Chronique de la quinzaine - 30 juin 1875

Chronique n° 1037
30 juin 1875


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



30 juin 1875.

Le malheur est comme le patriotisme, il a la vertu d’unir les cœurs, et il passe avant la politique. Tandis que s’agitent à Versailles toutes ces questions qui se traînent à travers des discussions sans fin et souvent sans profit, qui ne font que perpétuer ou raviver les divisions, le cœur national se remplit d’un attendrissement spontané pour ces malheureuses populations du midi, victimes d’un fléau exceptionnel par ses proportions, inattendu, foudroyant. Toulouse et toutes ces aimables villes de Castelsarrasin, de Moissac, d’Agen, dispersées sur la route de Bordeaux, dans une des plus fertiles vallées de la France entre le Tarn et la Garonne, Tarbes et la vallée de l’Adour, l’Ariège, le Gers, toutes ces régions des versans pyrénéens viennent d’être brusquement, effroyablement ravagées par les eaux. Les inondations ont cette fois dépassé toute mesure, comme si la France devait à de si courts intervalles épuiser toutes les épreuves, les fatalités de la nature après les fatalités de la guerre. Des quartiers populeux et industrieux effondrés à Toulouse, des villages détruits dans la campagne, des malheureux défendant leur maison jusqu’à la dernière minute et n’ayant que le temps de se sauver sur la cime des arbres, les moissons emportées, les eaux torrentielles entraînant les ponts rompus, les débris de toute sorte, les animaux surpris, des cris de détresse s’exhalant de toute une contrée, des morts sans nombre et des ruines immenses, c’est un spectacle incomparable de terreur et de pitié ! Quelques jours encore, ces populations infortunées auraient eu du moins recueilli les fruits de la terre ; en un instant, elles voient, mornes et désolées, le travail d’une année perdu, la misère au foyer dévasté. Elles sont frappées au moment de mettre la main sur le prix de leurs peines, sur ce qui devait les faire vivre, à la veille de toutes les récoltes.

M. le président de la république justement ému a cédé à un mouvement humain et spontané en partant aussitôt pour le midi avec M. le vice-président du conseil et M. le ministre de la guerre. Ils sont allés, les uns et les autres, porter à ces populations si cruellement éprouvées le témoignage vivant de la sympathie des pouvoirs publics et les premiers secours. L’assemblée a déjà voté un crédit qui est à peine le commencement de ce qui devra être demandé, de ce que le gouvernement se propose de réclamer. De toutes parts, en France et à l’étranger, des souscriptions s’ouvrent sous toutes les formes. Les secours ne manqueront pas, on peut en être sûr, ils se multiplieront sous l’influence d’une ingénieuse et libérale humanité : on pourrait même reprendre cette simple et généreuse inspiration du « sou des chaumières » qui a aidé à relever le village de Bazeilles détruit par la guerre ; mais les secours, si larges qu’ils soient, ne seront jamais que des secours à peine suffisans pour relever quelques ruines, pour adoucir les misères les plus pressantes, et puisque, par une curieuse coïncidence, ces désastres se reproduisent avec une sorte de régularité douloureuse, à des intervalles à peu près égaux qui laissent comme un répit, pourquoi ne point profiter de ce dernier avertissement, le plus cruel de tous depuis un siècle, pour prévenir au lieu d’avoir à réparer ? Pourquoi ne se préoccuperait-on pas, sans plus de retard, d’attaquer le mal par tous les moyens que la science peut offrir ? On ne réussirait pas sans doute à maîtriser entièrement le fléau des inondations ; peut-être pourrait-on l’atténuer, le régulariser en quelque façon ou le neutraliser dans son action dévastatrice ; peut-être, par des combinaisons de l’art, arriverait-on à briser, à diviser cette force aveugle qui se déchaîne à certains momens dans le bassin de la Garonne comme dans la vallée de la Loire ou dans la vallée du Rhône. Ce serait un sujet digne de l’habileté de nos ingénieurs, fait pour solliciter la prévoyance des pouvoirs publics. Plus d’une fois déjà des études ont été entreprises, il faudrait y revenir, et en présence des malheurs qui éprouvent en ce moment les populations du midi, qui doivent être l’objet d’un examen attentif, M. le ministre des travaux publics aurait pu, ce nous semble, remplacer utilement M. le ministre de la guerre auprès de M. le président de la république à Toulouse ; mais M. le ministre des travaux publics est provisoirement assez occupé à Versailles avec ses concessions de chemins de fer qu’il doit défendre pied à pied, et l’assemblée elle-même, tout en étant disposée à voter tous les subsides qu’on lui demandera, n’est pas moins occupée à se reconnaître au milieu de l’imbroglio politique où elle s’est fait une habitude de vivre.

Qu’en est-il cependant de cette politique qui se déroule assez nonchalamment, assez confusément dans le demi-jour de Versailles, — et surtout qu’en sera-t-il demain ? L’assemblée est-elle décidée à en finir avec toutes les lois qui s’accumulent devant elle et à subir de bonne grâce la nécessité d’une dissolution prochaine ? Garde-t-elle au contraire l’arrière-pensée de prolonger sa vie le plus longtemps possible, de laisser passer les jours et les semaines pour arriver sans bruit au moment où la passion des vacances tranchera la difficulté, où il ne restera plus qu’à s’ajourner à une session d’hiver ? Le gouvernement lui-même a-t-il une opinion arrêtée sur le système de conduite qu’il se propose de suivre, sur ce qu’il peut et ce qu’il doit conseiller ? En vérité, ce sont là des questions qui auraient besoin d’être éclaircies. Disons le mot : personne ne semble pressé de prendre un parti ; tout le monde a l’air de mettre une certaine complaisance à éviter les explications décisives. Dans tous les camps, il y a une apparence de diplomatie embarrassée, et, comme il arrive le plus souvent lorsqu’il n’y a ni une situation définie, ni un but avoué, ni une direction précise, on se perd dans les incidens et les diversions, dans les débats rétrospectifs et les combinaisons de fantaisie ou les intrigues. On passe trois jours à discuter sur une élection, comme celle des Côtes-du-Nord, sans remarquer que la question n’est plus entière depuis que les élections partielles ont été supprimées et qu’il n’y a plus moyen d’appeler un département à confirmer ou à modifier son vote. On épie l’occasion de cette maussade affaire de l’élection de la Nièvre, qu’on tient en suspens depuis plus d’un an, qui a créé plus d’embarras qu’elle ne valait, et sur laquelle il y a toujours un rapport à présenter. D’habiles stratégistes de couloirs persistent à s’occuper chaque matin à rejoindre des fragmens de partis pour recomposer une majorité qui s’évanouit chaque soir entre leurs mains. Les opinions se mêlent ou se heurtent dans des discussions tour à tour écourtées ou inutilement passionnées, dont on est réduit à chercher le secret. En d’autres termes, on fait de la politique sans ordre, sans suite, et l’assemblée, plus que jamais divisée, touche à cette période où, ne sachant plus ni vivre ni mourir, elle se débat dans une inaction agitée, allant au hasard, votant à l’aventure, ayant toujours l’air d’attendre quelque circonstance mystérieuse qui pourra l’aider à prendre une résolution. L’inconvénient de cette situation, c’est que, n’ayant rien de mieux à faire, l’assemblée emploie quelquefois assez dangereusement son temps, et que, gardant jusque dans son déclin le sentiment vague de son omnipotence, elle se croit tout permis, bouleversant d’une main légère les principes les plus élémentaires de droit civil ou les conditions les plus essentielles de gouvernement.

Que l’assemblée tienne avant tout à mettre sur son testament la loi de l’enseignement supérieur, qu’elle hâte la troisième lecture d’où cette loi doit sortir définitivement consacrée, rien de mieux, pourvu cependant qu’elle ne pousse pas jusqu’au bout cette tentative de transformer pour la circonstance les diocèses en personnes civiles et d’affaiblir l’état dans son rôle social, dans son droit de conférer l’investiture des diplômes publics. Ce serait certainement exposer la liberté même de l’enseignement supérieur en déposant dans la loi un principe d’instabilité et de conflit, un abus d’autorité parlementaire qui appellerait un jour ou l’autre quelque réaction, sans compter que c’est l’avenir intellectuel de la France qui est en jeu. — Que l’assemblée se complaise à faire enquêtes sur enquêtes, qu’elle procède tantôt comme un tribunal ou comme un bureau supérieur de la préfecture de police, tantôt comme une commission historique, soit encore, elle a eu, depuis qu’elle est née, la vocation des enquêtes. Malheureusement il est trop clair qu’elle finit par se perdre dans ses enquêtes et par tomber dans des excès de prépotence parlementaire ou dans de véritables minuties. Depuis quelque temps particulièrement l’assemblée prend plaisir à toutes les indiscrétions, elle a le goût des commérages et elle introduit dans la politique des procédés, des usages qui peuvent être le triomphe ou l’amusement des partis, mais qui peuvent aussi assurément compromettre les intérêts les plus sérieux. On divulgue tout, on se bat dans le parlement à coups de révélations et de petits papiers. On vide le portefeuille de la défense nationale, et on livre à la curiosité goguenarde du public toutes ces dépêches intimes qui sont à coup sûr une photographie curieuse, quoique vulgaire et monotone, de ce monde révolutionnaire. On met la main sur des dépêches confidentielles échangées entre M. le procureur-général de Rennes et M. le garde des sceaux à propos de l’élection des Côtes-du-Nord, et aussitôt ces dépêches plus ou moins compromettantes sont livrées à tous les vents ; une commission les prend en considération ; et il faut vraiment un vote pour décider qu’on ne lira pas tout haut, en pleine assemblée, des pièces qui n’ont d’autre origine qu’une indiscrétion suspecte déférée à la justice ! On fouille les archives de police et de procédure tout bonnement pour arriver à faire un rapport sur l’élection de la Nièvre, et tout cela semble on ne peut plus simple ; c’est surtout édifiant.

Fort bien, les partis y trouvent leur compte à tour de rôle. Naturellement, quand les révélations atteignent le gouvernement ou les conservateurs, ce sont les républicains qui applaudissent, qui encouragent et qui trouvent qu’on ne publiera jamais assez. Quand les dépêches de la défense nationale dévoilent les vulgarités et les convoitises ou les excès révolutionnaires, ce sont les conservateurs qui triomphent, qui battent des mains. Chacun a son tour, et on ne voit pas qu’à ce jeu on ruine tout, on déconsidère tout aux yeux du public, on rend tout gouvernement impossible. Évidemment il n’y a plus de liberté de communication entre les fonctionnaires et les ministres lorsqu’il n’y a plus de sûreté. Les procureurs-généraux, les préfets, ne diront plus rien, ils garderont pour eux leurs impressions, et ils se borneront à des rapports officiels dès qu’ils sauront qu’ils sont exposés à toutes les divulgations. On n’aura pas même la ressource de faire dans l’administration intérieure ce qu’on fait dans la diplomatie, d’avoir des pièces réservées et secrètes, parce que les fonctionnaires craindront de laisser à leurs successeurs, qui peuvent être des adversaires politiques, des confidences dont on pourrait abuser. Ni sûreté ni solidarité dans les affaires d’état, et en définitive c’est le service public qui en souffrira, c’est le pays qui fait toujours les frais de ces jeux de partis, de ces chocs d’indiscrétions qui éclaboussent un peu tout le monde.

