Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1863

Chronique n° 755
30 septembre 1863


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 septembre 1863.

La grande campagne diplomatique entreprise cette année en faveur de la Pologne est maintenant achevée. Il dépendait du prince Gortchakof de laisser en quelque sorte reposer le débat en donnant à son dernier mot un tour modéré et conciliant. Il lui a plu au contraire de le rompre sur le ton du défi. Tout le monde, les partisans de la paix quand même aussi bien que ceux qui veulent qu’il soit demandé compte à la Russie du droit public qu’elle viole et de l’humanité qu’elle outrage, a le sentiment que les choses ne peuvent en rester là. L’hiver était dans cette discussion un arrêt forcé, une sorte de trêve, qu’on eût pu mettre à profit pour l’élaboration d’une transaction ; l’imprudent et faux orgueil moscovite n’a point souffert qu’il en fût ainsi. L’avenir dira si ceux qui ont pris une attitude si altière sont de force à la soutenir.

Personne n’a lieu d’être satisfait de la façon dont le débat diplomatique s’est terminé. Nous n’avons point la prétention de deviner les phases ultérieures que parcourra la question polonaise ; mais le sentiment général de malaise créé par le triste résultat de cette campagne est un premier et grave indice des embarras auxquels tout le monde peut s’attendre. Tout demeure pour l’opinion publique, aussi bien que pour les gouvernemens, incertitude, anxiété, confusion. Personne ne distingue nettement sa voie ; chacun est à la merci des incidens, s’abandonne au courant fatal des choses. On ne voit pas de système, pas de conduite tracée ; pour nous Français, une telle situation est un supplice. Une note du Moniteur nous instruisait, il y a trois jours, de la façon dont s’exerce chez nous l’initiative politique suivant l’esprit de nos institutions. « Sous le régime actuel, disait eu journal taciturne, c’est du souverain qu’émane la pensée qui dirige les affaires. Le ministre n’est responsable que de l’exécution. » La distinction est fondée sans doute, et nous est fort utilement rappelée ; mais le public en France est pour le moment bien plus curieux de connaître la pensée même de la politique suivie à l’égard de la Pologne que d’apprendre d’où elle vient. Aussi remarquons-nous que la réunion de notre chambre des députés est attendue par le public avec une impatience qu’il n’avait point montrée depuis longtemps. On sent que les discussions de la chambre feront cette lumière dont les esprits et les intérêts ont également besoin. On comprend qu’il sera nécessaire d’exposer à la chambre, sous une forme systématique, la politique que nous avons suivie et que nous voudrons suivre dans la question polonaise. On sait que cette politique devra s’éprouver dans un débat au grand jour, et se dessiner d’autant plus nettement qu’elle sera contrôlée de plus près. On a donc hâte de voir commencer la session. La réunion de la chambre se présente cette année comme une garantie de sécurité et de confiance à un pays qui aime à savoir ce qu’il fait et où il va. Il y a dans cette disposition de l’opinion publique le symptôme favorable d’une renaissance vigoureuse du régime représentatif parmi nous. Les observateurs politiques feront bien d’en prendre note et d’en tenir compte.

Le régime représentatif est une école d’enseignement mutuel dont les leçons sont aussi nécessaires aux souverains qui dirigent les affaires et aux ministres qui les exécutent qu’aux peuples, qui doivent inspirer la politique nationale. Il est utile à l’Europe non moins qu’à la nation anglaise que cette école mutuelle ne soit pas tout à fait fermée en Angleterre dans l’intervalle des sessions. Chez nos voisins, tantôt c’est un orateur populaire qui vient dans un meeting faire retentir le cri de l’opinion, tantôt c’est un ministre en personne qui, en temps opportun, vient donner au public les informations, aux grands intérêts du pays les éclaircissemens qui leur sont nécessaires. Souvent, nous autres continentaux nécessiteux à qui les communications et les épanchemens politiques sont si avarement mesurés, nous avons à recueillir des renseignemens profitables parmi ces manifestations familières de la libre Angleterre. N’est-ce pas, par exemple, une rencontre heureuse pour nous que les tenanciers du domaine de Meikleour aient eu l’idée de traiter samedi le comte Russell dans le nouvel hôtel de ville de Blairgowrie ? À l’humeur conviviale (qu’on nous passe l’épithète anglaise) de ces braves gens, nous devons la première révélation officielle de l’impression produite sur la politique anglaise par les dernières dépêches du prince Gortchakof. Voyez-vous d’ici ces bons habitans de Blairgowrie, une petite ville d’Ecosse, s’apprêtant à faire honneur à l’illustre vétéran du libéralisme britannique ? Ils vont en procession au-devant du noble lord, de la comtesse et de leur famille à une lieue de leur bourg. Un détachement de volontaires fait escorté et donne à la fête à moitié rustique le petit air guerrier qui partout aujourd’hui est à la mode. Le bailli présente une adresse à lord Russell ; on se promène dans la ville en gaîté aux applaudissemens du peuple. À l’heure du dîner, on entre dans le hall de l’hôtel de ville, joyeusement décoré, où est dressée une table de cent cinquante couverts. Les tenanciers de Meikleour ont confié au ministre de l’endroit la lecture de leur adresse ; ce morceau donne bonne idée de la littérature des fermiers écossais. L’allusion classique aux Russell martyrs y est heureusement rajeunie : « le sang de la maison de Russell arrosa la plante de la liberté britannique quand elle était jeune et faible encore… » La noble carrière de lord Russell y est dignement retracée. On dîne ; puis de cette scène qu’on croirait lire dans un roman de Walter Scott se détache le discours du principal secrétaire d’état de sa majesté britannique, discours simple, honnête, curieux à lire, discours qui marque de son empreinte la page présente de l’histoire d’Angleterre, discours qui dépasse les humbles murs d’une bourgade écossaise, et qui s’adresse à l’Angleterre, à l’Europe, à l’Amérique.

La Pologne ne tient pas la première et la plus grande place dans cette harangue, bien au contraire. Avant tout, la politique étrangère de lord Russell prend sa base dans la situation intérieure de l’Angleterre, telle que l’ont faite quarante années consacrées à de vastes et progressives réformes. Lord Russell a rempli un des principaux rôles dans ce mouvement réformateur couronné de si heureux résultats. L’adresse des tenanciers de Meikleour est consacrée à célébrer cette grande carrière réformatrice de lord Russell. « En 1822, dit-elle, M. Canning vous prédit une longue et brillante carrière de distinction parlementaire. En même temps il vous demandait de vous arrêter avant de pousser plus loin les questions que vous aviez déjà soulevées, et témoigna la plus grande crainte des résultats de vos succès, si en effet le succès devait couronner vos efforts. » Il était piquant de rappeler ces appréciations de Canning aujourd’hui que l’œuvre réformatrice est accomplie et a donné à l’Angleterre la paix intérieure, une prospérité sans égale et la sécurité qu’elle possède seule parmi les nations du monde. Lord Russell, dans sa réponse, a relevé avec bonheur cette allusion aux prédictions et aux appréhensions de Canning. « Vous avez parlé de la réforme parlementaire et des alarmes qu’elle inspirait à un aussi grand homme et à un génie aussi distingué que M. Canning : vous avez eu raison de dire que ces alarmes se sont maintenant évanouies parce que le fruit des réformes n’a point été trouvé amer et a été utile et bienfaisant. Canning lui-même fit un jour cette déclaration remarquable : « Ceux qui ont peur des améliorations parce qu’elles peuvent être accompagnées de nouveautés pourront se trouver contraints un jour de subir des nouveautés qui ne seront pas des améliorations. » Heureusement pour lui, ce pays a évité l’erreur que Canning dénonçait ainsi. Il a opté pour le progrès et a échappé aux innovations oiseuses et malfaisantes. » Aussi l’Angleterre présente-t-elle le spectacle unique au monde de la paix intérieure dans la liberté publique ; il n’y a plus de dissentimens fondamentaux sur les questions intérieures entre le parti du gouvernement et l’opposition. Lord Russell a pu comparer le sentiment actuel de l’Angleterre à celui de cet homme qui, ayant construit une route dans les highlands d’Écosse, plaça au sommet de la montagne une pierre avec cette inscription : « Repose-toi et sois reconnaissant. Telle paraît être, a-t-il ajouté, l’opinion actuelle du pays, non que nous n’ayons d’autres routes à construire et d’autres montagnes à gravir ; mais il semble pour le moment que le vœu du pays, et je m’y associe, est que notre politique, au lieu d’ouvrir de nouvelles voies, se repose et soit reconnaissante. »

