Chronique de la quinzaine - 31 août 1855

Chronique n° 561
31 août 1855


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 août 1855.

L’histoire, dans son cours rapide, a des coïncidences et des spectacles singulièrement frappans : oui, frappans en vérité par ces mystérieuses combinaisons des choses dont ils sont l’expression. Au même instant, une guerre longue et acharnée se poursuit aux deux extrémités de l’Europe, soutenue en commun par les armes françaises et les armes britanniques, si souvent ennemies ; la souveraine de l’Angleterre vient visiter la France au milieu de toutes les pompes royales, quelques années à peine après la république, sous le second empire ; enfin une exposition de tous les produits du globe fait un moment de Paris le centre du monde des arts et de l’industrie. Les destinées de la civilisation livrées au sort des armes, le système général des alliances politiques subissant une épreuve décisive, le travail universel de l’homme se manifestant dans ses inventions et dans ses œuvres, — que faut-il de plus ? Chacun de ces événemens, fût-il seul, suffirait pour fixer l’attention ; la réunion de ces trois faits semble placer sous nos yeux comme une image unique et saisissante des transformations, des contrastes et des tendances de notre temps. Dans la crise qui s’agite aujourd’hui en Europe, c’est du reste, une chose à remarquer, la diplomatie s’efface presque complètement : il est trop tard ou trop tôt pour la diplomatie. Les négociations sont tout au plus le refuge de la politique allemande, qui ne peut pas même arriver à s’entendre sur la meilleure manière de ne rien faire. L’Autriche, bien qu’elle n’ait pas voulu prendre part à la lutte, refuse de se laisser considérer comme une puissance neutre ; elle persiste à maintenir vis-à-vis de la Russie son attitude d’alliée de l’Occident, et à vouloir faire adopter par l’Allemagne tout entière les quatre garanties, dont elle a fait son symbole politique. En un mot, elle voudrait attirer la confédération germanique sur le terrain du traité du 2 décembre tel qu’elle l’interprète. C’est en quoi elle vient se heurter contre la résistance de la Prusse, qui ne veut pas même d’une telle obligation, si peu compromettante de sa nature cependant. Quant aux états secondaires, ils continuent à pratiquer ce merveilleux système d’oscillation qui les fait incliner tantôt vers l’Autriche, tantôt vers la Prusse, et dont le dernier mot est l’inaction de l’Allemagne en présence d’une des plus grandes affaires du siècle et du monde.

L’intérêt n’est point là aujourd’hui, il est tout entier dans la guerre qui enveloppe la Russie de son feu. Dans l’espace de quelques jours, presque simultanément, la guerre s’est manifestée par deux actions sérieuses : le bombardement de Svéaborg, dans le golfe de Finlande, et le combat livré le 16 août en Crimée, sur la Tchernaïa. Le bombardement de Svéaborg a cela de particulier, qu’il est la première opération décisive tentée cette année dans les eaux du Nord en dehors du blocus, et cette opération a pu s’accomplir heureusement sans que les flottes alliées aient essuyé de pertes. Svéaborg, on ne l’ignore pas, est l’une des principales positions fortifiées de la Russie sur la côte de Finlande ; elle est située sur sept îlots reliés l’un à l’autre et protégés par un ensemble de batteries formidables. La ville est peu importante par elle-même, mais c’est un des plus considérables arsenaux maritimes, et ses fortifications défendent les approches de la rade d’Helsingfors. C’est le 9 août que les escadres se sont présentées devant Svéaborg ; elles ne pouvaient songer sérieusement à entamer les constructions granitiques qui forment la défense de la côte. Leur objet essentiel était de frapper la Russie dans un de ses grands établisscmens maritimes, de détruire son arsenal, ses magasins, ses approvisionnemens, et le bombardement a eu cet effet en allumant un incendie qui a duré quarante-cinq heures, en déterminant des explosions qm ont dû entraîner des pertes considérables. Plus de vingt mille projectiles ont été lancés sur Svéaborg durant ce bombardement de trois jours. Ce qui paraît avoir eu les résultats les plus meurtriers, c’est une batterie française habilement placée à courte distance, sur l’îlot d’Abraham. Le commandant russe des côtes de Finlande, le général de Berg, cherche sans doute dans son rapport, qui a été pubhé, à atténuer le coup porté par les escadres alliées ; il ne dissimule pas cependant quelques-unes des pertes les plus sensibles, l’explosion des magasins, les notables dommages causés à un vaisseau qui est sorti de l’affaire singulièrement criblé. L’attaque de Svéaborg aura eu surtout pour résultat de montrer ce que peuvent les bombardes et les chaloupes canonnières, dont il a été fait un habile usage, et il est possible que d’autres opérations se succèdent encore dans la Baltique avant que la saison ne vienne de nouveau mettre la Russie à l’abri derrière ses glaces d’hiver.

À ce succès de Svéaborg répondait presque au même instant, ainsi que nous le disions, un autre succès en Crimée, et ici c’était une véritable bataille, un second Inkerman, qui a eu le même déuoûmeut, si le combat s’est engagé dans des conditions moins terribles. La tentative, du reste, avait le même but, et tout indique que dans l’esprit des généraux russes elle avait le caractère d’un effort extrême et décisif. Il s’agissait de percer nos ligues de la Tchernaïa, de se frayer une route jusqu’à nos retranchemens et de dégager Sébastopol. C’est ce plan qui a échoué complètement devant l’intrépidité de nos soldats. Il est facile de se rendre compte de la position des forces respectives. Depuis le mouvement opéré sur la Tchernaïa, quelques-unes des divisions françaises campent sur cette rivière au-dessus d’Inkerman, protégées par la rivière même et ayant pour seconde ligne de défense un canal de dérivation qui portait autrefois les eaux à Sébastopol. Plus haut sont les Piémontais, faisant face à Tchorgoun et aux coteaux du Chouliou. Plus haut encore, la cavalerie française se trouve dans la riche vallée de Baïdar. L’armée russe campe de l’autre côté de la rivière, sur les coteaux boisés où est située la ferme de Mackensie, et que nos soldats ont eu à traverser après la bataille de l’Aima pour se diriger sur Balaklava. La Tchernaïa est coupée par plusieurs ponts, dont l’un est celui de Traktir, desservant la route de Balaklava à Simphéropol. Le 16 août, au point du jour, les Russes, protégés par une brume épaisse, comme à Inkerman, ont débouché par les défilés qui aboutissent à la Tchernaïa, au nombre de cinquante ou soixante mille hommes, avec une cavalerie nombreuse et cent soixante pièces de canon. Au premier moment, les avant-postes sardes placés sur la rive droite ont dû se replier. Quelques-uns de nos postes cédaient également devant le nombre. Les Russes ont passé la rivière sur plusieurs points à la fois. Bientôt cependant l’offensive était reprise sur toute la ligne des armées alliées. Les Piémontais rejetaient vaillamment les Russes de l’autre côté de la rivière. Quant à notre armée, elle était principalement engagée au pont de Traktir, où était la lutte la plus chaude, et elle ne tardait point à repousser également l’ennenù. Trois heures de combat suffisaient pour contraindre les Russes à regagner l’autre rive de la Tchernaïa et à aller se placer sous la protection des batteries dont ils avaient hérissé les hauteurs. Nos soldats restaient victorieux après avoir combattu en nombre très inégal, et les Russes avaient plus de six mille hommes hors de combat.

Le résultat de cette bataille ne saurait être douteux. Les opérations du siège ne suivront pas moins leur cours méthodique et peut-être lent encore ; mais l’issue est désormais certaine. Qu’on l’examine bien : les Russes s’étaient longuement préparés sans nul doute à ce mouvement offensif, ils avaient réuni toutes les forces dont ils pouvaient disposer : ils n’ont pu cependant mener au combat que cinquante ou soixante mille hommes, qui sont venus échouer contre des divisions très inférieures en nombre. S’ils n’ont pu réunir aujourd’hui de plus grandes forces, auront-ils ce pouvoir à mesure que l’hiver va venir ? Et lors même qu’ils le pourraient, lors même qu’ils auraient une armée plus nombreuse en Crimée, auront-ils les ressources nécessaires d’approvisionnemens et de vivres ? Par le fait, les armées alliées et l’armée russe se trouvent désormais dans une situation où tout doit favoriser les efforts de nos soldats, où tout au contraire doit contribuer à amortir la résistance des défenseurs de Sébastopol. La bataille livrée sur la Tchernaïa met en relief cette situation en manifestant l’impuissance de l’armée russe dans sa suprême tentative pour briser ce cercle où elle est enfermée par la force des choses autant que par l’héroïsme de nos soldats.

C’est donc sous le rayon de cette gloire nouvelle que la reine d’Angleterre est arrivée en France, faisant en quelque sorte de sa présence l’image vivante et palpable de cette alliance qui vient de signaler encore sa puissante action dans la Baltique et en Crimée. La reine Victoria venait pour la première fois à Paris ; elle a été reçue, ainsi qu’elle devait l’être, comme la souveraine aimée et respectée d’un peuple qui n’est pas seulement notre allié, qui a su faire vivre ensemble dans son histoire ses traditions et sa liberté. La reine d’Angleterre est restée dix jours à Paris, ou plutôt à Saint-Cloud, et rien n’a manqué à coup sûr pour faire de ce séjour un enchaînement de fêtes et de surprises. La souveraine anglaise a été reçue à l’Hôtel-de-Ville, à Versailles, où des bals lui ont été donnés ; elle a visité l’exposition, les monumens de Paris, les Invalides, Saint-Germain, où repose Jacques II ; elle a assisté à des revues, et elle a pu voir sur son passage plus de soldats que la Grande-Bretagne n’en compte dans toute son armée. Ces spectacles militaires l’ont suivie jusqu’à Boulogne, sur cette plage même d’où devait partir l’armée d’invasion d’Angleterre il y a un demi-siècle. Certes de tous les faits de notre temps, il n’en est point de plus extraordinaire que ce voyage de la reine Victoria, reçue à Paris par un successeur de Napoléon et traversant dans l’appareil de la souveraineté la place Vendôme, tout près de l’homme de bronze qui signa les décrets du blocus continental pour aller s’éteindre à Sainte-Hélène. Qu’on songe un instant à ce qu’il a fallu d’événemens, de retours de fortune et de révolutions pour que la reine Victoria pût s’agenouiller au tombeau de Jacques Stuart à Saint-Germain, et aller aux Invalides saluer dans la mort cette majesté que l’Angleterre ne reconnut jamais tant qu’elle fut debout ! Il ne faut pas même remonter si haut : qu’on se souvienne des étranges émotions du peuple anglais il y a quelques années. Le duc de Wellington avant sa mort ne se couchait pas sans prédire une catastrophe imminente à son pays, s’il ne s’armait pas. Bientôt, l’empire renaissant en France, on battit le rappel de la milice, comme si la flotte du camp de Boulogne avait déjà paru dans la Manche. M. Cobden seul engageait des paris contre la crédulité de ses compatriotes.

Qu’a-t-il fallu pour dissiper ces nuages ? Il a fallu la pression d’un intérêt supérieur, et l’alliance de la France et de l’Angleterre s’est trouvée nouée sans effort ; elle a été cimentée par le sang versé en commun, elle vient de se manifester dans le voyage de la reine Victoria à Paris. C’est qu’en effet, en dépit de toutes les rivalités anciennes et à travers tous les changemens de régimes politiques, il y a des liens évidens entre les deux nations, et ces liens formés par une civilisation commune, l’ambition de la Russie n’a fait que les resserrer en leur donnant une force nouvelle. Ce qui arrivera par la suite, on ne peut guère le prévoir. Sans doute chacun des deux peuples conserve ses intérêts distincts à côté des intérêts communs. Ce qu’on peut dire pour le moment, c’est que l’alliance de la France et de l’Angleterre est le gage de la sécurité de l’Europe. Malgré tout, elle ne peut avoir qu’un caractère libéral ; la nature même de la lutte engagée avec la Russie lui imprime ce caractère, et c’est ce qui fait qu’elle est une garantie pour les deux peuples. Pour peu qu’on jette les yeux sur l’état du monde d’ailleurs, il est facUe de voir que l’alliance de l’Angleterre et de la France a toute sorte de raisons de se maintenir et de devenir durable ; elle est presque une nécessité, dirons-nous. Ce n’est pas seulement la Russie qui est un danger pour l’Europe, c’est aussi cette puissance nouvelle qui remplit l’Amérique du bruit de ses usurpations et de ses envahissemens. Après tout, la politique des États-Unis n’est point différente dans son principe de celle des tsars, et il y a même un fait à remarquer : depuis la guerre actuelle, les rapports de la Russie et des États-Unis ont pris un développement inaccoutumé. Il règne entre les gouvernemens une singulière activité de communications. Beaucoup d’hommes d’état américains ne cachent pas leurs sympathies pour la Russie. C’est que, comme nous le disions, entre ces deux peuples, à travers les contrastes de leur régime intérieur, il y a des analogies de principes et de tendances, exactement comme entre l’Angleterre et la France, vivant aujourd’hui dans des conditions politiques différentes, il y a le lien d’une intime solidarité morale ; il y a la nécessité d’une défense commune en Orient, dans le Nouveau-Monde et sur les mers. La paix fût-elle conclue en ce moment avec la Russie, cette nécessité ne serait pas moins évidente, et le voyage de la reine Victoria à Paris n’aura point été inutile sans doute à ce rapprochement permanent et durable des deux grands peuples de l’Occident.