Certes rien ne prouve mieux le danger de ces procédés que ce qui se passe au sujet de cette éternelle affaire de l’élection de M. de Bourgoing dans la Nièvre. On a voulu avoir toutes les communications possibles, on les a obtenues, et même on a eu, à ce qu’il semble, plus qu’on ne désirait ; on a trouvé ce qu’on ne cherchait pas, ce qui était parfaitement étranger à l’élection de la Nièvre. Des notes équivoques de police, des documens d’origine inavouable, se sont trouvés mêlés au dossier. La commission, dit-on aujourd’hui, ne voulait pas s’en servir, elle avait décidé, il y a trois mois, qu’elle ne les publierait pas. Oui, mais la commission a si bien gardé son secret depuis trois mois que nombre de députés l’ont connu, et naturellement tout cela a couru le monde. Si c’est ainsi qu’on pense faire une guerre efficace au bonapartisme, on se trompe singulièrement, on lui donne au contraire des armes, des prétextes de représailles qu’il ne se fait pas faute de saisir. On ne combattra utilement, victorieusement le bonapartisme que par une politique sérieuse, par l’affermissement d’un état régulier qui décourage ses prétentions et lui montre qu’il n’a plus rien à espérer après avoir fait à la France tout le mal qu’il pouvait lui faire. On n’y prend pas garde, et c’est là ce qu’il y a d’attristant pour les esprits réfléchis, avec ces habitudes, sous un prétexte ou sous l’autre, on finit par détruire la notion de l’état, par affaiblir les conditions de gouvernement, sans rehausser le régime parlementaire par des affectations d’omnipotence qui vont aboutir à une politique de commérages.

Rien de semblable n’arriverait sans doute, s’il y avait un gouvernement ayant un peu plus le sentiment de son autorité et de son rôle dans la situation où se trouve aujourd’hui la France, un peu moins préoccupé de ménager des fractions de majorité, de se prêter même à de dangereuses faiblesses. Sans contredit, si M. le ministre de l’instruction publique n’avait pas cette idée fixe de faire plaisir à la droite, il défendrait plus résolument le droit de l’état dans la discussion sur l’enseignement supérieur. Évidemment, si depuis deux ans les divers ministères qui se sont succédé n’avaient pas paru avoir de singulières condescendances pour les bonapartistes dans un intérêt de majorité, le gouvernement n’aurait eu aucune peine à maintenir ses droits devant la commission de l’élection Bourgoing ; il aurait eu dans tous les cas assez d’autorité pour mesurer avec prudence les communications qu’il croyait devoir faire. Malheureusement le ministère actuel, qui paie en partie pour ses prédécesseurs, doute aussi de lui-même, il hésite sur ses alliances comme sur la direction et le caractère de sa politique. Ce n’est point facile, il est vrai, d’avoir une politique nette et décidée, de s’ouvrir un chemin à travers une situation parlementaire fort troublée, entre l’ancienne majorité, qui n’existe plus, et la majorité nouvelle, celle du 23 février, qui n’inspire pas assez de confiance pour qu’on s’appuie absolument et exclusivement sur elle.

Non en vérité, ce n’est point aisé de passer à travers tous ces écueils, et rien ne le prouve mieux que le discours par lequel M. le vice-président du conseil est intervenu récemment à la première lecture de la loi sur les rapports des pouvoirs publics. L’apparition du chef du cabinet à la tribune a été tout au moins inattendue. Que s’est proposé M. Buffet ? A-t-il voulu sérieusement répondre à M. Louis Blanc et à M. Madier de Montjau, qui, sous prétexte de discuter la loi des pouvoirs publics, venaient de faire le procès de la constitution du 25 février, du gouvernement, de la situation tout entière ? Il ne pouvait ignorer que M. Louis Blanc et M. Madier de Montjau, ces vieux débris de 1848, sont isolés aujourd’hui dans leur parti, même parmi les républicains, et il perdait son temps à leur répondre. M. le vice-président du conseil, en paraissant accepter les deux discours qu’il relevait comme une sérieuse manifestation de parti, et en saisissant cette occasion de déployer une certaine raideur de langage à l’égard de la gauche tout entière, a-t-il espéré flatter la droite, la rallier dans une majorité conservatrice reconstituée ? Il devait bien savoir que c’était inutile, qu’il ne convertirait pas la droite, qu’il est toujours pour elle l’homme qui a aidé au succès des lois constitutionnelles. M. Buffet est entaché de ce vice originel, il porte devant les purs la responsabilité d’avoir fait passer le mot de république ! Il en résulte que M. le vice-président du conseil s’est placé dans cette attitude étrange d’un chef de gouvernement rudoyant ceux qui le soutiennent ceux qui voteront les lois complémentaires comme ils ont voté la constitution, et ménageant ceux qui sont ses ennemis. Que M. Buffet ne veuille pas se subordonner à la gauche, rien de plus simple ; mais enfin il faut bien être avec quelqu’un, à moins qu’on ne tienne à être seul, et la meilleure manière de ne pas se subordonner, c’est de conduire soi-même la campagne, d’imprimer la direction, d’accepter le concours des bonnes volontés qui s’offrent à tous, sans se hérisser inutilement dans les perplexités et les contentions d’esprit mal déguisées quelquefois sous des apparences de raideur.

Cette situation où la France se débat si péniblement, où il y a tant de choses à faire, a son principe dans des événemens qui dominent et domineront longtemps toutes les résolutions. La première condition est toujours de les bien connaître dans leurs origines, dans leur caractère comme dans leur développement, et c’est justement à cela que servent des œuvres comme celle que M. Albert Sorel vient de publier sous le titre d’Histoire diplomatique de la guerre franco-allemande. M. Albert Sorel était attaché à la délégation des affaires étrangères à Tours et à Bordeaux pendant la guerre. Il expose la diplomatie de cette douloureuse époque avec sûreté, avec abondance et avec talent. Son livre est une œuvre sérieuse et instructive qui déroule habilement ce lamentable tissu de négociations inutiles allant aboutir à la paix de Francfort. L’auteur est justement sévère à l’égard de l’empire et de ces tristes négociations du mois de juillet 1870, qu’il décrit avec une précision accablante. Quant à la diplomatie de Bordeaux, elle a certainement fait ce qu’elle a pu, et M. de Chaudordy est un diplomate fort distingué, qui a trouvé dans M. Albert Sorel un historien des plus zélés, tout prêt à exalter ses combinaisons, au risque de mettre un peu d’imagination au service de la gloire de son ancien chef. Cela frappe d’autant plus que d’un autre côté, par suite d’une inadvertance sans doute, le rôle et les services de M. Thiers ne sont pas toujours mis à la hauteur où ils doivent être. C’est ce qui s’appelle manquer de proportion et de justesse dans l’appréciation des hommes, dans l’histoire d’une sanglante époque où M. Thiers a eu la triste fortune d’être le plus prévoyant le premier jour et le plus dévoué à la dernière heure, le plus actif à réparer les désastres qu’il avait prévus.

L’Italie vient d’avoir sa crise, une vraie bourrasque heureusement passagère comme un orage d’été. Le parlement de Rome, avant de se séparer, a été pendant quelques jours livré aux débats les plus violens, les plus tumultueux. Le ministère en vérité s’est vu réduit un instant à se demander s’il survivrait à la session, s’il n’allait pas succomber presqu’à l’improviste devant une effervescence d’opposition. Que s’était-il donc produit de nouveau, d’inattendu dans la politique italienne ? Y avait-il une de ces questions qui sont de nature à émouvoir les esprits sérieux, à provoquer des conflits ? Le fait est que pendant quelques jours on s’est passionné et déchaîné à Rome, on est allé jusqu’à des actes extra-parlementaires à propos de bandits et de brigandage. L’Italie. a eu beau être heureuse dans sa révolution nationale, elle a eu beau triompher en courant de tous les obstacles qui semblaient rendre l’unité impossible ; elle a réussi, elle n’a pas moins gardé de vieilles plaies, et l’une de ces plaies est le brigandage qui sévit dans quelques-unes de ses provinces, en Sicile plus que partout. Ce n’est plus ici vraiment de la politique, c’est une question morale, sociale, devant laquelle tous les ministères se sont trouvés depuis dix ans.

Tout le monde en convient, c’est un fait sur lequel il n’y a pas d’illusion possible, la Sicile est livrée aux malandrins qui règnent et gouvernent dans une partie de l’île, qui forment une sorte de franc-maçonnerie du crime sous le nom de maffia. Le malandrinage sicilien, bien plus tenace que le brigandage des autres provinces, est comme une institution locale qui a son histoire, ses traditions et même son code. Ces malfaiteurs organisés pillent, rançonnent, assassinent ; ce sont des outlaws vivant de meurtre et de déprédations. Ils dominent le pays par la terreur qu’ils inspirent, et ils sont favorisés jusqu’à un certain point par l’esprit des populations rurales, par la difficulté d’une répression régulière. Ils échappent dans l’intérieur à toute poursuite, et si l’on parvient à les arrêter, il ne se trouve plus de témoins pour déposer contre eux, pour attester des crimes que tout le monde connaît. On ne peut pas même arriver quelquefois à constituer un jury pour les juger ; les jurés refusent de siéger ou bien ils se hâtent d’acquitter les bandits les plus avérés. Ils craignent les représailles sanglantes dont il y a chaque jour d’effrayans exemples. Dans l’intérieur de l’île, il y a des administrations communales accommodantes qui prennent le parti de traiter avec les bandits et qui leur paient un tribut annuel pour préserver leur territoire. Un député distingué, qui a longtemps habité la Sicile, M. Tommasi Crudeli, a retracé une fois de plus ce triste tableau, et le ministre de l’intérieur, M. Cantelli, a déclaré avec douleur que la lutte avec les brigands avait déjà coûté la vie à plus de quarante fonctionnaires. Comment en finir avec cette situation ? Sans doute on ne pourra extirper le mal qu’avec le temps, en développant l’instruction, le travail et l’industrie, en multipliant les voies de communication dans l’intérieur de l’île, et le clergé, s’il le voulait, pourrait aider à remettre un peu d’ordre en Sicile, comme il a aidé très efficacement depuis quelques années à pacifier l’île de Sardaigne. Pour le moment, le ministère a voulu aller au plus pressé en soumettant à la sanction des chambres un certain nombre de mesures propres à fortifier l’action administrative : c’est là l’objet de cette loi de sûreté publique proposée depuis quelques mois déjà, annoncée par le roi dès l’ouverture de la session.

