Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1842

Chronique no 255
30 novembre 1842
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 novembre 1842.


L’Espagne nous présente encore un de ces évènemens dont on ne sait ni démêler les causes, ni prévoir l’issue. On attend des nouvelles décisives de la Catalogne avec d’autant plus d’impatience, que nul n’ose se livrer à ses propres conjectures et avoir un avis sur l’insurrection de Barcelone.

Qui a fait tout à coup éclater la colère des Catalans contre Espartero ? Qui leur a mis les armes à la main ? Est-ce là une explosion purement municipale, un emportement de l’industrie barcelonaise ? Le parti républicain est-il complètement étranger à ces luttes sanglantes ? n’est-ce pas à Barcelone qu’il avait dressé ses tentes et qu’il épiait l’occasion d’un combat, d’un succès ? On peut aussi se demander si, parmi ces hommes qui se ruaient sur les troupes d’Espartero et en tuaient surtout les officiers, ne se cachaient pas des christinos, peut-être même des carlistes. Les partis sont long-temps vivaces en Espagne ; ils cachent sous une indolence qui les fait oublier une ardeur incessante. Ils sont toujours prêts à éclater ; c’est un feu qu’il n’est pas nécessaire de raviver, il suffit de le découvrir.

Toute conjecture paraît plausible au premier abord, et, en réalité, toute conjecture est également hasardée. Le gouvernement espagnol lui-même n’en sait pas plus que nous, ou il garde rigoureusement son secret. Il n’a rien dit au public ni aux cortès sur les causes et sur les fauteurs du mouvement barcelonais. Les cortès à leur tour, sénat et chambre des députés, ont gardé le même silence. Est-ce que personne n’oserait dire sa pensée tout entière ?

Nous ne serions pas étonnés d’apprendre un jour que l’insurrection de la Catalogne a été un fait très complexe. Ce qui peut le faire présumer, c’est la conduite des insurgés. Audacieux, violens au moment de l’explosion, ils paraissent manquer depuis lors de résolution, d’énergie. On dirait qu’ils ne savent pas ce qu’ils veulent ; ils se tiennent sur la défensive. Une insurrection qui ne songe plus qu’à se défendre est à moitié vaincue. Cette inaction, cette perplexité est due peut-être au concours, dans la même entreprise, de partis divers, opposés même, qui, d’accord un moment, n’osent pas cependant se développer en présence les uns des autres et se confier leur mot d’ordre. Ils se craignent mutuellement ; chacun se contient, nul ne se croit assez fort pour dominer le mouvement et en prendre la direction. Si cette conjecture avait quelque fondement, la mollesse de l’insurrection, après ses premiers exploits, ne serait pas difficile à expliquer. Il serait aussi facile de comprendre comment un mouvement si considérable, et qui aurait pu avoir d’immenses résultats pour l’Espagne, se trouve manquer de chefs et par là de direction et de suite. L’insurrection de Valence, qui aurait été pour Barcelone un secours décisif peut-être, s’est éteinte d’elle-même ; elle n’avait pas de chef. À Barcelone, Llinas vient d’être destitué ; on a été obligé de confier le commandement de la force armée à un officier piémontais, au brigadier Durando, qui a été bientôt contraint de donner sa démission et de se réfugier sur le Méléagre. Ainsi, il ne s’est pas trouvé un Espagnol à Barcelone en état de diriger l’insurrection, d’en entretenir l’ardeur, d’en relever le courage. Faut-il en conclure que les hommes manquent réellement à l’Espagne ? ou bien doit-on croire que, l’insurrection se trouvant composée d’élémens très divers, aucun chef de parti n’a osé se mettre en avant et arborer son drapeau, de crainte de disperser par cela seul le plus grand nombre de ses auxiliaires ?

