur orgueil à propos de la forêt de Teutobourg, d’Arminius le Germain et des Welches, pendant que la diplomatie européenne tourne autour de l’Herzégovine et de l’Orient troublé, la France, se laisse aller volontiers à ce courant de paix intérieure qui répond à ses goûts comme à ses intérêts. La session des conseils-généraux a occupé quelques jours sans provoquer de bien vives émotions. M. le ministre de la guerre, qui était récemment à Contrexeville profite de l’automne pour expérimenter la loi militaire, pour appeler les réservistes de l’armée sous le drapeau pendant quelques semaines, sans avoir pour cela le projet d’aller de sitôt venger les légions de Varus. M. le président de la république va ouvrir la chasse dans ses terres du Loiret après avoir reçu de son mieux les princes de l’Europe qui n’ont pas oublié le chemin de Paris, qui sont venus visiter l’exposition géographique. M. le ministre des affaires étrangères, qui vient de Bretagne, va partir pour le Bordelais. M. le vice-président du conseil se propose de se rendre dans les Vosges, et M. le garde des sceaux n’est point encore revenu de la Saintonge. Le gouvernement prend ses distractions ou refait sa santé comme l’assemblée. C’est tout au plus si la solitude du palais de Versailles est hantée de temps à autre par une commission de permanence s’évertuant à chercher des sujets de conversation qu’elle ne trouve pas toujours. C’est ce qu’on pourrait appeler une politique de vacances, politique assez peu accidentée à vrai dire, s’il n’y avait les discours de banquets, les polémiques de journaux, les manifestes de fantaisie et les congrès de toute sorte prolongeant ou ravivant des questions qui étaient la préoccupation d’hier, qui seront la préoccupation de demain.

On a beau faire, les vacances sont pour tout le monde, excepté pour l’esprit de parti, qui ne prend jamais de congé, même lorsqu’il va en villégiature, qui est toujours prêt à saisir toutes les occasions de bruit et de polémique au risque d’être importun. L’esprit de parti de toutes les couleurs, de toutes les nuances, a cela de caractéristique et d’invariable, qu’il ne s’inquiète de rien, ni des besoins du pays, ni de la vérité, ni des lois, ni de l’intérêt public, ni des nécessités les plus pressantes. Il poursuit imperturbablement son œuvre, ne se refusant ni le stérile plaisir des vaines représailles et des agressions trop faciles, ni la satisfaction de réveiller les questions irritantes et les divisions dont il croit pouvoir profiter. Pour lui, rien n’existe que ce qui flatte ses passions ou ses préjugés, et tout son art consiste à mettre perpétuellement en doute ce qu’il n’a pas pu empêcher, à décrier des transactions qui restent après tout la dernière garantie de la paix publique. Assurément, s’il y a aujourd’hui pour la France un besoin impérieux, c’est celui de se reposer, ne fût-ce que quelques années, dans des conditions régulières, de s’attacher à la loi votée, par cela même qu’elle est la loi, de voir toutes les opinions modérées appliquer et défendre ensemble l’œuvre qu’elles ont sanctionnée en commun. Eh bien ! non, c’est à qui profitera des vacances pour persuader au pays que rien n’est fait, qu’il est plus que jamais livré aux jeux du hasard et de la force, qu’il s’agit tout au plus d’attendre un moment favorable pour déchaîner de nouveau toutes les passions de parti sur la France.

