Chronique de la quinzaine - 30 juin 1870

Chronique n° 917
30 juin 1870


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 juin 1870.

Le ciel s’en mêle, la sécheresse envahît les champs, l’industrie nourricière de la France, la culture de la terre, est sous le coup d’une épreuve qui commence à devenir une cause d’inquiétude sérieuse, et la politique ne va pas. Non, malgré tout, la politique ne va pas ; elle se traîne d’un pied boiteux, elle se déroule dans une certaine incohérence au milieu d’un pays distrait par le souci de sa propre alimentation, mise en péril. Sans doute il y a une force secrète qui maintient tout en équilibre, il y a une impulsion qui se prolonge à travers le mouvement des choses. Au fond, nos affaires semblent nouées, et on dirait qu’après avoir reconquis des conditions plus aisées, plus larges, nous nous arrêtons fatigués et indécis au seuil d’une carrière nouvelle, sans oser ou sans savoir tirer parti de la situation qui nous est faite. Assurément il y a une vérité supérieure et décisive qu’une aimée bientôt révolue vient de mettre une fois de plus en lumière.

Depuis que la France est sortie des crises gigantesques de la fin du dernier siècle, tous les événemens, toutes les expériences, toutes les révolutions n’ont qu’un sens, et on pourrait dire une moralité. Nous sommes un peuple à la recherche d’un système régulier et efficace d’institutions libres. Les régimes extrêmes sont sans durée, les républiques ne s’acclimatent pas, les dictatures sont emportées ou fléchissent sous leur propre poids. Les politiques absolues portent en elles-mêmes une sorte d’impossibilité ; elles jurent avec nos traditions ou avec notre fierté, avec nos habitudes ou avec nos intérêts, à travers toutes les oscillations, la France poursuit son idéal, qui n’est autre chose que l’image de ses propres goûts et de ses propres instincts ; elle est libérale, elle n’est que libérale, et, dès qu’elle a une occasionnelle le montre. Elle ne veut ni de ceux qui veulent l’entraîner à leur suite dans des aventures convulsives, ni de ceux qui veulent la fixer dans l’immobilité sous les gouvernemens d’omnipotence, et elle ne se sent vraiment à l’aise que dans ces institutions parlementaires qui la contiennent et l’excitent à la fois, qui ne sont en définitive que le cadre flexible d’une vie coordonnée et régularisée. Qu’a-t-elle fait depuis quelques années ? Quand on a voulu exploiter son réveil et la pousser trop loin, elle s’est détournée avec une indifférence sceptique, et elle a laissé aller ceux qui étaient pressés ; quand on a voulu la retenir et l’endormir encore, elle a marché, marché avec mesure, mais sans s’arrêter. Elle s’est échappée pour ainsi dire d’un régime où elle était à l’étroit, et on n’a eu que le temps de lui ouvrir prudemment la porte. La France s’est moralement émancipée, elle est revenue au grand air. Voilà où elle en est aujourd’hui : elle est engagée dans cette laborieuse et patiente entreprise d’une restauration de toutes les garanties de liberté légale, et, qu’on y songe bien, elle n’a point désormais d’autre issue devant elle, il faut qu’elle réussisse. Ce n’est pas seulement l’intérêt du pays, c’est l’intérêt des pouvoirs publics qui ont accepté de se plier à une transformation devenue inévitable, c’est l’intérêt des assemblées qui se sont associées à cette œuvre, c’est l’intérêt du ministère qui s’est chargé d’inaugurer la politique nouvelle, comme c’est l’intérêt des oppositions prévoyantes qui ne bornent pas leurs vœux et leurs idées à un rôle purement hargneux et négatif ; mais ce système parlementaire invoqué aujourd’hui par tout le monde, même par ceux qui ne lui demandaient pas de revenir, il faut le pratiquer sérieusement, si l’on tient à ce qu’il reste une garantie au lieu de devenir un péril, si l’on veut qu’il porte ses fruits. Il faut entrer franchement dans l’esprit des institutions nouvelles. Il faut laisser à leur plein jeu les ressorts de ce puissant et ingénieux régime. En un mot, il faut bien qu’on se dise qu’on n’arrivera à rien, si, au lieu d’expédier virilement les affaires du pays, on se met à batailler sans cesse sur des pointes d’aiguilles, à faire assaut de susceptibilités et de prérogatives, à énerver ou à dénaturer le mécanisme parlementaire par les exagérations ou les réticences. Le danger est de s’épuiser dans l’équivoque, de se perdre dans un dédale de propositions confuses et de résolutions inconséquentes. On croit faire beaucoup, on ne fait rien. Les volontés s’émoussent, les rapports se troublent ou s’aigrissent, et on n’a plus d’autre ressource que d’aspirer à la fin d’une session laborieuse comme à la délivrance, en se disant d’un commun accord que c’est assez pour une fois. Avec quelque complaisance, on peut se faire illusion ; ce n’est pas là certainement la meilleure manière d’entendre et de pratiquer le régime constitutionnel.

