Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1903

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Chronique n° 1715
30 septembre 1903


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 septembre.


Le temps passe vite, et lorsque nous avons à rendre compte d’incidens qui datent déjà de quinze jours, nous nous apercevons qu’ils ont vieilli. Leur intérêt commence à s’émousser, et ce que nous pourrions en dire aujourd’hui ne lui rendrait pas sa vivacité première. L’inauguration de la statue de Renan à Tréguier a servi de prétexte à des manifestations politiques dont l’illustre écrivain n’aurait été, croyons-nous, qu’à demi flatté. Il était sensible à la faveur populaire, bien qu’il ne fût à aucun degré démocrate. L’encens, même un peu lourdement offert, n’en est pas moins de l’encens, et sa délicatesse n’y restait pas indifférente. Il savait d’ailleurs que les religions viennent du peuple et non pas des académies, et l’hommage des humbles avait du prix à ses yeux. À une condition toutefois, c’est que tout cela fût vraiment pour lui.

Or, à Tréguier, il y a quinze jours, il était trop évident que Renan n’était que le prétexte de la manifestation : les véritables héros en étaient M. Combes et ses collègues. Cela ne lui aurait pas plu. Beaucoup d’autres choses, qui se sont étalées au grand jour à cette occasion, auraient, s’il avait pu les voir, amené sur ses lèvres un sourire de pitié. S’il était sincère, comme nous n’en doutons pas, lorsqu’il a écrit quelques-unes de ses plus belles pages, il était resté, sinon tout à fait respectueux, au moins affectueux à l’égard de la religion dont il s’était séparé. L’idée de faire de sa statue une protestation arrogante et agressive, plantée en face même de la petite église où son enfance avait rêvé ses premiers rêves, lui aurait semblé une faute de goût, commise non seulement contre le catholicisme, mais contre lui-même. Enfin il aimait dans ses compatriotes de Bretagne, quelque distance qu’il eût mise entre eux et lui, ce vieil esprit celtique dont il avait si bien compris la pudeur inquiète, réservée et timide au milieu des plus énergiques élans vers l’idéalisme, et la pensée qu’on se servirait un jour de son nom pour les offenser et les contrister, lui aurait fait horreur. Il aurait goûté les discours de MM. Berthelot et Anatole France : le premier était conforme à sa conception de la science et du monde, et le second à sa manière. L’éloquence officielle de M. le ministre de l’Instruction publique lui aurait semblé à sa place dans une cérémonie où il fallait bien que le gouvernement parlât, mais où il avait d’ailleurs peu de chose à dire. M. Chaumié n’est pas sorti de ce rôle discret : aussi les journaux qui soutiennent le gouvernement l’ont-ils violemment accusé de le trahir. Il n’a pas été jugé assez anticlérical. M. Homais a été mécontent de lui. En revanche, il a été pleinement satisfait de M. Combes qui, à la vérité, n’a pas pris la parole au pied de la statue de Renan, mais seulement le soir à un banquet. Aussi, de Renan, pas un mot : et il faut savoir gré à M. Combes d’avoir montré par-là qu’il n’était pas venu à Tréguier pour faire de l’esthétique et de la philosophie. Il a parlé des moines, de l’Église, de la réaction, du service de deux ans, de la paix, de l’arbitrage, de notre situation financière. Qu’en a-t-il dit ? Rien d’original à coup sûr. Il a fait un discours de réunion publique, qui aurait été tout aussi à sa place à Carpentras qu’à Tréguier, ou plutôt qui y aurait été davantage : on était à des millions de lieues de Renan ! Cette exploitation d’un nom célèbre au profit de la politique actuelle avait quelque chose de choquant. Quant à deviner ce que Renan aurait pensé de cette politique, nous n’essaierons pas de le faire. Il n’y a pas de jeu d’esprit plus décevant que celui qui consiste à faire parler un mort, surtout lorsqu’il a parlé quelquefois lui-même avec une subtilité déconcertante. Disons-le toutefois, si Renan a eu beaucoup de dédain, il n’a jamais eu de haine, et les passions sectaires n’ont jamais obscurci la sérénité de son esprit, naturellement enclin à la tolérance et à la liberté. Quelle aurait été son impression si, quinze jours après le discours de M. Combes, il avait pu voir, à Hennebont, la scène de violence sauvage où une procession inoffensive a été mise en déroute et où les catholiques ont été assiégés dans l’église ? Peut-être aurait-il cru qu’il y avait relation de cause à effet entre le discours et l’émeute. Il s’était toujours appliqué, pour son compte, à parler délicatement aux esprits et non pas brutalement aux passions. M. Combes a fait le contraire et les passions ont répondu. C’était un nouvel aspect de la Bretagne. Mais nous n’en dirons pas sur ce sujet davantage, persuadé que les occasions ne nous manqueront pas de retrouver M. Combes — et M. Renan lui-même. Nous souhaitons seulement pour celui-ci de le rencontrer seul, ou dans une autre compagnie.