Tel est en raccourci le trait caractéristique de la situation intérieure actuelle de l’Angleterre. Il y a un grand intérêt pour le continent à le bien saisir et à ne le point perdre de vue. Nous autres nations continentales, depuis la Russie jusqu’à la France, nous aurions grandement à profiter des enseignemens que nous a donnés le mouvement progressif et réformateur de l’Angleterre pendant ces quarante dernières années. Malheureusement nous avons présenté durant cette période l’exemple tout contraire, et nous ne semblons pas près de mettre un terme au contraste que nous poursuivons à nos dépens. Naturellement ce contraste se reproduit dans la politique extérieure. Pour nous qui, grâce au système réactionnaire et restrictif qui nous est appliqué au dedans, n’avons presque pas de vie politique intérieure, on nous cherche et nous cherchons nous-mêmes des diversions dans les aventures extérieures. Comprenons que l’Angleterre, dans ses dispositions actuelles, ne peut point apporter les mêmes entraînemens que nous dans sa politique étrangère. Un peuple qui est, comme nous le voyons, amoureux de sa paix intérieure, qui la savoure avec délices, qui y attache d’autant plus de prix qu’il a eu le spectacle des naufrages de la liberté française, né saurait être différent au dehors de ce qu’il est chez lui. La paix extérieure ne saurait avoir pour lui moins d’attraits que la paix intérieure. Il ne doit pas apporter une moindre vigilance et une moindre prudence à conserver l’une que l’autre. Qu’on en soit donc Bien certain, la politique pacifique suivie par lord Russell et par lord Palmerston n’est point le système ou le caprice de ces hommes d’état, elle n’est pas une taquinerie imaginée pour vexer le gouvernement français ; elle émane de la nation elle-même, elle est dictée par l’opinion publique anglaise.

La première condition, quand on fait de la politique sérieuse, c’est de voir les choses telles qu’elles sont, de ne pas s’abandonner à la merci des illusions, de ne pas s’efforcer de croire à ce que l’on désire, de ne pas tricher avec soi-même. Ne nous méprenons donc point sur la politique anglaise. Nous venons de montrer la raison profonde et générale du caractère pacifique de cette politique, qu’elle s’applique au Mexique, aux États-Unis, à la Pologne. Il serait facile de signaler des motifs accessoires de l’attitude du gouvernement anglais, si l’on entrait dans l’examen des diverses questions. Prenons par exemple la question polonaise. A-t-on jamais pu croire, que les hommes d’état anglais voulussent risquer une guerre avec la Russie en se mettant des œillères, en ne voulant voir que la question polonaise elle-même, sans examiner et peser les intérêts différens, nombreux et compliqués qui pouvaient être affectés par une telle guerre ? Avant tout se pose la question de l’équilibre général de l’Europe : aucun politique sérieux doit-il penser que les Anglais puissent avoir sur l’équilibre actuel de l’Europe les mêmes idées que le gouvernement français ? Une nouvelle guerre contre la Russie couronnée de succès affaiblirait nécessairement la puissance russe, et nécessairement, par contre-coup, augmenterait la puissance relative de la France sur le continent. Il serait par trop naïf de s’imaginer que l’Angleterre pût envisager avec indifférence une pareille perspective, et voulût généreusement travailler de ses propres mains à nous en donner le profit. Il y a encore l’inconnu de la réaction qu’une grande guerre polonaise pourrait exercer sur l’Allemagne. Qui peut prédire les remaniemens que les vicissitudes de la guerre produiraient dans quelques états germaniques, et n’est-il pas probable que ceux de ces états qui seraient plus ou moins remués et frappés sont justement des pièces que l’Angleterre compte sur son échiquier ? Il y a la question des alliances. Sur ce point, on serait impardonnable, si l’on se berçait en France de vains rêves. Elle est finie depuis bien longtemps, elle est allée où vont les vieilles lunes, la lune de miel de l’alliance anglo-française. Pourquoi, dit-on, la France et l’Angleterre ne reprendraient-elles pas, à propos de la Pologne, l’union active qu’elles avaient contractée pour la guerre de Crimée ? Nous déplorons, hélas ! pour la malheureuse Pologne que cette union ne puisse revivre ; mais à quoi servirait de prendre pour une réalité un vœu chimérique ? De bonne foi, l’expérience de la guerre de Crimée et de ce qui s’est passé depuis est-elle faite pour donner aux Anglais le goût de recommencer ? Avons-nous tenu compte des convenances de l’Angleterre dans la conclusion hâtive de la guerre de Crimée ? La Russie, au moment de la paix et après, ne nous a-t-elle pas comblés de prévenances affectées, et ne sommes-nous pas tombés avec empressement dans le piège que nous tendaient ses coquetteries ? Un peu plus tard, par un jour néfaste, un Italien vient commettre chez nous un horrible crime. La liberté française fait les frais de cet attentat, qui nous vaut la loi de sûreté générale ; l’alliance anglaise en est aussi compromise. On n’a pas oublié les fameuses adresses qui eurent pour conséquence le mouvement spontané des volontaires anglais. Puis vient la guerre d’Italie et la surprise de l’annexion qui a rendu proverbialement suspectes en Angleterre les guerres entreprises pour une idée. Il y a eu enfin une série de malentendus et de petites piques à travers lesquelles il va sans dire que l’Angleterre a eu des torts, a commis des fautes, n’a pas été juste à notre égard. Nous regrettons profondément les difficultés qui ont été si imprudemment accumulées entre les deux pays et qui rendent si peu probable le renouvellement d’une union active de la France et de l’Angleterre. Nous le regrettons dans l’intérêt de la Pologne, que l’accord sincère et résolu des deux pays, entraînant l’Autriche, pourrait arracher aux mains sanguinaires et spoliatrices de la Russie ; mais quel avantage y aurait-il et pour la cause polonaise et pour la politique française à se faire des chimères et à imaginer une politique anglaise qui n’existe pas, et qui ne peut pas exister ? Ne serait-ce pas se condamner à une politique de plus en plus irrésolue et décousue que de se repaître ainsi d’une déception volontaire ?