Ainsi donc la poursuite de la guerre, la visite de la reine d’Angleterre, c’est là ce qu’on peut appeler le côté politique de la situation actuelle. L’exposition de l’industrie et des beaux arts ne montre-t-elle pas aussi cette situation sous un de ses aspects les plus caractéristiques ? Elle vient s’ajouter à cette étrange réunion d’événemens de l’heure présente, comme pour manifester la puissance active et féconde de la paix au milieu d’une guerre dont le terme ne s’aperçoit point encore. Ce n’est pas du premier coup que l’exposition de l’industrie est apparue dans son éclat et dans ses proportions. Lorsqu’elle fut inaugurée il y a quelques mois, on peut bien le dire, il régnait encore une assez grande confusion dans cette vaste enceinte encombrée de produits. Les drapeaux de tous les pays flottaient, quelque peu consternés, sur des monceaux de richesses à peine débarquées et à demi enfouies. Le jour s’est fait dans cette confusion, et on a pu avoir sous les yeux un des plus rares spectacles de la civilisation matérielle. On a pu contempler cette échelle merveilleuse de tous les produits, de toutes les œuvres, depuis l’humble bure jusqu’aux tissus les plus fins, depuis la brique jusqu’au marbre et au jaspe, l’or et le fer, le plus obscur minerai et le diamant le plus pur, des jouets d’enfant et les machines les plus puissantes. En un instant, on peut parcourir cette immense variété d’objets perfectionnés par le travail, et de même, en un instant, on peut aller d’une contrée à l’autre, comparant le génie et le caractère des peuples reflétés dans leur industrie. La France a naturellement la plus grande place dans la nef, et elle l’occupe avec honneur à coup sûr ; la France est un peu partout. L’Angleterre est venue, elle aussi, soutenir sa vieille renommée de première nation industrielle. Outre tant d’autres produits sérieux, estimables et utiles, l’Allemagne expose de belles armées de plomb, sans doute pour compenser celles qu’elle ne met pas au service de la cause européenne ; puis vous pouvez vous diriger vers la Suisse et ses montres, vers la Sardaigne et ses soies. À l’une des extrémités des galeries supérieures, vous vous trouvez tout à coup dans l’Inde anglaise ou en Turquie, dans l’Australie ou à Tunis. Une des plus curieuses expositions dans ce vaste ensemble est celle de l’Algérie, qui se trouve dans l’annexe au bord de la Seine. Elle est remarquable, non sans doute au point de vue industriel, mais par les produits naturels, par le blé, le maïs, le riz, les fruits, les bois. Que la colonisation se développe sur ce sol désormais conquis, et ce sera certes une des plus magnifiques possessions où la France aura eu l’honneur de porter la civilisation !

On ne saurait le méconnaître, cette exposition est un résumé merveilleux de tous les progrès du travail humain ; elle réunit les œuvres les plus puissantes ou les plus ingénieuses de l’industrie. Il est cependant un double sentiment qui s’éveille en présence de ce spectacle si varié. L’industrie, en perfectionnant ses méthodes, est arrivée à créer dans tous les genres des objets plus brillans, qu’un prix inférieur met à la portée de toutes les fortunes : elle satisfait à des besoins de luxe par un certain éclat extérieur ; mais la solidité répond-elle toujours à l’apparence ? En un mot, n’y a-t-il pas une diminution sensible de la qualité propre et intrinsèque ? Peut-être, en approfondissant cette question, trouverait-on que l’industrie est tout simplement en ceci la fille de notre temps. Il y a une autre chose qui effraie presque, c’est le développement de ce qu’on pourrait appeler la civilisation mécanique. Plus on va, plus l’action de l’homme disparaît dans le travail. Dans cette exposition, il y a des machines pour confectionner des chemises ou des chaussures ; il y a des machines qui jouent des airs de musique, il y a même une machine qui calcule et fait les opérations arithmétiques les plus compliquées ; il y en a aussi pour faire des enveloppes de lettres instantanément. Ce que toutes ces œuvres mécaniques représentent d’efforts, d’invention, de génie même, il serait difficile de le dire. N’est-il point à craindre toutefois que ce développement immense du génie mécanique ne finisse par paralyser l’action personnelle de l’homme, par effacer son originalité, et que cette influence ne s’étende à ses idées, à son esprit, à sa manière d’entendre les choses morales et intellectuelles ?

Que le génie des inventions matérielles se développe, soit : c’est un penchant de notre temps ; mais c’est un motif de plus pour fortifier les influences d’une autre nature, pour raviver sans cesse l’instinct des obligations et des devoirs dans la vie pratique, le goût de l’étude et les notions de l’idéal dans la vie de l’intelligence. Quel est le moyen de raviver ces notions, ces goûts et ces instincts quand ils faiblissent ? C’est là une question délicate et complexe qui semble se poser naturellement dans ces séances annuelles où l’Academie française décerne ses prix à l’histoire, à l’éloquence, à la poésie, à la vertu. Hier encore cette solennité se renouvelait à l’Institut. Ces séances académiques ont toujours un intérêt assuré : c’est celui de la parole de M. Villemain, qui fait de ses rapports sur les ouvrages couronnés une sorte de revue substantielle et pénétrante de mille points d’histoire et de littérature. Les questions difficiles, M. Villemain ne les redoute pas, il les traite avec cet art d’un maître éprouvé de l’éloquence ; il sème les aperçus et les jugemens savans ou ingénieux. Son analyse des œuvres de l’esprit s’anime et se colore. Ainsi il s’est retrouvé dans son dernier discours. Le sujet du prix d’éloquence à décerner cette année était un éloge du duc de Saint-Simon, ce Tacite familier des cours, et le prix a été partagé entre deux concurrens, M. Eugène Poitou et M. Lefèvre-Pontalis. Quant aux prix destinés aux ouvrages les plus utiles aux mœurs, ils ont été répartis entre les Études sur l’Histoire du gouvernement représentatif de M. de Carné, un livre sur l’Empire chinois de M. l’abbé Huc et les Histoires poétiques de M. Brizeux. On ne saurait répondre que ces ouvrages soient réellement les plus utiles aux mœurs ; l’un d’eux du moins, le livre de M. de Carné, sert à rectifier bien des idées sur les diverses époques révolutionnaires, et en montrant comment les malheurs et les catastrophes naissent des fautes des hommes, non d’une aveugle fatalité, l’auteur a replacé la morale dans l’histoire. L’Académie a une autre classe de lauréats qui certes ne sont pas les moins dignes d’estime. Ceux-là n’ont aucune prétention à l’esprit ; ils mènent une vie obscure et dévouée, ils accomplissent sans s’en douter des sacrifices héroïques, et un jour aussi sans s’en douter ils reçoivent une récompense académique. C’est M. de Noailles qui était chargé cette année du rapport sur les prix de vertu, et il a rempli sa tâche avec élévation, avec une sympathie réelle pour les classes populaires, en montrant le devoir également obligatoire dans toutes les sphères sociales, et en étendant son regard jusqu’à cette armée de Crimée, moins glorieuse peut-être encore par son intrépidité et son héroïsme que par sa stoïque abnégation, sa mâle vertu militaire et sa discipline toujours intacte.

Qu’on observe le monde contemporain dans ce domaine varié des événemens et des mœurs, de la philosophie et de la littérature, il y a un problème qu’on ne peut éluder : c’est celui de l’influence réelle de la révolution, des destinées de la société moderne, de ses forces nouvelles, de ses faiblesses et de ses épreuves. Ce problème, M. de Camé l’a sondé, en le suivant à travers l’histoire politique, dans ces Études que l’Académie a couronnées comme une œuvre de recherche impartiale et élevée. Un autre écrivain, M. d’Esparbès de Lussan, l’interroge à son tour dans un résumé plus général et plus succinct sur fa France et la Révolution de 1789. C’est là en effet l’inévitable point de départ : non pas que tout commence à cette date, ainsi que le répètent les sophistes à courte vue, mais du moins tout recommence dans la mesure créée par un esprit nouveau. C’est le sœclorum nascitur ordo du poète. Ce qui sortira de cet ordre nouveau, c’est la question de notre temps, qui n’a pu même encore arriver à assurer sa conscience sur les principes qu’il a embrassés. Quelle est la vraie nature de ces principes ? quelles sont leurs conséquences et leurs applications légitimes ? Dans quelles conditions placent-ils la société contemporaine ? Ce sont là des solutions livrées le plus souvent au souffle variable des événemens. L’opinion elle-même passe alternativement par toutes les phases de l’espoir et du doute, de l’enthousiasme et du découragement. Si notre temps s’est arrêté d’ailleurs à tant d’interprétations et à tant d’essais divers, n’est-ce point parce qu’on n’est pas parvenu à se faire une idée exacte de cette révolution accomplie à la fln du siècle dernier, à démêler le vrai et le faux dans cet assemblage de tant de choses contraires ? Le dernier mot de cette révolution, l’auteur n’hésite point à le dire, c’est l’établissement d’un régime mixte ou modéré fondii sur une liberté sensée, sur une juste égalité civile compatible avec toutes les distinclionsdu mérite, de l’intelligence ou des souvenirs traditionnels noblement recueillis. C’est là ce qui survit, ce qui surnage à travers toutes les expériences et tous les naufrages, et c’est là ce qui a toujours à combattre contre les excès les plus contraires. Dégager le véritable idéal social et politique de la France, montrer les déviations d’où est né le triste enchaînement des fatalités révolutionnaires, écarter les dangers chimériques qui s’attachent, soit à des invasions intérieures, soit à des coalitions étrangères, rechercher les bases solides d’un ordre libéral et conservateur, c’est là ce que fait M. d’Esparbès de Lussan dans son livre sur ta France et la Révolution de 1789. On pourrait sans doute approfondir davantage. Le côté à signaler dans l’ouvrage de M. de Lussan, c’est le mouvement d’idées qu’il exprime. Rattaché évidemment à des opinions et à des traditions monarchiques, l’auteur entre dans cette étude des problèmes contemporains avec un esprit libre et éclairé, jugeant sans passion, démêlant sans parti pris le bien et le mal dans la révolution. S’il est en effet un moyen de tirer quelque fruit des agitations qui remplissent notre siècle, n’est-ce point de se dégager de toute partialité, d’observer et de faire son choix par un discernement supérieur ? Au milieu de l’indécision et du trouble des esprits, c’est de cette étude impartiale et sévère que peut renaître une conviction nouvelle. Les hommes de notre temps commencent à s’éloigner assez de la révolution pour en décliner les solidarités et les excès ; ils ont le droit de la contraindre à être un progrès et non une destruction.

La vie politique se présente sous bien des aspects. Malheureusement, lorsqu’un pays est entré dans une fausse voie, il lui est difficile d’en sortir. Les fautes se succèdent, le désordre devient une sorte d’état normal. On sait quel rôle a joué la Grèce l’année dernière au moment où s’engageait la guerre d’Orient. Les puissances occidentales ont été conduites à intervenir pour ramener le gouvernement hellénique à une appréciation plus exacte de sa position et de ses devoirs, et la Grèce a été obligée de se résigner à ne point conquérir l’empire d’Orient. Un cabinet où entraient M. Mavrocordato et le général Kalergi prenait la place d’un ministère qui pactisait avec les insurgés de l’Épire et de la Thessalie. Depuis cette époque cependant, malgré les efforts du nouveau cabinet, l’état intérieur du royaume hellénique ne s’est guère amélioré. D’abord, le gouvernement qui se formait précisément pour donner satisfaction aux puissances occidentales ne pouvait empêcher que beaucoup de fonctionnaires ne restassent au fond favorables à toute tentative insurrectionnelle, et que ces mêmes dispositions ne se retrouvassent à la cour, si ce n’est dans l’esprit du roi Othon et de la reine. De là des difficultés incessantes. L’insurrection n’existe plus, il est vrai, mais elle s’est tournée en désordre et en brigandage, au point que récemment encore, à peu de distance d’Athènes, le préfet de police lui-même était arrêté. Ce n’est point là pourtant aujourd’hui l’incident politique le plus grave de la vie de la Grèce. Il s’est produit, il y a quelque temps, un fait dont il est difficile de pressentir les conséquences. La reine, assure-t-on, faisait notifier à une personne de ne plus se présenter à la cour, parce qu’elle était en relations avec le ministre de la guerre, le général Kalergi. Celui-ci s’en plaignit dans une lettre qui rappelait des souvenirs désagréables à la reine. Le pis est que cette lettre fut publiée quelques jours après dans un journal français. Le roi paraît alors s’être adressé aux ministres des puissances allemandes pour se débarrasser du général Kalergi. Ceux-ci en effet, dit-on, firent une démarche auprès de M. Mavrocordato, en même temps que le général Kalergi recevait la défense de paraître au palais ; mais le général n’a point donné la démission qui lui était demandée, et s’il n’est point reçu au palais, il est resté ministre jusqu’ici. On voit que c’est une affaire fort compliquée, et elle l’est d’autant plus que l’irritation du roi et de la reine contre le général Kalergi naît probablement du ressentiment de ce qui est arrivé l’an dernier. Une première question à se faire serait de savoir comment la lettre du ministre de la guerre a été publiée. Bien qu’on ne puisse rien affirmer à ce sujet, on est porté à croire cependant que ce sont les partisans de la Russie qui ont cherché à rendre impossible la présence du général Kalergi au ministère. Maintenant quel sera le dénouement de cet imbroglio ? Si le cabinet actuel quitte le pouvoir, il serait remplacé, dit-on, par M. Christidès ; mais d’un autre côté il y a eu d’assez vives mésintelligences entre M. Christidès et le ministre d’Angleterre, de telle sorte qu’on ne sortirait d’une difficulté que pour tomber dans une autre complication. Le malheur dans tout cela, c’est que le roi n’ait pas complètement accepté la position qui lui a été faite par les événemens, et qu’il ne se soit pas résolu sincèrement à rester désormais dans une stricte neutralité. S’il eût agi ainsi, toutes les difficultés se fussent aplanies, et la Grèce serait rentrée dans une voie régulière, où elle aurait pu s’occuper utilement de ses intérêts et de ses progrès intérieurs.