Ce qui se passe en ce moment en Angleterre est toute une révolution intérieure. La démission de M. Chamberlain, dans les conditions où elle a été donnée, a imprimé au pays tout entier une violente secousse dont il sera long à se remettre ; et, quand il en sera remis, comment prévoir et comment dire quelle sera la situation respective des divers partis ? Il est, semble-t-il, dans la destinée de M. Chamberlain d’ébranler jusque dans leurs vieux fondemens les partis britanniques l’un après l’autre. On sait dans quelles conditions il a quitté autrefois le parti libéral, qui, en somme, ne s’est jamais relevé du coup qu’il lui a porté. Il faut pourtant dire, à sa décharge, que l’initiative audacieuse, bien que généreuse, ne venait pas cette fois de lui, mais de M. Gladstone, auteur du home rule. M. Chamberlain n’en a pas moins été l’agent principal de la scission qui s’est produite à ce moment. Il a entraîné avec lui toute une portion du parti libéral, et, après l’avoir qualifiée d’unioniste, il en a apporté triomphalement l’appoint au parti conservateur. Celui-ci a cru recueillir une grande force, et les apparences le faisaient espérer en effet ; l’histoire dira s’il n’y a pas eu là, finalement, une déception.

M. Chamberlain a introduit dans le parti conservateur l’élément révolutionnaire qui fermentait en lui, et, au bout de peu d’années, la physionomie de ce parti s’est trouvée profondément modifiée : elle est devenue presque méconnaissable. Nous ne savons pas, on ne saura peut-être jamais ce qu’en a pensé lord Salisbury. Il a subi le collègue qu’il s’était donné : sa volonté que l’âge avait affaiblie s’est usée contre l’énergie sans cesse en action de ce dernier. Lord Salisbury a disparu. Son successeur, M. Balfour, ne paraissait pas, à dire vrai, l’homme qui tiendrait tête à M. Chamberlain. Il lui est, à coup sûr, infiniment supérieur par la culture intellectuelle ; mais on se demandait s’il aurait la résistance de caractère indispensable pour ne pas se laisser entraîner dans l’orbite où se mouvait, avec une accélération toujours plus grande, l’astre errant du ministre des Colonies. Cette question n’est pas encore résolue complètement. Mais un fait considérable s’est produit : M. Chamberlain a donné sa démission. Est-ce de sa part une rupture ? Non : un pareil mot serait inexact, au moins jusqu’à ce jour. Peut-être même ne peut-on pas dire qu’il y a scission formelle entre le gouvernement et lui : mais enfin il y a séparation, et chacun va de son côté, sans qu’on puisse dire s’ils se rejoindront jamais.