Lord Russell ne dit évidemment point tout ce qu’il pense ; mais on ne pourra jamais lui reprocher de ne point penser tout ce qu’il dit. Tout autre ministre à sa place, lord Clarendon par exemple, dont on met depuis quelque temps le nom en avant, pourrait être plus agréable à tel ou tel cabinet continental ; mais nous croyons pouvoir affirmer qu’il ne serait ni plus belliqueux ni plus facile à concerter avec la France une action commune que le présent secrétaire d’état. Lord Russell a une probité et une franchise qu’aucun de ses rivaux ne surpassera : ces qualités sont de précieuses garanties pour ceux qui ont à traiter avec lui. En négociant avec lord Russell, on ne court le risque d’être trompé que par soi-même. Lord Russell a plus de philosophie dans l’esprit que n’en ont d’habitude les hommes d’état anglais ; mieux qu’un autre, il sait définir une situation par une idée générale. Dussent même ses généralisations rendre plus choquantes les contradictions de sa position, il n’est pas homme à reculer devant cet inconvénient. Il lui est plus facile ou plus agréable d’être sincère que de paraître adroit. Il a pris dans la question polonaise une attitude qui paraît inconséquente ; mais c’est une attitude conforme aux dispositions temporaires de l’opinion anglaise, une attitude fermement voulue, dont les contradictions le gênent si peu qu’il ne perd aucune occasion de les mettre lui-même aussi fortement en relief qu’il est possible. Dès le principe, il a dit qu’il ne voulait pas faire la guerre pour la Pologne ; dès le principe, il a dit qu’il n’entrait dans la question polonaise qu’à titre de conseiller, comme organe des jugemens de l’opinion publique et interprète juré du traité de Vienne. Pas de guerre, et des avis ou des appréciations ; il ne sort pas de là. Il est resté à Blairgowrie dans le même système. Sa déclaration pacifique a été plus énergique que jamais. « J’ai dit à ma place dans le parlement, et c’est encore mon opinion, que ni les obligations, ni l’honneur, ni l’intérêt, n’exigent que nous fassions la guerre pour la Pologne. » La précaution oratoire est carrée. Une fois cette assise posée, lord Russell reprend avec Bon moins d’énergie l’autre côté de son rôle, rôle du juge qui prononce l’arrêt, mais qui n’a rien à démêler avec l’exécution de la sentence. « Il est étonné du parti qu’a pris la Russie après cette longue correspondance. Rien n’a été plus scandaleux que le partage de la Pologne au dernier siècle ; un éternel reproche s’élèvera contre les puissances qui l’ont accompli. Jusqu’au traité de Vienne, cet acte n’était point admis dans le droit européen. Ce traité, sous la pression des circonstances, donna au partage une sanction rétrospective. Des conditions furent mises à cette sanction ; ces conditions, l’Autriche et la Prusse les ont remplies. La Russie ne les a pas tenues ; avertie aujourd’hui par les représentations des puissances, la Russie persévère dans la violation de ses engagemens. Elle renonce donc à la sanction du traité ; elle ne peut plus posséder la Pologne que par conquête et usurpation ; ses infractions au contrat ont frappé de nullité son titre de possession. » L’arrêt de lord Russell est catégorique ; venant de l’homme qui représente la politique extérieure de l’Angleterre, il a une gravité que l’on ne saurait contester. C’est en vain que lord Russell s’interdit de le mettre à exécution de ses propres mains ; la portée morale d’un tel jugement n’en subsiste pas moins tout entière. Quoi qu’en puissent penser les Berg, les Mouravief et le prince Gortchakof, devenu leur porteur de paroles, la force morale compte et comptera toujours pour beaucoup dans les affaires de ce monde. Nous croyons que déjà lord Russell a proposé à Vienne de déclarer la Russie déchue de ses droits sur la Pologne. On dit que cette proposition n’effarouche point le cabinet de Vienne, que l’Autriche voudrait même que la déchéance fût étendue à toutes les provinces polonaises possédées par la Russie. Cette combinaison, en rendant possible la reconstitution d’une grande Pologne, offrirait en effet à l’Autriche des perspectives sérieuses, et pourrait dans l’avenir la mettre efficacement à l’abri des agressions russes. Quoi qu’il en soit, la déclaration de lord Russell a une grande importance. Le ministre anglais s’écrie, lui aussi, à sa façon que les traités de 1815 n’existent plus. Tel est le premier résultat des rodomontades provocatrices de la cour de Pétersbourg. Le terrain de la question polonaise est maintenant déblayé de ces vieux parchemins de 1815 où s’était empêtré jusqu’à présent le débat diplomatique. La question polonaise cesse désormais d’être une question d’interprétation de traité. Elle reprend le caractère plus simple, plus vrai, plus émouvant d’une question de droit national, d’ordre européen et d’humanité.

Le prince Gortchakof a sans contredit d’habiles rédacteurs politiques. On prétend que, comme un chef d’orchestre disposant d’instrumens différens pour exprimer la variété des effets musicaux, il a formé un groupe de collaborateurs où sont réunis avec choix des écrivains distingués et de tempéramens divers : l’un, d’un caractère doux, parle avec élégance le langage de la conciliation ; un autre sait envelopper sa pensée dans une obscurité pompeuse ; un troisième, d’humeur hautaine et cassante, joue au naturel l’impertinence et fait siffler le sarcasme. Le prince Gortchakof a toujours de la sorte au bout de sa sonnette le truchement qui convient à la circonstance. Nous ne critiquons point cet arrangement ingénieux ; nous y voyons un hommage rendu par le gouvernement d’une nation à demi barbare à la puissance littéraire, et le talent des organes de la chancellerie russe ne fait point un médiocre honneur au goût du prince Gortchakof. Le prince, lorsqu’il eut à répondre aux premières ouvertures des puissances, lorsqu’il voulut plus tard réparer le mauvais effet de sa seconde note, adressée à la France, eut la bonne idée de sonner le rédacteur à l’esprit doux et à l’humeur conciliante ; mais nous doutons qu’il ait à s’applaudir d’avoir appelé l’écrivain altier et ironique afin d’écrire le romanesque mémoire sur la négociation de 1815 et le refus péremptoire d’accepter la conversation sur les provinces polonaises annexées à la Russie, pour lesquelles il avait été stipulé à Vienne au même titre que pour les provinces polonaises attribuées à la Prusse et à l’Autriche. C’est cette fausse histoire des négociations de Vienne, c’est cette prétention d’exclure de la controverse les provinces polonaises, qui ont amené lord Russell à déclarer que la Russie a perdu le titre de possession qu’elle puisait dans un acte européen. Le prince Gortchakof se figure qu’il a cause gagnée parce que l’Angleterre dit qu’elle ne fera pas la guerre, parce que l’Autriche sera trop heureuse de s’abriter sous l’exemple de l’Angleterre, parce que la France a déclaré que, la question étant européenne, elle répudie toute action isolée, et ne veut rien faire qu’à trois. Soit : nous voilà entrés dans la période souhaitée par la cour de Pétersbourg, la Russie est laissée en tête-à-tête avec sa victime ; mais l’Europe en même temps est aussi laissée tout entière au spectacle de ce duel atroce entre l’oppresseur et l’opprimé. Son attention n’est plus détournée et amusée par la diversion de la dispute diplomatique ; elle n’est plus aux écoutes pour entendre ce qui se murmure à Vienne, à Londres, à Paris ; elle ne perd plus son intelligence à suivre les subtilités des notes ; elle n’occupe plus sa curiosité à deviner par quel artifice on pourra du traité de Vienne faire sortir la renaissance de la Pologne. Elle n’aura plus devant elle que le fait brutal, la sanglante tragédie. Ils sont partis, les diplomates s’étudiant au beau style et aux belles manières ; il ne resté que les Berg, les Mouravief, les Annenkof, les hommes qui commandent les confiscations et les supplices, qui dirigent l’expatriation et la transportation de populations entières, qui excitent contre les foules désarmées une soldatesque sauvage, et s’efforcent de corrompre les paysans par les tentations les plus perverses, en un mot les Marat et les Carrier d’un terrorisme froidement organisé au nom d’une cause qui se prétend conservatrice et monarchique ! Persécution religieuse, meurtre et pillage, voilà les scènes auxquelles la Russie convie l’Europe attentive ! Croit-on que ce spectacle sera longtemps enduré ? pense-t-on qu’il ne parlera pas aux sentimens de l’Europe avec une bien autre puissance que des notes d’hommes d’état ? se figure-t-on qu’il ne fera pas bien plus que des négociations chicanières pour dissiper les défiances qui divisent les peuples dont l’union pourrait sauver la Pologne ? Nous acceptons la déclaration de lord Russell : « la domination russe n’a plus de titres ; la Russie n’est plus en Pologne, comme au moment du partage, qu’à l’état de conquérante. » Il s’agit donc simplement pour l’Angleterre, pour l’Allemagne et pour nous, de savoir si nous allons renouveler la honte et le scandale du dernier siècle, et si nous laisserons s’accomplir la spoliation nouvelle de la Pologne avec la lâche inertie qui a déshonoré nos ancêtres. Voilà la situation extrême où la politique russe pousse imprudemment l’Europe ; il est impossible que cette politique à outrance, contre laquelle proteste au fond du cœur tout ce qu’il y a d’esprits élevés en Russie, vis-à-vis de laquelle le grand-duc Constantin lui-même n’a point caché son dégoût pendant son passage à Vienne, n’exerce pas sur la situation intérieure de la Russie une influence désorganisatrice et ruineuse ; il n’est pas possible que l’Europe en supporte longtemps la vue. Que si, par malheur, de tels excès n’étaient pas réprimés à temps, une chose est certaine, c’est que le monde européen ne les aurait point endurés impunément. Il en résulterait un trouble moral qui tarderait peu à éclater en commotions politiques et en perturbations révolutionnaires.