Ce n’est point en Grèce seulement que la guerre soulevée par la Russie a le triste privilège de créer une situation difficile à des gouvernemens qui ne savent pas faire le choix d’une juste et sage politique. Nous parlions récemment des Deux-Siciles et des singulières dispositions qui paraissent dominer le cabinet napolitain. Il est fort à craindre que les relations du roi de Naples avec les deux puissances occidentales ne finissent par prendre un caractère assez sérieux. Soit imprudence, soit préméditation, les autorités napolitaines ne cessent d’aller au-devant des complications. Récemment encore, le préfet de police interdisait à une personne d’un haut rang de recevoir un secrétaire de la légation britannique. Vers le même temps, à Messine, le gouverneur se refusait de faire répondre par une salve de convenance à une salve tirée par un bâtiment français. Le résultat de toutes ces petites difficultés, c’est que les cabinets de Londres et de Paris paraissent devoir poser nettement la question au gouvernement napolitain et le mettre en demeure de se prononcer. Il n’y a point, nous en sommes convaincus, de la part des puissances occidentales la moindre intention de conquérir un trône pour un prétendant quelconque. L’Angleterre et la France veulent tout simplement savoir si le roi de Naples est leur allié, bien que restant neutre, ou s’il est l’allié de la Russie contre l’Europe.

Franchissons maintenant l’Océan-Atlantique. Comme l’Europe, l’Amérique s’agite et a sa part de luttes, de conflits et de problèmes ; elle a même aussi ses grandes questions d’équilibre sur lesquelles l’attention du monde se portera quelque jour, et qui naissent de la juxtaposition de races inégales en force, en puissance et en richesse. Autant l’une de ces races marche audacieusement dans la voie de toutes les conquêtes, autant l’autre est tristement occupée à se déchirer et à s’amoindrir : c’est là l’histoire des États-Unis et des contrées de l’Amérique du Sud. Les États-Unis offrent cela de curieux, que tout se mêle dans leur existence, les faits les plus incohérens et une étrange persistance de vues, le désordre et le travail. C’est moins la vie régulière d’une société constituée qu’un mouvement confus au sein duquel se détachent deux ou trois formidables questions. Il s’agit de savoir ce que deviendra ce terrible problème de l’esclavage qui divise les états du nord et les états du sud, comment arriveront à se foudre et à s’organiser toutes ces émigrations attirées par l’appât d’une existence nouvelle et de la fortune, quelle influence exerceront sur les destinées de l’Union ces tendances envahissantes qui dominent de plus en plus l’esprit yankee. Ce qui se passe en ce moment même aux États-Unis se rattache à quelques-unes de ces questions, et sert à mettre à nu la réalité de cette vie américaine, qu’on ne représente souvent que sous ses aspects merveilleux. Il s’est formé, comme on sait, un parti assez nouveau, celui des know-nothings. Quand nous disons que c’est un parti nouveau, il l’est moins par les idées que par le nom : les know-nothings s’appelaient autrefois les Américains natifs. Sous ces divers noms, c’est le parti qui se dit américain par excellence, et qui est né d’une certaine réaction contre l’élément étranger, dont il prétend diminuer l’influence dans le maniement des affaires nationales ; on un mot, c’est une lutte ouverte entre l’esprit américain natif et l’esprit des populations étrangères, dont l’immixtion croissante peut arriver à changer complètement les conditions morales et politiques de l’Union.

Les know-nothings ont montré une singulière activité ; ils ont tenu, il y a quelques mois, une convention à Philadelphie ; ils ont cherché à recruter des adhérens de toutes les façons, louvoyant entre tous les autres partis, transigeant avec tous les intérêts locaux, avec le nord et avec le sud, avec les partisans de l’esclavage et avec les abolitionistes. Cette campagne se faisait surtout en vue de la prochaine élection présidentielle. Les know-nothings ont trouvé une occasion plus immédiate d’essayer leurs forces, c’est celle de diverses élections qui viennent d’avoir lieu dans les états. À vrai dire, les know-nothings ne semblent pas jusqu’ici gagner beaucoup de terrain. Dans la Caroline du nord. Ils ont fait passer trois candidats seulement sur huit nominations de membres de la chambre des représentans dans le congrès fédéral. Dans le Tennessee, le gouverneur nommé appartient au parti démocrate. Les élections de l’Alabama sont dans le même sens. Les know-nothings ont réussi plus complètement dans le Kentucky ; mais leur succès a été le signal des plus étranges scènes de violence à Louisville. Le Kentucky est l’un des états où se portent de préférence les émigrans ; la population de Louisville notamment se compose en partie d’Allemands et d’Irlandais ; la lutte a dû être d’autant plus vive. L’émeute de Louisville est née peut-être de la prétention émise par les know-nothings de voter avant les étrangers, prétention qu’ils ont voulu soutenir par la force. Toujours est-il que le jour de l’élection, le 6 août, des groupes d’Irlandais ont parcouru la ville en faisant feu sur des Américains ; les fenêtres des maisons allemandes laissaient échapper une grêle de balles. Les Américains se sont réunis de leur côté, et une mêlée sanglante s’est engagée sur divers points. On a mis le feu à des maisons où s’étaient réfugiés les Irlandais, et parmi ceux-ci les uns ont été fusillés, d’autres faits prisonniers ; il y en a qui ont été pendus sur l’heure. L’exaspération était extrême entre les combattans, et il n’est point impossible que la lutte ne se soit renouvelée avec plus de violence depuis ces premières collisions.

Ces scènes terribles ne révèlent-elles pas tout un côté de la vie américaine ? Ne montrent-elles pas sous son vrai jour cette société qui n’est qu’un chaos puissant, une arène immense où tout est livré à l’énergie individuelle, soit qu’elle fasse le coup de fusil dans la rue, soit qu’elle aille défricher le sol dans l’ouest, soit encore qu’elle se tourne vers les conquêtes extérieures ? Quant à ces tendances envahissantes qui sont aussi un des traits du caractère américain actuel, elles ne font que s’accuser chaque jour davantage. Les Américains ont du reste une doctrine fort commode ; ils tirent des conditions du régime populaire sous lequel ils vivent les conséquences les plus imprévues. Selon eux, il est des entreprises qui peuvent être aujourd’hui illégitimes tant qu’elles n’ont pas la sanction de l’instinct national ; le jour où l’Union y trouvera son intérêt et où elles seront ratifiées par la volonté populaire, elles deviendront légitimes, et le gouvernement sera tenu de se conformer à cette volonté. M. Soulé, on s’en souvient, ne raisonnait pas autrement dans son rapport sur les conférences d’Ostende au sujet de Cuba. Il plaçait l’Espagne entre une somme d’argent et la menace d’une tentative de vive force, en ajoutant que, si l’argent était refusé, les États-Unis seraient justifiés par toutes les lois divines et humaines, parce qu’il était de leur intérêt d’avoir Cuba. Avec cela, les aventuriers américains peuvent se répandre sur tous les points du nouveau continent. Récemment encore on a vu l’Amérique centrale envahie tout à coup par une bande aux ordres du capitaine Walker, le même qui l’an dernier allait s’établir un instant dans la Basse-Californie. Walker, il est vrai, n’a point été heureux, il a été battu dans une rencontre avec les troupes de Nicaragua ; mais il est sur le point, dit-on, de se remettre en campagne, et d’un autre côté une seconde expédition vient de se diriger sur le même point : c’est celle du colonel Kinney. Après avoir été contrarié une première fois dans son entreprise par un naufrage, le colonel Kinney paraît être parvenu à débarquer à Greytown ; il se présente en colonisateur, il veut même coloniser sans l’aveu du gouvernement local. Reste à savoir ce qui sortira d’un conflit inévitable. Au surplus, il en est ainsi sur tous les points ; mais nulle part peut-être ce système de domination et d’envahissement, qui semble constituer toute la politique de l’Union, ne se dessine d’une façon plus menaçante que du côté du Mexique.

Ici malheureusement tout favorise les projets d’usurpation. Ce n’est point assurément le Mexique, bien qu’il soit la première barrière élevée devant les États-Unis, ce n’est point le Mexique qui peut opposer un obstacle à l’ambition américaine : il ne peut lui opposer que son anarchie. Depuis plus d’un an, en effet, le Mexique est en pleine insurrection. Les premiers soulèvemens datent de dix-huit mois déjà ; ils commençaient dans le sud, à Acapulco, dans l’état de Guerrero, sous le commandement du général Alvarez, et ils n’ont cessé de s’étendre peu à peu. Les insurgés se sont même approchés de Mexico en certains momens, et dans ces derniers mois la révolution semble avoir gagné Monterey, San-Luis de Potosi, Tamaulipas, tandis que des aventuriers américains réunis à Brownsville, sur le Rio-Grande, se préparaient à venir en aide aux insurgés mexicains. Il serait difficile sans doute de démêler les élémens véritables de cette vaste insurrection. Au fond, c’est l’anarchie d’un peuple inhabile à vivre. Il y a les mécontentemens provoqués par le gouvernement dictatorial du général Santa-Anna ; il y a cette révolte permanente de la race indienne contre la race espagnole. Une portion du bas clergé, froissée par une réforme qui l’atteint dans ses intérêts, n’est point même complètement étrangère, dit-on, à ces mouvemens. Au milieu de tous ces dangers qui ne font que s’accroître, qu’a fait le général Santa-Anna ? Il a envoyé périodiquement des corps d’armée sur les points les plus menacés, il a marché lui-même à diverses reprises contre les insurgés, puis il rentrait bientôt à Mexico en triomphateur, au milieu des ovations, ce qui n’empêchait pas la révolution de suivre son cours. Le général Santa-Anna, menacé par la révolte armée, a essayé d’un autre remède pour conjurer les mécontentemens. Il y a quelques mois déjà, il se montrait préoccupé de consulter le vœu populaire. Il chargeait donc le conseil d’état de préparer un projet de vote à soumettre au peuple. Le vote portait sur ces deux points : le président actuel de la république devait-il continuer d’exercer le pouvoir suprême avec les facultés extraordinaires qui lui ont été accordées ? Au cas où il ne continuerait pas à exercer le pouvoir, à qui devrait-il le remettre ? — La réponse, on le pense, fut à peu près unanime en faveur de Santa-Anna, d’autant plus qu’on ne se fût pas hasardé à voter autrement.

Cette unanime manifestation du scrutin populaire n’était point de nature à donner au gouvernement une grande force réelle, et les progrès de la révolution ont conduit le général Santa-Anna à faire un pas de plus. Le dictateur mexicain a de nouveau convoqué tout récemment le conseil d’état, et une fois encore il l’a chargé d’examiner si le moment était venu de donner une constitution au Mexique, quelle serait l’autorité qui devrait donner cette loi fondamentale, quelle forme politique il faudrait adopter. Le conseil d’état a répondu que le Mexique avait en effet besoin d’une constitution, que le général Santa-Anna avait les pouvoirs suffisans pour la faire, et que dans tous les cas il pourrait se faire aider dans cette œuvre importante par des délégués des départemens. On peut douter que ces expédiens soient très efficaces. Le danger du gouvernement mexicain ne naît pas de l’absence d’une constitution, il vient de ce que toutes les populations sont démoralisées, de ce que le mécontentement gagne l’armée elle-même, de ce que le trésor est parfaitement vide, sans qu’il y ait aucun moyen de pourvoir aux nécessités les plus urgentes. Il n’y a qu’une chance favorable pour le général Santa-Anna, c’est que l’insurrection actuelle n’a aucun chef de quelque influence dans le pays, et c’est ce qui fait que cette révolution se prolonge sans se laisser vaincre et sans triompher à son tour. Pour comble, et comme s’il n’y avait point assez de cette anarchie intérieure, les Américains interviennent à leur tour, et le Mexique est menacé d’une rupture avec les États-Unis. Le cabinet de Mexico a expulsé de son territoire deux Américains, dont l’un est M. Soulé en personne, l’ancien représentant de l’Union à Madrid ; il se fonde sur les connivences des Américains avec l’insurrection et sur les intrigues présumées de M. Soulé. Le ministre des États-Unis à Mexico a protesté contre cette expulsion et en a référé à son gouvernement, tandis que le général Santa-Anna expédiait un ambassadeur à Washington. Quelque grave que paraisse cette difficulté, il ne serait point impossible cependant que le gouvernement américain évitât de pousser les choses à l’extrême, d’autant plus que son ambition est mieux servie par l’anarchie intérieure de la république mexicaine que par tout ce qu’il pourrait faire. C’est un étrange sentiment qui commencera percer aux États-Unis. On trouve que ce n’est point la peine de faire la guerre ou de négocier des cessions de territoires à prix d’argent pour avoir lambeau par lambeau cette malheureuse contrée qui se livre d’elle-même.