Comment le phénomène s’est-il produit ? Il y a quelques mois encore, l’accord paraissait complet entre tous les membres du gouvernement, et si M. Chamberlain avait été le plus contesté et le plus combattu de tous, la victoire finale l’avait rendu le plus populaire et, en apparence, le plus difficile à ébranler. L’instinct de combativité qui est en lui plaisait à ses compatriotes : ils y voyaient quelques-unes des qualités et aussi des défauts qui leur sont le plus chers. Sans doute la guerre du Transvaal avait été mal conçue et mal conduite ; elle avait coûté, en hommes et en argent, beaucoup plus qu’elle ne l’aurait dû ; les résultats qui viennent d’être publiés d’une enquête sur l’organisation militaire ont été à ce point de vue une révélation, non pas pour le reste du monde, mais pour l’Angleterre : n’importe ! le succès avait tout couvert, et on savait gré à M. Chamberlain de n’en avoir pas un seul moment désespéré. Il pouvait donc aspirer à tout, lorsque l’idée la plus imprévue lui est venue à l’esprit. Nous avons déjà dit que, lorsqu’il s’était déclaré unioniste, on ne savait pas, et peut-être ne savait-il pas encore lui-même à quel point il l’était. L’union intime, maintenue per fas et nefas entre l’Irlande et l’Angleterre, devait bientôt ne plus lui suffire ; il a voulu donner un caractère plus étroit à celle des colonies avec la métropole, par d’autres moyens sans doute, mais avec cette préoccupation toujours croissante chez lui de resserrer les membres épars de l’empire britannique. De l’unionisme primitif et mesquin il est passé à l’impérialisme, et cette lumière nouvelle l’a complètement ébloui. C’est peut-être son malheur d’avoir été ministre des Colonies : dans l’étude quotidienne des questions coloniales, d’ailleurs si importantes pour l’Angleterre, il est devenu un peu étranger aux affaires intérieures de son pays, et il s’est trouvé tout d’un coup en opposition avec une partie considérable de l’opinion. Ce n’est même pas assez dire : une grande majorité s’est dessinée contre ses projets. Quels étaient-ils ? Nous les avons déjà fait connaître. Pour rattacher par des liens plus solides les colonies à la métropole, M. Chamberlain voulait établir entre elles un Zollverein économique. On créerait un système de droits préférentiels au profit des colonies, qui trouveraient dans la métropole un marché ouvert à leurs produits, tandis qu’elles seraient elles-mêmes un marché ouvert aux produits de la métropole. La contre-partie serait naturellement un régime plus rigoureux imposé aux autres nations du monde. En un mot l’Angleterre, le pays classique du libre-échange et auquel le libre-échange a si merveilleusement profité depuis une soixantaine d’années, deviendrait subitement protectionniste contre le reste de l’univers, tout en restant libre-échangiste à l’égard de ses colonies, sous condition de réciprocité.

Il a fallu à M. Chamberlain une grande hardiesse d’esprit pour concevoir un projet aussi aventureux, et vraisemblablement une grande force d’illusion pour le croire réalisable. Depuis 1846, c’est-à-dire depuis le succès de la ligue de Cobden et l’abolition par Robert Peel des droits sur les céréales, l’Angleterre vit en pleine liberté commerciale et s’en trouve bien. Plusieurs générations d’Anglais se sont succédé depuis cette époque, et chacune s’est attachée davantage à des principes économiques qui, l’épreuve une fois faite et le succès constaté, ont fini par se présenter à leur esprit presque comme un dogme. Il y a eu sans doute quelques déviations partielles aux principes, et on a pu constater, dans ces derniers temps, un peu d’hésitation dans la foi absolue qu’on leur avait longtemps portée ; mais ce sont là des détails peu importans, des symptômes encore peu concluans dans un ensemble de choses dont les traits essentiels semblaient immuablement fixés. Il n’y a pas d’entreprise plus téméraire que de s’en prendre, presque sans préparation, à ce qu’un peuple a longtemps considéré comme la vérité, surtout lorsqu’il a pris l’habitude d’y voir la sauvegarde efficace de ses intérêts les plus précieux. Si nous les qualifions ainsi, ce n’est pas avec l’intention de dire qu’aux yeux de l’Angleterre, les intérêts matériels soient supérieurs à tous les autres ; mais il y a autre chose dans la question, il y a la vie à bon marché qu’on a voulu assurer aux classes pauvres, et on y a réussi. C’est par-là que la grande réforme de 1816, et toutes celles qui ont suivi dans le même ordre d’idées, ont eu un caractère politique, moral et social, très prononcé.