Quelle qu’en soit la cause, la situation est favorable à Espartero. Si Van Halen peut conserver ses positions jusqu’à l’arrivée du régent, si l’insurrection ne s’étend pas dans les provinces limitrophes, si le canon de Barcelone n’a pas trouvé d’écho dans la Navarre et les provinces basques, Espartero aura très probablement bon marché des révoltés catalans. Il y aura peut-être du sang répandu, mais l’insurrection sera étouffée.

Pourquoi, au reste, s’étonner des perplexités de la révolte ? Si nos conjectures étaient fondées, l’insurrection se trouverait paralysée par le même vice organique qui paralyse l’Espagne tout entière, qui retarde du moins le développement de sa puissance ; ce vice, c’est l’absence d’unité. Composée de parties fort hétérogènes et presque antipathiques les unes aux autres, l’Espagne n’avait en elle-même aucune des conditions requises pour arriver à la complète fusion des diverses parties d’un empire. Les historiens n’ont peut-être pas assez remarqué que, s’il est des nations qui s’assimilent facilement les populations que la politique leur confie, il en est aussi qui sont dépourvues de toute puissance d’assimilation. Cela est vrai de tous les peuples qui composent la nation espagnole, cela est vrai en particulier des Castillans, des Arragonais, des Catalans. Peut-être l’assimilation aurait-elle été plus active si le siége du gouvernement eût été placé à Séville, si l’impulsion fût venue de l’Andalousie. Quoi qu’il en soit, les diverses parties de l’Espagne, sans aucune liaison intime et propre, n’ont été réunies et tenues ensemble que par un principe en quelque sorte extérieur, par la monarchie. Sans la royauté, l’Espagne n’aurait été qu’une confédération. Aujourd’hui encore, si le parti républicain pouvait prévaloir en Espagne, il ne parviendrait à y réaliser qu’une république fédérative avec toutes les faiblesses et tous les désordres des confédérations du midi, de ces ligues grecques et italiennes dont l’éclat ne pouvait cacher la fragilité, et dont il était si facile de prévoir la ruine. Les révolutions que l’Espagne vient de subir, les idées générales que le génie européen y fait pénétrer, agiront peu à peu sur les provinces espagnoles, en effaceront les aspérités, en multiplieront les points de contact, et prépareront ainsi, si le temps ne leur manque pas, l’unité espagnole. Mais ce travail, qui, nous nous plaisons à le reconnaître, est commencé, est cependant loin d’être accompli. L’Espagne est encore divisée et subdivisée en mille fractions ; l’esprit local y est encore trop puissant, et même, dans chaque localité, les tendances sont multiples, les intérêts très variés. C’est là le fait qui se reproduit partout, sous toutes les formes ; c’est là ce qui rend si difficile l’intelligence des évènemens de l’Espagne. On s’y égare comme dans les détails de l’histoire du moyen-âge.

Toujours est-il que l’insurrection de la Catalogne est un fait grave et qui n’est pas sans danger pour le régent. Et d’abord il s’est trouvé dans une situation très délicate à Madrid. Les cortès ne sont pas à la dévotion d’Espartero. Sans songer précisément à le renverser, elles tiennent du moins à lui faire sentir leur puissance, à le faire compter avec elles, à jouer dans la monarchie le premier rôle. De là à une lutte entre les deux pouvoirs, la distance n’est pas grande. L’insurrection éclate ; les cortès en sont informées ; par leurs messages, elles témoignent de leur adhésion au gouvernement établi, mais dans quels termes ? La chambre des députés ne se donne pas la peine de rédiger quelques phrases ; elle se borne à faire connaître au régent les termes de la proposition qu’un membre a faite à la chambre et que la chambre a adoptée. La coopération des députés est offerte au régent pour maintenir sans atteinte dans le cercle de la légalité la constitution et les lois. Ainsi, quelque difficiles ou extraordinaires que puissent être les circonstances où le pays se trouvera placé par suite des évènemens de Barcelone, Espartero, loin de songer à aucune mesure exceptionnelle, doit se renfermer strictement dans la légalité.