Rien de plus simple à coup sûr. Le gouvernement ne faisait que son devoir pour l’honneur de l’Italie, dans l’intérêt même de la province ravagée par le brigandage ; malheureusement il avait compté sans les passions locales et sans les passions de parti. Quelques-uns des députés siciliens se sont livrés à de véritables accès de fureur, comme si le ministère réclamait une dictature politique, comme si le gouvernement outrageait la Sicile en prétendant la guérir de la lèpre qui la dévore. La gauche, sans y réfléchir, ou plutôt croyant trouver une bonne occasion d’ébranler le cabinet, la gauche a fait chorus avec les Siciliens. De là cette agitation parlementaire qui a dégénéré en scènes violentes et où l’on a pu entendre de singuliers aveux. Un député, en parlant des malandrins, a dit : « Ces pauvres gens s’ingénient pour vivre. » Un autre a trouvé qu’on avait été vraiment bien dur pour un bandit qui avait assassiné un garde de sûreté, que « quatorze ans de travaux forcés pour la vie d’un homme de police, c’était beaucoup ! » Les vrais coupables, ce n’étaient pas ces « pauvres » bandits, c’étaient les autorités, les « hommes de police, » les gendarmes et le gouvernement. Le héros ou le principal meneur de cette étrange équipée d’opposition a été un ancien procureur-général de Palerme, M. Tajani, qui a dû donner sa démission, il y a quelques années, à la suite d’un violent conflit avec le chef de la police et le général Medici, alors préfet et gouverneur militaire. M. Tajani avait sa démission forcée sur le cœur, et, bientôt nommé député, il est arrivé à Rome pour faire campagne contre le gouvernement. Depuis quelque temps, il menaçait le ministère de toute sorte de révélations, il ne cessait de répéter qu’il dirait tout. S’il n’a rien dit de bien nouveau, il a du moins réussi à mettre le feu aux passions de la chambre. Il a prodigué les récriminations acerbes, il n’a pas craint d’accuser le gouvernement d’être l’auteur des désordres de la Sicile, d’entretenir le brigandage par l’immoralité et les connivences de ses agens, d’avoir voulu étouffer dans le sang des témoignages qui pouvaient s’élever contre lui ; il est allé jusqu’à parler d’enfans fusillés avec préméditation. Bref, M. Tajani avait fait son dossier avec ses papiers de procureur-général, et il l’a déployé devant la chambre. Or le réquisitoire ne s’adressait pas seulement au ministère actuel, il atteignait bien plus encore l’ancien cabinet, présidé par M. Lanza. Pour le coup, M. Lanza, malgré son calme, n’a pu se contenir ; il a laissé éclater une honnête indignation, sommant avec sévérité cet étrange accusateur de justifier ses paroles, lui donnant rendez-vous devant une commission d’enquête judiciaire. Dès lors la discussion n’a plus été qu’un indescriptible tumulte où la loi a risqué un moment de disparaître.

Au milieu de ces scènes orageuses, qui ont provoqué un jour une suspension de séance, le cabinet fort heureusement n’a cessé de faire bonne contenance, repoussant toutes les accusations passionnées et ramenant la chambre à la question. Le ministre de la justice, M. Vigliani, qui est un des plus anciens et des plus éminens magistrats de l’Italie, a soutenu la lutte avec autant de vigueur que d’autorité. Le président du conseil, M. Minghetti, ne s’est point laissé détourner de son but, il a conduit cette affaire avec une habile résolution. Une certaine fraction de la majorité qui dans des conditions moins violentes aurait pu se laisser ébranler ou avoir des scrupules n’a point tardé à sentir la nécessité de se serrer autour du gouvernement, et tout s’est terminé aussi favorablement que possible. La chambre a fini par sanctionner la loi proposée par le ministère et modifiée par une proposition de MM. Ricasoli, Pisanelli, Lanza, Rudini ? elle a de plus adopté sans difficulté, sans opposition du gouvernement, la proposition d’une enquête parlementaire sur les conditions économiques et sociales de la Sicile ; elle a enfin voté l’enquête judiciaire sur les prétendues révélations de M. Tajani. Quant à la gauche, elle a fait là en vérité une triste campagne. Dès qu’elle s’est vue à peu près vaincue, elle a déserté la lutte, elle a voulu protester par une abstention révolutionnaire, et même un certain nombre de membres de l’opposition ont fait mine un moment de vouloir donner leur démission. Le président de la chambre, M. Biancheri, qui est un homme prudent et sachant son monde parlementaire, ne s’est point hâté de divulguer ces résolutions extrêmes ; il a laissé le temps de la réflexion à ces impétueux agitateurs de parlement, qui ont fini par être quelque peu embarrassés d’un rôle devenu presque ridicule, et, tout en restant député, M. Tajani en a été quitte pour aller chercher à Naples une espèce d’ovation assez médiocre auprès de quelques étudians en quête d’une occasion de manifestation. La fin de l’aventure a été un véritable soulagement pour le pays tout entier. Si elle a causé quelque dépit aux vaincus de cette lutte parlementaire, elle a laissé peut-être aussi un sentiment pénible chez les vainqueurs, attristés d’avoir à livrer de telles batailles, même à gagner de telles victoires.

Que voulaient-ils donc, ces députés siciliens et la gauche qui les a soutenus ? S’ils avaient réussi, ils laissaient le gouvernement désarmé devant le brigandage ; ils perpétuaient pour l’Italie ce danger d’une anarchie provinciale dont les héros sont des malandrins, qui est une humiliation pour l’unité nationale et un thème inépuisable pour tous les ennemis du nouveau royaume. Que quelques députés siciliens, — pas tous, car il y en a qui soutiennent le gouvernement, — que ces députés, égarés par une imagination effervescente et par le goût d’une popularité suspecte, se soient jetés à corps perdu dans une telle campagne, on le comprend encore jusqu’à un certain point ; mais que voulait la gauche en s’associant à cette guerre de représailles personnelles ou d’animosités locales ? Elle a sûrement joué dans cette aventure son crédit et ses chances comme parti aspirant au gouvernement ; elle a montré une fois de plus ce qu’elle est, ce qu’elle peut offrir au pays, si elle arrivait au pouvoir. Voilà un parti dont la politique extérieure se réduit à faire de l’Italie l’adversaire haineuse de la France, la feudataire de l’Allemagne, et dont l’idéal en fait de politique intérieure consiste à énerver la répression du brigandage ! Garibaldi lui-même, présent à Rome et toujours occupé des travaux du Tibre, pour lesquels on vient de voter des fonds, Garibaldi a refusé de suivre la gauche ; il s’est borné à écrire une lettre assez tiède, de pure forme à ce qu’il semble, en s’abstenant de paraître dans ces discussions à la fois orageuses et impolitiques.

Heureusement pour elle, l’Italie a eu dès l’origine un parti sensé, sérieusement politique, plus libéral et plus national que tous les révolutionnaires, assez habile et assez résolu pour défendre, son œuvre. C’est par lui que l’Italie s’est faite, c’est par lui qu’elle se soutient. En lui vit ce sentiment de l’unité nationale auquel M. Nigra, le représentant du roi Victor-Emmanuel à Paris, vient de donner la forme lyrique dans un poème d’une énergique et brillante inspiration, la Rassegna di Novara, — la Revue de Novare. C’est une revue fantastique et patriotique que le roi Charles-Albert, secouant son linceul de marbre de Superga, va passer aux champs de Novare. Devant lui défilent à la clarté des étoiles les bataillons et les escadrons étincelans, ces précurseurs armés de l’unité italienne. M. Nigra, qui tout jeune encore était dans un de ces bataillons et qui sait allier le talent du poète à l’habileté du diplomate, n’a voulu laisser publier ses vers qu’au profit du monument funèbre où l’Italie a rassemblé les ossemens de tous ceux qui ont combattu à Solferino. « Quand mes pauvres vers, a écrit M. Nigra au président de l’œuvre, M. Torelli, ne serviraient qu’à faire croître un arbre de plus autour de ces ossemens sacrés, je ne me repentirais pas de vous les avoir envoyés. » Il avait certainement raison, les vers venaient à propos. Le ministre de l’instruction publique, M. Bonghi, en les recevant au sortir des dernières discussions, écrivait à son tour à M. Torelli : « Cela m’a fait du bien ! » Et du coup M. Bonghi a voulu envoyer les vers de M. Nigra à toutes les écoles d’Italie. Voilà un pays où il y a de la ressource malgré tous les malandrins de Sicile !

Ce n’est pas sans peine que l’Espagne revient de ses aventures révolutionnaires de ces dernières années. Elle ne se trouve pas seulement, quant à elle, en présence d’une insurrection bien autrement puissante qu’un simple brigandage, régulièrement armée, en possession d’une partie du pays, elle a aussi à se reconstituer elle-même, à réorganiser ses forces, à retrouver les conditions d’un régime régulier. C’est à tout cela qu’elle travaille depuis la restauration du jeune roi Alphonse XII. On peut trouver quelquefois qu’elle procède avec lenteur ; il faut bien cependant tenir compte des difficultés de toute sorte, militaires et politiques, accumulées par sept années de révolution, par deux années de dissolution anarchique et sanglante. Tirer une armée de l’état de décomposition militaire que la république avait créé, auquel le gouvernement du général Serrano n’avait pu encore remédier qu’incomplètement, payer cette armée avec un trésor vide, avec un crédit épuisé et un système d’impôts désorganisé, faire face à la fois à l’insurrection carliste et à l’insurrection de Cuba, qui absorbe plus de 70,000 hommes, reconstituer une situation politique régulière avec des partis travaillés par toutes les divisions, c’était là l’œuvre compliquée et laborieuse qui s’imposait dès le premier jour au ministère présidé par M. Canovas del Castillo. Le nouveau gouvernement n’a pas tout fait en six mois, c’est bien certain ; il a du moins augmenté sensiblement l’armée au prix de sacrifices qui dépassent de beaucoup les ressources actuelles de l’Espagne, et même avec cette augmentation ce serait une illusion de croire qu’on pouvait du premier coup, de haute lutte, aller enlever les retranchemens des carlistes dans la Navarre. C’est une opération qui, à elle seule, exigerait une armée nombreuse, peut-être près de 100,000 hommes. La première pensée du gouvernement nouveau a été de rejeter d’abord les carlistes dans leurs montagnes, de les cerner par tout un système de fortifications autour d’Estella, de leur interdire des incursions dans la Castille, des expéditions comme celles qu’ils ont faites l’an dernier jusqu’à Cuenca, jusqu’aux approches de Madrid. Il a réussi jusqu’à un certain point. Aujourd’hui la guerre semble reprendre une allure plus active ; il y a tout un ensemble d’opérations engagées par le général Martinez Campos en Catalogne, par le général Jovellar, qui a quitté le ministère de la guerre pour aller commander en Aragon, par le général Quesada en Navarre, par le général Loma en Biscaye. Ces opérations réussissant, il sera plus facile d’attaquer l’insurrection dans son dernier asile, jusqu’ici inexpugnable, — d’autant plus que les ressources des carlistes s’épuisent, que les subsides étrangers diminuent pour eux et que les populations sont fatiguées de la guerre. C’est peut-être encore une question de temps ; quant au succès définitif, il n’est point douteux, l’Espagne libérale est désormais assez forte pour que la victoire ne puisse être incertaine. Un général supérieur précipiterait sans doute la solution et en finirait plus vite avec cette guerre désastreuse, c’est possible ; si ce général n’existe pas, le résultat n’est pas moins infaillible par une action plus lente et plus méthodique devant laquelle le drapeau carliste ne peut tarder à disparaître. La situation militaire, telle qu’elle apparaît dès aujourd’hui, en est le gage.