Les bonapartistes auraient certainement mieux aimé qu’on ne fît rien, qu’on leur laissât toute liberté d’inquiéter le pays, de l’abuser en lui dépeignant chaque jour sous les plus sombres couleurs les dangers du provisoire ; c’était un thème facile et commode au bout duquel était l’inévitable et invariable solution de l’appel au peuple. Puisqu’on les a dérangés dans leur stratégie, puisqu’on a voté une constitution sans eux, qu’à cela ne tienne, ils ont de merveilleuses ressources de tactique, et avant même que le régime nouveau soit une réalité, ils sont déjà en campagne pour le diffamer, pour le proclamer impossible, sous prétexte de démontrer la nécessité de la révision. À leurs yeux, le meilleur article de la constitution est celui qui permet de la détruire, et ces édifians conservateurs mettent leur dernière espérance dans les incertitudes qu’ils s’efforcent d’entretenir, dans l’échec d’une organisation qu’ils commencent par déconsidérer. Les légitimistes, à leur tour, sont peut-être moins habiles, ils ne sont pas moins violens dans leur hostilité. Ils parlent vraiment comme si rien ne s’était passé, comme s’il n’y avait pas eu un vote souverain. Pour eux, la république, les lois constitutionnelles n’existent pas, elles disparaissent devant le droit du roi, et nous voici tous transformés en rebelles de compagnie avec la France, qui est aussi la grande rebelle ! M. le marquis de Franclieu proteste solennellement devant l’assemblée, et M. le comte de Chambord fait écrire officiellement de Marienbad à M. de Franclieu pour approuver ses protestations. Ainsi donc voilà qui est clair : un député, parce qu’il est député, se croit autorisé à protester contre un acte souverain de l’assemblée et contre la politique qui en est la conséquence, il se couvre publiquement de « l’approbation royale, » les journaux enregistrent gravement ces actes, ces lettres, ces manifestations, et, à ce qu’il paraît, tout cela est parfaitement régulier dans un pays où il y a des lois, un régime établi, un gouvernement constitué ! Et il est sans doute aussi parfaitement régulier qu’un gouvernement ait l’air de rester impassible devant ces menées de toute sorte contre des lois et un régime qu’il est chargé de défendre ! Les légitimistes, ceux qui ont bien le droit aujourd’hui de s’appeler des irréconciliables, offrent, il faut en convenir, un étrange spectacle. Depuis que par leur faute, surtout par leur faute, ils ont échoué dans la restauration de la monarchie, ils se sont perdus dans une politique de ressentiment et de mauvaise humeur contre tout le monde, contre leurs alliés de la veille, et ils en sont venus à se mettre en dehors de tout, à ne pouvoir plus même offrir au gouvernement qu’un appui compromettant. Ils finissent par se rencontrer avec les bonapartistes dans la guerre contre la république, qu’ils n’ont pas pu empêcher, contre ces lois constitutionnelles qui ont maintenant à triompher non-seulement de ceux qui persistent à les combattre après avoir refusé de les voter, mais encore de ceux qui les ont votées et qui commencent à s’en repentir.

L’esprit de transaction, qui a été le seul mérite et la vraie cause du succès de ces lois, est précisément ce qui devait les exposer à l’hostilité des partis extrêmes. Les légitimistes, les bonapartistes, les combattent parce qu’elles sont trop la république ; une fraction du radicalisme, qui s’est laissé aller à les voter, les renie aujourd’hui parce qu’elles ne sont pas assez la république. Bref, la scission est au camp de la gauche comme au camp de la droite, la guerre est déclarée, et, par un singulier retour des choses, M. Gambetta lui-même devient un réactionnaire pour M. Naquet ! Au fond, cette scission ne laisse pas d’être sérieuse sans doute, puisqu’elle est un signe des divisions de la gauche et des impatiences, démocratiques ; mais, par la manière dont elle se produit, par la figure sous laquelle elle apparaît, il faut bien avouer aussi qu’elle est faite pour égayer un peu les vacances. M. Naquet, chef de parti, candidat aux honneurs même dans la république radicale, voilà une des bizarreries du jour ! M. Naquet est visiblement plein de son importance, il écrit des manifestes, il visite ses électeurs d’Arles et de Cavaillon, il prononce des discours en mettant la main sur sa poitrine, en remerciant de « l’accueil qu’on fait non à sa personne, mais à ses idées, » en parlant d’un ton sérieux de l’impression que ses lettres produisent en France ! Ce qu’il y a de plus clair, c’est que M. Naquet n’est pas content du tout ; il prétend avoir été abusé dans sa candeur par M. Gambetta et les républicains politiques. On lui a laissé croire que le vote de la constitution, du 25 