Chronique de la quinzaine - 30 octobre 1832

Chronique no 14
30 octobre 1832


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.

30 octobre 1832.


Depuis l’avénement du nouveau ministère, malgré tout le bruit que l’on a fait à la frontière, malgré les cris menaçans qu’on a jetés ; bien que l’on ait entonné chaque jour, matin et soir, le Chant du Départ, la guerre n’est devenue ni plus ni moins imminente ; le glaive est demeuré, comme il était auparavant, suspendu sur l’Europe. On a seulement agité quelque peu le fil qui le retient en l’air. Qu’on se rassure d’ailleurs, le fil est bon. L’épée ne tombera point, et ne blessera personne.

Mais une révolution discrète et paisible s’est accomplie silencieusement en Espagne, sous les auspices de la reine. L’exil de Calomarde et d’Alcudia a été promptement suivi du renvoi de toutes leurs créatures. La régente n’a pas balancé non plus à s’entourer des principaux représentans de l’opinion constitutionnelle modérée. Nouvelle Marie-Thérèse, elle a parcouru leurs rangs, sa fille dans les bras. C’était une heureuse et habile inspiration.

Parmi les hommes honorables que l’Espagne voit avec le plus de confiance consultés en ce moment sur ses vœux et ses besoins, il convient de distinguer le comte Ezpeleta et Cambronero, l’éloquent et courageux avocat qui se dévoua si noblement à la défense des victimes politiques sacrifiées à Madrid en 1830.

Il faut le dire aussi. Ce ne fut pas non plus la faute de la jeune reine si Miyar et La Torre furent à cette époque livrés au bourreau. Chacun sait que, pour obtenir leur grâce, elle n’épargna ni les supplications ni les larmes, et qu’elle se jeta même aux genoux du roi. Mais Ferdinand vii ne souffrait pas alors de la goutte. Il eut assez de force pour aider son épouse à se relever, tout en lui refusant le plus gracieusement du monde, et pour le salut de ses sujets, le pardon des condamnés. Or, il arrive aujourd’hui que ce bon prince est malade, et garde le lit ; l’Espagne, il est permis de l’espérer, ne s’en portera pas moins bien.

Quant à la France, sa santé n’est devenue ni meilleure ni plus mauvaise, quoique ses nouveaux médecins ne lui épargnent point les ordonnances, et se déclarent seuls capables de la traiter, elle ne leur accorde qu’une médiocre confiance, et semble croire que, pour guérir complètement, elle aurait besoin de suivre un régime tant soit peu contraire à celui qu’ils lui prescrivent.

En attendant les représentations prochaines de la chambre, pendant cette quinzaine, nos théâtres ont fait de leur mieux pour nous distraire et nous divertir.

Désespérant de rien imaginer de plus hideux que ses derniers drames, afin de varier nos plaisirs, la Porte-Saint-Martin a eu l’heureuse idée de nous donner de la laideur physique, comme elle nous avait donné de la laideur morale. Elle nous a donc montré un Anglais, nommé, je crois, Tom-Rick, qui imite tour à tour, avec une horrible perfection, le singe, la limace, l’araignée, le lézard et le crapaud. C’est un spectacle odieux assurément, et qui soulève le cœur ; cependant, à tout prendre, Tom-Rick dégoûte moins profondément que Dix Ans de la Vie d’une Femme ; mieux valent encore les grimaces et les contorsions du corps que celles de l’ame.

Aux Italiens, mademoiselle Julie Grisi a débuté d’une manière bien brillante dans la Semiramide, et l’on ne doit pas attribuer uniquement ce triomphe à son admirable beauté : il en faut rapporter la meilleure partie à l’élégance de son jeu, à l’étendue de sa voix, et à l’excellence de sa méthode.

L’Opéra ne nous a pas révélé seulement le talent de deux jeunes et jolies danseuses, mesdemoiselles Fitz-James et Varin ; mademoiselle Falcon n’y a pas seulement continué ses débuts avec le même succès dans Moïse que dans Robert le Diable : nous y avons pu voir encore messieurs les Saint-Simoniens, majestueusement assis, en grand costume, sur les bancs de l’amphithéâtre, comme nous les avions vus sur ceux de la police correctionnelle.

Après nous avoir montré tant de divinités païennes, et jusqu’au paradis chrétien, c’était bien le moins que l’Opéra nous montrât aussi les dieux saint-simoniens. L’olympe de Ménil-Montant manquait à son répertoire.

Vous le voyez donc, cette religion n’est pas morte, comme on l’avait dit. On la rencontre encore dans les rues et dans les passages. Elle se promène et se crotte sur le boulevart, en pantalon blanc, en jaquette noire, et en casquette rouge. Elle chante, elle prêche, elle écrit et fait des circulaires.

En voici par exemple une toute nouvelle qu’elle vient d’adresser par la petite poste, aux grands hommes du siècle qui se trouvent en ce moment à Paris.