Le sénat a voulu être, paraître du moins plus courtois. Il a rédigé un discours. C’est un petit sermon. « La paix est la première nécessité ; il faut avoir la paix à tout prix, en rétablissant promptement la tranquillité publique. Le gouvernement comprendra bien que c’est là l’objet principal, le plus important de ses devoirs. » C’est bien ; mais cela veut-il dire : Allez, réprimez sévèrement et étouffez à tout prix l’esprit de révolte ? ou cela signifie-t-il seulement qu’après tout il s’agit, non de vaincre, mais d’apaiser, non de venger le régent, mais de rétablir la concorde entre les enfans de la même patrie ? C’est cette seconde version qui paraît ressortir de la teneur du message. La patrie, affligée des excès de quelques-uns de ses enfans, espère que le régent mènera promptement à bonne fin une mission d’ordre, de paix et de conciliation.

Ces actes sont, ce nous semble, fort significatifs. Les cortès paraissent disposées à demander au gouvernement un compte sévère et des causes de l’insurrection, et des moyens qu’il emploiera pour la vaincre. Lui demander la conciliation, c’est supposer que les insurgés n’ont pas tout-à-fait tort ; lui rappeler au moment du danger, au milieu de circonstances si extraordinaires, les conditions de la plus stricte légalité, c’est peut-être un conseil légitime, mais ce n’est pas un acte de dévouement ; ce sont des paroles de méfiance.

Espartero ne s’y est pas trompé. Bien qu’il ait répondu aux députations des chambres avec et mas acendrado patriotismo, il n’a rien eu de plus pressé que de suspendre les séances des cortès, et d’emmener avec lui le président du conseil. C’est dire qu’il n’y aura plus de gouvernement à Madrid. Le gouvernement sera ambulant ; il suivra le régent. Au surplus, Espartero n’a pas dissimulé sa pensée. On l’aperçoit assez nettement à travers les longues phrases du préambule de l’ordonnance : « Désirant éviter les maux sérieux qui pourront survenir par suite d’une complication quelconque, etc. »

Il y a une hostilité sourde, mais réelle, entre les cortès et le régent. La prorogation ne peut qu’envenimer le dissentiment. Laisser les cortès à Madrid, c’était s’exposer à un renversement de ministère, peut-être à un décret de déchéance. Les proroger, c’est se préparer d’autres dangers. Il a voulu avant tout parer le coup qui pouvait être immédiat. À son point de vue, on ne saurait l’en blâmer.

Tout dépend maintenant de l’issue de la lutte à Barcelone. Il y a trois résultats possibles ; un seul est favorable au régent.

Si les Catalans lui opposaient une résistance opiniâtre, si un échec l’attendait sous les murs de Barcelone, la cause d’Espartero serait perdue. La victoire des Catalans entraînerait la victoire de la coalition à Madrid. Disons-le, la défaite d’Espartero n’est nullement probable. L’insurrection ne s’étant pas étendue, ses forces sont trop inégales. Si l’armée lui reste fidèle, le succès du régent n’est pas douteux.

Si les Catalans, malgré l’infériorité de leurs forces et les désavantages de la position, résistent quelque temps, s’ils ne succombent que sous des attaques réitérées, violentes, meurtrières, si le vainqueur ne parvient à planter son drapeau que sur des ruines et des monceaux de cadavres, et plus encore, s’il avait le malheur d’appeler à son aide l’étranger, Espartero, malgré sa victoire, se trouverait moralement affaibli, et son retour à Madrid ne serait peut-être pas une ovation. Les plaies de la Catalogne saigneraient longtemps dans le souvenir des Espagnols. On se dirait que l’usurpation de cet homme a coûté trop cher au pays. On se demanderait s’il fallait ravager une des provinces les plus riches, une des villes les plus florissantes de l’Espagne, pour maintenir aux affaires le protégé de l’étranger, l’homme de l’Angleterre. L’esprit de parti s’emparerait de ces circonstances, et il aurait prise sur le sentiment national. La situation du régent serait des plus difficiles. Que faire ensuite avec des cortès peu bienveillantes, avec des finances de plus en plus délabrées, avec une armée victorieuse et mal payée ? Comblerait-il les vides du trésor par un emprunt déguisant un traité commercial ? Oserait-il signer ce fameux traité qui seul rend possible l’emprunt ? Les accusations redoubleraient de violence. Espartero se trouverait dans l’alternative de perdre l’adhésion du pays ou l’appui de l’Angleterre.