CH. DE MAZADE.


SCIENCES.

DE LA CONSTITUTION INTÉRIEURE DU GLOBE TERRESTRE

ET DES TREMBLEMENS DE TERRE.
Pandere res alla terra et caligine menas.

Faire connaiire ce quii est caché dans les profondeurs de la terre.

( VIRGILE.)

L’homme, qui se donne le titre fastueux de souverain de la nature, n’a point encore pris possession de son empire prétendu. Il respire en rampant à la surface de la terre, suivant l’expression d’Homère ; il est confiné dans les régions inférieures de l’atmosphère, et s’il tente de s’élever de quelques milliers de mètres, l’air lui manque et le froid l’arrête. À ne considérer que la région qui lui est accessible, il n’a pas encore occupé, pas même exploré tous les pays où sa race pourrait foisonner dans l’abondance des produits animaux et végétaux du sol et de la mer. Les cinquante millions d’habitans de l’Amérique sont d’une date toute récente, provenant des populations européennes, et principalement de la race espagnole et de la race anglaise. Que dire de l’Australie, de la Californie et de quelques autres points du globe où l’homme s’acclimate et se développe ? La géographie, dont le nom indique une science ayant pour objet la description ou le tableau de la terre, est encore loin d’être complète. La météorologie s’élève un peu plus haut, elle a pris pour domaine tout cet océan aérien qu’on appelle l’atmosphère, et qui entoure de ses flots sans rivages et la terre et les mers, qu’il recouvre sur une profondeur d’environ soixante kilomètres. Par-delà, en s’élevant encore, l’astronomie quitte la terre, suivant la belle expression d’Aristote, et atteint, par l’observation et par l’œil divin de la pensée, les limites du monde perceptible à nos sens.

Autant le génie de l’homme s’est montré actif pour monter de plus en plus dans le théâtre des contemplations accessibles aux sciences d’observation, autant il semble avoir dédaigné la connaissance de la nature du sol qui le porte, et auquel il est cloué à perpétuité, on peut le dire, car les rares ascensions des pics neigeux de l’ancien monde, les expéditions aéronautiques, encore moins fréquentes, ne sont pas même pour la race humaine ce que sont pour les habitans des mers le vol de certains poissons qui ne s’élèveut quelques instans en l’air que pour retomber lourdement au sein de l’élément qu’ils ont abandonné contre les lois de la nature. C’est une science très récente que celle qui a recueilli tous les documens que pouvait fournir sur la constitution intérieure de la terre la contemplation des montagnes, ou des couches du sol soulevées par les catastrophes successives qui ont changé l’aspect et tes populations du globe ainsi que sa météorologie. Les mines profondes où l’énergie de l’homme activée par l’intérêt était allée chercher le charbon, le fer, le sel, tous les produits métalliques et plastiques, ont fourni de précieuses données sur la chaleur croissante de la masse terrestre à mesure qu’on s’enfonce de plus en plus, et sur la stratification des couches successives. En même temps il a été permis à la science de l’organisation de faire revivre de leurs débris et de leurs restes ensevelis dans les terrains des diverses époques les quadrupèdes, les oiseaux, les poissons, les coquillages, les arbres et les plantes d’une nature éteinte aujourd’hui, ou subsistant encore dans des espèces analogues. Mais au-dessous de ces couches, accessibles dans une profondeur comparativement fort petite, qu’y a-t-il? De quels matériaux ce globe est-il formé? Avons-nous quelques communications avec cet intérieur inconnu de notre planète? Les terrains et les roches qui constituent notre sol à ciel découvert et le fond de nos mers descendent-ils jusqu’au centre du globe pour former une masse solide et compacte, ou bien y a-t-il au-dessous de l’écorce solide une masse fluide et fondue de chaleur qui porte les continens et le fond des océans, comme un lac ou une mer glacée porte la couche de glace ou les glaçons séparés et brisés qui flottent au-dessus? Bien plus, ne serait-il pas possible que le noyau central de la terre consistât en une matière incandescente élastique, quoique très condensée, réagissant de bas en haut contre les terrains solides qu’elle porte, et toujours prête à s’échapper dès que certaines causes mécaniques amèneraient dans l’enveloppe supérieure des fentes, des ouvertures, des dislocations qui lui livreraient passage?

Telles sont les questions que, depuis un demi-siècle à peine, une science encore au berceau, la géologie, est parvenue à poser nettement. Avant de procéder à des recherches fructueuses, l’esprit humain a besoin de savoir ce qu’il doit rechercher. C’est un adage confirmé par l’expérience, qu’une question bien posée est plus qu’à moitié résolue. C’est un grand progrès pour la science de pouvoir formuler ce qu’on ne sait pas. Pour fixer les idées, je commencerai par établir que tous les corps de la nature se montrent à nous sous l’un des trois états suivans : solide, liquide, ou fluide élastique. Le premier état est bien connu, — les roches, les terrains, le bois, la pierre, le fer, enfin tous les corps durs vivans ou inorganiques nous en offrent des exemples. L’état liquide n’est pas moins connu : les océans qui recouvrent la plus grande partie de la terre d’une eau salée, — les fleuves, les lacs, les sources, les ruisseaux, — enfin divers produits moins répandus dans la nature, comme le mercure, l’huile, le sang et les fluides animaux, le vin, l’alcool, l’éther, toutes ces substances sont des types ou des exemples de l’état fluide. Quant au troisième état, l’état de fluidité élastique, nous en avons des types dans l’air que nous respirons, dans le gaz d’éclairage, dans le gaz hydrogène, dont on se sert pour remplir les aérostats, et enfin dans le gaz plus lourd qui, au fond de la célèbre grotte du Chien, près de Naples, et en mille autres endroits du globe, asphyxie les animaux qui s’y trouvent plongés. La vapeur d’eau est encore un fluide élastique ou gaz que développe la chaleur, et dont l’irrésistible énergie unit, chose rare dans les moteurs, la vitesse à la force.

Tous ces fluides élastiques, ces gaz, sont caractérisés par une légèreté telle qu’étant enfermés dans des vases de grande capacité, ils n’en augmentent que très peu le poids. Ils sont donc peu compactes, peu condensés, ou, pour parler le langage précis de la physique, ils ont un poids spécifique fort petit. Ce serait néanmoins une grande erreur de croire que la légèreté fût un attribut constant de l’état élastique. En renfermant des liquides dans des enveloppes de fer ou dans d’épais tulles de verre, et en les chauffant fortement, au risque des plus dangereuses explosions, M. Cagniard de la Tour, membre de l’Institut, est parvenu à les gazéifier dans un petit volume, et leur a donné ainsi une grande compacité, jointe à une élasticité formidable. L’eau, l’alcool, l’éther, ont subi cette étonnante modification, et si l’on imagine les matières terrestres ainsi gazéifiées par le feu central du globe, on n’aura aucune répugnance à imaginer que de tels fluides joignent à un poids égal à cinq ou six fois le poids de l’eau une force élastique suffisante pour porter le poids des couches terrestres, de la surface jusqu’au centre.

Je ne reviendrai pas sur ce que j’ai dit, dans la Revue[1], de l’origine astronomique de la terre. La cosmogonie mécanique de Laplace nous montre la terre et les planètes se conglomérant à l’état de fluidité élastique, formant des masses arrondies qui tournent sur elles-mêmes et conservent dans leur intérieur le feu qu’elles tenaient de leur origine solaire. Buffon avait imaginé aussi une terre fluide de feu en supposant qu’une comète avait détaché par son choc une petite partie de la matière solaire, mais il ne donnait à cette matière détachée du soleil que la fluidité liquide ordinaire des matières fondues, et de plus il admettait que depuis les âges anciens la terre avait eu le temps de se refroidir jusqu’au centre et de se solidifier. Or c’est ce que contredisent tous les faits de la science moderne. La théorie de Laplace est donc une grande induction vers cette vérité constatée d’ailleurs, que la terre est fluide.

Ce qui manque presque toujours aux idées scientifiques, c’est l’intérêt actuel. Les lois de la nature sont tellement fixes, qu’il importe peu de savoir aujourd’hui ou demain tel ou tel résultat des sciences d’observation. L’astronomie et la météorologie, par leurs phénomènes de chaque année ou de chaque saison, soit prévus, soit fortuits, offrent un peu plus de ce qu’on appelle aujourd’hui actualité; mais quand on n’a rien à espérer ou à craindre des phénomènes de la nature, on s’en met rarement en peine. Le sujet que nous traitons ici est devenu intéressant pour le public par la circonstance du tremblement de terre récent qui s’est fait sentir en Suisse et dans quelques localités de la France[2]. Lorsqu’une circonstance imprévue amène l’attention publique sur un fait ou une catastrophe physique, bien des personnes s’adressent à ceux qu’elles croient pouvoir leur donner des nouvelles de ce pays inconnu grâce à notre éducation ou à notre nature, et que l’on nomme la science. Alors on croit aveuglément celui qu’on interroge, on lui demande des oracles, et non des démonstrations. Il n’en est plus de même toutefois dans la circonstance présente : chacun est convaincu que la terre est solide et inébranlable, que le terrain est froid et humide, qu’en creusant des puits profonds ou des mines on trouve de l’eau et non du feu. Aussi, au moment où l’on énonce les conclusions modernes de la science relativement au feu central, à la mobilité des continens, qui flottent sur un noyau incandescent, un cri d’incrédulité s’échappe-t-il de toutes les bouches. — Monsieur, je ne croirai jamais que des terrains, des roches dures puissent flotter sur quelque chose de mou et de fondu. — Monsieur, d’après votre système, il n’y aurait qu’à creuser un puits assez profond pour y puiser de la chaleur : ce serait fort utile, mais c’est parfaitement inadmissible. — Et puis, pourquoi la terre ne tremble-t-elle pas tous les jours, si elle porte sur un noyau liquide ? — Pourquoi le feu central ne nous arrive-t-il pas à la surface du globe comme l’eau d’un lac arrive à la surface quand les glaçons viennent à se casser ? Faites donc attention que nous sentirions sous nos pieds cette grande chaleur centrale que vous admettez, et que les glaces des pôles et celles des glaciers de la Suisse seraient bien vite fondues. — Suivant vos idées, un trou profond dans la terre, une cassure entre les roches disloquées des terrains accidentés deviendraient une véritable marmite dont le fond serait comme sur le feu, et qui, étant remplie d’eau par les sources souterraines, fournirait de l’eau bouillante par son trop-plein. Il suffirait ainsi de creuser une galerie profonde pour y avoir la chaleur de l’été ! Comment expliquez-vous d’ailleurs les volcans avec votre feu central ? Si ce feu naturel fondait l’écorce qui fait notre continent, nous serions brûlés misérablement, nous et tous les objets qui nous environnent. — Puis viennent les questions : Y aura-t-il bientôt des tremblemens de terre ? En quelle saison arrivent-ils ? Peut-on les prévoir, s’en garantir, etc. ? Sans m’astreindre à suivre les questionneurs dans leurs exigences, voici des réponses catégoriques à toutes ces demandes.

D’abord il est important d’arriver à la fluidité centrale de la terre autrement que par des inductions théoriques. Si grande que soit l’autorité de Laplace, nous sommes loin des temps et des idées des pythagoriciens, qui se contentaient de l’αὐτος ἐφα (autos epha), le maître l’a dit.

Or, dès qu’on s’enfonce dans la terre d’environ 31 mètres, on trouve la couche inférieure plus chaude d’un degré, en sorte qu’à une profondeur assez petite comparativement aux dimensions de la planète, tout doit se trouver en fusion, surtout si l’on considère que tous les matériaux dont nous pouvons supposer que l’intérieur du globe est composé, — comme les laves, les porphyres, les trachites, les pierres cornéennes, les amphiboles et tout ce que rejettent les volcans, — sont des substances bien plus fusibles que le granit, les cailloux, les roches aluminiennes, tout ce qui enfin, sous l’influence de l’eau et des météores, s’est cristallisé et dégagé des mélanges par lesquels s’augmente en général la fusibilité des matériaux. On peut consulter là-dessus un mémoire de M. Cordier, de l’Institut, où il a rassemblé tout ce que les observations faites dans des mines profondes ont appris sur cet accroissement universel de température à mesure que l’on descend vers le centre de la terre, si bien qu’à une grande profondeur on n’aurait d’autre embarras que de se prémunir contre l’excès de la chaleur. Dans les mines de charbon de terre des Cornouailles et dans les mines de sel de Wielicza en Pologne, la température est celle de l’été, et les chevaux y prennent un pelage noir et frisé en rapport avec l’influence de la température locale. Le forage du puits de Grenelle dans Paris a ramené des eaux à 27 degrés centigrades, et M. Walferdin, qui seul a pu sonder la température à de telles profondeurs en France et en Allemagne, a constaté un accroissement de 31 mètres environ dans la profondeur pour chaque degré de chaleur en plus. Si l’on eût pu atteindre une couche d’eau inférieure de 2 à 300 mètres, et qui est indiquée par quelques inductions géologiques, on eût ramené de l’eau toute chauffée pour bains et lavoirs publics et pour plusieurs usages domestiques où le combustible apporte ses inconvéniens et sa cherté.