La question politique n’était pas moins difficile pour le gouvernement du jeune roi. Il s’agissait de débrouiller et de simplifier une situation profondément troublée où la révolution de 1848, la royauté d’Amédée, la république, le gouvernement du général Serrano, ont laissé comme un héritage d’incohérences, de divisions, de rivalités personnelles ou d’antagonismes de partis. M. Canovas del Castillo s’est mis à l’œuvre sans illusion comme sans découragement devant les difficultés. Il a tenu à procéder avec prudence, avec un large et persévérant esprit de conciliation, évitant tout ce qui eût ressemblé à une réaction, acceptant naturellement pour le jeune roi le concours des anciens modérés sans laisser altérer le caractère libéral de la monarchie nouvelle. Le but était de reconstituer en quelque sorte un terrain constitutionnel où la monarchie d’Alphonse XII pût être entourée et appuyée par toutes les fractions de l’opinion libérale. Le premier résultat a été cette réunion qui avait lieu récemment à Madrid dans la salle de l’ancien sénat et où les hommes les plus considérables des nuances les plus diverses se sont rencontrés pour préparer, d’accord avec le gouvernement, le rétablissement du régime parlementaire avec une constitution nouvelle. Un seul homme, dernier président du conseil du général Serrano, ancien ministre du roi Amédée, M. Sagasta, résistait encore et semblait se tenir à l’écart. Il s’est rendu à son tour, il est allé au palais, et ces jours derniers il assistait à un dîner donné par le roi à tous les représentans du parti constitutionnel. Le prix des efforts de M. Canovas del Castillo, c’est cette réapparition d’un parti monarchique constitutionnel rallié autour du roi Alphonse XII. Après avoir ramené le roi, M. Canovas del Castillo a pour ainsi dire refait la royauté. Maintenant des cortès peuvent venir. La monarchie, restaurée il y a six mois, a pour elle non-seulement l’autorité et la force de la tradition, mais la garantie des institutions libérales dont elle est inséparable.

CH. DE MAZADE.


REVUE MUSICALE.

Nous voudrions aujourd’hui dire un mot de l’opéra de Lohengrin, que nous venons d’entendre à Londres, admirablement exécuté ; mais qu’on se rassure, du wagnerisme nous n’en parlerons pas, c’est là un vieux procès hors de cause et sur lequel il n’y a plus à revenir. En Allemagne comme ailleurs, une moyenne d’opinion s’est établie :


Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité ;


le propagandiste tapageur a cessé d’être un épouvantail, le musicien de l’avenir n’a plus désormais qu’à compter avec le présent, qui le traite selon son mérite, sans fanatisme ni prévention hostile. « Remettez-vous, mon cher, vous voyez ici un homme comme les autres. » Ces paroles de Méphistophélès à l’étudiant, M. Richard Wagner peut maintenant se les appliquer ; ses agissemens, ses contradictions, nul ne s’en occupe. Démocrate jadis, il voulait que l’art vînt du peuple ; aujourd’hui qu’il a trouvé son roi, son Lohengrin, il veut que la rénovation vienne d’en haut ; qu’importe ? ses opéras sont traités par les honnêtes gens avec les mêmes égards que ceux de ses confrères : les bons tiennent leur place au répertoire des grandes scènes de l’Europe ; on les joue entre Euryanthe et les Huguenots, les mauvais dorment tranquillement loin du scandale. Ses principes, qui ne furent jamais qu’une apocalyptique paraphrase des idées condensées par Gluck dans la préface d’Armide, ces fameux principes révolutionnaires ne nous menacent d’aucun danger, et parmi ceux qui les appliquent, les modérés sont les habiles : j’ai nommé les Gounod, les Bizet, les Massenet, et je joins à ma liste l’auteur de la Statue et de Sigurd, qui vient d’écrire un livre[1] où le sujet est traité nettement et sans phrases, en musicien qui sait le fond des choses et ne se croit pas obligé d’embrasser pour l’amour du mythe tous les Allemands qu’il rencontre sur son chemin. J’arrive à cette représentation de Lohengrin à Her Majesty’s, et il ne m’en coûte nullement de publier que ç’a été l’occasion d’un très grand succès et pour la musique et pour les interprètes de M. Richard Wagner ; l’éloge dans la presse est unanime, et quant aux artistes et aux gens du monde que nous avons pu voir, ils faisaient à la partition un accueil que ne trouverait certes pas chez nous le Jupiter de Baireuth, s’il lui prenait la fantaisie d’apporter à Paris son Lohengrin. En effet, à ne tenir compte que du fait musical, en laissant de côté la répulsion si naturelle dont la personne du compositeur germanique ne saurait être en France que l’objet, il demeure certain que notre public est incapable de se comporter pendant quatre heures comme le public anglais en présence d’une œuvre de cette importance et de cette monotonie. Notons aussi qu’une telle faculté d’attention, une telle imperturbabilité dans la patience, ne s’obtiennent que par la force de l’entraînement.

Une ville soumise à la quotidienne inglutition d’un oratorio de Haendel ou de Bach doit nécessairement posséder des puissances digestives que nos pays ne connaissent pas. Prenez l’oratorio de Haendel pourpoint de départ, et vous verrez comme cette préparation ultra-sérieuse changera tout de suite en joyeuseté ce qui succédera. Les Anglais découvrent dans la musique de M. Richard Wagner des abîmes de sensualisme. He is so sensual in his music, s’exclament-ils en se pâmant d’aise. A Paris, ce point de vue nous échapperait et sans doute aussi beaucoup d’autres. A côté de la foule turbulente et gouailleuse qui sifflerait à outrance, nous aurions le bataillon sacré des frénétiques pour crier au sublime. Il n’est donc point mauvais de se dépayser un peu dans l’occasion, et les changemens d’atmosphère, si favorables à notre santé physique, peuvent nous être également fort utiles quand il s’agit de bien fixer notre opinion, sur une œuvre d’art.

Le premier acte de Lohengrin, — celui du jugement de Dieu, — est absolument grandiose ; cette phraséologie musicale se déroulant avec ampleur touche par momens au sublime ; il lui arrive néanmoins trop souvent de franchir le pas, et c’est alors l’idéal du ridicule qu’elle réalise, comme dans cet acte interminable de la nuit nuptiale où deux jeunes époux qui s’adorent, au lieu de se chanter le duo de Raoul et de Valentine, passent leur temps à se haranguer l’un après l’autre, et finissent par se quitter en se faisant des adieux aussi chastes que douloureux. Cette scène voudrait naturellement être le comble du sublime, et l’effet qu’elle produit au théâtre est tel que le public ne peut s’empêcher de sourire, ce public anglais d’ailleurs si pudibond et ne plaisantant point avec l’alcôve conjugale ! Il va sans dire que chez nous, à l’Opéra, la salle entière éclaterait de gaîté folle. Qui voulez-vous en effet qui s’intéresse à tout ce mythe et prenne au sérieux ces chevaliers du Cygne qui vous arrivent dans des petits navires sculptés en robinets de baignoire ? Christine Nilsson elle-même y perd sa peine, et cependant elle est admirable dans le rôle d’Eisa. Force dans la voix ; talent dramatique et beauté, tout s’est transformé, agrandi chez elle. L’actrice est aujourd’hui de premier ordre, et la chanteuse magistrale. Je l’ai revue deux jours après dans Marguerite tout autre que dans Eisa et non moins parfaite. La sécheresse qu’on reprochait à son interprétation, il y a cinq ans, a disparu, et fait place dans l’acte du jardin à quelque chose de charmant et de bien personnel. M. Capoul, qui chantait Faust, me semble avoir singulièrement gagné depuis sa tentative à Ventadour, la voix a plus de vigueur, le talent est plus sobre : du reste, notre public sera bientôt à même d’en juger ; M. Capoul est engagé pour cet hiver à l’Opéra-Comique, où nous l’entendrons dans le Paul et Virginie de M. Victor Massé, et rien ne dit que, par la suite, ce ténor voyageur n’aille point, comme autrefois Roger, faire une campagne décisive à l’Opéra.

Il n’est jamais trop tard pour parler des morts ; les sympathies, les regrets qu’entraîne la disparition subite d’un homme tel que celui dont notre jeune école musicale déplore la perte, ne s’effaceront pas, Dieu merci, en quelques semaines. On se souvient de cet opéra de Carmen représenté vers la fin de la saison dernière, de ce grand succès que nous eûmes la bonne fortune de signaler à cette place ; tant de travaux rudement poursuivis, d’épreuves et de luttes surmontées portaient enfin leur récompense ; après s’être longtemps cherché, le jeune maître était en voie de se trouver lui-même. Les belles et fortes promesses données d’abord dans les Pêcheurs de perles et la Jolie fille de Perth, réitérées symphoniquement dans les entr’actes de l’Arlésienne, étaient au moment de se réaliser. Sans nous offrir encore toute la somme qu’on pouvait et devait attendre d’un talent si éminemment intellectuel et progressif, Carmen marquait une étape décisive ; cette partition eût été plus tard dans l’œuvre du compositeur ce que fut jadis Marie pour Hérold, et qui oserait dire qu’à cette Marie d’ordre romantique et tout contemporain quelque Pré aux Clercs et quelque Zampa n’eût pas succédé par la suite ? Toujours est-il que cette partition de Carmen ne se contentait déjà plus de justifier d’anciennes espérances, et qu’elle ouvrait aux yeux des perspectives très rassurantes pour l’avenir d’un musicien dramatique. L’auteur y dégage pour la première fois sa personnalité, et le symphoniste quitte le pas à l’homme de théâtre parfaitement résolu à se mettre en communication avec le public, car il faut bien toujours en venir là, à moins de se condamner à ne vivre et ne produire qu’en vue d’un petit nombre de contemplatifs non moins obscurs qu’intransigeans, et qu’on pourrait appeler les parnassiens de la musique. Or Bizet n’avait rien de cet esprit étroit et Borné, de ces rancunes sourdes qui caractérisent les coteries. Il entendait s’établir au théâtre, y réussir comme Hérold, comme Auber, comme ce Méhul qu’il vous rappelle par maint côté, et croyez que, si la mort ne se fût si brusquement rencontrée sur son chemin, il était homme à savoir un jour contenter tout le monde sans renier aucun de ses dieux. Les gens naïfs aimaient beaucoup à parler de son wagnerisme et revenaient volontiers à la charge chaque fois qu’il donnait un nouvel ouvrage. Ils auraient pu tout aussi bien parler de son rossinisme et de son verdisme. Il avait de bonne heure fait le tour du monde des idées, savait les maîtres et les adorait avec cette fière désinvolture d’un esprit indépendant, capable de tout comprendre et de tout admirer.