Il n’est qu’une issue désirable pour le régent, c’est l’issue que le sénat a évidemment voulu prévoir, et qui est heureusement la plus probable. Espartero doit désirer que les Catalans, après un semblant de résistance, lui demandent un arrangement. Ce n’est pas à une victoire, c’est à une transaction qu’il doit aspirer, non-seulement dans l’intérêt de l’humanité et du pays, mais dans son propre intérêt.

Une lutte prolongée, une issue trop sanglante, pourraient avoir un fâcheux contre-coup à Madrid. La représentation nationale grandirait de tout l’abaissement moral d’Espartero. Et si quelques esprits téméraires pouvaient s’aveugler au point d’insinuer au régent la pensée d’un coup d’état, nous croyons qu’il aurait le bon sens de leur répondre que le général Espartero n’a pas conquis l’Italie et gagné la bataille des Pyramides.

L’Angleterre vient d’accomplir de grandes choses dans l’Inde et à la Chine. La fortune a récompensé les tories de leur bonne conduite. Ces résultats raffermissent le ministère Peel, et, en lui assurant un long avenir, ils doublent ses forces et son autorité morale. L’évacuation de l’Afghanistan peut maintenant s’effectuer sans blessures pour l’honneur britannique. Le traité avec la Chine peut ouvrir au commerce anglais un monde nouveau.

Sans doute il y aurait folie à imaginer qu’une paix perpétuelle va commencer demain entre le céleste empire et la Grande-Bretagne. Les Chinois éprouveront d’amers regrets ; ces relations intimes avec les barbares blesseront leur orgueil. De leur côté, les agens subalternes de l’Angleterre ne tarderont pas à se montrer de plus en plus exigeans, et à mettre la morgue anglaise aux prises avec la vanité chinoise. Il pourra y avoir des infractions au traité, de nouvelles luttes. Il est également possible que l’Angleterre rencontre à Pékin des adversaires cachés, que le gouvernement chinois ne manque pas de conseillers et d’instigateurs étrangers. Qu’importe ? Il n’est pas moins vrai que les barrières qui séparaient la Chine de l’Europe sont brisées. Et pourquoi ne le reconnaîtrions-nous pas ? En les brisant, l’Angleterre a fait une chose utile au monde entier. Elle a élargi le champ de la civilisation européenne, de l’industrie, du commerce. — L’Angleterre n’a pensé qu’à elle-même. — Soit ; mais en politique ce n’est guère des intentions, mais des faits et des résultats, qu’il faut tenir compte. Quels que soient les désirs et les intentions de l’Angleterre, elle n’a rien stipulé d’exclusif avec la Chine. Elle n’a stipulé que pour elle-même, cela est tout simple ; mais rien n’empêche le gouvernement chinois de conclure des traités analogues avec tout autre gouvernement, d’ouvrir son marché aux autres nations commercantes.

Il y a plus, un commerce exclusif serait au fond aussi contraire aux intérêts de la Chine qu’à ceux de l’Angleterre ; la Chine se priverait des bénéfices de la concurrence ; l’Angleterre, de son côté, exciterait par le monopole toutes les autres nations, en particulier la Russie, la Hollande et les États-Unis, à lui susciter toute sorte de difficultés et d’embarras en Chine. C’est bien alors que les Chinois pourraient facilement obtenir des armes, des officiers, des instructions, qui ne tarderaient pas à les mettre en état de résister à une armée européenne. L’Angleterre, qui, de toutes les nations du monde, est celle qui redoute le moins la concurrence, n’a pas d’intérêt à organiser contre elle une sorte de ligue permanente dans un pays aussi éloigné et en réalité si puissant, et cela pour obtenir un privilége qui ne lui serait pas très utile, et qu’il lui serait si difficile de défendre.