Beaucoup de personnes ont même cru qu’en 1846 la grande aristocratie anglaise, qui détenait d’immenses domaines terriens, a voulu justifier, et sauver ses privilèges en faisant, sur ses bénéfices agricoles, des sacrifices intelligens et généreux dont les classes laborieuses étaient appelées à profiter. Il est certain qu’à cette date, et on l’a beaucoup répété pendant ces derniers jours, l’Angleterre a un peu subordonné les intérêts de son agriculture à ceux de son industrie ; mais, à supposer qu’elle ait perdu d’un côté, elle a si largement gagné de l’autre que la compensation a été tout à son avantage, et qu’on rencontre aujourd’hui des difficultés et des résistances aussi difficiles à surmonter pour revenir sur les réformes de 1846, qu’on en a rencontré à cette époque pour les réaliser. C’est que les réformes de ce genre sont de celles qui agissent le plus puissamment et le plus profondément sur les mœurs nationales. Quand tout un peuple s’est habitué à vivre à bon compte, il n’y a pas de plus redoutable entreprise que de vouloir augmenter pour lui le prix des matières alimentaires de première nécessité. Le parti libéral l’a parfaitement compris. Sa situation politique paraissait bien compromise il y a quelques mois, et les plus optimistes de ses membres se demandaient avec embarras quelle plate-forme électorale il pourrait choisir pour les élections prochaines. À dire vrai, on ne trouvait rien. Tout d’un coup, M. Chamberlain a lancé son projet, et il y a eu aussitôt comme un changement à vue. Tout le monde en Angleterre porte un égal intérêt aux colonies, mais on fait déjà pour elles d’immenses sacrifices, et, en somme, les charges matérielles de la défense de l’empire retombent pour la plus lourde part sur la mère patrie. L’idée d’y joindre encore des impôts nouveaux, ou des impôts accrus dans une proportion presque impossible à calculer, ne pouvait pas se présenter aux esprits sans les dérouter. Et sur quoi porterait surtout le poids de ces impôts ? Sur les alimens ! Le mot de pain cher est venu aussitôt sur toutes les lèvres, sous toutes les plumes des hommes du parti libéral : mot magique, avec lequel on va loin.