Cette circulaire a pour sujet l’attente du père.

— Qu’est-ce donc que le père attend ? m’allez-vous demander.

— Toujours la même chose, le père attend la femme libre, la femme de gloire et d’enthousiasme, — la messie.

« Que fait-elle à cette heure ? s’écrie le père, depuis si long-temps je l’aime et je l’attends ; dis-moi, mon Dieu, dis-moi si déjà elle m’aime aussi ; dis-moi surtout si elle veut encore quelque chose de moi. »

Ceci laisserait supposer que la femme libre n’est pas entièrement inconnue au père, et qu’il lui a donné déjà quelque chose. Il n’en est rien pourtant, comme on le verra tout à l’heure.

Plus loin, le père implorant aussi des femmes libres à l’usage de ses fils, s’écrie encore :

« Ils souffrent mes enfans, ô mon Dieu, car parmi les hommes tu les as choisis hommes de désir ; ils souffrent, car ils ne peuvent vivre long-temps privés de la moitié de leur vie. »

Que toutes les femmes libres se hâtent donc d’accourir. Vous le voyez, mesdames ! le père et les fils attendent. Les hommes de désir sont pressés ; ils souffrent, ils vont mourir peut-être. Accourez ; il y a péril en la demeure.

Mais ne songeant plus bientôt qu’à la femme libre dont il a besoin personnellement, le père dit encore :

« Dieu puissant, elle me connaîtra. Tu n’as pas voulu fatiguer mon corps par de rudes travaux, tu m’as fait homme ; tu m’as donné ta vie de force ; elle me connaîtra. »

Puis, tout d’un coup faisant un brusque retour sur lui-même, le père se trouve indigne de la femme de gloire et d’enthousiasme que le Seigneur avait promis d’attacher à sa vie d’homme. « Elle ne me connaît pas, ajoute-t-il triste et découragé. Je ne te la demande plus, ô mon Dieu, elle ne me connaît pas ! »

Elle ne connaît pas le père, cela est positif ; donc il ne lui a jamais rien donné. Mais comment a-t-il pu dire tout à l’heure : Veut-elle encore quelque chose de moi ? Vraiment je m’y perds.

Quoi qu’il en soit, le père se ravise bientôt, et redemande à grands cris la femme qu’il ne voulait plus. Il s’indigne, il s’emporte. Il trouve étrange que Dieu ait mis ses fils privilégiés à de si rudes épreuves : Moïse au désert, Jésus sur une croix, Mahomet dans les combats, Robespierre à l’échafaud, Napoléon à Sainte-Hélène, et Saint-Simon au grenier. Qu’il ait cependant ainsi traité ceux-là, à la bonne heure encore. Aucun de ces hommes n’avait prétendu sauver la femme de son esclavage, et s’unir à elle par le libre lien du divin amour. Aucun d’eux n’avait été vraiment aimé d’elle. Aucun d’eux surtout ne l’avait aimée comme l’aime le père. Aucun d’eux n’avait confessé le nom de Dieu dans la passion qui fait vivre le père. Eh bien ! Dieu n’a pas eu plus d’égards pour le père que pour le vulgaire des grands hommes. Dieu a mis le père, sinon sur la croix, au moins à la cour d’assises, et ce qui est plus mal, il ne lui a pas donné la femme qu’il lui avait promise ! Dieu a manqué de parole au père !

Jugeant bien, sans doute, qu’il ne gagnerait rien à se fâcher, le père se calme cependant, et revient au ton de la prière. Il essaie de prendre Dieu par la douceur. A-t-il donc tort de réclamer l’exécution d’une promesse que Dieu lui a faite ? N’est-ce pas Dieu qui l’a inondé à l’avance des pacifiques parfums que la femme exhale ? N’est-ce pas Dieu lui-même qui lui a fait venir la femme à la bouche ? Comment le père ne serait-il pas altéré, lui qui a tant besoin de boire la tendresse ?

Le père ne se plaint donc plus ; il se résigne. Il a bien soif, mais il attend, mais il attendra.

« J’attendrai, » s’écrie-t-il en terminant sa circulaire.

Ainsi soit-il !

Comme nous avons l’habitude de tenir nos lecteurs au courant de toutes les religions nouvelles, nous ne pouvons nous dispenser de leur parler de celle que construit en ce moment M. Amable Bellée.

M. Amable Bellée est, que je sache, le dernier prophète qui ait surgi. Sa doctrine se trouve consignée et développée dans une lettre apostolique et prophétique, adressée par lui, non point aux grands hommes comme la circulaire du père Enfantin, mais tout simplement à messieurs les rédacteurs du journal l’Européen.

Si M. Amable Bellée ne se trompe pas dans ses prophéties, un immense bien-être matériel doit résulter pour l’humanité de leur accomplissement.