février était tout simplement un moyen ingénieux pour « s’emparer du pouvoir, » que le nouveau ministère allait étonner le monde par son républicanisme ; on lui a tout promis, et il n’a rien reçu. Avoir voté la loi sur les pouvoirs publics, la loi sur le sénat, le droit de dissolution pour le président, et ne recevoir en échange que la reconnaissance de la république par l’assemblée, c’est là ce qui s’appelle « une marchandise achetée au-dessus de sa valeur. » M. Naquet confesse ses fautes devant les démocrates d’Arles et de Cavaillon : il a fait des concessions, il s’est laissé aller à la modération ; mais il se relève de la belle manière ! Qu’on ne lui parle pas des divisions qu’il peut provoquer dans la gauche, dont la masse a fait la majorité du 25 février ; d’abord la gauche ne peut manquer de le suivre, et si elle ne le suivait pas, c’est elle qui provoquerait les divisions. M. Naquet ne s’arrête pas pour si peu dans son impatience de secouer à les énergies affaissées ; » il va remettre la république dans son vrai chemin, régénérer la France, créer « un de ces grands courans d’opinion auxquels rien ne résiste, » préparer les élections, et avec tout cela où ira-t-il ? Il ne s’en doute probablement pas, il ne se rend pas parfaitement compte de l’effet que produirait la république apparaissant dans sa personne ; il pourrait le soupçonner rien qu’à voir l’accueil empressé qu’il reçoit parmi les légitimistes et les bonapartistes.

Assurément, que M. Naquet reste dans la gauche constitutionnelle ou qu’il n’y soit plus, ce n’est point une affaire considérable, et, pour tout dire, il ne laisserait pas un grand vide en s’en allant. Une question un peu plus sérieuse, c’est de savoir jusqu’où vont réellement ces divisions, quelle influence elles peuvent avoir sur les combinaisons de partis dans l’assemblée et dans les élections. Il n’est point douteux que, si une partie de la gauche, craignant de perdre sa popularité, se laissait entraîner, la situation changerait singulièrement ; rien ne pourrait mieux servir la reconstitution d’une majorité qui ne serait plus celle du 25 février, et la république ne s’en trouverait peut-être pas mieux. Ce ne serait pas la première fois que les radicaux, poussés par un fanatisme de parti, gagneraient des victoires de ce genre. Ils sont accoutumés à vaincre en préparant des réactions où les institutions libérales disparaissent quelquefois avec la république, et ceux qui ont un peu de prévoyance n’ont qu’à se demander quelle serait aujourd’hui la réaction qui serait infailliblement au bout de nouvelles aventures révolutionnaires.

Fort heureusement le radicalisme n’en est pas à faire tout ce qu’il voudrait, à disposer de la France, et ces scissions de partis, ces querelles tapageuses, ne sont qu’une expression très artificielle de la réalité des choses. Il n’y a qu’à le vouloir un peu énergiquement pour que les opinions sensées gardent l’ascendant, pour qu’elles aient la force de rallier le pays, de maintenir dans les assemblées, dans le gouvernement, dans toute la politique, ce caractère de modération qui seul peut garantir la France des oscillations violentes. C’est en définitive la pensée qu’un des représentans de ces opinions, M. Waddington, exprimait récemment dans une réunion des conseillers-généraux du département de l’Aisne. M. Waddington n’a pas prononcé son discours dans le conseil-général, évitant ainsi une illégalité qui n’est point sans doute d’une importance démesurée, mais qui est toujours une illégalité. C’est dans un banquet, devant le préfet lui-même, qu’il a exprimé des vues parfaitement sages. Rapprocher dans une action commune ceux qui ont accueilli les lois constitutionnelles avec confiance et ceux qui les ont votées ou qui les acceptent avec résignation, les hommes d’origine et d’opinion diverses entre lesquels peut se former une alliance patriotique sur le terrain même de la constitution, c’est là un programme tout pratique et qui n’en est que meilleur, qui a surtout l’avantage d’être approprié à une situation précise. C’est le programme d’un esprit sensé appelant les concours au lieu de les exclure, parlant de la république que les circonstances nous ont faite en libéral qui sent les grandeurs de la monarchie constitutionnelle, et qui les avoue. M. le président du conseil-général de l’Aisne, qui a eu la fortune d’être un ministre de quelques jours avant le 24 mai 1873, a su rencontrer cette mesure où l’esprit de parti n’est pas un trouble-fête. M. Waddington a parlé de l’histoire politique de l’assemblée sans amertume, de M. le président de la république sans affectation et avec bon goût ; il n’a point du tout éludé le nom de M. le maréchal de Mac-Mahon.