Non : dans peu d’années, la Chine, avec ses trois cents millions de producteurs et de consommateurs, sera un champ ouvert au commerce du monde entier, et il sera alors curieux d’observer les effets de ce vaste et nouveau marché. Celui qui voudrait dès ce moment les prévoir, les décrire, s’imposerait une tâche difficile. Il y aura là des complications qu’il n’est pas aisé de démêler sans le secours des faits et de l’expérience. Il ne faudrait pas seulement tenir compte des conditions physiques et atmosphériques de la Chine, de ses institutions politiques, des goûts et des habitudes des consommateurs chinois ; il faut aussi ne pas oublier qu’il y a là un peuple actif, laborieux, industrieux, une race qui ne brille pas peut-être par l’invention, mais qui possède à un degré éminent le talent de l’imitation. Il se peut que plusieurs de nos industries se naturalisent en Chine, et que les producteurs chinois deviennent pour nous des rivaux formidables, et sur leur propre marché et sur des marchés étrangers. Nous avons entendu des esprits chagrins s’effrayer déjà de ce lointain danger, de cette nouvelle concurrence. Que les pessimistes sont à plaindre ! Ils n’ont pas une minute de repos, pas un instant de joie ! Pour nous qui sommes toujours attachés à ces vieilles maximes dont les grands esprits de nos jours ne tiennent plus aucun compte, pour nous qui en sommes toujours à croire que celui qui vend achète, et réciproquement, nous ne voyons dans les futures productions chinoises, quelles qu’elles soient, que de nouvelles richesses qui auront besoin de se répandre, de se distribuer, de s’échanger. Que les Chinois nous fournissent du thé ou de la soie, de la porcelaine ou des couleurs, ils n’en prendront pas moins en retour nos produits ; et si, dans leur production, ils songent aux goûts et aux habitudes de la France, nous songerons, dans la nôtre, aux goûts et aux habitudes des Chinois. Le commerce et l’industrie ont aujourd’hui une étrange prétention c’est qu’on ne les dérangera jamais, qu’on ne les poussera jamais hors de leur ornière. À les entendre, le commerce n’est pas fait pour le monde, mais le monde pour le commerce. Le monde s’avise-t-il de changer, de se modifier, d’éprouver de nouveaux besoins ? c’est le monde qui a tort. C’est exactement le langage de ces vieux gouvernemens qu’on a bien vilipendés, et messieurs de l’industrie et du commerce n’ont pas été les derniers à leur courir sus. Les gouvernemens aussi disaient que les peuples étaient faits pour les gouvernemens, et non les gouvernemens pour les peuples ; les peuples s’éclairaient, grandissaient, ne pouvaient plus se tenir dans leurs langes ; les peuples avaient tort. Au surplus, il ne faut pas trop s’alarmer de cette croisade des intérêts particuliers. Non contens de régner dans le monde extérieur, dans le monde des faits, ils voudraient aussi envahir et gouverner le monde des idées. Ce n’est là qu’un anachronisme ridicule. On peut encore aujourd’hui ne tenir, dans la pratique, aucun compte des principes : les votes se comptent et ne se pèsent pas ; mais il n’est donné à personne de dénaturer les principes et de leur substituer des chimères. Le désaccord entre la théorie et la pratique, entre la vérité et les faits qui devraient la réaliser, peut encore se prolonger, nous le reconnaissons, mais il ne peut se prolonger indéfiniment. Le public est un élève qui ne perd pas une minute de son temps. S’il n’a pas l’intelligence très prompte, il a le rare avantage de ne rien oublier de ce qu’il a appris. Toute discussion l’éclaire, et le jour même où il paraît sanctionner une erreur, il lui reste au fond de la conscience un doute, un scrupule, qui le ramèneront tôt ou tard à réviser son œuvre.