Il nous annonce d’abord que de grandes compagnies industrielles dessécheront incessamment les mers intérieures et l’Océan lui-même. On ne conservera de ces immenses réservoirs que la quantité d’eau nécessaire pour former de petits ruisseaux ou des rivières d’agrément. Le surplus de leur lit sera livré à l’agriculture. La terre, embellie alors partout ou presque partout de bosquets, d’arbres contournant des carrés, polygones et serpens de verdure, produira des fruits de moins en moins terreux.

Il est évident que nos desserts gagneront singulièrement à cette nouvelle organisation du globe ; mais la marine et la littérature maritime que deviendront-elles, bon Dieu ? M. Amable Bellée n’y a donc point songé !

Écoutons ce qu’il nous prédit encore.

La femme, poursuit-il, ne parlera jamais, parce qu’un passé de plus de quatre mille ans dépose contre l’espérance qu’on pourrait avoir qu’elle le fît.

Ainsi donc la femme a été muette, est encore muette, et demeurera muette jusqu’à la fin des siècles. L’arrêt est prononcé, la femme est muette. Voilà qui réfute et pulvérise tant de mauvaises plaisanteries qui de temps immémorial lui attribuaient une vertu toute contraire.

Revenant à la terre, le prophète déclare que Dieu, s’en réservant comme par le passé la nue-propriété, continuera d’en accorder aux hommes l’usufruit, mais qu’il ne les établira sur ce grand domaine que comme des fermiers auxquels il le louerait. Dieu fixera lui-même annuellement et déterminera le prix du fermage et les redevances en argent ou en nature auxquelles il aura droit.

Dieu sera également propriétaire de toutes les villes et de toutes les maisons. C’est à Dieu seul que l’on devra payer son terme de trimestre en trimestre. Ces divers arrangemens sont excellens. Dans les années difficiles, Dieu, j’en suis sûr, accordera quelques remises à ses locataires, et ne fera pas d’abord saisir et vendre leurs meubles, ainsi que cela se pratique maintenant.

Mais laissons le prophète continuer :

Ce qu’on appelle commerce aujourd’hui n’aura plus lieu, dit-il.

Le commerce, bien qu’assez utile quelquefois, étant en général la source de mille fraudes et d’innombrables banqueroutes, il est sage et moral de le supprimer entièrement. Ceci doit servir d’avis à M. d’Argout. S’il tient à garder un porte-feuille, qu’il s’occupe donc dès à présent de se procurer quelqu’autre ministère que celui du commerce.

Quant à la liberté de ce qu’on nomme la presse, elle sera entière, selon M. Amable Bellée. Seulement quiconque s’avisera de publier dans un journal un fait inexact sera lapidé sur-le-champ par le peuple assemblé.

Que direz-vous de ceci, messieurs les journalistes, qui trouvez déjà trop rigoureuse la législation actuelle de la presse ? Vous regretterez assurément bientôt les six mois d’emprisonnement et les deux mille francs d’amende. Plus de saisies dorénavant, plus de poursuites contre vous ; aussitôt pris, aussitôt lapidés. Nulle autre forme de procès. Le prophète est formel là-dessus. Il va même jusqu’à retirer au souverain le droit de grâce en ce qui touche les crimes de la presse, et n’admet pour eux aucune commutation de peine.

M. Amable Bellée nous promet encore une loi religieuse universelle qui se prépare en ce moment dans le conseil d’état du ciel.

En attendant qu’elle soit promulguée, il se fera une fusion de tous les peuples de l’Europe sous la direction d’une seule dictature démocratique ; puis l’Europe ainsi constituée s’en ira conquérir l’Asie dans la direction de la Russie, de la mer et de la Perse.

Cette dernière prophétie présente, ce nous semble, quelque contradiction avec l’une de celles qui précèdent. M. Amable Bellée oublie que les mers seront supprimées. Nous n’insistons pas au surplus sur cette objection. Si l’Europe est embarrassée, elle se fera montrer le chemin et finira toujours bien par arriver en Asie.

Quoi qu’il en soit, les diverses révolutions que nous prédit M. Amable Bellée s’accompliront dans les trente ans qui auront suivi la publication de sa lettre apostolique et prophétique. Il aurait bien voulu que cela se fît plus vite, car il déclare que la terre et les peuples se trouvent à l’heure qu’il est entre les mains de tout ce qu’il y a de plus sale, ce qui, par parenthèse n’est guère poli pour les dynasties régnantes et pour leurs ministères ; — mais chaque chose demande son temps. Ayons donc encore quelque patience et nous verrons le monde se réformer de fond en comble. M. Amable Bellée nous en donne sa parole, après quoi s’étant écrié qu’il a fini, il nous apprend qu’il est du département de la Manche et qu’il demeure à Paris, rue Traversière-Saint-Honoré, n. 15.

Les autres religions nouvelles au prochain numéro.