Que de peine a dû se donner de son côté M. le duc de Broglie pour éviter le nom de M. Thiers dans un banquet du département de l’Eure ! M. le duc de Broglie a voulu complimenter le président du conseil-général de l’Eure, M. Pouyer-Quertier, et il lui a fait honneur de la libération du territoire ; puis il a fini par dire que personne n’a délivré la France, que la France s’est délivrée toute seule, — et tout cela pour arriver à omettre le nom de l’ancien président de la république ! Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que M. Pouyer-Quertier a reçu le compliment à brûle-pourpoint et sans faire observer que, s’il a été ministre des finances au commencement de la libération du territoire, il y avait un chef de gouvernement qui a conçu l’œuvre patriotique, qui l’a conduite jusqu’au bout et l’a laissée achevée à ses successeurs. C’est donc entendu, la France s’est sauvée toute seule, et M. Pouyer-Quertier l’a tout au plus un peu aidée. Quant à M. Thiers, il n’existe pas, il n’a jamais existé ; son nom est biffé de l’histoire des partis, — il reste, il est vrai, dans la mémoire affectueuse du pays. Est-ce la peine d’avoir une position éminente, un nom respecté, et d’être un libéral du dernier empire pour se montrer plus oublieux que ne l’a été tout récemment un ancien ministre de l’empire, M. Magne, qui, parlant, lui aussi, dans un banquet de la Dordogne, n’a pas craint de rappeler l’œuvre nationale de M. Thiers ? Est-il donc si difficile d’être simple et équitable, de se rendre quelque justice les uns aux autres, tout au moins de ne pas s’offenser mutuellement, et de se dire que nous sommes dans un temps où la France n’a pas trop de tous ceux qui peuvent la servir et l’honorer ? Quand on fera l’histoire intime et vraie des dernières années, on saura la part désolante que les souvenirs mal éteints, les incompatibilités d’humeur, les vivacités personnelles, ont eue dans les crises les plus graves. Les hommes qui se laissent aller à ces jeux de la politique ne s’aperçoivent pas que la France a bien un peu le droit de se plaindre de ces divisions, qui n’ont d’autre effet que d’affaiblir l’action collective des opinions modérées et de livrer quelquefois les intérêts les plus sérieux du pays à l’esprit de parti, aux impatiences de domination toujours prêtes à profiter de tout.