Les affaires d’Orient en sont toujours au même point. La révolte de la Syrie n’est point apaisée. Les Druses paraissent vouloir se concerter avec les chrétiens contre l’ennemi commun. Les Turcs, ayant échoué dans leurs attaques, ont recours à la corruption et à la ruse. Ils cherchent à diviser leurs ennemis. Le divan et la diplomatie européenne luttent toujours de finesse, de souplesse, d’insistance. C’est une lutte qui ne fait honneur à personne.

Dans les provinces danubiennes, les esprits sont également incertains et agités. Après la déposition de l’hospodar Ghika, qui avait ramené dans le gouvernement les intrigues et la corruption des hommes du Phanar, on se demande à qui sera dévolu le pouvoir ? On parle de deux notables du pays, de deux grands propriétaires, de ceux-là mêmes qui avaient contribué à l’élévation de Ghika, et qui lui ont reproché ensuite d’avoir trahi leurs espérances. Nous ne savons quelles sont leurs tendances politiques, ni si, comme quelques personnes paraissent le croire, ils se trouvent effectivement sous l’influence de la Russie. Ce qui importe aux populations valaques, c’est d’avoir à leur tête des hommes élevés dans les idées européennes, des hommes qui, par une administration éclairée et prévoyante, les préparent à la vie politique et à un meilleur avenir. On dit que les deux candidats ont été élevés en France.

Sur le dire d’un journal anglais, la presse s’est fort occupée, ces derniers jours, d’une note que le ministre de Prusse à Paris aurait présentée à notre gouvernement au sujet de l’union franco-belge, note que les ambassadeurs d’Autriche et d’Angleterre auraient appuyée. Nous ignorons ce qu’il peut y avoir de vrai dans cette nouvelle ou dans ce bruit, comme on voudra l’appeler ; mais en supposant le fait réel et la note conçue dans les termes qu’on rapporte, on aurait le droit de se demander comment la Prusse a pu imaginer une démarche de cette nature. Certes, nul moins que la Prusse n’avait le droit d’y songer. La Prusse a fait bien plus qu’une union commerciale avec des états neutres. Elle l’a conclue avec des états confédérés. Elle a en quelque sorte brisé la confédération germanique. D’un côté se trouve la Prusse avec ses associés ; de l’autre, l’Autriche avec quelques états secondaires. De deux choses l’une : ou l’union commerciale a une influence politique, et en tenant son langage, on pourrait dire de la Prusse qu’elle a dérangé l’équilibre européen, changé les conditions des traités de 1814 et 1815, que, grace à elle, la confédération germanique ne forme plus un tout, une unité, ainsi que l’avaient voulu ses fondateurs ; ou l’union commerciale est sans influence politique et ne change rien à la situation des états, à leurs rapports, à l’équilibre européen, et dans ce cas l’union franco-belge serait pour le moins aussi innocente, aussi inoffensive que l’union prussienne. Ajoutons qu’il serait étrange de vouloir interdire à un état neutre une convention commerciale. Neutralité voudrait donc dire impuissance, servitude. Mais nous n’aimons pas discuter un fait qui n’a peut-être rien de réel.

Le gouvernement a fait partir pour Barcelone plusieurs bateaux à vapeur et un vaisseau de ligne, le Jemmapes. On ne peut qu’applaudir à cette mesure. Indépendamment de toute autre considération, il importe que le pavillon français offre une protection efficace et à nos nationaux, qui sont fort nombreux en Catalogne, et même aux Espagnols, en particulier aux femmes, aux enfans, qui chercheraient sur nos navires un asile contre les horreurs de la guerre civile. Au surplus, notre consul et les commandans de nos vaisseaux s’acquittent de cette mission toute d’humanité et de bon voisinage avec un zèle et un courage qui ne laissent rien à désirer.