Nous aurions garde de nier l’influence particulière que Schumann et Wagner exerçaient sur sa théorie ; mais le théoricien était ici doublé d’un homme pratique, qui, tout en s’imprégnant de la doctrine, savait, comme on dit, en prendre et en laisser, et ses ouvrages nous démontrent jusqu’à l’évidence que jamais ses prédilections d’école ne l’eussent amené à la conception d’un théâtre d’opéra comique se modelant sur Geneviève ou sur les Maîtres chanteurs de Nuremberg. Il avait le sens le plus net du drame musical moderne et de ce qu’on peut faire adopter de ce public de Favart, public fort spécial, qui ne veut pas être brusqué. Sortir de Boïeldieu, d’Hérold et d’Auber n’est point tâche si commode ; il y faut beaucoup d’art, de ménagement et surtout beaucoup d’éclectisme. Bizet là-dessus était sans reproche ; écrivain exquis, plein de science et de goût, il commençait par réformer la langue, élargissait le style en attendant mieux. Son éclectisme vous remettait en mémoire le Gounod des belles années de jeunesse, bibliothèque vivante et chantante, toujours prête à se laisser feuilleter par les amis. Bizet, lui, ne chantait pas, mais son piano valait un orchestre.

La dernière fois que nous le rencontrâmes, il était en train de parcourir sa partition de Carmen avec une jeune fille dont la voix et les rares aptitudes musicales l’avaient charmé. La séance tirait vers sa fin quand tout à coup il s’interrompit et quitta la place en disant : « Maintenant, mademoiselle, chantez-moi du Schumann. » On sait quelle intensité de sentimentalisme douloureux ont certaines mélodies du grand romantique de Zwickau ; c’est le poète et le musicien par excellence du Noluit consolari. Schubert se laisse quelquefois distraire de sa tristesse, il a des yeux pour toutes les gaîtés du paysage, des oreilles pour tous ses bruits ; Schumann reste absorbé dans sa réflexion, nul pittoresque ne l’en détourne, son deuil est un abîme qui n’a point de fond. Impossible de ne pas être saisi de cette impression quand on entend une voix jeune et sympathique interpréter ses élégies, Ich grolle nicht et Aus der Heimath par exemple. Bizet, assis à l’autre bout du salon, écoutait la tête dans ses mains. « Quel chef-d’œuvre ! s’écria-t-il, mais quelle désolation, c’est à vous donner la nostalgie de la mort ! » Et, se remettant au piano, il joua la Marche funèbre du même maître, puis celle de Chopin, qui devait, hélas ! quelques jours plus tard figurer au programme de ses propres funérailles. Nous causâmes ensuite de cet art qui faisait ses délices et de ses représentans actuels plus ou moins illustres : Rossini, Auber, Hérold, Berlioz, Wagner, Verdi, qu’il admirait d’élan, Meyerbeer, tous y passèrent, et quand vint le tour des poètes, sa verve et ses clartés furent telles que nous ne pouvions nous empêcher de songer à ce passage d’une lettre où ce même Schumann écrit à sa belle-sœur : « Souvenez-vous que j’appelle artistes non pas ces braves gens qui s’entendent à jouer tant bien que mal d’un ou deux instrumens, mais des êtres qui sont de vrais hommes et qui comprennent Shakspeare et Jean Paul ! » Pauvre Bizet, il était si heureux, si rayonnant, il jouissait si bravement et de son succès et de sa croix d’honneur, et de cette place au soleil conquise avec tant de vaillance dans la rude bataille de la vie, qu’il fallait bien que la mort s’occupât un peu de ses affaires, du moins peut-on dire que les dernières heures qu’il passa dans ce monde furent sans mélange, et sur ce point nous ne marchandons pas la part de reconnaissance que tous ses amis doivent au directeur de l’Opéra-Comique, dont la sollicitude intelligente lui vint si efficacement en aide. Nous avons assez souvent reproché ses erreurs à M. Du Locle pour qu’il nous soit permis à l’occasion de vanter ses mérites. Le directeur de l’Opéra-Comique a sur la conscience un gros péché qu’il expie amèrement du reste. Il s’est montré impie et sacrilège à l’égard de l’ancien répertoire, et l’ancien répertoire ne pardonne pas. Voltaire prétendait qu’il ne fallait pas dire du mal de Boileau parce que cela portait malheur. M. Du Locle a fait pis. Non content de renier les vieux maîtres, il les a dépossédés, livrés aux doublures, traitant Nicolo Isouard et Boïeldieu comme Régane et Goneril traitent le roi Lear. Ce qu’on avait adoré jusqu’alors, il l’a renversé de gaîté de cœur et s’est mis en tête de ne plus fêter que les jeunes. Le paradoxe avait du bon, mais il n’en a pas moins commencé par coûter fort cher, car les jeunes à l’Opéra-Comique ne font pas d’argent. Cette tentative peut n’avoir point réussi, il y aurait cependant quelque mauvaise grâce à venir se montrer trop sévère vis-à-vis d’une administration déjà bien punie par ses mécomptes, et dont le zèle intempestif peut-être n’en aura pas moins profité à des intérêts en somme fort respectables. L’état, qui entretient des écoles et distribue des prix de Rome, ne saurait disgracier un directeur pour la fiévreuse ardeur qu’il déploie à mettre en évidence les jeunes talens, et celui-là certes doit être plus à plaindre qu’à blâmer, qui se ruine à jouer ainsi aux découvertes. M. Du Locle a très crânement ouvert à M. Massenet les portes de son théâtre, et la chute de Djémileh ne l’empêcha pas de donner Carmen.

George Bizet, s’il eût vécu, n’eût point manqué de lui payer sa dette de reconnaissance, et peut-être trouvera-t-on dans les papiers du musicien de quoi prolonger l’émotion du public autour d’un nom désormais si sympathique. J’entends parler d’une Clarisse Harloioe en trois actes pour l’Opéra-Comique et d’une partition du Ciel d’après Corneille écrite en vue de M. Faure. Cet ouvrage doit être au moins fort avancé, car lui-même nous disait n’avoir plus qu’à y mettre la dernière main, et comme nous le poussions activement à ce suprême effort, il nous répondait par toute sorte d’argumens tirés des tribulations qu’un artiste s’apprête à subir en abordant la scène. Il avait assez de ces ennuis et de ces tracas, ajoutait-il ; sa dignité d’ailleurs se regimbait à l’idée de passer à l’Opéra par l’épreuve d’une audition au lendemain d’un succès qui semblait l’avoir suffisamment classé parmi les compositeurs hors concours. Son intention était plutôt de revenir pour le moment à la symphonie et d’écrire une Sainte Geneviève de Paris en manière d’oratorio. Nos désastres l’avaient profondément touché. Son patriotisme, qui cherchait son mode d’expression, croyait l’avoir trouvé dans cette légende, l’une des plus pures de nos origines nationales, et qui tient, comme celle de Jeanne d’Arc, de l’idylle et de l’épopée. Il avait déjà disposé son poème, réglé le programme de ses morceaux, et comptait rapporter pour l’hiver au concert Pasdeloup ce fruit de sa saison d’été.

Claudite jam rivos, pueri, sat prata hiberunt.


La mort n’avait-elle point naguère prononcé le même arrêt à l’égard de ce fier et génial Henri Regnault dont le nom vous vient presque naturellement à la plume à côté de celui de George Bizet ? Communauté d’infortune et de talent, il n’en faut pas davantage pour envelopper ces deux nobles destinées sous le même voile de deuil. Esprits chercheurs, mobiles, orageux, marqués de ce signe d’indécision, de cette absence de sérénité qui caractérisent les temps comme les nôtres, l’un peintre, l’autre musicien, ils étaient du même art, et vous saisirez dans Carmen sans beaucoup d’effort des audaces de couleur qui vous rappelleront cette fameuse gamme jaune de la Salomé.


ESSAIS ET NOTICES.

LES TRAVAUX PUBLICS EN HOLLANDE.
Notice sur les travaux publics en Hollande, par M. Croizotte-Desnoyers, ingénieur en chef des ponts et chaussées, Paris 1874, 1 vol. in-4o avec atlas.


Les ouvrages du génie civil différeraient peu d’un pays à un autre, si le sol, les matériaux, le climat, étaient partout les mêmes. Édifier un pont, tracer un chemin de fer, ouvrir un canal ou creuser un port ne sont pas en effet des entreprises où la fantaisie se puisse donner carrière. Au contraire, l’ingénieur ne doit avoir qu’un but, qui est de créer une œuvre économique et durable ; la beauté, l’élégance, ne sont pour lui que l’expression rationnelle de ces deux conditions premières. Tout au plus l’esprit particulier à chaque nation se révèle-t-il quelque-lois dans l’ensemble des constructions ou dans les menus détails accessoires. Ainsi les Américains du nord y montrent plus de hardiesse, les Français plus de science théorique ; les Anglais s’en rapportent plus volontiers aux indications de l’expérience. Cependant les divers états européens s’empruntent maintenant si volontiers leurs ingénieurs qu’il n’y a plus guère en pareille matière de caractère national. C’est donc surtout par la variété des conditions physiques que les travaux publics se distinguent en projet ou en exécution. Rien que par ce motif, il y a grand intérêt à les étudier tour à tour en chaque contrée. L’écrit tout récent de M. Croizette-Desnoyers nous conduit dans un pays bien voisin de nos frontières, où la nature du sol oppose néanmoins aux ingénieurs des obstacles contre lesquels ils ont rarement à lutter chez nous.

La Hollande est, on le sait, un pays plat, sillonné par des fleuves, dont les bras innombrables découpent la zone littorale en une multitude d’îles. De vastes superficies, aujourd’hui cultivées et habitées, sont à peine au niveau des hautes marées, elles sont souvent même au-dessous, si bien que des dunes naturelles ou des digues artificielles empêchent seules que les vagues ne les recouvrent. Une mer intérieure, le Zuiderzée, semble mettre le cœur du royaume en communication avec l’océan ; il en fut ainsi sans doute dans l’ancien temps. Cette mer, aussi bien que la plupart des embouchures des fleuves, n’a plus assez de profondeur pour admettre les navires de fort tonnage que possède maintenant le commerce maritime. Le sol, tout d’alluvion, est formé de dépôts vaseux ; à 20 ou 30 mètres de profondeur, la sonde ne rencontre encore que le sable ou l’argile. La pierre fait défaut ; quand on ne peut s’en passer, il faut l’amener de la Belgique ou de la vallée du Rhin ; aussi construit-on de préférence en briques ou en bois. Enfin ce territoire, conquis en partie sur l’océan, porte une population laborieuse, persévérante, économe, à qui les capitaux ne manquent jamais, pourvu qu’il s’agisse d’entreprendre des œuvres utiles.

Cela étant, ce que les ingénieurs hollandais ont à faire est surtout d’assainir le sol, de régler l’écoulement des eaux, d’ouvrir à travers les marécages des voies terrestres ou fluviales d’un facile accès. L’ennemi qu’ils ont à combattre sans cesse, c’est l’eau. Les travaux hydrauliques intéressent au plus haut degré la prospérité, l’existence même de la Hollande. Le corps d’ingénieurs de l’état correspondant à celui des ponts et chaussées en France s’appelle le waterstaat, service des eaux. Les hommes dont il se compose, recrutés à l’école polytechnique de Delft, se sont acquis une réputation méritée par les beaux ouvrages qu’ils ont exécutés en ces derniers temps. Montrons par quelques exemples en quoi consistent leurs œuvres.