Esprit de parti, esprit de domination, c’est le grand ennemi qui menace tout, qui peut compromettre jusqu’à cette expérience inaugurée par une loi récente. Que résultera-t-il en effet de cette liberté de l’enseignement supérieur sanctionnée par l’assemblée aux derniers jours de la session ? C’est là justement la question qui commence à s’agiter un peu partout, qui entre dans ce qu’on pourrait appeler la phase pratique, et autour de laquelle les opinions, les passions, les défiances, se donnent plus que jamais rendez-vous. Le fait est que, dans cette pacifique liberté des vacances, à côté des discours et des manifestations de toute nature qui se succèdent, les réunions d’un caractère religieux se multiplient depuis quelques jours. Congrès des œuvres catholiques à Poitiers, congrès des cercles catholiques d’ouvriers à Reims, conférences épiscopales à Paris ou à Angers, homélies, pastorales, tout se mêle. Au fond, dans toutes ces réunions semi-ecclésiastiques, semi-laïques, la vraie question, c’est toujours l’enseignement supérieur. Naturellement ceux qui ont vu dans la loi nouvelle une victoire de leurs idées et un moyen de propagande se hâtent de mettre leur succès à profit. Ils veulent montrer qu’ils sont en mesure de se servir de cette liberté qu’ils comprennent à leur manière. On évalue ses forces, on ouvre des souscriptions, on cherche des professeurs et on rédige des programmes. Fort bien, c’était facile à prévoir, et il ne faut pas s’en étonner. À vrai dire, calculs et projets ne sont point exempts d’illusions ; l’imagination des fondateurs d’universités et des régénérateurs de la France par l’enseignement clérical va un peu vite. On fera beaucoup de bruit, on tiendra des conférences, on agitera toute sorte de questions d’organisation, de discipline, et de tout ce mouvement il restera peut-être en définitive moins qu’on ne croit. Quand on en viendra au fait, on s’apercevra bien vite qu’il n’est pas si aisé d’ouvrir des chaires, d’avoir des professeurs instruits, de rassembler un nombre suffisant d’élèves, d’égaler les ressources à toutes les nécessités de fondations sérieuses et multipliées. On le reconnaît déjà pour les facultés de médecine, devant lesquelles on semble s’arrêter pour le moment, et les facultés de droit, des sciences, des lettres, ne sont point elles-mêmes des créations faciles à improviser. M. l’évêque d’Angers, qui s’est montré le plus empressé à entrer dans cette carrière, paraît se borner pour aujourd’hui à ouvrir des cours de droit et des lettres. Le principal effort sera sans doute concentré à Paris. Hors de là, il y aura peut-être quelques facultés à Lille ou à Toulouse, et au bout du compte il n’est point impossible que la réalité ne reprenne promptement ses droits.

Ce qu’il y a de plus grave et de plus dangereux peut-être, c’est que ce mouvement, sans être jusqu’ici suffisamment mûri et coordonné, a l’inconvénient de dévoiler un esprit qui en viendrait facilement à dépasser les limites de la loi sur l’enseignement et même de toute loi. On ne le cache pas, on le dit tout haut avec une naïveté redoutable. Les universités nouvelles doivent être des institutions exclusivement catholiques, rattachées par leurs statuts, par toute leur existence, au saint-siège. Ce qu’on entend par la liberté de l’enseignement, un auditeur de Rote, Mgr  Nardi, est allé le dire à Poitiers. L’enseignement libre, c’est un mot qui donne le frisson à Mgr  Nardi, il n’y a de liberté légitime que la liberté d’enseigner le bien et le vrai définis par l’autorité religieuse. Ce qu’on entend par l’enseignement du droit, un membre de la compagnie de Jésus, le père Sambin, l’a dit aussi à Poitiers. Le droit moderne est la cause de toutes les perturbations sociales. Tout le mal vient du principe de la souveraineté de la nation, de ce fait que « la loi n’est plus que l’expression de la volonté générale. » C’est la mission des universités catholiques de renouveler les études du droit. Bref, ce serait une campagne en règle engagée contre la société moderne et son esprit, contre les lois civiles et politiques. On ne voit pas