Pour ne plus y revenir, vu la simplicité de la chose, nous dirons que les eaux thermales sont le produit de sources qui tombent dans de profondes fissures ou cavités dont le fond est par conséquent fort chaud, et qu’elles ressortent de là en débordant par la chute de nouvelles quantités d’eau froide qui vont se réchauffer à leur tour et déborder ensuite. Rien de plus simple. On peut du reste, le long des falaises de Normandie, constater que les sources de fond qui sortent de dessous les plateaux étendus sont sensiblement à une température plus élevée que les sources ordinaires et superficielles.

Il n’est pas rare de voir, à l’époque des tremblemens de terre, des masses d’eau bouillante jaillir de dessous le sol entr’ouvert. C’est encore un des indices de la grande chaleur qui règne dans les profondeurs de la terre. Toutes les eaux souterraines qui s’infiltrent et font des amas à trois ou quatre kilomètres au-dessous de la surface sont forcément des eaux bouillantes. Les faits sont ici par centaines.

Avant d’aller plus loin, je veux réfuter une erreur des plus accréditées. Plusieurs géologues ont imaginé que la vapeur d’eau pouvait produire les soulèvemens qu’on observe dans les masses continentales, et que cet agent puissant, renfermé dans les entrailles de la terre, où la chaleur ne manque pas, pouvait exercer une réaction capable de mouvoir une couche de terrains et de roches de soixante kilomètres d’épaisseur. C’est une grande erreur physique. Tous ceux qui ont essayé de représenter par une formule la force croissante de la vapeur d’une eau de plus en plus échauffée ont reconnu que cette force tendait vers une limite qu’elle ne pouvait pas dépasser. Ceci est peut-être un peu sérieux pour nos lecteurs, mais qu’ils veuillent bien prendre la peine de suivre ce raisonnement. — J’ai de l’eau et de la vapeur dans un vase de fer battu d’une résistance indéfinie et j’active le feu. A mesure que de nouvelles quantités de chaleur s’insinuent dans l’eau au travers du fer, il s’ajoute de nouvelles quantités de vapeur aux quantités déjà formées, et la force élastique s’accroît. Si le vase de fer n’est pas à l’épreuve, il se brise en éclats dangereux comme ceux d’une bombe; mais s’il résiste, voici ce qui se passe : à force de s’accumuler, la vapeur devient tellement compacte, que l’attraction qu’exercent ses particules l’une sur l’autre balance le ressort qui nait de l’accession d’une nouvelle quantité de vapeur, et que le ressort de la masse diminue. Les gaz sont dans le même cas. A force d’être condensés, l’attraction prédomine enfin. Dans plusieurs expériences fort périlleuses que j’ai tentées en arrêtant mécaniquement des dégagemens gazeux, et notamment celui de l’hydrogène, l’accroissement de la force n’était point en proportion de l’accroissement de la quantité du gaz : il y avait donc contrebalancement de la force élastique de ce dernier. Dans les expériences déjà citées de M. Cagniard de la Tour, la force des vapeurs compactes produites dans les appareils n’était point en proportion avec la grande condensation de ces espèces de liquides élastiques. Il faut donc renoncer à toute cette belle théorie d’Aristote, qui faisait des gaz et des vapeurs renfermés dans la terre l’agent des tremblemens de terre et des soulèvemens partiels de terrain. « Il y a, dit Ovide, près de Trézène une colline élevée et sans arbres dont l’origine est due à la force des vents, qui, renfermés dans le sein de la terre et essayant de se faire jour sans succès, ont renflé la terre de la plaine comme le souffle de l’homme fait bomber une outre. La terre s’est ensuite endurcie dans sa nouvelle forme, et nous présente l’aspect d’une haute colline. » On peut voir dans les admirables observations de M. de Humboldt des faits presque contemporains tout semblables à ceux qu’Ovide place à côté du nom de Thésée. Aujourd’hui le géologue qui peut dire avec Racine :

A peine nous sortions des portes de Trézène


ne manque pas de réciter les vers d’Ovide et de penser aux voyages de M. de Humboldt.

Laissons la vapeur d’eau produire les effets qui sont dans sa nature, entraîner nos wagons sur les voies ferrées avec la rapidité des chevaux de course lancés à fond de train sous le poids de maigres jockeys adroitement identifiés avec l’animal qu’ils guident, et faisant un kilomètre et demi par minute. Laissons cette vapeur dans les geysers de l’Islande soulever des colonnes d’eau plus que bouillante, de cent mètres de hauteur. Laissons Joseph Banks et ses compagnons faire cuire leurs pièces de viande et leurs poissons à ces calorifères infernaux, au risque d’éclaboussures fort malsaines et impossibles à prévenir. Pour mouvoir des continens, il faut d’autres forces que celles de la vapeur d’eau et de toutes les vapeurs connues. Il faut la réaction du feu central, du gaz central, pour ébranler la surface actuelle de la terre au point d’encroûtement où elle est aujourd’hui parvenue. Quand on veut entraîner une voiture, il ne faut pas y atteler un chien; quand on veut faire courir un train de wagons, il ne faut pas y atteler un cheval; quand on veut mouvoir des continens de soixante kilomètres d’épaisseur, il ne faut pas y faire travailler la force insuffisante de la vapeur.

La croûte ou écorce du globe terrestre, épaissie par un refroidissement de plusieurs millions de siècles, offre aujourd’hui une assiette solide aux habitans de la terre et des mers. Cependant, comme l’état actuel a été précédé de rechutes nombreuses à mesure que le noyau du globe allait en se refroidissant et en se réduisant de volume, beaucoup de fragmens de terrain solide mal agrégés entre eux menacent ruine quand les agens mécaniques viennent les ébranler dans l’état incertain d’équilibre où ils ont été amenés depuis longtemps. En un mot, tous ceux auxquels la stabilité a manqué sont retombés sur le noyau central, et tous ceux qui étaient un peu plus solides menacent ruine aujourd’hui. Les premiers se sont enfoncés hier, les autres crouleront demain.

Lorsque la rechute des masses continentales vers le centre de la terre a lieu tout d’une pièce et sans soubresauts, les mouvemens du sol n’ont rien de bien dangereux, mais c’est surtout aux extrémités des continens, aux limites de la terre et de la mer, que la continuité est interrompue et que la même cause d’empilement qui a maintenu ces localités au-dessus de la mer les agite plus ensuite que tous les autres points. Telle est l’explication de l’influence du voisinage de la mer, laquelle est ici fort innocente des désastres dus à la mobilité du sol et à l’état brisé des couches amoncelées sur les rivages. Ces jours derniers, on a observé quelques légères oscillations au Havre, et au XVIIIe siècle, la ville de Honfleur, qui est en face du Havre, fut effrayée par les roulemens d’un tonnerre souterrain, qui du reste ne fut accompagné d’aucun tremblement de terre.

Ces bruits souterrains, ruidos, ont toujours causé beaucoup de frayeur aux habitans des localités où ils ont été entendus, et ils n’ont pas moins exercé la sagacité des physiciens, qui se croient obligés de tout expliquer dans la nature. Le flottement des continens sur un noyau fondu et liquide nous en donnera une très plausible raison. Si, dans les mers glacées du pôle, où flotte ce qu’on appelle si justement des champs de glace, un courant inférieur passe sans entraîner les blocs à demi soudés qui hérissent la surface de la mer polaire, alors ce courant qui passe au-dessous, entraînant avec lui des masses submergées, les fait heurter contre les blocs supérieurs et produit d’effroyables retentissemens, de véritables explosions de chocs réitérés, qui doivent avoir leurs analogues dans les déplacemens du fluide intérieur du globe entraînant avec lui des débris de continens submergés, qui heurtent aussi en dessous la masse qui porte nos villes et nos campagnes comme le fond déprimé du bassin des mers.

Mais de toutes les manifestations du feu central, la plus indubitable, c’est l’action des volcans, dont la terre est à la lettre criblée, du moins quand on met en ligne de compte, non-seulement ceux qui ont fait éruption depuis les âges historiques, mais encore ceux dont l’existence est mise hors de doute par les produits ordinaires des volcans, savoir des épanchemens de lave, des basaltes, des sables volcaniques et toutes les roches dont l’origine ignée n’est pas douteuse. Bien plus, dans les couches relevées des hautes montagnes, on reconnaît des laves qui, dans une période antérieure à la nôtre, avaient pénétré au travers de l’écorce d’alors de notre globe, et qui depuis ont été soulevées, disloquées, inclinées avec les couches qu’elles avaient pénétrées antérieurement. — Mais, dira-t-on, en admettant une rupture dans une plaine continentale, une crevasse, une fente dans le terrain et qui pénètre au travers, comment les matériaux en fusion du noyau central nous arriveront-ils?

D’abord je remarquerai que la disposition des volcans sur le globe est précisément d’accord avec cette idée de fissure longitudinale s’étendant en longue ligne droite ou sinueuse. Tous les volcans du monde sont ainsi alignés par séries nombreuses qui suivent les lignes de brisement de la croûte du globe, soit le long du faite, soit le long de l’enfoncement qui constitue la rupture des couches primitives. Tels sont les volcans d’Auvergne, prolongés le long de l’arête saillante de la France centrale du nord au sud. Telle est surtout la formidable ligne volcanique qui suit les sommets de la Cordillère américaine de l’ouest, le long des côtes occidentales, depuis la Californie jusqu’au Chili, en passant par le Mexique et le Pérou. Partout une longue ligne de rupture a produit une longue ligne de bouches volcaniques. On conçoit facilement qu’au moment où le sol se brise, le fluide intérieur, n’ayant plus à supporter les soixante kilomètres de terre qui pesaient sur lui, s’élève et s’élance dans l’ouverture faite, et cela exactement comme l’eau s’élève et s’élance entre les glaçons d’un lac dont on brise la croûte solide; mais, après avoir un peu dépassé le niveau et vomi un peu de matière liquide, qui est de la lave, le fluide central, plus lourd et plus compacte que les continens qui flottent sur lui, rentre dans l’ouverture et s’y tient au-dessous du niveau de la glace en vertu de son excès de pesanteur. L’assimilation est complète, et si de plus on admet que par un froid prolongé l’eau qui est entre les glaçons vienne à se solidifier et à ressouder pour ainsi dire la surface, on comprendra que la lave, après s’être élevée à la hauteur convenable à son poids spécifique, se solidifie ensuite, ferme la communication entre l’intérieur et l’extérieur de notre globe, et ressoude l’enveloppe fracturée de la terre. Plusieurs volcans, parmi lesquels on peut citer, je pense, le Mowna-Roa des îles Sandwich, semblent être une communication fluide avec le feu central, et la hauteur des plaines de lave du cratère intérieur serait bien curieuse à déterminer. Du haut de ses bords, qui forment un vaste cirque de cinq mille mètres d’élévation, on peut contempler un beau spécimen du feu central aboutissant à la surface du globe, et qui plus tard se changera en une plaine de lave solidifiée fermant la communication avec le noyau central et complétant l’enveloppe totale de la terre.

Il va sans dire que les tremblemens de terre sont un accompagnement presque obligé de toute éruption volcanique. Il serait difficile d’admettre que le sol, en se brisant, le fit avec un tel calme et avec si peu de secousses, qu’il n’en résultât aucun déplacement de niveau; mais l’apparition d’un volcan n’est pas réciproquement la suite forcée d’un tremblement de terre, car on conçoit que le sol et les couches du terrain peuvent retomber à un état d’équilibre plus stable sans pour cela livrer passage au fluide igné sur lequel ils flottent.

On doit à M. de Humboldt d’avoir bien établi que le noyau central du globe réagit de l’intérieur à l’extérieur pour pousser le fluide incandescent au travers des ouvertures que tout changement de forme doit déterminer. Ce fait important s’explique facilement par la pression des continens sur le noyau central, laquelle pression force le liquide intérieur à s’insinuer dans tout espace vide avec lequel il peut communiquer soit latéralement, soit de bas en haut. Cependant cette pression ne suffit point pour rendre compte de certaines éruptions des plus violentes, et dans lesquelles ce n’est pas la lave qui paraît, mais une colonne de dix-huit à vingt kilomètres qui se fait jour au travers de l’atmosphère avec une force irrésistible, et dont la matière, évidemment de nature élastique et gazeuse, retombe en pluie fine de sable volcanique. C’est, pour ainsi dire, de la lave gazeuse qui s’échappe du sein entr’ouvert de la terre, et nous apporte un témoignage irrécusable de l’existence de la couche élastique que Laplace admet pour le noyau terrestre au-dessous de la couche liquide de lave qui s’épanche des cratères avec des paroxysmes bien moins intenses que ceux qui accompagnent la sortie du gaz plus central. Pour bien établir l’ordre des trois substances qui composent l’ensemble du globe, nous mentionnerons d’abord l’enveloppe solide formant le sol universel de la terre, tant celui que nos continens nous montrent à ciel ouvert que celui qui est recouvert par les eaux des divers océans auxquels il sert de fond et dont il dessine les bassins. D’après la profondeur à laquelle toutes les matières connues de l’intérieur du globe seraient fondues et fluides, l’épaisseur de cette couche solide peut dépasser soixante kilomètres. C’est à peu près la hauteur de l’atmosphère aérienne limitée au point où elle cesse d’être perceptible à nos sens, c’est un peu moins que la centième partie de la distance de la surface au centre de la terre. Il n’y a donc qu’une petite partie de notre globe qui soit refroidie et solidifiée. L’ensemble est encore une vaste sphère de feu recouverte d’une pellicule comparable à la fine pellicule qui enveloppe une prune ou un grain de raisin, quoique comparativement la pellicule du globe soit bien moins épaisse que celle des fruits ordinaires et notamment que l’écorce de l’orange, dont la forme aplatie est ordinairement prise pour type de celle de la terre.