Au fond, quelle est la situation du ministère ? Il ne le sait pas lui-même, et il ne peut pas le savoir. Il est dans cette position étrange d’un gouvernement qui, en allant tous les jours au corps législatif, doit se demander dans quel groupe d’opinions il cherchera son équilibre, de quel côté il trouvera sa majorité. C’est la représentation la plus exacte d’un pendule politique oscillant d’un point à l’autre avec une parfaite régularité d’ailleurs. Il y a quelques semaines, M. Émile Ollivier, pour la troisième ou la quatrième fois depuis six mois, saisissait bruyamment une occasion de rompre avec la droite ; il suppliait la droite de lui faire le plaisir de voter contre lui, il invoquait avec effusion la date du 2 janvier, il arborait à la tribune le drapeau sauveur des programmes libéraux des deux centres. Dans une des dernières séances, ce n’était plus cela ; M. le garde des sceaux faussait compagnie au centre gauche, et revenait vers la droite, qui l’a reçu avec tendresse jusqu’à la prochaine occasion. Un jour, il arrive au Palais-Bourbon plein de menaces mystérieuses, la foudre dans sa poche, et laissant passer un bout de décret de dissolution ; le lendemain, de sa voix la plus douce, il assure au corps législatif qu’il voit en lui la représentation la plus fidèle du pays. Aux uns, il déclare qu’il a cinq ans devant lui, toute une législature, pour accomplir les réformes qu’on lui demande ; aux autres, il avoue qu’il a une loi électorale toute prête, que les élections seront pour le printemps au plus tard. Évidemment il y a partout une extrême bonne volonté de soutenir M. Émile Ollivier dans l’œuvre difficile qu’il poursuit ; mais on ne serait pas fâché quelquefois aussi de savoir quelle sorte de politique on soutient, si on se réveillera avec la droite ou avec la gauche, et de son côté le corps législatif ne sait pas beaucoup mieux ce qu’il veut ou ce qu’il peut. La vérité est qu’il y a passablement d’irrégularité et de fantaisie dans cette situation, qui reste conséquemment sans solidité, et le régime parlementaire, à travers tout cela, que devient-il ? C’est un à-peu-près en toute chose, une prise de possession assez confuse qui se manifeste par des débordemens de propositions sans suite dans le corps législatif, par des incertitudes de direction dans le gouvernement, par une inexpérience remuante qui va quelquefois jusqu’à l’oubli complet des conditions nécessaires du système constitutionnel. Nous nous essayons, nous ne réussissons pas toujours ; nous avons l’apparence en attendant de conquérir par nous-mêmes l’entière réalité, et le meilleur moyen de conquérir cette réalité, c’est après tout de ne se point décourager, d’entrer sans arrière-pensée dans la pratique des institutions nouvelles, de maintenir dans son intégrité, dans sa vraie mesure, ce droit parlementaire qui est le levier naturel du gouvernement du pays par le pays.