qu’on créerait ainsi une situation toute particulière, où il s’agirait de savoir si, sous le voile de la liberté, des associations investies en certains cas du caractère de la personnalité civile pourraient enseigner le mépris des lois sur lesquelles repose la société française. Toujours est-il qu’il en résulte nécessairement pour l’état un devoir nouveau d’activité et de vigilance. Que l’enseignement soit libre, puisque la loi a créé cette liberté, il n’y a rien à dire ; mais l’état a désormais deux obligations impérieuses. Il doit s’occuper sans plus de retard de tout ce qui peut fortifier son enseignement, cette université à laquelle on en vient à disputer le titre d’université de France, et il est tenu de maintenir dans ses actes, dans la direction qu’il donne aux affaires, son caractère de représentant de la société moderne ; il ne doit pas surtout avoir toujours l’air d’être le complaisant timide des entreprises ouvertement dirigées contre lui. S’il faut tout dire, M. le ministre de l’instruction publique semble jusqu’ici comprendre médiocrement ce rôle nouveau et agrandi de chef de l’enseignement. Protéger le grand âge des vieux professeurs, éternisés dans leur chaire au détriment des générations nouvelles, et faire des circulaires sur le cumul des fonctions d’instituteur et de secrétaire des communes, c’est fort bien, c’est d’un chef de bureau prévoyant ; mais il faut aujourd’hui un autre esprit et une autre fermeté d’action. Sur tous les points, à l’esprit de secte ou de parti envahissant, il faudrait opposer l’attitude d’un gouvernement résolu montrant au pays qu’il peut compter sur une protection et une direction. Ce n’est pas ce que nous avons encore ; il est vrai que bien d’autres choses nous manquent. On ferait beaucoup mieux de s’occuper sérieusement de ces choses sérieuses, au lieu de se livrer quelquefois à de lourdes et bavardes divagations de journaux. Nous les connaissons, pour notre part, ces diatribes monotones que la Revue a le privilège de recevoir sans émotion, et qu’un écrivain de talent s’est donné récemment la peine de relever avec autant d’esprit que de sympathie. Il y a bien quarante ans qu’on dit les mêmes balivernes dans les mêmes termes, le plus souvent pour les mêmes ; motifs auxquels le public ne s’intéresse guère, et que ces injures sont l’escorte obligée de la bonne renommée de la Revue. Il faudrait avoir du temps à perdre pour s’y arrêter.

L’Europe pourrait-elle aujourd’hui être entraînée dans des complications nouvelles par l’insurrection de l’Herzégovine ? L’Europe, à vrai dire, ne semble pas plus disposée à rester impassible devant ces luttes sanglantes qu’à se laisser remettre sur les bras cette éternelle question d’Orient. Une intervention en Orient est toujours grave sans contredit, parce qu’elle peut s’étendre et parce qu’elle remet aussitôt en doute l’existence de l’empire turc. Elle ne devient cependant un danger pressant que lorsque les puissances européennes suivent des politiques différentes. Ce n’est point le cas aujourd’hui. S’il y a eu au premier moment des ambitions cachées, des velléités ou des craintes, toutes ces dispositions sont venues se confondre dans une certaine action commune qui s’exerce dans la province insurgée elle-même comme à Constantinople. Des consuls européens sont chargés d’une mission conciliatrice dans l’Herzégovine, et la Porte à son tour envoie un commissaire-général en même temps qu’elle semble se mettre en mesure de dominer l’insurrection par les armes. Dans quelle proportion se lient ces deux actions, l’une militaire, l’autre diplomatique ? réussira-t-on à désarmer les insurgés en obtenant d’un autre côté des concessions de réformes administratives du sultan ? On ne peut nier que toutes ces questions ne soient singulièrement délicates. Dans tous les cas, pour le moment, le gage le plus plausible de la paix européenne, c’est l’entente des cabinets, et la meilleure garantie de la sincérité de cette entente, c’est que personne n’est vraiment intéressé aujourd’hui à voir s’ouvrir une crise qui serait un embarras pour toutes les politiques.