Au-dessous de cette enveloppe ou écorce terrestre solide se trouve une couche de matière liquide en fusion généralement désignée sous le nom de lave, et que presque tous les géologues considèrent comme constituant à elle seule le globe entier au-dessous des continens qui flottent sur cette mer de feu. Telle n’est pas notre opinion. Nous admettons, avec Laplace, le noyau central comme doué d’une puissante élasticité gazeuse en même temps qu’il est plus compacte et plus lourd que les continens et la lave qui porte ces derniers, et qui est portée elle-même sur le gaz compacte intérieur. Suivant nous, c’est ce gaz, la plus lourde des trois espèces de matériaux du globe, qui constitue, au-dessous d’une couche liquide de lave peu épaisse, le véritable noyau incandescent du globe que l’on sait être cinq fois et demie plus pesant que l’eau, au poids de laquelle on rapporte tout. La lave flotte donc sur ce gaz plus lourd, comme les continens flottent sur la lave plus lourde qu’eux. Ainsi, en pénétrant vers le centre de la terre, à partir des espaces célestes, on trouve d’abord le gaz léger ou l’air formant autour du globe une mer sans limites ni rivages, et portée sur les océans et les continens plus compactes que l’atmosphère; de même les océans reposent par leur fond sur l’enveloppe terrestre, qui est deux ou trois fois plus pesante que les eaux des mers; — ensuite la croûte ou enveloppe terrestre repose et flotte sur la lave encore plus lourde qu’elle: — enfin celle-ci repose et flotte elle-même sur le gaz intérieur, le plus lourd de tous les matériaux de notre globe. Ajoutons que la lave n’est point d’un degré de poids spécifique qui permette d’en constituer la totalité du globe terrestre. Bien des indices même semblent établir que la couche de lave est peu épaisse, et que dans les éruptions violentes elle manque promptement et fait place au gaz qu’elle recouvrait d’abord, lequel pousse avec furie ses colonnes à ressort irrésistible au travers de l’atmosphère, jusqu’à ce que leur refroidissement rapide les précipite en pluies de sables, mal à propos appelées pluies de cendres. C’est une pluie pareille, sortie du Vésuve, qui suffoqua Pline le naturaliste, qu’une vive curiosité scientifique poussait vers ce phénomène grandiose. Le célèbre philosophe grec Empédocle paraît avoir été une des victimes de l’Etna, dont il contemplait de trop près et de sang-froid les feux ardens, suivant le pitoyable jeu de mots d’Horace :

Ardentem frigidus Ætnam.


Je crois me souvenir que dans un entretien avec M. Boussingault, où je fauchais en plein dans sa riche moisson d’observations volcaniques, ce savant académicien me dit qu’il n’avait vu que peu ou point de lave dans la Cordillère équatoriale. Le fait est que les volcans très élevés ne peuvent faire déborder la lave par le haut de leur cratère. L’Etna, qui de tous les volcans connus est celui qui pousse ses laves à une plus grande élévation, ne les déverse jamais du sommet toujours neigeux de sa région déserte. Ordinairement les flancs de la montagne crèvent sous l’effort du lourd fluide soulevé, et le fleuve embrasé se fait jour vers les plaines fertiles de la Sicile, qu’il stérilise pour bien des siècles à venir. Les écrits d’Empédocle ne nous sont point parvenus, et la science y a sans doute beaucoup perdu, car ce philosophe paraît, contre l’usage des philosophes grecs, avoir été un observateur autant qu’un raisonneur et un homme d’imagination. C’est de lui que Lucrèce a dit qu’il avait tiré du sanctuaire de son âme des oracles plus sacrés et plus certains que ceux que rend la Pythie, qui parle le laurier en tête et assise sur le trépied d’Apollon.

Sanctiùs, et certà multò ratione magis quàm
Pythia, quæ tripode ex Phœbi lauroque profatur.

Je reprends ici une des raisons qu’on a d’exclure la vapeur d’entre les causes qu’on peut assigner aux convulsions du sol : c’est qu’à une certaine profondeur il n’y a plus d’eau possible, à cause de la trop grande chaleur. Ainsi non-seulement la force de la vapeur d’eau serait impuissante, mais de plus il n’y a point de vapeur dans les entrailles de la terre, car il n’y a point d’eau. Ceci répond encore à une lettre qui m’a été adressée, et dont l’auteur attribue la diminution graduelle, bien constatée de siècle en siècle, de tous les fleuves d’Europe à l’infiltration des eaux douces dans le sein de la terre. Or la chaleur centrale s’oppose à cette pénétration, et à quatre kilomètres de profondeur tout est sec et déjà brûlant dans l’intérieur de notre planète.

Une autre prétendue cause des tremblemens de terre dont il est bon de faire justice, c’est l’action de la lune. On sait que par l’attraction de notre satellite, renforcée de celle du soleil, l’Océan, tourmenté sous cette force invisible, soulève ses flots au milieu du calme le plus profond, et envahit momentanément ses vastes grèves. Le 25 de ce mois de septembre par exemple aura lieu une des plus belles marées du siècle. Les observateurs placés sur les quais de Quillebœuf, à l’embouchure de la Seine, verront arriver l’Océan sur une largeur de dix à douze kilomètres, pour se briser sur les jetées et sur les plages environnantes. Un instant après, ce fleuve remontera vers sa source avec une vitesse torrentielle, et l’on pourra contempler le mouvement des masses les plus imposantes que la nature puisse déplacer. Les recherches statistiques de M. Alexis Perrey, aussi bien que celles de trois auteurs allemands que cite M. de Humboldt, semblent établir que c’est à l’époque des grandes marées qu’ont principalement lieu les tremblemens de terre. d’où l’on concluait que l’action attractive de la lune et du soleil pouvait influer sur la stabilité de nos continens solides. Il n’en est rien. Le calcul démontre que la force soulevante de la lune ne produirait pas à beaucoup près l’effet que ferait le poids d’une couche d’un tiers de mètre d’épaisseur. Or, comme personne n’admettra qu’un terrassement de trente centimètres puisse disloquer les continens, cette nouvelle cause des tremblemens de terre va rejoindre la cause précédemment examinée, savoir le ressort élastique de la vapeur d’eau.

À ce propos, je suis bien aise de régler un petit compte avec quelques critiques, d’ailleurs fort bienveillans, qui désirent que je mette un peu plus de mathématiques et de formules dans mes études. Donc, pour s’assurer de la vérité de l’assertion qui précède sur le peu d’énergie de l’action lunaire, les amateurs d’analyse voudront bien mettre la main à la plume et prendre l’intégrale de deux fois la masse de la lune multipliée par la distance au centre de la terre et par la différentielle de la même distance, le tout étant divisé par le cube de la distance de la lune à la terre. Ils trouveront pour résultat, entre les limites du rayon de la terre, la masse de la lune multipliée par le carré du rayon terrestre et divisée par le cube de la distance lunaire. Cette force, comparée à la pesanteur, devient égale au rapport des masses de la terre et de la lune multiplié par le cube du rapport du rayon de la terre à la distance de la lune. Or, d’après la détermination récente de M. Le Verrier, la masse de la lune est la quatre-vingt-quatrième partie de celle de la terre, et de plus on sait que la distance de la lune à la terre est égale à soixante fois le rayon de la terre. Avec ces données, on trouve que la pesanteur n’est diminuée que d’un dix-huit millionnième, ce qui, sur un rayon d’environ six millions de mètres, ne fait qu’à peu près un tiers de mètre. Tel est l’effet minime de cet astre. Il est évident que la lune a été calomniée quand on a voulu la rendre responsable des désastres que produisent les secousses des tremblemens du globe.

Pour faire encore mieux comprendre le peu d’action de la lune sur les objets placés ici-bas, je dirai que sur un corps pesant 90 kilogrammes la diminution de poids ne serait que d’un centigramme. Ainsi un homme qui marche ayant la lune au-dessus de sa tête n’a pas son poids diminué de cette quantité. C’est la centième partie du poids d’une pièce d’argent de vingt centimes.

Les limites d’un article scientifique, basées naturellement sur le degré d’attention que l’esprit peut donner sans se fatiguer aux sujets sérieux, me forcent à remettre ce qui nous reste à examiner et à éclaircir sur toute cette importante théorie de la constitution intime de notre globe et sur les déductions et applications qui s’ensuivent. Je ne dirai qu’un mot encore en finissant sur ces singulières paniques, ces épidémies de terreur, qui de temps en temps saisissent les populations entières, et prennent les proportions d’une vraie calamité publique. Vers les trois quarts du siècle dernier, ce furent les comètes qui causèrent cette frayeur. Le mot de fin du monde était dans toutes les bouches, et les instructions publiées par des autorités éclairées étaient regardées comme des précautions de police prises sans conviction par les dépositaires du pouvoir. La même frayeur se répandit vers 1825 à propos d’une faute d’impression qui s’était glissée dans un almanach maritime annonçant une marée de 1133 mètres au lieu d’une marée de 113. Tout le littoral de la France et de la Belgique attendait la fin du monde par un déluge d’eau salée, et, en attendant la catastrophe, plusieurs personnes furent malades par l’effet de l’imagination. Ces jours derniers, les tremblemens de terre ont failli avoir l’honneur d’une petite panique de fin du monde, malgré la stabilité du sol de la France et sa pente régulière vers l’Atlantique. Il semble que les gens du monde ne devraient se passionner pour la peur qu’après en avoir obtenu la permission des académies, du moins dans les choses qui ont rapport à la science. Chez nos ancêtres, les jours de pleine lune et de nouvelle lune, les quartiers de croissance et de décours, exerçaient une influence très réelle sur les malades, quoique rien ne soit plus chimérique que cette influence prétendue. Les Orientaux font le conte que voici : Un saint derviche en prières au lever du soleil, dans les environs du Caire, voit un fantôme qui se dirige vers la ville. — Qui es-tu ? — La peste. — Où vas-tu ? — Au Caire. — Pour quel motif ? — Pour y tuer quinze mille hommes. — N’y a-t-il pas moyen de l’arrêter ? — Non, c’est écrit. — Ya donc, mais n’en tue pas un seul de trop. — À la fin de la contagion, la même rencontre se renouvelle. — Tu viens du Caire ? — Oui. — Qu’y as-tu fait ? — J’y ai tué quinze mille hommes. — Tu mens, car il en est mort trente mille ! — J’en ai tué quinze mille, les quinze mille autres sont morts de peur.


(La fin au prochain numéro.)


BABINET, de l’Institut.




MELANGES.
SOUVENIRS DE MILAN EN 1796.

Parmi les œuvres inédites de M. de Stendhal (H. Beyle), dont nos lecteurs ont déjà pu apprécier l’intérêt, se place un travail étendu qui devait embrasser toute la vie de Napoléon. Ce plan si vaste n’a été exécuté qu’en partie, et l’auteur n’a conduit son récit que jusqu’à l’occupation de Venise en 1797 ; mais ces premiers chapitres forment une sorte d’ensemble, qui retrace la première et la plus poétique période de la vie de Napoléon. Les pages qu’on va Ure sur le séjour de l’armée française à Milan sont tirées de cette étude, qui tiendra dignement son rang dans la partie inédite des Œuvres complètes de H. Beyle, dont la publication est aujourd’hui commencée[3].




J’avouerai au lecteur que j’ai renoncé à toute noblesse de style. Afin de donner une idée de la misère de l’armée, me permettra-t-on de raconter celle d’un lieutenant de mes amis ? M. Robert, un des plus beaux officiers de l’armée, arriva à Milan le 15 mai 1796 au matin, et fut engagé à dîner par la marquise A..., pour le palais de laquelle il avait reçu un billet de logement. Il fit une toilette très soignée, mais il n’avait absolument pas de souliers. Il avait, comme de coutume, quand il entrait dans les villes, des empeignes assez bien cirées par son chasseur; il les attacha soigneusement avec de petites cordes, mais il y avait absence complète de semelles. Il trouva la marquise si belle, et eut tant de crainte que sa pauvreté n’eût été aperçue par les laquais en magnifique livrée qui servaient à table, qu’en se levant il leur donna adroitement un écu de six francs : c’était tout ce qu’il possédait au monde. M. Robert m’a juré qu’entre les trois officiers de sa compagnie ils n’avaient qu’une paire de souliers passable, conquise sur un officier autrichien tué à Lodi, et dans toutes les demi-brigades il en était de même. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on aurait peine aujourd’hui à se faire une idée du dénûment et de la misère de cette ancienne armée d’Italie. Les caricatures les plus grotesques, fruit du génie inventif de nos jeunes dessinateurs, restent bien au-dessous de la réalité. Une réflexion peut suffire : les riches de cette armée avaient des assignats, et les assignats n’avaient aucune valeur en Italie.