Il ne nous convient guère d’essayer de deviner l’attitude ou les actes par lesquels notre gouvernement croira devoir répondre aux dernières communications du cabinet de Pétersbourg. Quoique la France ait toujours présenté la question polonaise comme une affaire européenne, commune à trois puissances et où elle n’était pas tenue à d’autres obligations que celles qui s’imposent à l’Angleterre et à l’Autriche, il est inutile de faire observer que nous pouvons difficilement nous retrancher derrière les nécessités de cette politique trinitaire. En principe, il est évident que les affaires du continent nous touchent de beaucoup plus près que l’Angleterre ; en fait, il n’est pas douteux que dans la question polonaise nous avons montré plus d’initiative que les cabinets de Saint-James et de Vienne. Presque toutes les propositions sont venues de nous ; nos efforts pour lier une action commune sous la forme de notes identiques ne sont point un mystère ; enfin la Russie nous a honorés de sa préférence dans ses ripostes : c’est à nous qu’elle a adressé les récriminations les plus aigres et les paroles les plus vives. Au point où les choses en sont venues, il n’est pas permis à notre gouvernement de reculer. Sa marche doit sans doute être circonspecte, il doit prendre son temps et attendre l’occasion ; mais il ne peut faire que des pas en avant. Il ne serait pas impolitique de laisser prendre un peu l’initiative à l’Angleterre, qui, dans cette affaire, n’a point caché sa crainte de voir la France la mener et la conduire plus loin qu’elle ne voulait aller. En déclarant la Russie déchue des droits qu’elle tirait du traité de Vienne, lord Russell fait faire à la question un progrès réel et imprime une direction que nous devons suivre. Nos relations avec l’Angleterre étant le grand intérêt de la situation présente, nous comprenons le bruit qui s’est répandu touchant la nomination d’un nouvel ambassadeur, à Londres. Il nous parait naturel que le nom de M. Walewski, qui a utilement représenté la France à Londres pendant les affaires d’Orient, ait été prononcé à cette occasion.

Malheureusement pour la bonne conduite de l’affaire polonaise, la France ne rencontre pas seulement les obstacles qui sont inhérens à la question. Nous avons ailleurs des embarras et des empêchemens que nous nous sommes suscités par une politique peu conforme aux principes de la révolution française ou peu prévoyante. Le plus grave de ces embarras est, de l’aveu de tous, l’affaire du Mexique. Nous constatons pourtant avec plaisir que de ce côté les perspectives s’améliorent, et que la France pourra se dégager honorablement, dans un temps donné, de cette dangereuse intervention en Amérique. L’acceptation de l’empire par l’archiduc Maximilien paraît aujourd’hui un fait certain. Pendant la période d’établissement du nouveau régime, la France sera représentée à Mexico par deux hommes justement estimés, militairement par le général Bazaine, diplomatiquement par M. de Montholon. Une correspondance du ministre des États-Unis à Mexico, adressée à M. Seward, et que la presse américaine a publiée, contient des informations rassurantes. M. Corwin reconnaît que la population mexicaine est favorable au nouveau régime. Dans ces circonstances, il est à présumer que les capitaux européens, ceux de l’Angleterre aussi bien que ceux de la France, suivront volontiers au Mexique le nouvel empereur. De grands banquiers de France et d’Angleterre se proposent de fonder une banque d’état au Mexique ; des maisons considérables offrent de se charger du placement d’un emprunt de 300 millions de francs. Il y aurait là une ressource immédiate où la France pourrait trouver le remboursement de ses frais de guerre. M. Fould verrait ainsi rentrer au trésor des sommes très importantes qu’il avait dû croire parties pour longtemps.

Ne pouvons-nous aussi nous considérer comme affranchis désormais des craintes qui s’étaient répandues, il y a déjà quelque temps, à propos d’un projet de reconnaissance prochaine de la confédération du sud que l’on prêtait à notre gouvernement ? Quand un tel acte ne serait pas contraire aux intérêts les plus incontestés de la France et à nos traditions les plus honorables, il faut convenir qu’il serait peu justifié par les circonstances. Il est possible que l’Union ne rétablisse point aussi promptement qu’elle l’espère son ascendant sur le sud, il se peut que quelques échecs partiels ralentissent les progrès marqués des fédéraux ; mais l’ensemble des faits démontre le déclin de l’entreprise malheureuse tentée par les chefs de la sécession. Le ministère anglais a tenu dans la question américaine une conduite qui suffirait au besoin à nous mettre en garde contre l’idée imprudente de reconnaître le sud. La partie du discours de lord Russell relative à l’Amérique est très curieuse à étudier à ce point de vue. S’il existait un esprit public organisé parmi nous, et qu’on voulût reconnaître le sud, notre gouvernement n’aurait pas à soutenir contre l’opinion une lutte moins vive que celle que le gouvernement anglais a dû soutenir pour résister au courant d’opinion qui demandait la reconnaissance de la confédération. Le ministère anglais a résisté aux préjugés passionnés de son pays. Il a persisté dans la politique de non-intervention. Cette prudence inflexible a fini par lasser le gouvernement de Richmond. M. Jefferson Davis a retiré son représentant à Londres, M. Mason. Le dépit et l’impatience du gouvernement de Richmond se comprennent aisément lorsqu’on a parcouru le Blue Book. On y voit de fréquentes et longues communications écrites de M. Mason, auxquelles le comte Russell ne répondait jamais que par des accusés de réception d’une brièveté et d’une sécheresse qui lui sont toutes particulières. Le contraste entre les dépêches de l’envoyé confédéré et les deux lignes stéréotypées du ministre anglais finissait par devenir comique. M. Mason a été envoyé en France et associé à M. Slidell. Le séjour de la France lui sera certainement plus agréable que celui de l’Angleterre ; mais il n’y recrutera pas de partisans à sa cause. Déjà en Angleterre les sympathies pour les confédérés vont diminuant. Lord Russell a dit que, dans son opinion, les partisans de l’union avaient en Angleterre la majorité numérique. Ce retour d’opinion est curieux ; les commissaires confédérés ne peuvent espérer de trouver en France la compensation de ce qu’ils ont perdu en Angleterre.