Les partis politiques ont été aux prises ces derniers jours à Paris, dans le 1er arrondissement, pour l’élection d’un député. Il s’agissait de la réélection de M. Jacqueminot, promu au commandement général de la garde nationale de la Seine. La constitution des bureaux a été complètement favorable au candidat conservateur ; aussi M. Jacqueminot a-t-il été réélu à une grande majorité. En cette circonstance, les conservateurs se sont encore montrés habiles et unis, bien que la nomination du général Jacqueminot au commandement supérieur de la garde nationale eût déplu à quelques-uns, qui auraient préféré un maréchal de France.

On commence à s’occuper des projets que le ministère prépare pour la prochaine session. M. le garde-des-sceaux paraît avoir eu la pensée d’augmenter le nombre des justices de paix dans Paris. Le projet n’a pas obtenu les suffrages de l’autorité municipale, et il est, dit-on, abandonné. Ne connaissant pas les élémens de la question, nous sommes hors d’état de la juger. Nous dirons seulement que les objections faites au projet ne nous paraissent nullement décisives ; la question est de savoir si douze tribunaux de paix suffisent ou non à la bonne administration de la justice dans Paris. S’ils sont suffisans, le projet doit être repoussé, quand même il n’exigerait aucun sacrifice pécuniaire de la part de la ville, quand même les nouvelles nominations n’augmenteraient en rien l’influence politique du gouvernement. Si, au contraire, il était démontré que les justiciables souffrent de l’état actuel des choses et qu’un plus grand nombre de juges de paix est nécessaire à la bonne administration de la justice, le projet devrait être accueilli, et dans ce cas il n’est pas sérieux d’objecter qu’il en coûterait quelque argent à la ville, et qu’en augmentant le nombre des juges à nommer, on ajoute à l’influence politique du ministère. Il serait facile de répondre que ce n’est pas aux dépens de la bonne administration de la justice que la ville doit songer à l’économie. Avant de se refuser le nécessaire, il faut se retrancher le superflu ; avant de refuser un local à un juge de paix, si ce juge de paix est réellement nécessaire, on doit ajourner bien des dorures et autres colifichets de mauvais goût. Quant à l’influence que le gouvernement retire des nominations, l’argument prouve trop. Il faut donc supprimer les juges, afin que le gouvernement ne les nomme pas ? Encore une fois, la question n’est pas là. La question est de savoir si de nouvelles justices de paix sont ou non nécessaires.


— Un drame en vers de M. Victor Hugo vient d’être reçu au Théâtre-Français. Il s’attache toujours un vif intérêt aux tentatives du poète qui a créé les Orientales et Notre-Dame de Paris. Avant la fin de l’hiver, le public aura pu juger ce drame, où les brillantes facultés de l’auteur se déploient, dit-on, avec une fougue et une puissance inaccoutumées. En attendant, le Théâtre-Français a joué avec succès une comédie en cinq actes de M. Scribe, le Fils de Cromwell. Il y avait une donnée piquante dans le caractère de Richard Cromwell, dans le contraste si étrange de ce faible et timide jeune homme avec la rude figure du protecteur. M. Scribe a su tirer parti des élémens que lui fournissait l’histoire, et le public a écouté le Fils de Cromwell avec tout l’intérêt que méritait l’œuvre nouvelle du spirituel écrivain. La saison d’hiver ne saurait manquer, on le voit, d’être brillante à la Comédie-Française, pour peu qu’elle persiste dans une activité si digne d’encouragemens.


M. Léon Faucher vient de réunir en un volume, sous ce titre : Union du Midi, les divers travaux qu’il a publiés dès 1837 et tout récemment dans la Revue, sur les alliances commerciales de la France. Le tout forme un volume de près de 400 pages, en y comprenant un appendice fort curieux, où sont mises en regard les doléances contradictoires des industriels belges et français, qui se croient réciproquement menacés par le projet d’union. Cette publication achévera de fixer l’opinion, en France et en Belgique, sur l’opportunité du traité. M. Léon Faucher, qui a eu l’initiative, en 1837, des idées de fusion douanière entre la France et les états limitrophes, se trouve naturellement aujourd’hui au premier rang de ceux qui combattent pour la réalisation de ces idées. Depuis son premier article sur l’Union du Midi, la question a fait bien du chemin ; elle est passée du domaine de la théorie économique dans celui de la discussion quotidienne ; elle ira plus loin encore, il n’en faut pas douter, et une grande part en reviendra à ceux qui auront soutenu avec talent et persévérance, comme M. Léon Faucher, les véritables intérêts du pays.