Me permettra-t-on des détails encore plus vulgaires? Mais, en vérité, je ne saurais comment rendre ma pensée par des équivalens. Deux officiers, l’un chef de bataillon et l’autre lieutenant, tous deux tués à la bataille du Mincio, en 1800, n’avaient entre eux deux, lors de l’entrée à Milan en mai 1796, qu’un pantalon de Casimir noisette et trois chemises. Celui qui ne portait pas le pantalon avait une redingote d’uniforme croisée sur la poitrine, qui, avec un habit, formait toute leur garderobe, et encore ces deux vêtemens étaient raccommodés en dix endroits, et de la façon la plus misérable. Ces deux officiers ne reçurent, pour la première fois, de la monnaie métallique qu’à Plaisance. Ils eurent alors quelques pièces de sept sous et demi de Piémont (sette e mezzo) avec lesquelles ils se procurèrent le pantalon noisette.

Je supprime d’autres détails de ce genre, et qui seraient peu croyables aujourd’hui. Rien n’égalait la misère de l’armée, si ce n’est son extrême bravoure et sa gaieté. C’est ce que l’on comprendra aisément, si l’on veut bien se rappeler que, soldats et officiers, tous étaient de la première jeunesse. L’immense majorité appartenait au Languedoc, au Dauphiné, à la Provence, au Roussillon. Il n’y avait d’exception que pour quelques hussards de Berchiny que le brave Stengel avait amenés d’Alsace. Souvent les soldats, en voyant passer leur général, qui était si fluet et avait l’air si jeune, remarquaient que cependant il était leur aîné à tous. Or, en mai 1796, lors de son entrée à Milan, Napoléon, né en 1769, avait vingt-six ans et demi.

A voir ce jeune général passer sous le bel arc de triomphe de la Porta Romana, il eût été difficile, même pour le philosophe le plus expérimenté, de deviner les deux passions qui agitaient son cœur. C’étaient l’amour le plus vif, exalté jusqu’à la folie par la jalousie, et la haine provoquée par les apparences de la plus noire ingratitude et de la stupidité la plus plate.

Le général en chef devait organiser les pays conquis; l’armée française y avait des amis chauds et des ennemis furieux; mais, par malheur, il fallait compter parmi ces derniers la plupart des prêtres séculiers et tous les moines. En revanche, la bourgeoisie et une bonne partie de la noblesse étaient fort disposées à aimer la liberté. Trois ou quatre ans plus tôt, avant les horreurs de 1793, toute la Lombardie était enthousiaste des réformes et de la liberté françaises. Le temps commençait à faire oublier les crimes, et depuis deux mois c’était par peur de cette liberté, et eu la maudissant dans chaque proclamation, que le gouvernement de l’archiduc vexait les bons Milanais. Or il faut savoir que les Milanais méprisaient souverainement ce prince, qui n’avait d’autre passion que celle de faire le commerce du blé, et dont les spéculations occasionnaient des disettes.

C’est un peuple ainsi préparé que l’archiduc voulait enflammer pour la maison d’Autriche ! Il est amusant de voir le despotisme malheureux avoir recours à la raison et au sentiment. L’entrée des Français dans Milan fut un jour de fête pour les Milanais comme pour l’armée.

Depuis Montenotte, le peuple lombard hâtait de tous ses vœux les victoires des Français; bientôt il se prit pour eux d’une passion qui dure encore. Bonaparte trouva une garde nationale nombreuse, habillée aux couleurs lombardes, vert, blanc et rouge, et formant la haie sur son passage. Il fut touché de cette preuve de confiance en ses succès. Que fussent devenus ces pauvres gens si l’Autriche eût reconquis la Lombardie? Où M. de Thugut eût-il trouvé des cachots assez profonds pour ceux qui s’étaient habillés, pour les tailleurs, pour les marchands de drap, etc.? Ce qui donna beaucoup d’espoir aux généraux français, c’est que cette belle garde nationale était commandée par l’un des plus grands seigneurs du pays, M. le duc Serbelloni. Les vivats faisaient retentir les airs, les plus jolies femmes étaient aux fenêtres; dès le soir de ce beau jour, l’armée française et le peuple de Milan furent amis.

L’égalité que le despotisme met parmi ses sujets avait rapproché le peuple et la noblesse. D’ailleurs la noblesse italienne vivait bien plus avec le tiers-état que celle de France ou d’Allemagne; elle n’était point séparée des bourgeois par des privilèges odieux, tels que les preuves de noblesse qu’il fallait produire en France pour devenir officier. Il n’y avait point de service militaire à Milan; les Lombards payaient un impôt pour en être exempts. Enfin la noblesse de Milan était fort éclairée. Elle comptait dans son sein les Beccaria, les Verri, les Melzi, et cent autres moins célèbres, mais aussi instruits. Le peuple milanais est naturellement bon, et l’armée en eut une preuve singulière dans ce premier moment : beaucoup de curés de campagne fraternisèrent avec les soldats. Dès le lendemain ils furent sévèrement réprimandés par leurs chefs.

En mai 1796, lors de l’entrée des Français, la population de Milan ne s’élevait guère à plus de cent vingt mille habitans. On avait eu soin de faire savoir aux soldats et ils se répétaient entre eux que cette ville avait été fondée par les Gaulois d’Autun, l’an 880 avant Jésus-Christ, que souvent elle avait été opprimée par les Allemands, et qu’en combattant contre eux pour la liberté, elle avait été détruite trois fois. Le peuple de cette ville était alors le plus doux de toute l’Italie. Les bons Milanais, occupés à jouir des plaisirs de la vie, ne haïssaient personne au monde, bien différens en cela de leurs voisins de Novare, de Bergame et de Pavie. Ceux-ci ont été civilisés depuis par dix-sept années d’une administration raisonnable et non taquine. L’habitant de Milan ne faisait jamais de mal inutile. L’Autriche ne possédait cette ville aimable et la Lombardie que depuis 1714, et, chose qui paraîtra bien étonnante aujourd’hui, elle n’avait point cherché à hébéter ce peuple et à le réduire aux appétits physiques.

L’impératrice Marie-Thérèse avait administré la Lombardie d’une façon raisonnable et vraiment paternelle. Elle avait été admirablement secondée par le gouverneur général, comte de Firmian, lequel, loin de jeter en prison ou d’exiler les premiers hommes du pays, écoutait leurs avis, les discutait et savait les suivre. Le comte de Firmian vivait avec le marquis Beccaria (l’auteur du Traité des Délits et des Peines), avec le comte Verri, le père Frisi, le professeur Parini, etc. Ces hommes illustres cherchèrent de bonne foi à appliquer à la Lombardie ce qu’on savait en 1770 des règles de l’économie politique et de la législation.

Le bon sens et la bonté de la société milanaise respirent dans l’Histoire de Milan du comte Pietro Verri. On ne publiait point de tels ouvrages en France vers 1780, et surtout la France n’était point administrée comme la Lombardie. On a trop oublié, au milieu de notre bonheur actuel, toutes les persécutions que Turgot eut à souffrir pour avoir voulu introduire dans l’administration des communes de France et dans celle des douanes intérieures, de province à province, quelques-unes des règles dont le comte de Firmian et le marquis Beccaria faisaient les bases de leur administration en Lombardie. On peut dire qu’en ce pays le despotisme était exercé par les hommes les plus éclairés et cherchait réellement le plus grand bien des sujets; mais dans les commencemens on n’était pas accoutumé à cette mansuétude du despotisme qui, depuis 1530 et Charles-Quint, avait toujours été si féroce à Milan.

Le triomphe de Beccaria n’était pas sans dangers; il craignait toujours, et avec raison, d’être envoyé dans le Spielberg du temps. Il résulte de cet ensemble de faits que, comme il n’y avait point d’abus atroces en Lombardie vers 1796, il n’y eut pas lieu à une réaction sanguinaire, à une terreur de 1793.

Il faut avouer que le despotisme s’est éclairé; il se trompait en employant à Milan des hommes tels que Beccaria et Parini. C’est aux sages conseils du premier, c’est à l’excellente éducation donnée par le second à toute la noblesse et à la riche bourgeoisie, c’est à leur sage administration que le peuple milanais dut de pouvoir comprendre ce qu’il y avait de sincère dans les proclamations du général Bonaparte. Il vit tout de suite qu’on n’avait pas à craindre, avec le jeune général, de voir la guillotine élevée en permanence sur les places publiques, ainsi que l’annonçaient les partisans de l’Autriche. J’ai oublié de dire que le despotisme, ayant eu peur en 1793, avait repris toutes ses anciennes allures et s’était fait détester.

L’enthousiasme fut donc sincère et général dans les premiers temps; quelques nobles, quelques prêtres élevés en dignité, firent seuls exception. Plus tard l’enthousiasme diminua : on en a vu la cause dans l’extrême pauvreté de l’armée. Le bon peuple milanais ne savait pas que la présence d’une armée, même libératrice, est toujours une grande calamité. Il n’y a d’exception que pour les jolies femmes, qui sont guéries du mal de l’ennui. Or, une armée, toute de jeunes gens, et dans laquelle personne n’avait d’ambition, était admirablement disposée pour faire tourner les têtes. Il se trouva, par un hasard qui ne se renouvelle qu’à de longs intervalles, qu’il y avait alors à Milan douze ou quinze femmes de la beauté la plus rare, et telles qu’aucune ville d’Italie n’a présenté de réunion pareille depuis quarante ans.

Écrivant après ce long intervalle de temps, j’ai l’espoir, hélas ! trop fondé, de ne choquer aucune convenance en plaçant ici un souvenir affaibli de quelques-unes de ces femmes charmantes que nous rencontrions au Casin della Città, et plus tard au bal de la casa Tanzi. Par bonheur, ces femmes si belles, et dont les étrangers peuvent trouver quelque idée dans les Hérodiades de Léonard de Vinci, ne possédaient aucune instruction ; mais, en revanche, la plupart avaient infiniment d’esprit, et un esprit très romanesque.

Dès les premiers jours, on ne s’occupa dans l’armée que de la folie étrange où était tombé l’officier supérieur qui lui transmettait tous les ordres du général en chef et qui passait alors pour son favori. La belle princesse Visconti avait essayé, dit-on, de faire perdre la tête au général en chef lui-même; mais, s’étant aperçue à temps que ce n’était pas chose facile, elle s’était rabattue sur le second personnage de l’armée, et il faut avouer que son succès avait été complet. Cet attachement a été le seul intérêt de la vie du général Berthier jusqu’à sa mort, arrivée dix-neuf ans plus tard, en 1815.

On cita bientôt beaucoup d’autres folies, moins durables sans doute, mais tout aussi vives. Il faut se rappeler encore une fois qu’à cette époque personne, dans l’armée, n’avait d’ambition, et j’ai vu des officiers refuser de l’avancement pour ne pas quitter leur régiment ou leur maîtresse. Que nous sommes changés ! Où est la femme maintenant qui oserait prétendre même à un moment d’hésitation?

On citait alors à Milan, parmi les beautés. Mme Rug, femme d’un avocat, devenu plus tard l’un des directeurs de la république; Pietra Grua Marini, femme d’un médecin; la comtesse Are..., son amie, et qui appartenait à la plus haute noblesse; Monti, Romaine, femme du plus grand poète de l’Italie moderne; Lambert, qui avait été distinguée par l’empereur Joseph II, et qui, quoique déjà d’un certain âge, offrait encore le modèle des grâces les plus séduisantes, et pouvait rivaliser, en ce genre, avec Mme Bonaparte elle-même. Et, pour finir par l’être le plus attrayant et les plus beaux yeux que l’on ait jamais vus peut-être, il faut citer Mme Gherardi de Brescia, sœur des généraux Lecchi et fille de ce fameux comte Lecchi de Brescia, dont les folies d’amour et de jalousie ont été remarquées même à Venise.

C’est lui qui, une fois à Pâques, se revêtit du capuchon et de la barbe d’un capucin en odeur de sainteté, et acheta la permission de se cacher dans son confessionnal, afin d’y entendre la marquise C..., sa maîtresse. C’est lui qui, se trouvant enfermé sous les Plombs à Venise, en punition des folies insignes qu’il avait faites pour la marquise C..., consigna six mille sequins dans les mains du geôlier, lequel, à cette condition, lui donna la liberté pour trente-six heures. Ses amis lui avaient préparé des relais; il courut à Brescia, où il arriva un jour de fête, en hiver, à trois heures après-midi, comme tout le monde sortait de vêpres. Là, en présence de toute la ville, il tira un coup de tromblon au marquis N..., qui lui avait joué un mauvais tour, et le tua. Il repartit en toute hâte pour Venise, et rentra sans tarder dans sa prison. Trois jours après, il fit solliciter une audience auprès du sénateur chef de la justice criminelle; il l’obtint, et se plaignit amèrement de la cruauté inouie du geôlier à son égard. Le grave sénateur, après l’avoir écouté, lui donna communication de l’étrange accusation d’assassinat que la quarantia criminelle venait de recevoir contre lui. — Votre excellence voit la rage de mes ennemis, répliqua le comte Lecchi avec une modestie parfaite; elle sait trop où j’étais il y a huit jours! — Enfin le comte eut cette gloire, si précieuse pour un noble de terre ferme, de tromper l’admirable police du sénat de Venise, et il revint triomphant à Brescia, d’où, quelques jours après, il passa en Suisse.