Un des écrivains les plus éminens de notre cycle littéraire, M. de Vigny, vient de mourir, et la Revue perd en lui un de ses collaborateurs les plus distingués. La mort de M. de Vigny a été prématurée, et pourtant il semblait avoir mis fin lui-même, depuis plusieurs années, à sa carrière littéraire. Cet esprit délicat avait débuté sous la restauration par le roman de Cinq-Mars. Il fut militant à son heure, et au moment de la lutte romantique il livra bataille sur l’Othello de Shakspeare, qu’il voulut approprier à notre scène. Ses vrais joyaux littéraires furent l’œuvre des années d’entrain qui suivirent la révolution de 1830, la révolution qui porte la date rayonnante de la jeunesse de notre siècle. C’est alors qu’il écrivit les Consultations du Docteur noir, ces biographies de trois poètes diversement illustres et également malheureux, compositions brodées de fantaisie, et où le sentiment poétique le plus exquis émane de la mise en scène la plus soigneusement arrangée et du style le plus délicatement travaillé. Il n’y a pas moins de finesse de sentiment et d’art dans les scènes qui suivirent, et qui forment le volume de Servitude et Grandeur militaires ; mais l’inspiration semble ici plus robuste, et la touche plus vigoureuse. On relira toujours avec émotion ces pages du capitaine Renaud, où le roman côtoie la grande histoire. M. de Vigny s’arrêta après ce dernier ouvrage. On a eu de lui plus tard, à de rares intervalles, des poèmes philosophiques ; mais il semble que cet esprit raffiné ne fût point de ces natures exceptionnellement vigoureuses qui, après avoir eu les grâces et les élégances de la jeunesse, arrivent à la puissance féconde du talent viril. L’exemple n’est pas rare à notre époque de ces esprits qui ne s’accommodent point aux divers âges de la vie. Quant à M. de Vigny, avec les romans, les nouvelles, les poésies et les drames de sa jeunesse, il avait fourni une œuvre complète. Ce fut peut-être de sa part une coquetterie d’artiste et une preuve de goût d’en rester là de peur d’altérer l’unité d’une carrière littéraire qui restera comme une des plus pures et des plus nobles de notre époque.

E. FORCADE.


ESSAIS ET NOTICES

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UN NOUVEL OUVRAGE SUR LA GRÈCE[1].


La Grèce a été depuis quarante ans l’objet des appréciations les plus contradictoires. Les uns lui ont prodigué le dithyrambe, les autres ne lui ont pas ménagé la satire : ses adversaires n’ont pas été moins passionnés que ses admirateurs. Ceux-ci la condamnaient à une décadence éternelle, ceux-là nous annonçaient déjà le retour prochain des jours de Thémistocle et de Miltiade. On reconnaît aujourd’hui que la vérité est entre ces exagérations. Depuis que les derniers événemens ont ramené sur la Grèce l’attention de l’Europe, on est porté à se prémunir contre les entraînemens du blâme aussi bien que contre ceux de l’enthousiasme, et à juger sans parti pris la situation morale et matérielle des Hellènes.

Un livre qui résume bien cet état de l’opinion est celui qu’a publié récemment Mme Dora d’Istria sous le titre d’Excursions en Roumélie et en Morée. Il y a là un tableau presque complet de la Grèce moderne. Animé d’un vif désir de se montrer impartial, l’écrivain a écouté les hommes de tous les partis et interrogé avec autant de soin les chevriers du Parnasse et les pâtres arcadiens que les députés et les ministres. Mme Dora d’Istria raconte ce qu’elle a vu dans les provinces comme à Athènes, dans la cabane des paysans comme dans les salons des Phanariotes. Elle évoque tour à tour, dans un style à la fois sérieux et pittoresque, les traditions de la mythologie, les souvenirs de l’histoire, les beautés de la nature. Il y a dans son livre des faits et des idées, de l’imagination et de la statistique, de la politique et de la poésie. Elle sait décrire et admirer ces montagnes dont les pentes grisâtres se parent le soir des teintes changeantes de l’azur, de la pourpre et de l’améthyste, ces franges d’argent liquide qui couronnent les crêtes radieuses, ces étoiles dont les froides régions de l’ouest ignoreront toujours l’éclat, ce pays favorisé du ciel où « l’îlot le plus stérile, noyé dans un or transparent, a l’air d’un séjour digue des habitans de l’Olympe, » et en quittant le rivage de l’Attique elle se souvient du chœur de la Médée d’Euripide : « Ô heureux fils d’Érechthée, fortunés enfans des mortels, vous qui marchez dans un air pur, plein de lumière et de clarté ! »

La Grèce ne se plaindra point d’être observée ainsi. C’est avec un respect religieux que Mme Dora parle de cette nation qui a laissé de si grands souvenirs. Persuadée que les idées libérales sont les seules capables de régénérer l’Orient, elle est également convaincue qu’avec les qualités dont ils sont doués, les Grecs peuvent, s’ils le veulent, triompher de tous les obstacles qui entravent encore le développement de leur prospérité. Elle a trouvé chez eux « un goût pour l’instruction fort rare dans l’Europe orientale, un amour sincère de la patrie, un vif désir de mériter les sympathies du monde civilisé, une foi inébranlable dans l’avenir. » En se reportant à ce qu’était la Grèce à la fin de la guerre de l’indépendance, l’on ne peut, à vrai dire, s’empêcher de reconnaître que peu de pays ont fait en si peu de temps d’aussi rapides progrès. Quand les Turcs l’évacuèrent le 1er avril 1833, Athènes n’offrait que des décombres. Ce n’était qu’une bourgade ruinée, comptant à peine quatre mille âmes. Aujourd’hui c’est une capitale avec deux mille maisons et vingt mille habitans. Le Pirée était comblé, pas une cabane ne s’élevait sur ses rives, et c’est aujourd’hui l’une des plus importantes stations des mers orientales. Sept mille bateaux portant le pavillon de tous les peuples maritimes y abordent chaque année, et le port n’est pas moins animé qu’au temps de Thémistocle. Le voyageur cherchait en vain l’emplacement où fut Sparte, et Sparte, relevée en 1840, est maintenant le chef-lieu de la nomarchie de Laconie. Patras, Argos, Missolonghi, Nauplie, sont sorties de leurs ruines. La population du royaume, qui ne s’élevait en 1834 qu’à 612,000 habitans, en compte à présent 1,200,000, et les dernières statistiques comparées ont établi ce fait curieux que de tous les pays de l’Europe, c’est la Grèce où l’accroissement de la population se fait dans la proportion la plus considérable. La marine marchande des Hellènes joue un rôle important dans les ports de la Mer-Noire et dans les échelles du Levant. En 1838, la Grèce possédait 3,260 navires ou barques de toute grandeur, jaugeant ensemble 88,500 tonneaux. Elle a maintenant 4,000 bâtimens de commerce ou de pêche mesurant 300,000 tonnes et portant 27,000 matelots. En dix-sept années, de 1845 à 1862, les revenus publics avaient augmenté de 68 pour 100. Le mouvement de la marine marchande atteste les sérieux progrès du commerce. Les exportations, qui en 1844 s’élevaient à 10 millions de drachmes (la drachme vaut environ 97 centimes), avaient atteint en 1857 le chiffre de 30 millions de drachmes. L’instruction, qui est gratuite pour l’enseignement primaire comme pour l’enseignement secondaire, s’est répandue dans une proportion étonnante. D’après une statistique de 1860, la Grèce comptait dans ses nombreuses écoles près de 60,000 élèves des deux sexes. Un peuple chez qui l’éducation est aussi populaire, le goût de la littérature aussi enraciné, qui a pour l’étude, pour le commerce, pour la navigation une aptitude si remarquable, qui jouit de tous les bienfaits et de toutes les garanties d’une organisation communale essentiellement démocratique et d’une constitution où sont inscrits tous les principes et toutes les libertés modernes, un pareil peuple tient à coup sûr une noble place dans cet Orient que la civilisation européenne semblait avoir abandonné.