Que le parti libéral s’en soit emparé et l’ait fait résonner avec force, rien de plus naturel : c’était, comme on dit, de bonne guerre. Néanmoins, M. Chamberlain s’en est plaint dans une lettre à M. Balfour dont nous aurons à parler plus loin. Il avait espéré, a-t-il dit, qu’une question qui intéresse à un si haut degré la grandeur et la fortune de l’Angleterre, ne serait pas dénaturée par l’esprit de parti et que, de part et d’autre, on s’appliquerait à l’étudier avec impartialité. « Cette manière de voir, écrit-il, n’a pas été partagée par les chefs du parti libéral ; dès le début, ils ont repoussé l’idée qu’un système généralement accepté en 1846 pourrait peut-être demander quelques modifications en 1903, et toutes les forces vives de ce parti ont été mises en œuvre pour combattre toute tentative de modifier les bases de notre politique fiscale, ou même de rechercher s’il y avait lieu de les modifier. » On reconnaît dans ces expressions l’ardeur habituelle que M. Chamberlain apporte dans la polémique ; elles ne sont d’ailleurs pas exactes. Il ne s’agit pas aujourd’hui d’introduire éventuellement quelques modifications dans le régime de 1846, mais de le changer de fond en comble ; Une s’agit pas d’une tentative quelconque pour modifier les bases du système fiscal actuel, mais de les renverser. Aussi le parti libéral n’avait-il pas besoin de méditer et de se consulter longtemps avant de prendre position. Au surplus, ce qui prouve bien qu’il n’a pas seulement obéi à l’esprit de parti, c’est que, dans la lettre même à laquelle nous faisons allusion, M. Chamberlain est obligé de reconnaître que l’émotion produite par son projet n’a pas été moins vive dans le parti conservateur que dans le parti libéral. Tout le pays l’a partagée. Que le parti conservateur se soit divisé, on en a eu la preuve dans l’opposition immédiate qu’ont faite lord Hugh Cecil, fils de lord Salisbury, et M. Winston Churchill, mais surtout dans la démission de quatre ministres, au nombre desquels était le chancelier de l’Échiquier, M. Ritchie. Ce sont là des faits éclatans, sur le caractère desquels on ne saurait se méprendre. Le parti conservateur n’a pas été, comme le parti libéral, unanime dans son hostilité ; il fallait bien tenir compte de la situation périlleuse dans laquelle se trouvait placé le gouvernement. Au reste, celui-ci a commencé par prendre une attitude modeste : il n’avait pas eu la prétention de trancher lui-même et d’un seul coup une question aussi complexe. Dès le premier moment, M. Balfour ne laissait même pas de faire quelques réserves sur la solution proposée avec tant de fracas par M. le ministre des Colonies. Il fallait voir, disait-il ; il fallait faire une enquête et procéder sans arrière-pensée à une étude des faits ; rien ne serait plus déplacé que la précipitation en pareille matière. En somme, le gouvernement, effrayé sans doute par le proprio motu de M. Chamberlain, réclamait un ajournement. On n’aurait peut-être pas mieux demandé de le lui accorder, et même de laisser tomber une affaire qui soulevait tant d’objections économiques et politiques ; mais M. Chamberlain n’était pas homme à s’y prêter. Il a prouvé déjà, à maintes reprises, que sa première qualité était une inébranlable fermeté dans ses résolutions. M. Balfour avait demandé le temps de faire une enquête. Au fond, l’enquête était faite d’avance pour tout le monde ; elle l’était pour M. Balfour comme pour M. Chamberlain ; ils savaient parfaitement l’un et l’autre la solution qu’ils devaient adopter. La différence est que M. Balfour aurait pu se taire indéfiniment et que M. Chamberlain n’en était pas capable, même un seul jour. Il a continué de faire une propagande prodigieusement active et acharnée en faveur de son système, et on a vu sortir par millions de son fief électoral de Birmingham des brochures que le Tariff Committee distribuait en Angleterre et dans les colonies. L’impatience de M. Chamberlain mettait le gouvernement dans l’obligation de se prononcer. On attendait d’ailleurs pour les premiers jours d’octobre un discours de M. Balfour : que dirait-il ?

Pendant qu’on se posait cette question, on a appris que le Conseil des ministres tenait des réunions exceptionnelles où la question devait sans doute être agitée. Bientôt on a eu la certitude, M. Balfour ayant distribué aux autres ministres et à ses collègues, les présidens des ministères coloniaux, une brochure empreinte d’un caractère philosophique très élevé, où il discutait à son point de vue le régime fiscal de l’Angleterre et indiquait les réformes qu’on pouvait y introduire immédiatement. Nous ne ferons pas ici l’analyse de ce remarquable travail : elle a été faite partout. Dans quelques passages, M. Balfour se perd un peu dans les nuages à force de voir les choses de haut. En somme, il se montre d’accord avec le ministre des Colonies sur les principes. Ah ! combien il regrette qu’on ne les ait pas complètement appliqués en 1846, alors qu’on le pouvait si aisément. Aujourd’hui on est bien obligé de tenir compte de certains faits acquis et dont les conséquences, comme nous l’avons dit plus haut, sont entrées dans les mœurs. Toucher aux matières alimentaires, on n’y doit pas songer ! Mais il reste la possibilité, en même temps que l’utilité, d’accorder la protection de tarifs compensateurs aux produits de l’industrie britannique. M. Balfour ne vise, ce semble, que les produits dont la fabrication est achevée : en tout cas, il ne touche pas aux matières premières. Un système de protection qui ne s’applique ni aux matières premières, ni aux matières alimentaires, n’est pas, au premier abord, bien rébarbatif.