Rien ne peint mieux cette période d’hésitation et de tâtonnement où nous vivons, où le ministère lui-même est quelquefois le premier à glisser dans les plus étranges méprises, que ce qui s’est passé l’autre jour au sénat à l’occasion d’un incident qui ne manque pas d’importance. Soit par inexpérience, soit par une susceptibilité d’amour-propre, le ministère a failli se heurter contre un écueil imprévu en soulevant à la fois une question juridique et une question de droit constitutionnel. M. Émile Ollivier a voulu signaler son récent passage au ministère des affaires étrangères par un acte marquant ; il a négocié un peu brusquement avec l’Espagne un traité destiné à régler, par voie de réciprocité, l’exécution des jugemens civils rendus dans les deux pays, en sorte que les arrêts des tribunaux espagnols fussent exécutoires en France, et que les arrêts des tribunaux français pussent être exécutés en Espagne sur le visa d’un consul ou d’un agent diplomatique. C’est une affaire d’un ordre purement judiciaire, dira-t-on ; nullement, sous le voile d’une simplification introduite dans les rapports des habitans des deux pays, c’est une des questions les plus graves, les plus délicates. Est-il sage d’abord, est-il prudent d’aliéner en quelque sorte une part de la souveraineté nationale en dépouillant les tribunaux français du droit de réviser dans une certaine mesure les jugemens rendus dans un pays étranger ? Un consul ou un agent diplomatique peut-il, par un simple visa, livrer la fortune, les biens, quelquefois la liberté des citoyens français à une juridiction étrangère ? C’était là une première difficulté touchant au fond même des choses, et franchement, quelque talent qu’ait déployé M. Émile Ollivier, il n’a pas réussi à justifier une thèse plus, séduisante que solide. Il a doucement égayé toutes ces têtes chenues du sénat, lorsqu’il a laissé luire l’espérance d’illustrer son consulat en unifiant les législations européennes, en faisant un code de commerce universel, en créant un droit maritime universel. Cela viendra peut-être, il faudra du temps, nous aurons vu passer bien des ministères, et dans tous les cas M. le garde des sceaux se laisse aller à un mirage d’érudition par trop candide lorsqu’il prétend retrouver dans le passé, au XVe et au XVIe siècle, dans l’histoire commerciale de Gênes et de Venise, l’unité de législation qu’il rêve de faire accepter par les gouvernemens et par les peuples. Il en est de cette unité d’autrefois comme de la liberté municipale qu’on cherche dans le passé. La liberté moderne, le droit moderne, n’ont rien de commun que le nom avec ce qui n’était le plus souvent qu’un privilège se reliant à tout un état social que M. le garde des sceaux, moins que tout autre sans doute, rêve de ressusciter.

Ce n’était là en définitive qu’une amplification brillante jetée sur un simple traité de juridiction avec l’Espagne. Il y avait à côté une question bien autrement pressante et toute politique. Quel titre avait le sénat pour intervenir dans une négociation diplomatique qui est du ressort du gouvernement seul ? Voilà la question constitutionnelle. On a contesté le droit au sénat, et le sénat a employé le meilleur moyen, il a exercé son droit ; il a voté un ordre du jour qui rappelle le principe de l’indépendance de la juridiction nationale. M. le duc de Gramont et après lui M. Émile Ollivier ont développé avec complaisance, et non sans une certaine raideur, cette théorie étrange qui consisterait à ne reconnaître aux assemblées qu’une prérogative de contrôle sur les choses accomplies. Ce serait là, il faut en convenir, une singulière interprétation du droit parlementaire. Ainsi le gouvernement, sous prétexte que seul il fait les traités, peut engager la politique de la France, nouer toutes sortes de combinaisons qui enchaîneront l’avenir ; il peut préparer cette unification que rêve M. Émile Ollivier, qui touche aux principes mêmes de la législation française, et les chambres n’ont rien à dire, elles n’ont qu’à laisser faire ! Si les chambres veulent élever la voix, on leur répondra que les questions sont pendantes, qu’il faut attendre que les affaires soient arrivées à leur terme ! Et quand tout sera fini qu’arrivera-t-il ? On votera, si l’on veut, contre le gouvernement ; mais la politique qu’on blâmera n’aura-t-elle pas eu déjà ses conséquences ? l’acte pour lequel on frappera un ministre sera-t-il moins accompli ? Chose plus grave encore, si on veut aller jusqu’au bout, ne sera-t-on pas exposé à jeter dans les relations internationales ce trouble du désaveu d’une signature, de la rétractation blessante d’un engagement contracté ? Sans doute, toutes les œuvres de la diplomatie ne s’accomplissent pas au grand jour, le gouvernement est tenu parfois à d’inviolables réserves ; mais les chambres ont assurément le droit d’exercer Leur influence, de prévenir ou de redresser une négociation, de ne point attendre que tout soit fini et irréparable pour avoir une opinion. C’est une question de mesure, et voilà pourquoi le sénat a eu raison d’arrêter au passage une doctrine qui se présentait avec un certain caractère absolu, qui ne tendait à rien moins qu’à emprisonner l’action parlementaire dans un droit de contrôle inefficace et stérile.