Assurément il y a beaucoup d’ombres à ce tableau, et la Grèce est loin d’avoir encore justifié toutes les espérances que l’Europe a placées en elle. La mauvaise administration des finances a paralysé les ressources indigènes, l’industrie est restée inactive, l’agriculture n’est pas sortie des voies de la routine, les terres arables du royaume sont évaluées à trois millions d’hectares, et il n’y en a pas la moitié de cultivées ; les sciences et les études pratiques ont été trop sacrifiées au goût de la politique et des belles-lettres, aucun chemin de fer ne sillonne le pays, et c’est à peine si l’on a construit quelques routes ; l’administration a toujours laissé à désirer, et le système constitutionnel n’a pas fonctionné sans entraves ; des questions d’intérêt personnel, de stériles intrigues, des discussions oiseuses se sont souvent produites. Qui donc pourrait s’en étonner ? Mme Dora d’Istria le fait remarquer avec raison, il n’est aucune nation de l’Occident qui n’ait cherché péniblement sa voie avant d’entrer en possession de ses libertés, et les Anglo-Saxons des deux mondes, dont on cite perpétuellement l’exemple, ont eu sous ce rapport autant d’épreuves à subir que les races les plus turbulentes du midi.

Si l’on veut être juste, on reconnaîtra d’ailleurs que peu de pays ont passé plus facilement que la Grèce de l’absolutisme au système constitutionnel. Après avoir vécu sous le régime républicain depuis la guerre de l’indépendance jusqu’en 1832, sous celui de la monarchie absolue de 1832 au mois de septembre 1843, la Grèce a obtenu le 30 mars 1844 une constitution modelée presque en tout point sur la charte française de 1830. Cette grande réforme s’accomplit sans l’effusion d’une goutte de sang. Jamais révolution ne fut plus calme, plus pacifique ; de tout le mouvement d’un peuple unanime, il ne resta guère d’autre trace que le mot constitution, écrit par dix mille mains sur les murailles de marbre de la résidence royale. Égalité devant la loi, inviolabilité de la liberté individuelle, du domicile, de la propriété, liberté de la presse et de l’enseignement, tels sont les droits acquis au citoyen hellène. « Lois constitutionnelles, salut ! s’écrie dans un élan lyrique le poète Alexandre Soutzo. Vous étiez mystérieusement gravées dans le cœur de tous les Grecs ; mais vous attendiez pour briller au grand jour les rayons du 3 septembre, comme ces écritures cachées qui n’apparaissent qu’au contact de la flamme. Saintes lois, vous êtes éternelles ! Nées dans le Jardin sacré d’Épidaure, scellées du sang de nos héros, vous êtes désormais l’évangile politique de la Grèce. »

En vertu de la constitution de 1844, le roi exerce, avec un ministère responsable, le pouvoir exécutif ; il partage le pouvoir législatif avec les deux chambres. Les députés sont élus pour trois ans. Ils reçoivent pendant la durée de leurs travaux une indemnité mensuelle de 250 drachmes, et ils doivent être au moins quatre-vingts. Les sénateurs sont nommés à vie par le roi, qui peut élever leur nombre à la moitié de celui des députés, et leurs attributions sont à peu près les mêmes que celles de notre ancienne chambre des pairs. Ce n’est pas seulement une charte que la Grèce nous a empruntée ; la plupart de ses institutions sont imitées des nôtres. Elle possède un conseil d’état, une cour des comptes. Le code français forme la base de la législation et de l’organisation judiciaire. Il y a une cour de cassation (aréopage), deux cours d’appel, dix tribunaux de première instance, trois tribunaux de commerce, des justices de paix, des cours d’assises et le jury. Au point de vue de l’administration locale, on retrouve notre division en départemens, en arrondissemens, en communes ; au point de vue de l’enseignement, nos écoles normale, polytechnique, militaire, navale. Comme en France, le suffrage universel est la source des pouvoirs qui régissent la commune, et dès qu’ils ont atteint l’âge de vingt-cinq ans, tous les membres qui la composent jouissent du droit d’électeur.

Malgré ces emprunts faits à nos mœurs et à nos lois, la renaissance de la Grèce a cela de caractéristique que la nation ne néglige rien pour se rattacher à son passé glorieux et pour évoquer les souvenirs qui ont été la cause la plus efficace de sa régénération. Ainsi reçoivent un éclatant démenti les doctrines d’un ingénieux publiciste allemand qui s’imaginait avoir découvert qu’il n’existait plus de Grecs. Par leurs qualités et par leurs défauts même, les Hellènes ont protesté contre le sophisme de M. Fallmerayer. Des héros se sont montrés qui auraient été reconnus pour les fils de la Grèce à Salamine et à Mycale, et M. de Chateaubriand a pu dire : « Le mépris n’est plus permis là où se trouve tant d’amour de la liberté et de la patrie ; quand on est perfide et corrompu, l’on n’est pas si brave. Les Grecs se sont refaits nation par leur valeur ; la politique n’a pas voulu reconnaître leur légitimité : ils en ont appelé à la gloire. » Ce n’est pas seulement au moral, c’est au physique qu’ils conservent le type traditionnel de leurs ancêtres. L’auteur de la Grèce contemporaine, qui ne peut être accusé d’un enthousiasme exagéré, constate que la race grecque n’a que fort peu dégénéré, que ces grands jeunes gens à la taille élancée, au visage ovale, à l’œil vif, à l’esprit éveillé, qui remplissent les rues d’Athènes sont bien de la famille qui fournissait des modèles à Phidias. M. Cyprien Robert, M. Alfred Maury, M. Beulé, tous les hommes qui ont visité la Grèce et y ont fait de sérieuses études ethnographiques se plaisent à signaler les analogies qu’un observateur impartial ne peut manquer de reconnaître entre la Grèce ancienne et la Grèce actuelle. On retrouve chez les Hellènes l’intelligence, la vivacité, la mobilité d’impression de leurs aïeux, et parmi les reproches que l’on fait a leur caractère, il n’en est pas un seul qui n’ait été adressé à leurs ancêtres. Cette versatilité qui les fait s’exalter tantôt pour une puissance et tantôt pour une autre, cette ambition ardente qui a produit ce qu’on appelle en Grèce la grande idée, cet esprit entreprenant qui ne tient pas compte des obstacles, ne sont-ce pas là des souvenirs vivans du passé, et ne pourrait-on pas appliquer aux Athéniens du XIXe siècle le portrait que traçait Thucydide : « Il y a un peuple qui ne respire que les nouveautés ? Prompt à concevoir, prompt à exécuter, son audace passe sa force. Dans les périls où il se jette souvent sans réflexion, il ne perd jamais l’espoir ; naturellement inquiet, il cherche à s’agrandir au dehors ; vainqueur, il s’avance et suit sa victoire ; vaincu, il n’est point découragé. Pour les Athéniens, la vie n’est pas une propriété qui leur appartienne, tant ils la sacrifient aisément à leur patrie. Ils croient qu’on les a privés d’un bien légitime toutes les fois qu’ils n’obtiennent pas l’objet de leurs désirs. Ils remplacent un dessein trompé par une nouvelle espérance. »