Mais quelle est la préoccupation dominante de M. Balfour ? On est frappé, en lisant sa brochure, du peu de place qu’il y accorde à celle de M. Chamberlain, et on s’aperçoit tout de suite qu’il ne poursuit pas le même but que lui. M. Chamberlain ne pense qu’aux colonies et a l’Empire ; M. Balfour en parle sans doute, mais les met au second plan. Il est surtout inquiet de voir diminuer ou se rétrécir à travers le monde les débouchés par lesquels l’Angleterre écoule les produits de son industrie. C’est là, dit-il, un très grave danger. L’Angleterre n’en sent pas encore toute la gravité, parce que les pays étrangers lui doivent beaucoup d’argent et le lui paient sous forme d’importations sur son territoire, parce qu’il reste dans l’univers des aires immenses qui ne sont pas entourées de barrières protectionnistes, enfin parce que les régions protégées ne le sont pas complètement ; mais le maintien de cette situation relativement favorable ne dépend pas de l’Angleterre, et lorsqu’elle se modifie, c’est toujours à son détriment. M. Balfour reste libre-échangiste en théorie et il le dit très expressément ; mais il constate avec regret que l’Angleterre est aujourd’hui le seul pays du monde qui ait maintenu intégralement les sains principes de la liberté commerciale, et ce n’est pas assez, car, pour pratiquer le libre-échange, il conviendrait au moins d’être deux. L’Angleterre s’est fait une généreuse illusion en 1846 : elle a cru que les bienfaits de la liberté commerciale seraient appréciés par les autres nations comme par elle-même, et que l’exemple qu’elle donnait serait suivi. Il n’en a rien été, et, tout au contraire, le protectionnisme sévit partout avec un redoublement d’intensité. Dès lors, la situation de l’Angleterre tourne pour elle à la duperie, puisqu’elle ouvre son marché aux autres et que les autres lui ferment les leurs. Telles sont les conclusions auxquelles son enquête personnelle a conduit M. Balfour. En fait, tout cela est incontestable ; mais, en fait aussi et malgré tout cela, le développement industriel et commercial de l’Angleterre a été prodigieux depuis un demi-siècle, et il est permis de se demander s’il aurait été ce qu’il a été et s’il continuerait d’être ce qu’il est avec un autre système. M. Balfour le croit, au moins pour l’avenir. Il est d’avis que l’Angleterre doit reprendre sa liberté à l’égard des autres nations et en user pour leur poser des conditions et leur dire : « Nous ne vous ouvrirons notre marché que si vous nous ouvrez le vôtre, et dans la même proportion. » En un mot, M. Balfour, par amour du libre-échange, — amour, hélas ! méconnu et mal récompensé, — pratique le protectionnisme le plus pur, mais dans un domaine limité. On voit par-là que, dans la pratique, son accord ne va pas très loin avec M. Chamberlain. Qu’importe à ce dernier que l’industrie anglaise obtienne quelques satisfactions sur les marchés étrangers ? C’est un avantage peut-être, mais il le juge à sa juste valeur, qui est médiocre. Ses vues, à lui, sont plus amples et plus hautes. Son but est tout politique. Il veut augmenter la cohésion de l’Empire en habituant toutes ses parties à mêler leurs vies, à se mettre même dans une véritable dépendance les unes à l’égard des autres, enfin à se suffire mutuellement. C’est ainsi qu’on fait du ciment impérial. Quant au reste du monde, on le tiendra à distance par des tarifs suffisamment élevés.