Ce qui achève de tout compliquer ici, c’est qu’on ne sait plus vraiment où en est cette affaire, et que le ministère, mettant pour le moins autant de diplomatie dans ses discours que dans ses négociations, s’est fait un point d’honneur de ne pas nous dire ce qui est le secret de tout le monde. M. le duc de Gramont, M. Émile Ollivier, affirment qu’on négocie encore ; le ministère espagnol disait ces jours derniers que le traité était signé, et la seule difficulté pour lui était de savoir s’il devait soumettre cet acte diplomatique à la ratification des cortès ; c’est pour cela qu’il a consulté le conseil d’état de Madrid. Nos ministres soutiennent que le visa consulaire ne suffira pas pour l’exécution des jugements espagnols en France, et c’est pourtant dans le traité. Que signifient donc ces obscurités et ces subterfuges de langage ? C’est une diplomatie fort compliquée, qui n’a eu d’autre but sans doute que de couvrir une savante retraite devant les répugnances du sénat. La vérité est qu’on assigne légèrement, hâtivement, un traité où il y avait tout ce qu’on dit, qu’on a songé un instant à se retrancher dans l’inviolabilité des prérogatives du gouvernement, mais qu’en présence d’une opposition, d’autant plus dangereuse qu’elle n’avait rien de politique, on n’a plus osé garder cette attitude hautaine ; on s’est laissé attirer dans des explications, on a eu l’air de céder, on a déguisé ce qui était, si bien qu’on se trouve maintenant placé entre une convention évidemment acceptée et un ordre du jour du sénat. Heureusement M. Émile Ollivier n’a point passé longtemps au ministère des affaires étrangères. S’il y était resté quelques mois, il eût laissé sans doute un embarrassant héritage à M. le duc de Gramont ; s’il s’y était établi définitivement, il nous eût arrangé une diplomatie de sa façon, à l’aide de ses auteurs favoris, Straccha et Scaccia ; il n’y est resté que quelques jours, et il a fait au plus vite ce traité qui le met dans l’alternative de manquer de parole à l’Espagne ou au sénat. Il y avait pourtant un moyen bien simple d’éviter ces inconséquences de situation : c’était d’aborder franchement la question, sans essayer de marchander au sénat le droit d’avoir une opinion. M. le garde des sceaux a voulu ruser avec le droit des assemblées, il l’a reconnu à demi en le déniant à demi, et c’est là ce que nous appelons une pratique peu sérieuse des institutions parlementaires, un procédé passablement équivoque avec lequel on se procure tous les inconvéniens du système constitutionnel sans en avoir les avantages.