Que de détails dans la vie athénienne d’aujourd’hui rappellent l’Athènes des siècles passés ! Comme au temps d’Aristophane, l’agora est le théâtre sur lequel le peuple athénien donne un libre cours à ses passions vives et mobiles, à son caractère, qui passe si rapidement de l’admiration à la critique et de l’enthousiasme à l’ironie. Dans ce carrefour, formé par la jonction de la rue d’Hermès et de la rue d’Éole, où se réunissent toutes les classes de la société, où le prolétaire, usant des libertés de la langue grecque, peut sans crainte tutoyer le plus grand personnage et l’appeler frère, άδελφέ, quelle activité de discussion, quelle verve satirique, que de groupes passionnés, quelle volubilité de langage ! Députés, sénateurs, militaires, publicistes, ouvriers, tout le monde s’occupe de politique avec passion. Les débats littéraires ne sont pas moins bruyans. Chaque année, l’académie d’Athènes ouvre un concours poétique, et elle décerne un prix fondé par l’opulent patriote Rhallis pour l’œuvre la plus remarquable par l’invention et la pureté du style. Le nom du vainqueur est annoncé le 25 mars, anniversaire de la proclamation de l’indépendance hellénique. Ce jour-là, duelle animation dans la ville ! que de controverses sur le mérite des concurrens ! quelle attention, quel silence lorsque le président de l’académie fait connaître le résultat de la lutte ! quels applaudissemens quand la couronne de laurier se pose sur le front victorieux ! En Grèce, le poète accomplit la mission tracée par Horace, il embellit l’existence du pauvre, il charme et il console ; inopem solatur et œgrum. « Que de fois, dit un écrivain à qui la Grèce est bien connue, M. Yéméniz, et dont la Revue a publié quelques études, que de fois, pendant mes courses dans l’intérieur du pays, n’ai-je pas entendu des artisans, des marchands, des voyageurs de la plus médiocre apparence, déclamer à tour de rôle les plus belles tirades de quelque récent poème ! » Les chants populaires de M. Rhangabé, la Voyageuse, le Courrier, le Départ, sont redits dans tous les villages et sur tous les chemins de la Grèce « par les aveugles qui mendient, par les klephtes qui chassent, par les pâtres nonchalans qui rêvent. » Le culte de la littérature n’est pas seulement une passion pour les Hellènes, c’est l’accomplissement d’un devoir de patriotisme. Sentant qu’ils doivent à leurs aïeux la résurrection de leur patrie, ils ont voulu, comme par reconnaissance, en faire revivre l’antique langage. Ils débarrassent chaque jour leur idiome des locutions étrangères et des empreintes barbares qui le défiguraient, et si ce mouvement continue encore quelques années dans les proportions qu’il a prises depuis la fin de la guerre de l’indépendance, la langue d’Homère et de Platon, la plus belle, la plus riche, la plus musicale qu’on ait parlée sous le soleil, redeviendra une langue vivante qui aura reconquis, comme par miracle, toute sa splendeur et toute sa pureté.

Tragédie, comédie, histoire, satire, tous les genres de littérature en Grèce cherchent leur unique inspiration dans le sentiment national et populaire, et la pensée qui a guidé tous les écrivains pourrait se résumer par ces strophes de M. Rhangabé : « Souviens-toi que la Grèce est le cadavre sacré d’une morte à laquelle il faut rendre la vie. C’est une énorme pierre précieuse qui est tombée dans l’abime, et que tu dois, à force de travaux et de sueurs, reporter à la haute cime d’où elle est détachée. C’est un sol sacré, où le pied du passant distrait glisse à chaque pas dans le sang des martyrs, une terre pleine d’espérances qui renferme un germe fécond. Si tu t’es donné pour mission de replacer sur le front de la Grèce ses antiques lauriers, heureuse et digne d’envie la ville qui t’a vue naître ! heureuse et digne d’envie la mère qui t’a donné le jour ! »

Cette tendance générale de la littérature hellénique n’a peut-être pas été étrangère aux graves événemens dont le récit termine l’ouvrage qui a provoqué ces réflexions. On sait quelles difficultés la Grèce a traversées avant de trouver un nouveau monarque. Le pays a été livré à des agitations aussi stériles que dangereuses, et, pour le préserver d’une catastrophe, il n’a fallu rien moins que l’entente parfaite des trois cours protectrices et leur sincère désir de substituer aux anciennes rivalités des idées de conciliation et de désintéressement. Le royaume hellénique ne doit plus être, comme il le fut au commencement de son existence, le terrain d’influences étrangères qui avaient, entre autres inconvéniens, celui de trop souvent associer à de mesquines intrigues parlementaires le nom des grandes puissances. L’histoire de ces trois partis anglais, français et russe, ayant leurs journaux, leurs hommes d’état, leur système, serait presque l’histoire de la Grèce depuis qu’elle est constituée en un état indépendant. Il existe dans une pièce de M. Rhangabé, les Noces de Koutrouli, un chœur célèbre, celui des Influences, αί Επρροαί, où le poète prête un ingénieux langage à l’Angleterre, à la France et à la Russie, promettant tour à tour leur appui à un Grec affamé du pouvoir. C’est d’abord l’Influence russe qui parle : « Ô toi qui as mis un pied tremblant sur l’échelle du pouvoir, je te tends la main. Ne cherche pas d’autres secours. Géant couché sur les glaces, ma puissance embrasse le levant et le couchant ; l’astre polaire est un diamant de ma couronne, mon pas fait craquer les glaciers de l’Oural, et mon souffle fait naître les tempêtes hyperboréennes. L’hiver aux sourcils neigeux veille aux portes de mon empire et en ferme l’accès. Ces portes laissèrent un jour passer les bravés de l’Occident ; mais elles se refermèrent sur eux, et ils restèrent ensevelis sous un linceul immense. Ô mortel épris de la gloire, à genoux ! Adore et chante hosanna ! Baise le talon de ma sandale ! Tends ton dos courbé, afin que le knout, aux angles crochus, y découpe d’étroites lanières ! À ce prix, je te donnerai la puissance, tu seras le pasteur des peuples, tu posséderas l’émeraude et le saphir asiatiques ; des ruisseaux d’or jailliront autour de toi. »

Vient ensuite l’Influence anglaise. « L’Océan écumeux, dit-elle, porte la terreur de mon nom jusqu’aux limites de l’onde. Partout où la tempête déploie sur mer ses ailes humides, mon étendard flotte et resplendit comme un météore. Le léviathan, monstre terrible, est mon serviteur ; il couve le feu dans son sein et vomit la fumée ; il dompte pour moi les flots pressés contre ses flancs nerveux ; mes villes fortes s’élèvent jusque sur les confins du monde ; le canon proclame de sa voix d’airain mes lois protectrices. La panthère indienne rampe à mes pieds. J’ai asservi la matière et imprimé à la nature le sceau de mon intelligence. La liberté est à moi, elle siège à mes côtés. Heureux mortel ! soumets avec reconnaissance tes épaules à mon joug protecteur : tu seras esclave, je serai libre ; tu seras le pygmée, moi le géant, et si tu refuses les avantages de mon protectorat, je cours sur toi, boxeur invincible, et, les poings fermés, je t’enseignerai une sage soumission. »