Les embouchures de l’Escaut et de la Meuse font du midi des Pays-Bas, entre Anvers et Amsterdam, une sorte d’archipel où sont bâties les principales villes du royaume et les cités les plus commerçantes. Entre ces centres de population, les canaux et les rivières ont toujours été le moyen de communication le plus habituel ; les routes de terre, peu fréquentées d’ailleurs, sont, à défaut de pierres, pavées en briques ; elles ne supporteraient pas le roulage fatigant de nos grands chemins ; mais les rivières s’ensablent peu à peu. D’ailleurs les ports de mer se sont créés, là comme ailleurs, assez loin à l’intérieur des terres, dans la partie des fleuves que la vague n’agite plus trop, où la marée se fait peu sentir, où les marchandises se peuvent charger sur essieux, au sortir des navires, de façon à se répandre sur le continent sans avoir d’autres cours d’eau à traverser. Ainsi Rotterdam, le second port de la Hollande sous le rapport de l’importance commerciale, est à 30 kilomètres de la mer, sur la Nouvelle-Meuse. La profondeur d’eau y dépasse 9 mètres, ce qui est plus que suffisant ; mais les bras du fleuve par lesquels on y arrive sont tous encombrés de bas-fonds. Les navires entraient autrefois par le bras principal en passant sous les murs de Brielle ou par le Scheur, qui est plus direct. Lorsque les bâtimens de fort tonnage n’y trouvèrent plus un mouillage suffisant, ils descendirent au sud, de manière à gagner Rotterdam par le Haringvliet, et, comme le trajet était long, on creusa le canal de Voorne en 1829 pour leur abréger le chemin. Maintenant il faut passer plus au sud encore, par les Grévelingues et le Hollandsch Diep. Ces détours faisaient perdre beaucoup de temps ; le pis est que ces embouchures s’ensablent toutes et qu’il s’y forme des bancs fort dangereux, si bien que les gros navires étaient obligés de s’alléger avant de remonter la rivière. On conçut alors le projet d’endiguer le Scheur, d’y réunir toutes les eaux qui coulent devant Rotterdam, afin d’y maintenir un courant assez fort et de faire déboucher ce canal à moitié artificiel dans la Mer du Nord par une ouverture creusée à travers les dunes. Tout cela n’était pas une petite affaire ; on y avait déjà dépensé 17 millions de francs en 1873 lorsque M. Croizette-Desnoyers visita les chantiers, et c’était loin d’être achevé. Le plus curieux est la façon dont les digues s’exécutent. En France et dans d’autres pays, les jetées à la mer se font en pierre ; en Hollande, où les matériaux durs coûtent très cher parce qu’il faut les amener de loin, on les construit au moyen de remblais en sable que maintiennent des pieux et des plates-formes en fascines. Il ne faut plus qu’une médiocre quantité de moellons pour protéger le pied des remblais ou pour maintenir en place ces clayonnages. Ce mode de construction semble bien fragile au premier abord. Les vagues et les courans n’entraîneront-ils pas ces matériaux de peu de volume ? Les tarets ne détruiront-ils pas les bois qui leur donnent seuls de la consistance ? Il n’en est rien, paraît-il. Le tout forme bientôt une seule masse que le sable et les mollusques agglutinent. Il était difficile de mieux employer les ressources d’un pays qui ne fournit ni pierres, ni grosses charpentes, mais qui produit en abondance par compensation les bois de petites dimensions nécessaires à la fabrication des fascines. S’il se produit avec le temps des affaissemens, on y remédie sans peine en rechargeant de nouveau les digues.

Amsterdam, la métropole de la Hollande, est située non pas comme Rotterdam près de l’estuaire d’un fleuve, mais sur le golfe de l’Y, au fond du Zuiderzée, dont la navigation devient de plus en plus difficile à mesure que l’envasement s’accroît et que le tonnage des navires augmente. Ce port aurait déjà perdu sa prépondérance commerciale, si l’on n’avait ouvert il y a quarante ans le canal de Nord-Hollande, qui débouche à la pointe du Helder. Outre que ce canal gèle en hiver et qu’il n’a pas des dimensions qui le rendent accessible aux bâtimens de fort tonnage, il fait faire aux marins un long détour. Cependant Amsterdam est très rapprochée de la Mer du Nord. Entre l’Y et l’océan, il n’y a qu’une langue de terre de 5 kilomètres, la plus étroite partie de la Hollande, comme l’on dit dans le pays. Creuser un canal d’une mer à l’autre n’était pas une bien grosse entreprise à première vue ; toutefois l’opération ne pouvait être fructueuse qu’à condition de faire en même temps d’autres travaux très compliqués ; il fallait créer un port à l’entrée du canal, barrer l’entrée de l’Y du côté du Zuiderzée de façon à maintenir un niveau d’eau constant devant les quais de la ville, dessécher les bas-fonds du golfe afin de les rendre à la culture, bâtir des écluses aux deux bouts de ce canal artificiel. Les Hollandais sont passés maîtres en fait de desséchemens ; il est strictement exact de dire qu’ils disputent à la mer une partie de leur territoire. C’est qu’aussi le fond de ces lacs qu’ils livrent à la culture, le sol des polders, se trouve être tout de suite un terrain de première qualité. La superficie utile de l’Y n’est pas moindre.de 5,000 hectares ; on compte que la vente des nouveaux polders couvrira la dépense totale, évaluée à plus de 60 millions de francs, des travaux exécutés entre Amsterdam et la Mer du Nord. Ce sont, se dira-t-on, de bien grands frais pour une surface de quelques kilomètres carrés. Il est vrai qu’une telle entreprise n’est possible que dans une contrée où l’argent abonde ainsi que la main-d’œuvre. Bien plus, il ne suffit pas de dessécher une première fois les terrains, il faut sans cesse en enlever l’eau que la pluie ou les infiltrations y ramènent. Le niveau du port d’Amsterdam et du canal qui le desservira est fixé au ras des basses mers moyennes, si bien que les eaux surabondantes ne s’évacuent toutes seules qu’en ouvrant les portes des écluses aux jours de basses mers exceptionnelles. Il est donc nécessaire que les pompes d’épuisement soient en mouvement presque sans cesse. Autrefois on les faisait marcher au moyen de moulins à vent ; maintenant on préfère les machines à vapeur afin d’avoir un jeu plus régulier, plus constant. La ville, le port d’Amsterdam et les polders qui l’entourent vivent donc désormais sous la protection de quelques chaudières et de quelques pompes à défaut desquelles l’inondation les atteindrait rapidement. Le succès paraît certain, à tel point qu’après avoir desséché le lac de Harlem et le golfe de l’Y, on parle déjà sérieusement de rendre à la culture les 160,000 hectares que recouvrent les eaux du Zuiderzée.

Nous n’insistons pas davantage sur cette entreprise si complexe, confiée tout entière à l’industrie privée sans autre aide qu’une garantie d’intérêt et quelques avances faites par le trésor public. Par une association féconde entre des améliorations de diverse nature, la Hollande y gagne un port et un canal presque sans bourse délier ; c’est peut-être le premier exemple que l’on en puisse citer. Ceux qui seront curieux d’en connaître les détails d’exécution, qui font honneur aux ingénieurs hollandais, en trouveront l’exposé tout au long dans le savant ouvrage de M. Croizette-Desnoyers. Ils y verront encore comment s’organise en ce moment, un vaste port de commerce dans l’île de Walcheren. Flessingue était jadis un port militaire, à l’embouchure de l’Escaut. Le commerce y était à peu près nul, car Flessingue est séparé du continent par des bras de mer, et d’ailleurs Anvers, situé plus haut sur le fleuve, offrait aux navires toutes les commodités désirables ; mais Flessingue, ayant maintenant son chemin de fer, étant placé d’ailleurs au plus près de la côte anglaise, peut être adopté de préférence par la navigation rapide. Comment est-on parvenu à tracer des chemins de fer à travers ce pays découpé par tant de fleuves et de canaux et sur un sol si mobile ? C’est ce qu’il convient de montrer.

Il peut paraître étrange qu’en Hollande, où l’industrie privée a de si puissantes ressources, plus de moitié des chemins de fer aient été construits par l’état. Les compagnies se sont chargées des premières lignes qui reliaient les grandes villes ou rattachaient les Pays-Bas au reste de l’Europe ; mais, ces lignes, les plus productives et les moins onéreuses, une fois établies, il restait à créer des embranchemens moins profitables et d’une exécution plus difficile. Il fallait relier entre elles les gares d’une même ville, traverser des fleuves ou des bras de mer. Les compagnies n’auraient pu faire ces raccords qu’avec le secours de fortes subventions, d’autant plus qu’il y entrait beaucoup d’imprévu. Le gouvernement, secondé par d’habiles ingénieurs, préféra, non sans raison, s’en charger lui-même, et, les lignes une fois achevées, en remettre l’exploitation aux compagnies. On ne peut dire qu’il ait eu tort, quoique ce ne soit pas le système adopté chez nous. La Néerlande est un petit royaume dont le budget possède beaucoup d’élasticité. Cette association entre le trésor public et l’industrie privée a doté les Pays-Bas d’un réseau de plus de 2,000 kilomètres de long où les ouvrages d’art de première importance sont aussi multipliés qu’en aucun pays du monde.

Ainsi, pour aller de Flessingue à Rotterdam, il y a 130 kilomètres environ. Sur ce parcours, les rails traversent d’abord les deux détroits qui séparent les îles de Walcheren et de Sud-Beveland du continent. Comme l’eau y est profonde, on a pris le parti de les barrer tout à fait par des digues au sommet desquelles roulent les locomotives ; mais en même temps il a fallu rouvrir plus loin des canaux afin de ne pas entraver la navigation. Plus au nord, cette même ligne croise le Hollandsch Diep, large cours d’eau par lequel s’écoulent en partie la Meuse et le Rhin. La marée y a presque autant d’amplitude que sur la côte, le vent y souffle en tempête ; l’hiver, la glace interrompt le passage des bateaux : c’est pourquoi l’on n’aurait pu se contenter d’arrêter la voie ferrée sur l’une et l’autre rive et de remplir la lacune par le va-et-vient d’un bateau à vapeur, comme il y en a des exemples aux États-Unis lorsqu’un chemin de fer croise un grand fleuve. On a donc construit sur le Hollandsch Diep un pont métallique de 14 travées ayant chacune 100 mètres d’ouverture ; c’est parmi les ouvrages de ce genre l’un des plus hardis qui se puissent citer. Plus loin encore, avant d’atteindre Rotterdam, le chemin de fer rencontre la Nouvelle-Meuse, autre cours d’eau sur lequel il a fallu construire un pont avec des arches tournantes afin de ne pas empêcher le passage des navires. Enfin le railway traverse d’un bout à l’autre cette ville de 120,000 âmes, coupant et déplaçant les rues et les carrefours, pour venir se raccorder avec les lignes plus anciennes qui conduisent aux autres provinces de la Hollande.