Le régime parlementaire a ses conditions naturelles, dont la première est certainement une virile sincérité, une politique sans réticences de la part de ceux qui sont au pouvoir, et il y a une autre condition qui n’est pas moins essentielle, qui ne dépend pas du gouvernement seul : c’est que ce droit d’intervention dans les affaires publiques, qui se relève aujourd’hui, ne s’égare pas dans la confusion des fantaisies individuelles. C’est le corps législatif particulièrement qui peut désormais donner la force et la vie aux institutions nouvelles ; mais comment le peut-il ? En sachant tout simplement se servir des droits qu’il a retrouvés, en prenant lui-même au sérieux le régime parlementaire. C’est là justement la question qui s’agite depuis six mois à travers toutes les péripéties d’une session qui aurait pu être féconde, et qui n’aura pas tenu tout ce qu’elle promettait. Le corps législatif est arrivé presque au bout de sa carrière pour cette année, il touche à la discussion du budget, qui sera la clôture naturelle et désirée de ses travaux, et en réalité qu’a-t-il fait ? Il a multiplié les interpellations, les dialogues avec les ministres, les propositions. Malheureusement, si l’on a eu l’air de mettre la main à tout, on n’a rien terminé. On n’a pas vu que l’essentiel était, non de vouloir tout réformer à la fois, mais de préciser, de concentrer l’action parlementaire pour la rendre efficace. On s’est attaché souvent au superflu, et on n’a pas fait le nécessaire. Des commissions se sont épuisées à préparer des lois dont on a fini par ne plus s’occuper, ou qu’on a bâclées au dernier moment, d’un tour de main, par quelque compromis de hasard. Certes il n’y a pas d’exemple plus curieux que ce qui s’est passé récemment à propos du timbre des journaux. Pendant des mois, une commission a employé son temps à étudier une proposition émanant de l’initiative individuelle et tendant à l’abolition complète du timbre. C’était facile à proposer ; il fallait bien seulement trouver un moyen de rendre au budget la somme qu’il allait perdre, car c’est là toujours l’inconvénient de ces propositions financières isolées, souvent improvisées, qui viennent jeter le désespoir dans l’âme des ministres des finances. Pendant que la commission se réunissait et travaillait sans trêve, le gouvernement cherchait à son tour une combinaison qui pût contenter tout le monde sans enlever une ressource précieuse au trésor, et il finissait par présenter de son côté un projet qui transportait l’impôt sur les annonces, de sorte qu’on avait deux lois au lieu d’une, celle de la commission et celle du gouvernement ; mais le jour où la discussion s’est ouverte, qu’est-il arrivé ? On a bravement laissé de côté les deux lois, on a voulu se donner du temps pour réfléchir, et on s’est borné à voter un article de transaction dégrevant provisoirement d’un centime les journaux soumis au timbre. On avait travaillé une demi-année pour arriver à ce résultat, qui laisse, il est vrai, le temps de la réflexion ! Chose plus grave, depuis six mois une commission du corps législatif est en train d’examiner les affaires et de préparer le budget de la ville de Paris ; elle n’a pas pu arriver encore à s’entendre sur ce qu’elle doit soumettre à la chambre. La ville de Paris est dans le provisoire financier, ne sachant quelles seront ses ressources, d’autant plus incertaine que d’autres propositions ont été faites qui tendraient à lui enlever immédiatement la moitié des produits de son octroi. On se débat dans tout cela sans en finir. Rien cependant n’est plus pressant. Les intérêts souffrent, des pétitions arrivent au corps législatif. Il s’agit de savoir si toutes les entreprises resteront suspendues dans Paris, si les travaux commencés seront interrompus, si des milliers d’ouvriers continueront à être sans ouvrage, si toutes les industries auront à subir le contre-coup de cette stagnation. La question est brûlante, on n’a pu réussir encore à la résoudre. Franchement il faut y prendre garde, si M. Haussmann était par trop expéditif quelquefois, les commissions parlementaires ne brillent point par la promptitude, et, pour tout dire, on aurait pu employer à remettre en ordre les affaires et le budget de la ville de Paris un peu du temps qu’on a perdu assez souvent dans bien des discussions stérilement violentes.