Les guerres civiles de l’Espagne ont cela de commun avec les guerres civiles de l’Orient, qu’elles sont toujours plus près de commencer ou de recommencer que de finir. Lorsqu’il y a plus de six mois la restauration du jeune roi Alphonse XII s’est accomplie avec une facilité qui était tout au moins un signe de la lassitude du pays, de l’épuisement des passions révolutionnaires, on a pu un moment se laisser aller à cette illusion, que la monarchie rétablie à Madrid devait porter le dernier coup à l’insurrection carliste et ramener promptement la paix au-delà des Pyrénées. C’était aller un peu vite et ne point tenir compte des ressources d’une insurrection fortement organisée, de la difficulté des opérations militaires dans les provinces occupées par le prétendant, de tous les embarras d’un jeune règne succédant à la décomposition politique et administrative des dernières années. Les choses marcherait plus lentement au-delà des Pyrénées, mais enfin elles marchent, et depuis quelque temps surtout il est visible que le gouvernement de Madrid prend de plus en plus davantage. L’armée libérale s’avance avec prudence, mais avec sûreté, gagnant pas à pas du terrain, et les carlistes reculent, allant d’échec en échec, perdant leurs positions et leurs places d’armes, rejetés par degrés dans leurs derniers retranchemens. La campagne engagée, il y a quelques semaines, par le ministre de la guerre lui-même, le général Jovellar, a eu pour premier résultat de dégager Valence, le Maestrazgo, les régions de l’Èbre, de reprendre Cantavieja et de refouler dans le Haut-Aragon, jusque vers les frontières françaises, les forces commandées par Dorregaray. Aujourd’hui les carlistes viennent d’essuyer un nouveau coup en Catalogne ; ils ont perdu la Seu d’Urgel après un siège de quelques jours dirigé par le général Martinez Campos. Jusqu’au dernier moment, ils paraissent avoir compté sur des diversions tentées par Dorregaray et Saballs pour dégager les assiégés ; mais les tentatives des deux chefs ont été déjouées par les colonnes alphonsistes, et la place, livrée à elle-même, privée d’eau, accablée de feu, est tombée devant les armes de Martinez Campos. La citadelle a capitulé sans conditions, sauf les honneurs de la guerre qui ont été accordés aux défenseurs. La garnison est prisonnière avec un des chefs les plus énergiques, Lizarraga ; parmi les prisonniers est l’évêque de la Seu d’Urgel, qui est l’aumônier du prétendant et qui joue dans ces malheureuses affaires un rôle assez peu pastoral. C’est évidemment pour les carlistes un coup moral et matériel des plus graves qui marque le déclin de la cause, en même temps que la reprise de la Seu d’Urgel témoigne de la sûreté et de l’efficacité des opérations poursuivies par l’armée alphonsiste. L’insurrection n’est point sans doute par cela même complètement vaincue en Catalogne ; elle est du moins sérieusement atteinte, elle ne peut plus être qu’une guerre de bandes avec laquelle on en finira par une poursuite un peu active, et pendant ce temps une partie des forces employées de ce côté pourra être envoyée vers le nord pour concourir aux opérations du général Quesada. Serrée de toutes parts, en Aragon et en Catalogne, cernée par l’Alava et la Biscaye, l’insurrection carliste semble désormais devoir être rejetée avant l’hiver dans son dernier asile des montagnes de la Navarre.

Toujours est-il que cette guerre civile espagnole entre visiblement aujourd’hui dans une phase nouvelle, une phase décisive. Plus que jamais on peut dire que c’est simplement une affaire de temps, peut-être de quelques mois. Que l’insurrection résiste encore, c’est possible ; elle ne peut plus qu’aggraver la situation du pays et exposer ces malheureuses provinces à toutes les conséquences de la guerre, sans aucune chance de succès. De quoi peut se prévaloir ce prétendant qui ne fait qu’ensanglanter et ravager une partie de l’Espagne depuis trois ans ? La légitimité dynastique, elle ne lui appartient pas. L’intérêt religieux, il ne le représente pas ; sa cause n’est même pas avouée par le pape, qui au contraire a reconnu le roi Alphonse. Si don Carlos compte sur la victoire pour reconquérir ce qu’il appelle son royaume, il doit y renoncer. Ce qu’il n’a pas pu faire devant un pays en dissolution, devant une anarchie impuissante, il ne le fera sûrement pas maintenant qu’il a devant lui un gouvernement organisé, accepté par la nation, reconnu par l’Europe, représentant pour l’Espagne les idées conservatrices et libérales. En revanche, il y a un résultat auquel son obstination peut conduire. Jusqu’ici le gouvernement de Madrid s’est montré très réservé dans son langage, il n’a nullement témoigné l’intention d’abolir les privilèges traditionnels d’autonomie des provinces insurgées ; il a plutôt promis de respecter ces droits si on se soumettait. Si on lui répond par la guerre jusqu’au bout, les provinces basques sont fatalement condamnées à toutes les suites d’une occupation de vive force ; elles perdront des droits que la reine Isabelle avait respectés une première fois après la guerre de sept ans. Le gouvernement de Madrid ne peut pas être moralement obligé à respecter des privilèges dont on se sert contre lui.