La comtesse Gherardi, fille du comte Lecchi, avait peut-être les plus beaux yeux de Brescia, le pays des beaux yeux. Elle joignait à tout le génie de son père une douce gaieté, une simplicité réelle, et que n’altéra jamais le moindre soupçon d’artifice.

Toutes ces femmes, d’une ravissante beauté, n’auraient manqué pour rien au monde de paraître chaque soir au Corso, qui se tenait alors sur le bastion de la Porte-Orientale. C’est un ancien rempart espagnol, élevé d’une quarantaine de pieds au-dessus de la plaine verdoyante, qui ressemble à une forêt, et planté de marronniers par le comte de Firmian. Du côté de la ville ce rempart domine des jardins, et au-dessus des grands arbres de celui qui, depuis, a été appelé la villa Bonaparte, s’élève cet admirable dôme de Milan, construit de marbre blanc, en forme de filigrane. Ce dôme hardi n’a de rival dans le monde que celui de Saint-Pierre de Rome, et il est plus singulier.

La campagne des environs de Milan, vue des remparts espagnols qui, dans une plaine aussi unie, forment une élévation considérable, est tellement couverte d’arbres, qu’elle présente l’aspect d’une forêt touffue dans laquelle l’œil ne saurait pénétrer. Par delà cette campagne, image de la plus étonnante fertilité, s’élève à quelques lieues de distance l’immense chaîne des Alpes, dont les sommets restent couverts de neige, même dans les mois les plus chauds. Du bastion de la Porte-Orientale, l’œil parcourt cette longue chaîne, depuis le mont Viso et le mont Rose jusqu’aux montagnes de Bassano. Les parties les plus rapprochées, quoique distantes de douze ou quinze lieues, semblent à peine à trois lieues. Ce contraste de l’extrême fertilité d’un bel été avec des montagnes couvertes d’une neige éternelle frappait d’admiration les soldats de l’armée d’Italie qui, pendant trois ans, avaient habité les rochers arides de la Ligurie. Ils reconnaissaient avec plaisir ce mont Viso, qu’ils avaient vu si longtemps au-dessus de leurs têtes, et derrière lequel maintenant ils voyaient le soleil se coucher. Le fait est que rien ne saurait être comparé aux paysages de la Lombardie. L’œil enchanté parcourt cette admirable chaîne des Alpes pendant un espace de plus de soixante lieues, depuis les montagnes au-dessus de Turin jusqu’à celles de Cadore, dans le Frioul. Ces sommets âpres et couverts de neige forment un admirable contraste avec les sites voluptueux de la plaine et des collines, qui sont sur le premier plan et semblent dédommager de la chaleur extrême, à laquelle on vient chercher un soulagement sur le bastion de la Porte-Orientale. Sous cette belle lumière de l’Italie, le pied de ces montagnes, dont les sommets sont couverts de neige d’une blancheur si éclatante, paraît d’un blond foncé : ce sont absolument les paysages de Titien. Par l’effet de la pureté de l’air, auquel, nous gens du Nord, nous n’étions pas accoutumés, on aperçoit avec tant de netteté les maisons de campagne bâties sur les derniers versans des Alpes, du côté de l’Italie, qu’on croirait n’en être éloigné que de deux ou trois lieues. Les gens du pays faisaient remarquer aux jeunes Français, ravis de ce spectacle, la Scie de Lecco (le Rezegon de Lek), et plus loin, toujours vers l’orient, le grand espace vide, formant échancrure dans les montagnes, occupé par le lac de Garde. C’est de ce point de l’horizon que les Milanais, réunis sur le bastion de la Porte-Orientale, entendirent venir avec tant d’anxiété, deux mois plus tard, le bruit du canon de Lonato et de Castiglione; c’était leur sort qui se décidait. Non-seulement il s’agissait de la destinée de toutes les institutions qui, à cette époque, formaient leurs espérances passionnées, mais encore chacun d’eux pouvait se dire : Dans quelle prison d’état serai-je jeté si les Autrichiens reviennent à Milan?

À cette époque, leur passion pour les Français était au comble, et ils avaient pardonné à l’armée toutes ses réquisitions.

Mais, pour revenir au Corso de Milan, dont l’admirable situation nous a entraîné dans ces descriptions, il faut savoir qu’en Italie il serait de la dernière indécence de manquer à la promenade en voiture que l’on appelle ainsi, et pour laquelle la bonne compagnie se donne rendez-vous chaque jour. Toutes les voitures se rangent à la file, après avoir fait une fois le tour du Corso, et stationnent une demi-heure. Les Français ne pouvaient revenir de l’étonnement que leur causait ce genre de promenade sans mouvement. Les plus jolies femmes venaient au Corso dans des voitures fort peu élevées au-dessus de terre, nommées bastardettes, et qui permettent fort bien la conversation avec les promeneurs à pied. Après une demi-heure de conversation, toutes ces voitures se remettent en mouvement à la nuit tombante (à l’Ave-Maria), et, sans descendre, les dames viennent prendre des glaces au café le plus célèbre; c’était alors celui de la Corsia de’ Servi.

Dieu sait si les officiers de cette jeune armée manquaient de se trouver, à l’heure du Corso, sur le bastion de la Porte-Orientale. Les officiers de l’état-major brillaient, parce qu’ils étaient à cheval, et s’arrêtaient auprès des voitures des dames. Avant l’arrivée de l’armée, on ne voyait jamais que deux rangs de voitures au Corso; de notre temps on en vit toujours quatre files, occupant toute la longueur de la promenade, et quelquefois six. C’était au centre de ces six rangs de voitures que celles qui arrivaient faisaient leur tour unique au très petit trot. Les officiers d’infanterie, qui ne pouvaient pénétrer dans ce dédale, maudissaient les officiers à cheval, et plus tard allaient s’asseoir devant le café à la mode; là ils pouvaient parler aux dames de leur connaissance pendant qu’elles prenaient des glaces. La plupart, après ce moment de conversation, retournaient pendant la nuit à leurs cantonnemens, quelquefois distans de cinq ou six lieues.

Aucune récompense, aucun avancement n’eût été comparable pour eux à ce genre de vie si nouveau. De Milan ils rejoignaient leur cantonnement dans une sediole qui leur avait été prêtée par quelque ami. La sediole est une voiture à deux roues très hautes emportée au grand trot par un cheval maigre qui fait souvent trois lieues à l’heure. Ces courses que les officiers faisaient sans permission mettaient au désespoir l’état-major de la place et le général Despinois, commandant. On affichait sans cesse des ordres du jour qui menaçaient les officiers voyageurs de destitution; mais on se moquait parfaitement de ces ordres du jour. Les généraux commandant les divisions, à l’exception du vieux Sérurier, étaient indulgens.

Tel officier venait à cheval de dix lieues pour passer une soirée à la Scala, dans la loge d’une femme de sa connaissance. Pendant cet été de 1796, qui, après deux ans de misère et d’inaction sur les rochers voisins de Savone, fut pour l’armée un mélange admirable de dangers et de plaisirs, c’était devant le café de la Corsia de’ Servi que se retrouvaient les officiers des régimens les plus éloignés. Beaucoup, pour se soustraire à l’exhibition du permis donné par le colonel et visé par le général de brigade, laissaient leur sediole hors la porte et entraient en promeneurs. Après les glaces, les dames allaient passer une heure chez elles et peut-être recevoir quelque visite, puis elles reparaissaient dans leurs loges à la Scala. Ces loges sont, comme on sait, de petits salons où chacune recevait à la fois huit ou dix amis. Il n’était guère d’officier français qui ne fût admis dans plusieurs loges. Ceux qui, étant tout à fait amoureux et timides, n’avaient pas ce bonheur, se consolaient en occupant au parterre une place bien choisie et toujours la même; de là, ces guerriers si hardis adressaient des regards fort respectueux à l’objet de leurs attentions. Si on leur rendait ce regard en plaçant près de l’œil le côté de la lorgnette qui éloigne, ils s’estimaient très malheureux. De quoi n’était pas capable une armée de jeunes gens à qui la victoire donnait de telles folies?

Le vendredi, jour où il n’y a pas de spectacle en Italie, en mémoire de la passion, on se réunissait au Casino dell’ Albergo della Città; là il y avait bal et conversation.

Il faut l’avouer, au bout de quelques jours, la popularité de l’armée eut un peu à souffrir; presque tous les cavaliers servans régnant à l’époque de l’arrivée des Français prétendaient avoir fort à se plaindre. La mode des cavaliers serrans n’a été détruite que vers 1809, par une suite de mesures morales adoptées par le despotisme du roi d’Italie. Ces liaisons étaient un sujet d’étonnement pour les Français; beaucoup duraient quinze ou vingt ans. Le cavalier servant était le meilleur ami du mari, qui lui-même remplissait semblable fonction dans une autre maison. Les officiers français eurent besoin de beaucoup de temps pour comprendre que, loin de prendre ombrage de l’assiduité du cavalier servant, la vanité du mari milanais eût été fort choquée de n’en point voir à sa femme.

Cette mode, qui semblait si étrange, venait d’un peuple grave, les Espagnols, qui ont gouverné Milan de 1526 à 1714. Il ne fallait pas que la femme d’un Espagnol parût à la messe conduite par son mari; c’eût été un signe de pauvreté, ou tout au moins d’insignifiance; le mari devait être retenu ailleurs par ses grandes affaires. Une dame devait donner le bras à un écuyer. Il arriva de là que dans la classe bourgeoise, qui n’avait pas d’écuyer, un médecin pria son ami l’avocat de donner le bras à sa femme dans tous les lieux publics, tandis que le médecin conduirait la femme de l’avocat. A Gênes, dans les familles nobles, le contrat de mariage porta le nom du futur cavalier servant. Bientôt il fut du meilleur ton d’avoir un cavalier servant non marié, et cet emploi fut dévolu aux cadets des familles nobles. Peu à peu l’amour s’empara de cet usage; et une femme, un an ou deux après le mariage, remplaça par un cavalier de son choix l’ami de la maison choisi par le mari.

Cet usage des cavaliers servans était général en Lombardie quand l’armée française y arriva en mai 1796, et les dames le défendaient comme très moral. Le bail d’un cavalier servant dure trois ou quatre ans, et fort souvent quinze ou vingt; il dure, parce que chaque instant peut le rompre. Ce qui serait bien autrement difficile à expliquer, c’est le naturel parfait, la simplicité admirable des façons d’agir milanaises. Les gens de goût trouveront quelque image de ces façons dans certains libretti d’opéra buffa; par exemple, la première scène de la Prova d’un opéra seria, et quelques scènes des Cantatrici villane.

La bonne compagnie est presque partout comme le peuple : elle n’aime un gouvernement que par haine pour un autre; serait-ce qu’un gouvernement n’est qu’un mal nécessaire? La haute société de Milan éprouvait un tel dégoût pour le gros archiduc, qui, à ce qu’on nous a dit, vendait du blé en cachette et profitait des disettes ou les faisait naître, qu’elle accueillit avec enthousiasme l’armée française, qui lui demandait des chevaux, des souliers, des habits, des millions, mais lui permettait de s’administrer elle-même. Dès le 16 mai, on vendait partout une caricature qui représentait l’archiduc vice-roi, lequel déboutonnait sa veste galonnée, et il en tombait du blé. Les Français ne comprenaient rien à cette figure. Ils étaient arrivés à Milan si misérables, tellement dépourvus d’habits et de chemises, que bien peu s’avisèrent de se montrer fats dans le vilain sens du mot; ils n’étaient qu’aimables, gais et fort entreprenans.

Si les Milanais étaient fous d’enthousiasme, les officiers français étaient fous de bonheur, et cet état d’ivresse continua jusqu’à la séparation. Les relations particulières durèrent également jusqu’au départ, et souvent avec dévouement des deux côtés. A la suite du retour, après Marengo, en 1800, plusieurs Français rappelés en France eurent la folie de donner leur démission pour vivre pauvres à Milan plutôt que de s’éloigner de leurs affections.

On peut répéter ici, parce que cela fait un étrange contraste avec l’esprit que le consulat fit régner dans l’armée, qu’il eût été difficile de désigner à Milan vingt officiers dans les emplois subalternes qui eussent sérieusement l’ambition des grades. Les plus terre-à-terre étaient fous de bonheur d’avoir du linge blanc et de belles bottes neuves. Tous aimaient la musique ; beaucoup faisaient une lieue par la pluie pour venir occuper une place de parterre à la Scala. Aucun, je pense, quelque prosaïque, ambitieux et cupide qu’il ait pu devenir par la suite, n’a oublié le séjour à Milan. Ce fut le plus beau moment d’une belle jeunesse.


H. BEYLE.


V. DE MARS.

  1. Voyez la livraison du 15 mai 1855.
  2. Voyez, sur les Tremblemens de terre, la livraison du 15 août dernier.
  3. Chez Michel Lévy, 2, rue Vivienne.