La publication de la brochure de M. Balfour devait amener le dénouement. On n’a pas eu à l’attendre longtemps : dès le lendemain, M. Chamberlain donnait sa démission de ministre des Colonies. Il l’a fait, d’ailleurs, avec beaucoup de convenance, c’est-à-dire avec une grande simplicité dans la forme, sans reproche, sans récrimination contre personne : bien plus, il a donné son approbation à M. Balfour. Sa lettre à celui-ci avait été écrite depuis quelques jours lorsque la crise a été rendue publique. M. Chamberlain, dans cette lettre, reconnaissait loyalement que, si le public se rendait compte des dangers d’une concurrence illimitée, de la part des pays étrangers qui ferment leurs marchés à l’Angleterre et envahissent le sien, « il n’a pas encore apprécié l’importance des marchés coloniaux, ni le danger de les perdre si on ne défère pas dans une certaine mesure à leur naturel et patriotique désir d’un système d’échanges privilégiés. Il en résulte, avoue M. Chamberlain, que pour le moment tout accord préférentiel avec les colonies, impliquant des droits quelconques sur des articles d’alimentation jusqu’ici exempts d’impôts, est inacceptable pour la majorité des électeurs. Je sens, par conséquent, conclut-il, que la politique pratique et immédiate des tarifs de préférence à accorder aux colonies ne peut pas être soutenue avec espoir de succès à l’heure actuelle, bien qu’il existe un très fort courant d’opinion en faveur d’autres parties de la réforme fiscale, c’est-à-dire en faveur de l’obtention d’une plus grande liberté des échanges avec l’étranger, et des représailles en cas d’échec. Si, comme je le crois, vous êtes de cet avis, vous êtes parfaitement justifiable d’adopter ces vues comme base de la politique de votre gouvernement ; mais cela implique nécessairement quelques changemens dans la constitution du cabinet. » Cette lettre est honorable pour M. Chamberlain. Il croit devoir, comme ministre des colonies, se sacrifier pour elles, et reprendre toute sa liberté afin de mieux plaider leur cause devant le public. Ne se fait-il pas illusion sur le véritable intérêt de ces colonies qu’il prétend défendre ? En tout cas, il faut bien constater qu’elles le comprennent autrement que lui, car deux au moins des plus importantes, le Canada et l’Australie, se sont prononcées contre le système qu’il préconise en leur faveur, et n’éprouvent nullement le « naturel et patriotique désir d’échanges privilégiés » qu’il leur attribue. Il devra donc convertir à ce système non seulement l’Angleterre, mais les colonies elles-mêmes, et ce sera une grande tâche. Quoi qu’il en soit, il a repris son indépendance, et, tout en conservant, dit-il, sa fidélité absolue au gouvernement et à sa politique générale, il estime qu’il pourra être plus utile comme simple citoyen que comme ministre. C’est ce qu’on verra : il serait téméraire de préjuger l’événement. Contentons-nous de dire que, dans sa réponse à M. Chamberlain, M. Balfour, tout en s’efforçant de diminuer l’importance du dissentiment qui les sépare, reconnaît à son tour que, si le système des droits préférentiels accordés aux colonies « entraînait, comme cela est presque certain, l’augmentation, même légère, des droits sur les produits d’alimentation, il pense avec son collègue que l’opinion publique n’est pas mûre. » C’est le mot de la fin.