C’est l’Influence française qui parle la dernière, et l’on voit facilement que c’est à elle qu’appartiennent les prédilections du poète. « Semblable, s’écrie-t-elle, au papillon qui vole de fleur en fleur, et qui aspire le parfum des unes, la rosée des autres, je m’élance vers tout ce qui est noble, grand et généreux. Je suis aussi parfois le coq ami des batailles : alors, debout sur les promontoires, je bats des ailes, j’annonce l’aurore aux peuples endormis, je leur chante l’hymne du réveil. À ma voix, les nations tressaillent et ressentent le frisson de la liberté. Donne-moi ta foi, je te donnerai en retour la torche qui dissipe les ténèbres de la superstition, une religion d’espérance et non de crainte, une philosophie souriante, le fil d’Ariane enfin qui conduit à la liberté. »

Bien que le parti français ait joué le rôle le plus important, et que son fondateur, Coletti, ait peut-être laissé la réputation de l’homme d’état le plus remarquable de la Grèce moderne, la France a été la première à conseiller aux Hellènes de s’inspirer d’une politique purement et exclusivement nationale. Depuis la fin de la guerre de Crimée, cette triple désignation de partis français, anglais et russe est tombée en désuétude. Il faut espérer qu’elle finira par être complètement oubliée, et que les Grecs n’auront plus d’autre pensée que la régénération de leur patrie par elle-même. M. Rhangabé l’a très bien dit dans l’un des chœurs de ses Noces de Koutrouli : « Celui qui ambitionne le pouvoir doit l’envisager non point comme le fruit de la ruse, ni comme un présent de l’étranger, mais comme la récompense du zèle patriotique. Qu’il ne déshonore pas la Grèce en traînant sa chlamyde aux pieds de l’étranger, ainsi qu’un mendiant ses haillons ! »

L’avenir de la Grèce dépend en effet de ses propres efforts. Les puissances lui ont tendu plusieurs fois une main généreuse. C’est à elle de marcher dans la voie qui lui a été ouverte, et de se montrer digne des sympathies qui lui ont été prodiguées. La conduite adoptée récemment par les trois cours est une nouvelle preuve de leur bienveillance. Dès que la candidature du prince George de Danemark s’est produite et a paru présenter de sérieuses garanties, elles l’ont recommandée aux Hellènes à titre de conseil amical, et lorsque la Grèce s’est prononcée, elles n’ont rien négligé pour faciliter par leurs bons offices l’avènement du règne nouveau. L’élection du 30 mars 1863 avait à peine eu lieu que les plénipotentiaires des trois puissances se réunissaient en conférence à Londres et déclaraient que les événemens accomplis ne sauraient altérer en rien la ferme intention de leurs gouvernemens de veiller d’un commun accord au maintien du repos, de l’indépendance et de la prospérité du royaume hellénique. Les engagemens contractés en 1832 avaient une portée générale ; ils survivaient à la dynastie bavaroise, et si les trois cours ne déclinaient aucune des obligations résultant de leur protectorat collectif, de son côté le nouveau monarque assumait celles qu’avait prises la royauté déchue.

En même temps la conférence s’occupait d’une des questions les plus chères à la Grèce, celle des Iles-Ioniennes. Au moment où avait été posée la candidature du prince Alfred, le gouvernement anglais avait annoncé une résolution accueillie avec autant de satisfaction que de surprise. Comprenant que sa domination déguisée sur l’archipel ionien serait la pierre d’achoppement de son influence en Grèce, il se déclarait prêt à se dessaisir du protectorat, pourvu que cet abandon fût demandé par les septinsulaires et accepté par les puissances. En 1815, l’Angleterre avait semblé n’accepter qu’à regret ce protectorat. Elle l’avait offert à l’Autriche dans une conférence tenue pendant le congrès de Vienne entre les plénipotentiaires des cinq grandes cours, et l’opposition de la Russie avait seule empêché cette combinaison de prévaloir. On aurait alors incliné à proclamer l’indépendance absolue des sept îles ; mais elles n’étaient pas en mesure de se défendre par elles-mêmes, et à défaut d’un royaume hellénique, qui à cette époque n’existait pas, ce fut la Grande-Bretagne qui fut investie du protectorat par un traité signé à Paris le 5 novembre 1815. Le nouvel état reçut en 1817 une constitution qui fonctionna d’abord d’une manière régulière ; mais du jour où le royaume de Grèce fut créé, les veaux des Ioniens se tournèrent du côté des Hellènes, dont ils parlent la langue et dont ils ont les mœurs, la religion, les idées. Depuis lors, le gouvernement anglais ne régna plus que par la force. À la suite de l’insurrection de 1848, qui fut sévèrement réprimée, il avait essayé du système des concessions. Un décret du 22 décembre 1851 avait modifié dans un sens libéral la constitution de 1817, et les réunions du parlement ionien étaient devenues annuelles. L’opposition, au lieu de s’adoucir, ne fit que s’irriter. La mission de M. Gladstone en 1859 n’eut d’autre résultat que de rendre plus éclatante encore l’expression du vœu national.

Le rôle des lords hauts-commissaires était chaque jour plus difficile. Le parlement ionien ne se réunissait jamais sans réclamer l’annexion à la Grèce, et cette démarche provoquait immédiatement une ordonnance de dissolution de l’assemblée. Le cabinet de Londres a eu le mérite de reconnaître les devoirs que ses maximes de droit public lui imposaient en présence de cette situation, et lord Russell a écrit avec une noble franchise, dans une dépêche du 10 juin : « L’amour de l’indépendance dans l’union avec une race homogène a des droits à l’estime d’une nation qui se glorifié de son amour pour la liberté. C’est pour cela que, voulant fortifier la monarchie hellénique et satisfaire aux vœux fréquemment, quoique irrégulièrement exprimés dans les Iles-Ioniennes, le gouvernement de la reine a proclamé son intention de consentir à leur réunion à la Grèce. » De son côté, la cour de Danemark, dès qu’il fut question de la candidature du prince George, reconnut la nécessité pour ce prince d’apporter à ses nouveaux sujets l’annexion des sept îles comme don de joyeux avènement, et elle en avait fait une condition sine quâ non de l’acceptation de la couronne. Aussi la conférence de Londres a-t-elle étendu par anticipation à l’archipel ionien la garantie des frontières de la Grèce. Il a été convenu en outre, dans le protocole du 6 juin, converti depuis en traité que le roi George pourrait ne pas changer de religion, mais que ses successeurs devraient embrasser le rite oriental, qu’en aucun cas la couronne grecque et la couronne danoise ne pourraient se trouver réunies sur la même tête, enfin que les trois cours emploieraient leurs bons offices pour faire reconnaître le roi des Hellènes sous le nom de George Ier par tous les souverains et les états avec lesquels elles sont en relations.

Bientôt le nouveau monarque va paraître au milieu de ses sujets, qui attendent son arrivée comme le signal d’une ère de concorde et de pacification. Espérons que, si des voyageurs sympathiques à la Grèce, comme Mme Dora, la visitent encore, ils y trouveront de notables progrès accomplis. Rarement plus noble tâche fut dévolue à un jeune prince, et l’Europe pourrait répéter à George Ier cette belle parole de Cicéron : « Souvenez-vous, Quintius, que vous commandez aux Grecs, qui ont civilisé tous les peuples en leur enseignant la douceur et l’humanité, et à qui Rome doit les lumières qu’elle possède.


I. DE SAINT-AMAND.
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V. de Mars.
  1. Excursions en Roumélie et en Morée, par Mme Dora d’Istria ; Paris, Cherbuliez, 1863.