Le mérite principal de ces travaux est d’être exécutés dans des conditions détestables et avec des matériaux de mauvaise qualité. S’agit-il de fonder un pont, on a beau creuser, on ne trouve encore à 10 ou 20 mètres de profondeur que du sable ou de l’argile ; il faut asseoir les fondations sur pilotis. Le sol naturel de la Hollande est si bas, que la plate-forme de toute voie ferrée doit être établie sur remblai, faute de quoi elle serait exposée aux inondations ; mais la vase molle et fluente dont ce sol se compose s’affaisserait au passage des trains, si l’on ne la maintenait par des fascines. La pierre est rare, la brique coûte cher, les gros massifs de maçonnerie exigent d’ailleurs des fondations que l’on a peine à rendre suffisantes ; on a donc employé les ponts métalliques de préférence, en leur donnant autant de légèreté que le comporte l’usage auquel ils sont destinés. Dans leur lutte contre les obstacles que la nature leur opposait, les ingénieurs néerlandais ne pouvaient guère profiter de l’expérience acquise par leurs confrères des autres nations européennes. Cependant ils ont réussi, montrant autant de hardiesse dans la conception des projets que, de prudence dans l’exécution. Autre signe à noter : lorsque leurs ouvrages se’ dressent au milieu d’une ville, ils savent leur donner à l’extérieur un cachet architectural que le génie civil ne devrait jamais négliger, même s’il s’agit de constructions dont l’utilité est le mérite essentiel. Ce petit peuple de 3 millions d’âmes montre comment un territoire se transforme avec un travail persévérant.


H. BLERZY.

UN PRINCE FRANÇAIS DU XVe SIECLE.


Le Roi René, sa vie, son administration, ses travaux, d’après les documens inédits des archives de France et d’Italie, par M. A. Lecoy de La Marche. Paris 1875. Didot.


On a dit bien souvent qu’il y avait plus de roman dans l’histoire que dans toutes les fictions imaginées par les poètes ; ce paradoxe serait la vérité même, s’il fallait s’arrêter à l’histoire du roi René. Jamais roman d’aventures ne vit tant de couronnes s’abattre successivement sur la tête du héros pour en tomber presque aussi vite. Jamais prince de la fable doué, suivant l’usage, de tous les bonheurs par une fée Charmante et de tous les guignons par une fée Carabosse, ne se vit ballotté par plus de fortunes diverses, et avec toutes les vertus nécessaires pour saisir les occasions n’en laissa échapper de plus magnifiques et de plus nombreuses. Il naît second fils de Louis II d’Anjou, c’est-à-dire cadet de famille, et destiné comme tel à jouer le rôle secondaire d’un grand seigneur plus ou moins bien apanage. L’extinction imprévue de la postérité masculine des ducs de Bar, dont il descendait par sa mère Yolande d’Aragon, fille elle-même d’Yolande de Bar, fait de lui tout d’un coup, à l’âge de dix ans à peine, le souverain du Barrois. — Presque aussitôt une nouvelle souveraineté s’ajoute à la première : par les soins de sa vaillante mère, René épouse la toute jeune fille de Charles II de Lorraine, Isabelle. Il devient l’héritier présomptif de cette belle province. Le voilà en espérance puissant, riche et heureux entre tous ! — Le revers ne se fait pas attendre : Antoine de Vaudemont, propre neveu de Charles de Lorraine, n’a pu voir sans colère ce duché qu’il convoite passer avec la main de sa cousine Isabelle au pouvoir d’un étranger : dès le lendemain du mariage, il commence une lutte sourde contre le futur souverain : puis, à deux ans de là, à la mort trop hâtive de Charles de Lorraine, fort de l’appui moral de Bedford et des Anglais, plus fort encore de l’appui matériel de Philippe de Bourgogne, il lève le masque et déclare à René une guerre ouverte : en vrai Français, René accepte d’enthousiasme la bataille qu’on lui offre. Oublieux de cette funeste journée de Poitiers, dont l’ennemi ne se rappelait que trop bien la tactique, René et la noblesse qui l’entoure s’élancent à l’envi contre des retranchemens. comme à Poitiers, ils s’y brisent, et la même folie a le même destin : en un quart d’heure, la déroute est complète, le désastre irréparable ; les compagnons de René sont tous morts ou fugitifs, et lui-même, — comme à Poitiers encore le roi Jean le Bon, — après des prodiges à une inutile valeur, tombe aux mains non pas même d’Antoine de Vaudemont, mais de son plus redoutable ennemi, le duc Philippe de Bourgogne. Souverain le matin, il est le soir plongé pour près de six années dans une captivité impitoyable, à laquelle durant tout ce temps il n’échappera l’espace de quelques mois qu’esclave de sa parole, et pour revenir bientôt, toujours comme son aïeul, reprendre volontairement ses chaînes.

Chaînes est presque le mot propre, car le duc de Bourgogne n’était point un geôlier débonnaire. Chez ce grand vassal du XVe siècle, la prison pour un prince du sang royal, c’est le secret moderne pour les assassins vulgaires. C’est cependant dans cet abîme de désespoir que parvient au prince, par l’adresse d’un fidèle serviteur, la plus inattendue des nouvelles, la plus imprévue des grandeurs : son frère Louis III, duc d’Anjou, héritier adoptif de la reine Jeanne de Sicile, est mort, et la reine Jeanne, morte à son tour trois mois après, a laissé à René son royaume de Sicile. Ce sont donc trois couronnes que ce nouveau revirement de fortune apporte au prisonnier : celle de duc d’Anjou, celle de comte de Provence, et par-dessus tout celle de roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem ; mais ces couronnes, il faut encore aller les saisir, la dernière surtout, que conteste, les armes à la main, le roi Alphonse d’Aragon : René dès lors négocie sa délivrance. Près de deux ans se passent à l’obtenir d’un ennemi dont les convoitises ont grandi avec la fortune du captif ; mais enfin, au prix de sacrifices énormes et qui pèseront fatalement sur le reste de sa vie, René est libre. Il peut partir pour cette Naples qu’il entrevoit comme un rêve. Sa femme Isabelle l’y a précédé, et, à force d’énergie, a défendu le royaume contre l’Aragonais. René trouve en débarquant la fortune souriante ; il a pour lui l’appui moral et matériel du pape et des Génois ; il a pour lui la protection du roi de France ; il a pour lui enfin plus que tout cela, le premier élan d’un peuple enthousiaste, le premier dévoûment d’une noblesse qui espère tout d’un nouveau souverain. Que de promesses et que d’espoirs ! Et cependant quatre ans à peine se sont écoulés que tout ce beau rêve s’est évanoui. Les dévoûmens sont devenus des rancunes, les fidélités des trahisons. L’or et la diplomatie du prince espagnol ont eu raison de la loyauté et de la pauvreté du prince français » Réduit à sa seule capitale, après avoir risqué cent fois sa vie, après avoir subi les horreurs d’un siège de sept mois, René doit abandonner jusqu’à ce dernier débris de sa puissance royale. C’est presque seul, c’est en fugitif, qu’il se rembarque enfin pour regagner la Provence et l’Anjou.

Du moins, dans ces provinces que lui ont léguées ses pères, et que jusqu’ici nul ne lui conteste, du moins va-t-il se reposer des caprices du destin. Non, pas encore. Sans parler des luttes nouvelles que par lui-même ou par son fils il soutient à diverses reprises, en Lombardie, en Sicile ou à Gênes, une chimère nouvelle, la plus surprenante de toutes, vient le solliciter. Cette fois c’est le trône même de son rival d’Italie, c’est le trône d’Aragon qu’on lui offre. Les Catalans, mécontens de Jean II, successeur d’Alphonse, avaient secoué son autorité. C’est au fils d’Yolande d’Aragon, c’est à René qu’ils apportent la couronne. René accepte sans hésiter l’incroyable revanche que lui présente le sort. Sexagénaire et trop fatigué par Page et par les revers pour combattre lui-même, il envoie son fils Jean de Calabre guerroyer et conquérir pour lui son nouveau royaume. Comme en Italie, tout va bien d’abord. Après trois années de luttes, Jean de Calabre a presque assuré la conquête. C’est à ce moment même qu’une mort subite, foudroyante et sans doute criminelle vient enlever le jeune guerrier, et avec lui les espérances de sa maison ; ce que trois ans avaient gagné, quelques mois le reperdent sans ressource.

Le pauvre René vraiment portait malheur aux couronnes : vingt-cinq ans auparavant, le mariage de sa fille Marguerite d’Anjou avec Henri VI d’Angleterre avait été l’une des conditions de la paix entre les deux monarques d’Angleterre et de France. Certes René pouvait croire sa fille destinée à vivre et à mourir souveraine d’un grand pays. Cependant la guerre des deux Roses avait éclaté, et maintenant Marguerite détrônée, dépossédée, fugitive, était réduite à demander à son père, non plus même un secours pour reconquérir son royaume, mais un refuge et le pain quotidien.

De tous côtés, ce n’étaient donc qu’aventures ; René n’en avait pourtant point encore épuisé la série : Nicolas, son dernier petit-fils, auquel il avait cédé son duché de Lorraine, mourait en 1473, empoisonné sans doute, comme l’avait été Jean de Calabre. Enfin l’ingratitude du fils même de sa sœur, de son neveu le roi de France, portait au vieux roi le dernier coup. Retiré dans son comté de Provence, il apprend soudain que Louis XI, ce Louis XI qu’il a tant contribué à sauver de la ligue du bien public, a, sous un prétexte futile, légalement saisi le duché d’Anjou, et que lui-même, lui, — pair de France, prince du sang royal et deux fois roi, — il est pour crime de haute trahison, et « sous peine de bannissement du royaume, de confiscation de corps et de biens, » ajourné à comparaître devant le parlement.

Un accord, il est vrai, intervient à quelque temps de là, mais ce n’est que de nom que le malheureux prince recouvre ses possessions saisies, et lorsqu’en 1480, chargé d’années, de chagrin et de peines, il rend à Dieu son âme fatiguée de la vie, de toute sa puissance, de tant de royaumes, de duchés, de provinces, il lui reste à peine un comté, la Provence, et l’illusion de disposer nominalement après sa mort des biens qu’il n’avait plus. Avec lui meurt la maison d’Anjou : c’est à la France par bonheur, à la France renaissante et avide d’unité, que profite son héritage.

Telle est l’histoire, on peut dire le roman de la vie de René d’Anjou, encore n’en avons-nous indiqué ici que les têtes de chapitre. Combien le drame n’est-il point plus saisissant et plus digne d’intérêt lorsqu’on ne le dépouille point de son cadre, de ses épisodes, de ses comparses ! Le cadre, c’est le XVe siècle, » c’est-à-dire cette époque critique où la France, se débattant contre l’invasion étrangère, se reconquiert enfin par un suprême effort, et, reconstituée par cet effort même, bâtit sur ce premier triomphe l’édifice de son unité. Les épisodes, ce sont les luttes contre l’Anglais, les querelles et les compétitions des grands feudataires, la guerre du bien public, victoire de la royauté. Les comparses enfin s’appellent Henri VI d’Angleterre, Charles VII de France, Jeanne d’Arc, Louis XI. Voilà les temps, les circonstances et les personnages auxquels se mêle étroitement la vie de René d’Anjou.