L’opinion n’est pas mûre, mais M. Chamberlain va s’appliquer à la porter au point de maturité nécessaire à l’exécution de son grand dessein. On peut être sûr qu’il y apportera toute l’activité, toute la fougue, toute la force d’entraînement qui sont en lui ; mais son succès n’en reste pas moins très douteux. En attendant, on s’organise pour la lutte de part et d’autre, programme contre programme, ligue contre ligue. La Tariff Reform League de Birmingham a pris le nom, mieux approprié aux circonstances, d’Imperial Tariff Committee. La bataille va commencer : elle sera d’autant plus ardente que, d’après toutes les vraisemblances, les élections générales ne peuvent plus être très éloignées. Quand certaines questions ont été posées, les partis peuvent un temps les débattre, mais le pays seul peut les résoudre. De quelque façon qu’il s’y prenne pour compléter son ministère, M. Balfour aura d’ailleurs de la peine à lui donner une grande autorité. Le départ de M. Chamberlain change du tout au tout les conditions d’existence de son gouvernement. Si encore M. Chamberlain se retirait sous sa tente pour s’y recueillir ou s’y reposer, bien des gens seraient portés à croire que, privé de lui, le cabinet conservateur ne s’en porterait pas plus mal ; mais ses intentions sont tout autres. Il mettra d’autant plus d’énergie dans sa campagne d’agitation qu’à l’âge où il est déjà arrivé, c’est le reste de son existence politique qui est en cause. S’il réussit, l’Angleterre n’aura jamais eu un ministre plus puissant, et M. Balfour deviendra un petit compagnon à côté de lui. S’il échoue, sa carrière sera vraisemblablement finie, et il laissera dans l’histoire le souvenir d’un de ces hommes à grandes vues qui, ne sachant pas les exécuter, tombent victimes de leur propre imagination. Il gardera toutefois à son compte la guerre du Transvaal ; mais cette guerre est peut-être destinée à baisser dans l’estime des Anglais eux-mêmes. Et puis c’est là le passé, et pour un homme comme M. Chamberlain il n’y a que l’avenir qui compte. Être ou n’être pas, telle est la question qui se pose pour lui.

Quant à M. Balfour, il est fort possible que la fortune le favorise, s’il est vrai, comme le dit M. Chamberlain lui-même, qu’il y ait chez nos voisins un mouvement d’opinion dans le sens des tarifs de représailles, et cela n’a rien d’impossible. On a tellement dit et répété à l’Angleterre qu’elle se laisse duper par sa bonhomie libre-échangiste, qu’elle est capable de le croire et de faire, sur une échelle restreinte, l’essai d’un système compensateur. M. Balfour a montré de l’ingéniosité et de l’adresse dans la position qu’il a prise parce qu’elle est de celles où l’on ne peut pas, quoi qu’il arrive, se compromettre infiniment. Si le pays lui donne raison, c’est-à-dire s’il lui donne la majorité, il fera avec celle-ci un nouveau bail de quelques années. Si le pays lui donne tort, il ne tombera pas d’assez haut pour se faire beaucoup de mal, et l’avenir lui restera ouvert. On ne peut donc que constater sa prudence. Mais, pour le quart d’heure, il doit compléter son cabinet, et ce n’est pas chose aussi facile qu’on l’avait cru, puisqu’il n’y est pas encore parvenu. Les bruits répandus à ce sujet sont trop confus pour que nous les reproduisions aujourd’hui. Deux choses cependant paraissent hors de doute : la première que l’influence de M. Chamberlain continue de s’exercer sur le cabinet pour les choix à faire ; la seconde que M. Balfour doit compter encore avec une autre influence, qui ne serait peut-être pas tout à fait d’accord avec la première, et qui n’est autre que celle du roi Edouard. Tout cela se passe dans une pénombre où il est difficile de voir clair. Quand le cabinet sera parachevé, on reconnaîtra dans quelle mesure M. Chamberlain aura obtenu satisfaction.

Pour ce qui est du roi, ce qu’on a dit de son opposition à certains choix ne doit être accueilli qu’avec réserve ; mais il prend certainement une part importante à l’élaboration du cabinet ; en quoi il donne un bon exemple. On nous a dit si souvent qu’un chef d’Etat constitutionnel, après avoir désigné un président du Conseil et l’avoir chargé de former un ministère, n’avait plus qu’à se croiser les bras, à attendre et à signer la liste qu’on lui présente, que nous ne sommes pas fâché de constater que le roi d’Angleterre ne procède pas tout à fait ainsi. Il a une opinion sur les candidats qu’on lui soumet et ne les accepte pas sans discernement, parce qu’il a le sentiment que le choix des personnes n’est pas indifférent à la marche des affaires et qu’il a une responsabilité dans celle-ci. Encore une fois, c’est un excellent exemple, et nous souhaitons qu’il serve de leçon.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.