— C’est le glorieux privilége de quelques écrivains de notre temps, poètes historiens ou penseurs, de rallier autour de leurs œuvres, dans une même foi pour leur gloire, un public souvent indifférent et divisé par tant d’hérésies politiques ou littéraires. M. Thierry est du petit nombre de ces écrivains ; il s’est placé, par la supériorité de son œuvre, au-dessus des questions d’école et de parti. L’Histoire de la Conquête est populaire en Angleterre comme en France, et une faveur toujours croissante s’attache aux œuvres de l’éminent historien, qui le premier chez nous a su concilier et faire marcher de front la saine et vive critique, l’érudition positive et l’art accompli de l’écrivain. Cet art, dans le dernier travail de M. Thierry, les Récits des temps mérovingiens, s’est élevé à une perfection nouvelle. L’auteur, on le sait, y développe avec une puissance toujours soutenue, dans le double cadre qu’il s’est tracé, d’une part la pénétration de son grand esprit critique, de l’autre les merveilleuses ressources de son talent de narrateur. Les Considérations sur l’histoire de France complètent, pour les écrivains dogmatiques, l’analyse et l’appréciation commencées, il y a douze ans, dans les Lettres, sur les travaux d’histoire narrative. En dégageant dans chaque système ce qu’il y a de faux et d’exagéré, avec une inflexible vigueur de logique et d’érudition, en jugeant avec la plus sévère impartialité, du XVIe siècle à notre temps, les hommes qui ont eu la prétention de donner la philosophie et le sens intime des évènemens et des institutions du passé, M. Thierry a tracé l’histoire des variations de l’esprit historique en France, et fixé d’une manière définitive les vérités acquises à la science par ce travail de trois siècles, et la limite où commence l’erreur. Le chapitre cinquième, l’un des morceaux les plus importans qu’ait écrits M. Thierry, présente une vue analytique des grandes révolutions du moyen-âge, et, comme le dit l’auteur, c’est un dernier tribut de réflexions et de recherches apporté aux questions fondamentales de notre histoire, la question des conséquences sociales de l’établissement des Franks dans les Gaules et celle de l’origine des grandes municipalités au moyen-âge.

Les Récits, épisodes détachés dont l’ensemble forme un grand poème, présentent une vue générale de la Gaule au vie siècle. On retrouve là ce sentiment profond de la vie barbare, cette sympathie vive pour les hommes d’autrefois et leurs douleurs, qui donnent à l’histoire toute l’émotion du drame. Les Récits ont été accueillis avec l’intérêt et l’empressement de curiosité sérieuse que le nom de M. Thierry éveille toujours dans le public, et la seconde édition de cet important ouvrage vient de paraître. D’après le succès de la première édition, si vite épuisée, on pourrait croire que l’auteur s’est borné à une reproduction exacte du premier travail ; mais, toujours difficile à satisfaire lorsqu’il s’agit de lui-même, M. Thierry a soumis son œuvre à la révision la plus scrupuleuse ; il a développé le quatrième chapitre des Considérations, consacré à l’appréciation du mouvement des études historiques au XIXe siècle, et constaté avec plus d’étendue l’influence que l’état de la société et le spectacle des évènemens politiques ont exercée sur le travail intérieur de la science. On avait contesté l’exactitude rigoureuse de certains détails : M. Thierry a répondu à cette critique en citant les textes qui ont servi de base à ses Récits ; en un mot, il a appliqué, au fond comme à la forme, ce procédé de correction sévère qui fait seul la valeur durable des travaux d’érudition et des œuvres d’art.