C’est pour l’en avoir isolé qu’on l’a souvent si mal jugé. On a fait de lui une sorte d’artiste déclassé : on l’a représenté sous les traits d’un gourmet des choses d’art, tout absorbé par la rage d’écrivailler ou de barbouiller lui-même, mal à propos dérangé de ses chères occupations par les soins de la politique, mais se hâtant d’y retourner, quitte à perdre sans regret ses couronnes. Ce n’est pas là le vrai René d’Anjou. Le vrai René d’Anjou, c’est sans doute un prince ami des arts et des lettres, avide de science, épris du beau sous toutes ses formes, grand protecteur des artistes et des poètes ; c’est encore, il le faut bien avouer, un prince qui, avec les plus belles idées d’économie et sans cesse à court d’argent pour les plus sérieuses entreprises, trop souvent ne sait point se défendre d’une grosse dépense, s’il s’agit de créer, de réparer ou de conserver un beau monument ou une belle œuvre ; mais c’est aussi un homme d’action et de gouvernement, c’est un soldat courageux et un administrateur plein de lumières et de bonnes intentions.

Si la grandeur de la maison d’Anjou périt entre ses mains, ce n’est point son indifférence, sa mollesse ou son incapacité qui cause le désastre. Des circonstances générales et particulières y ont la plus grosse part. Un courant irrésistible entraînait les événemens, et ce courant, René, par ses tendances propres, par son éducation, était bien plutôt disposé à le suivre qu’à lui barrer la route. Ce courant, c’était l’absorption successive des grands fiefs par la puissance royale. Du moment que la France, écrasée par l’Anglais, avait eu la force de se relever et de renverser à son tour son-vainqueur, son élan devait naturellement la porter plus loin et la jeter en victorieuse sur ces grands vassaux qu’au jour du danger suprême elle avait trouvés tantôt indifférens et tantôt hostiles. René d’Anjou, grand vassal lui-même, ne pouvait pas plus que les autres échapper au contre-coup ; mais il y a plus : René ne le cherchait même pas. D’abord trop de visées lointaines absorbaient son esprit ; puis, quand il reportait ses regards sur la France, ce n’était ni d’un œil d’envie ni d’un esprit chagrin qu’il considérait les accroissemens de la puissance royale. Beau-frère du roi Charles VII, élevé avec lui dans l’intimité la plus étroite par une mère qui s’était dévouée tout entière à l’alliance française, il avait puisé dans cette parenté, dans ces souvenirs d’enfance, dans les leçons de sa mère autant que dans ses propres inclinations, les sentimens les plus français. Dans ces temps où l’esprit provincial survivait partout et presque partout dominait encore, René concevait, aimait et respectait une patrie plus large que ses possessions propres. C’est ainsi qu’au début du règne de Charles VII, tout jeune encore, presqu’en tutelle, sollicité par les présens et les flatteries d’Henri VI d’Angleterre, poussé vers l’alliance anglaise par l’exemple de son beau-père, le duc de Lorraine, et à son insu, malgré lui-même, enfin presque engagé dans cette alliance par son oncle, le cardinal de Bar, René résistait à toutes les pressions, déjouait toutes les trames, et courait fièrement prendre sa place dans l’armée royale, à côté de Charles VII et de Jeanne d’Arc. C’est ainsi encore que plus tard, lorsque la « ligue du bien public » menaçait la couronne du nouveau roi, de son neveu Louis XI, alors que le fils même de René se joignait aux rebelles, le vieux prince restait inébranlable dans sa fidélité au suzerain et à sa grande patrie, mettait son devoir avant sa famille, délaissait son fils pour son roi, et n’employait tout son pouvoir qu’à protéger celui par qui un jour il devait être dépouillé.

Voilà les véritables traits, les traits essentiels et trop peu connus de cette curieuse et intéressante figure. Le nouvel ouvrage de M. Lecoy de La Marche a le grand mérite de les mettre en pleine lumière. En lisant ces pages bourrées de faits et de renseignemens fondés sur les documens les plus sûrs et souvent les plus nouveaux, on voit un René d’Anjou tout autre que le René de la tradition : non plus un prince élégiaque, amolli, dolent, mais un souverain plein de nobles ardeurs, un caractère tout de contrastes et de singuliers mélanges, — prodigue souvent et besoigneux d’argent, économe aussi et ménager des deniers de ses peuples, amoureux des plaisirs, du luxe, voluptueux même parfois, souvent aussi, lorsque les circonstances l’exigent, téméraire au danger, dur à la fatigue et aux privations, enfin hésitant et indécis dans quelques occasions, dans la plupart au contraire plein d’énergie, de fermeté loyale et convaincue. Pour tout dire d’un mot, René est un Valois, avec toutes les qualités et avec quelques-uns des défauts de sa race. Ce surnom de bon roi René que lui a donné l’histoire, il le méritait bien, mais non pas avec cette nuance de dédain qu’y attache la malice française. On le connaît mieux, on le connaît bien lorsqu’on a lu le livre de M. Lecoy de La Marche ; tous ceux-là doivent en être reconnaissans à l’auteur qui aiment l’histoire précise, sérieuse et sincère.


F. AUBRY-VITET.


A Peep at Mexico, narrative of a journey aeross the republic from the Pacific to the Gulf, by John Lewis Geiger ; Londres 1874.


Du vaste pays mexicain, une faible partie seulement est bien connue. Si la ville de Mexico et toute la contrée depuis le golfe jusqu’au plateau d’Anahuac ont été visitées et décrites bien des fois, surtout dans ces vingt dernières années, en revanche la région occidentale, délaissée par les voyageurs, est restée dans l’ombre. Rarement un simple touriste se décide à traverser le pays, comme l’a fait M. John Lewis Geiger dans l’hiver de 1873-1874, de la côte qui regarde le Pacifique jusqu’au rivage que baignent les eaux du golfe. L’insalubrité du climat, l’absence de routes praticables et surtout l’insécurité permanente de celles qui existent sont des obstacles qu’on n’affronte pas volontiers. Pourtant le voyage a de quoi satisfaire la curiosité de ceux qui dédaignent les chemins battus et les pays déflorés par la foule affairée des railways. Des sites merveilleux, — M. Geiger en a fait photographier plusieurs pour en embellir sa relation de voyage, — des scènes de mœurs pittoresques, des spectacles bien propres à intéresser le géologue aussi bien que l’économiste, se rencontrent à chaque pas.

L’impression qui se renouvelle sans cesse, c’est le contraste que forment l’inépuisable richesse du sol et les facilités naturelles que la conformation des côtes offre au commerce avec l’indolence et l’incurie absolue des habitans. Certes il faut tenir compte des influences débilitantes d’un climat tropical. La chaleur qui règne dans la baie de Manzanillo par exemple, baie qui sert de port à la ville de Colima, est passée en proverbe. Un soldat de Manzanillo qui, après avoir mal vécu, fut envoyé en enfer, revint quelques jours après sa mort, disent les gens du pays, pour demander à sa femme une couverture de laine : il avait peur de s’enrhumer en son nouveau séjour. Pourtant ce climat torride n’empêche pas des négocians européens de faire un actif commerce d’importation ; seulement il est impossible d’obtenir les plus simples travaux qui auraient pour effet d’améliorer l’hygiène ou de faciliter les communications. Ainsi derrière les collines qui entourent la baie circulaire s’étend une lagune qui couvre un espace de 60 kilomètres ; un petit bateau à vapeur la parcourt pendant les quatre mois d’hiver, et abrège ainsi de moitié la distance où il faut transporter les marchandises à dos de mulet ou sur des chariots ; mais le reste de l’année c’est un marais composé de flaques d’eau isolées. Or il suffirait d’un canal de 300 mètres à peine pour faire communiquer la lagune de Guyutlan avec la mer et pour rendre cette vaste nappe d’eau navigable en tout temps ! Cet exemple entre beaucoup d’autres prouve combien on pourrait, dans ce pays, gagner sur la nature par un faible effort.

Un autre fléau qui empêche l’essor de l’industrie dans les régions les plus fertiles, c’est l’insécurité perpétuelle de la vie et de la propriété, conséquence inévitable de l’instabilité du régime politique. Les partisans des diverses fractions, malgré le nom pompeux de guerilleros dont ils se décorent, sont, à vrai dire, de simples brigands. Lorsqu’on veut parcourir la contrée, on n’a d’autre moyen que les prendre pour escorte : ils vivent sur le voyageur ; si vous ne les payez pas pour vous protéger, ils vous attendent au coin d’un bois. Avoir été chef de guerrilleros est d’ailleurs une bonne recommandation, un titre qu’on fait valoir pour obtenir quelque haut emploi civil ou militaire ; plus d’un gouverneur d’état se glorifie, comme celui de Colima, d’un pareil passé. La population est habituée de longue main aux « incidens » qui attendent les voyageurs sur les routes. Parle-t-on d’un assassinat, les habitans se contentent de dire, en haussant les épaules : Pobrecito, que disgracia ! (le pauvre homme, quel malheur !) et laissent tomber la conversation. Vous vous indignez : « A quoi sert d’en parler, vous répondent-ils ; les autorités ne s’en mêlent pas, que voulez-vous qu’on y fasse ? »

A l’époque du voyage de M. Geiger, on jouissait depuis près d’un an d’une tranquillité relative ; mais la population est tellement accoutumée aux luttes intestines, qu’une courte trêve ne fait qu’inspirer la crainte de troubles prochains. Il suffirait cependant de quelques années d’une paix assurée pour décupler au moins le rapport de certaines provinces. On l’a dit plus d’une fois : il n’est presque pas de produit que le Mexique ne pût fournir aisément. Pour assurer sa prospérité ; il suffirait d’un gouvernement ferme, stable, avec une administration régulière et intègre, qui n’en fût pas sans cesse aux expédiens. Un seul exemple fera toucher du doigt l’irrégularité dont souffrent maintenant les transactions commerciales. Les tarifs de douane ont été tellement surhaussés que l’importation s’arrêterait forcément, si les propriétaires des navires n’avaient pas pris l’habitude de s’arranger avec les employés de la douane pour ne payer qu’une faible fraction des droits ; ils partagent la différence avec les douaniers. Les navires n’abordent que lorsque les deux parties sont tombées d’accord. Le trésor perd ainsi chaque année quelques millions, et on pense si cette fraude ouvertement pratiquée démoralise les services publics.

Le livre de M. Geiger renferme des pages instructives sur les vices du régime politique et financier de la fédération mexicaine. Il faut seulement regretter l’esprit exclusif avec lequel il juge parfois les rapports de l’état et de l’église en accusant assez gratuitement le clergé catholique d’intrigues et de sourdes menées. Au mois de décembre 1873, les « lois de réforme » de Juarez ont été définitivement introduites dans la constitution, et elles sont assez dures pour contenter ceux même qui attribuent l’intervention de 1861 à des influences cléricales.


Le directeur-gérant, G. BULOZ.

  1. Notes de musique, par M. Ernest Reyer, 1 vol. in-18 ; Charpentier.