De toute façon, le prétendant carliste n’est donc plus qu’un ambitieux fanatique sacrifiant à un intérêt personnel, sans espoir de succès, et le sang qu’il peut faire couler encore, et la prospérité des provinces qu’il entraîne à sa suite, dont il épuise les ressources et exploite le dévoûment. Le prétendant a pu tromper les Basques tant qu’il y avait à Madrid un roi qu’on pouvait appeler du nom d’étranger ou une république qui ne se manifestait que par une violente anarchie. Cette confusion n’est plus possible, et si les Basques ne déposent pas volontairement les armes, ils subiront les conséquences d’une lutte qui ne les intéresse pas, qui n’est plus qu’une affaire d’ambition personnelle pour don Carlos, et dont l’issue ne peut plus être douteuse. C’est là aujourd’hui en effet toute la situation en Espagne. La cause carliste est à bout de ressources, et malgré les fanfaronnades des bulletins que les journaux légitimistes français reproduisent avec complaisance, le prétendant semble réduit à douter de quelques-uns de ses principaux lieutenans, qu’il aurait même, dit-on, emprisonnés. Le gouvernement de Madrid au contraire n’a fait depuis quelques mois que s’affermir en reconstituant ses forces, en étendant ses moyens d’action. Il ne s’est point hâté, il ne s’est point mépris sur les difficultés de toute sorte qu’il avait à vaincre, et aujourd’hui encore il paraît se défendre de toute illusion, puisque, pour en finir, il sent la nécessité d’augmenter l’armée, de faire une nouvelle levée de 100,000 hommes. C’est assurément beaucoup pour l’Espagne, mais ce sacrifice momentané ne semblera pas trop lourd, si, par ce déploiement de forces, on peut arriver à une paix prochaine qui sera tout à la fois une victoire militaire et une attestation de l’ascendant moral de la monarchie constitutionnelle restaurée.

C’est donc un dernier effort à faire pour terminer cette guerre civile aussi désastreuse pour les provinces basques elles-mêmes que pour la Péninsule tout entière. Les généraux espagnols ont repris l’avantage, ils n’ont qu’à poursuivre leur victoire, à montrer de l’activité dans les opérations qu’ils ont à mener jusqu’au bout. Ils se sentent soutenus par un gouvernement régulier, par un chef de ministère qui n’a cessé de montrer la plus prévoyante habileté dans toutes ces affaires de la restauration espagnole. Par toute sa politique, par son activité vigilante au milieu des difficultés, par sa modération entre les partis, M. Canovas del Castillo s’est révélé comme le vrai ministre de la monarchie constitutionnelle, secondant les chefs militaires, contenant les impatiences de réaction, sauvegardant les principes de tolérance religieuse, et préparant tous les élémens d’une réorganisation politique du pays. C’est la fortune de l’Espagne que la prochaine défaite, des carlistes ne puisse être désormais que le signal du rétablissement définitif des institutions libérales avec un roi dont la jeunesse intelligente semble un gage d’avenir.


CH. DE MAZADE.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.