Le malheur du corps législatif est là. On agite tout, on ne résout aucun des problèmes qu’on soulève. Ce palais Bourbon est tout feu quand il est question de politique, et il se refroidit aussitôt ou il s’embrouille dès qu’il ne s’agit plus que d’affaires. Le corps législatif vient cependant d’expédier la loi sur la nomination des maires ; mais ici même est-ce que ce n’était pas encore la politique qui dominait ? En réalité, dans tout ce débat, on n’a vu que l’intérêt politique ; et mieux encore l’intérêt électoral. Pour les uns et pour les autres, le maire est un fonctionnaire pouvant exercer une influence dans les élections, ayant pour ainsi dire la tutelle du suffrage universel dans sa commune. C’est pour cela que la majorité, qui ne peut jamais bien croire à l’abandon des candidatures officielles, et qui croit encore moins à l’éternité du ministère, n’a pas voulu dessaisir le pouvoir central du droit de nomination directe des maires ; c’est pour cela que l’opposition ne veut pas des maires nommés par le gouvernement, c’est le grand instrument de la candidature officielle qu’elle veut briser, et en fin de compte tout le monde combat avec une arrière-pensée toute politique, dans un intérêt purement politique, sans s’inquiéter de l’importance d’une question qui se trouve ainsi sacrifiée, subordonnée à tous les calculs des partis. Chose bizarre, il y a six mois le ministère, alors dans la ferveur de son avènement, nommait une commission de décentralisation ; dans cette commission se trouvaient réunis des hommes de bonne volonté qui mettaient en commun leurs lumières et leur expérience. Ils ont fait ce qu’on leur demandait, ils ont étudié la décentralisation, ils ont préparé des projets, ils ont rassemblé d’utiles élémens d’étude, puis quand ils ont eu fini, on a mis soigneusement les procès-verbaux de leurs séances aux archives, et le jour où l’on présente au corps législatif une loi sur les maires, on ne parle même pas de ces travaux, on ne trouve pas dans le budget quelques milliers de francs pour mettre au jour l’enquête qu’on avait demandée ! Le président de la commission, l’honorable M. Odilon Barrot, s’est plaint du procédé, et il avait quelque peu raison. Mais quoi ! on avait assez de la commission de décentralisation, le ministère n’avait plus à s’occuper de cela, le corps législatif était pressé, et c’est ainsi qu’on perd assez souvent son temps à multiplier les études, dont on finit par ne pas profiter, tout comme on passe des mois à préparer laborieusement des lois qu’on finit par ne pas voter. Au fond, ces détails de la vie de tous les jours n’ont qu’un sens : ils prouvent qu’il ne faut pas se faire illusion, que ce régime parlementaire qui s’inaugure en est encore à prendre le caractère sérieux qu’il doit avoir, que ministère et corps législatif font leur apprentissage quelquefois aux dépens des questions mêmes qu’ils sont chargés de résoudre dans l’intérêt du pays.

Le corps législatif va un peu à l’aventure dans ses travaux, le ministère ne conduit pas la chambre, et a de la peine assez souvent à se conduire lui-même, tout cela est certain. C’est encore une période de transition ; mais enfin le régime parlementaire existe, et lorsque ce souffle nouveau s’élève en France, lorsqu’un sentiment de réparation semble renaître de toutes parts, qu’y a-t-il d’étonnant que des princes qui ont grandi et vécu dans cette atmosphère parlementaire tournent leurs regards vers le pays où ils sont nés, s’adressent au corps législatif en demandant qu’on leur rende leurs droits de citoyens français ? Nous ne savons pas ce que le corps législatif fera de la pétition où les princes d’Orléans expriment le désir de rentrer en France, et nous ne voulons pas même chercher ce qu’en pense le gouvernement. Ce que nous savons, ce que l’empereur actuel a dit mieux que personne lorsqu’il était lui-même proscrit, c’est que l’exil est le plus insupportable supplice pour des âmes bien nées, et que l’heure devrait être venue où il n’y aurait plus d’exilés. Lorsqu’il y a vingt-deux ans le gouvernement provisoire de la république s’adressait au patriotisme de M. le duc d’Aumale et de M. le prince de Joinville en les suppliant en quelque sorte de ne rien faire pour se réserver la fidélité des soldats ; qui étaient sous leurs ordres, les deux princes se soumettaient sans murmurer. Depuis ils n’ont jamais conspiré, ils se sont honorés par les travaux de l’esprit. Ceux des princes d’Orléans qui ont voulu se mêler aux événemens de leur temps se sont mis au service de grandes causes. M. le comte de Paris est allé combattre aux États-Unis pour l’intégrité de la république américaine, M. le duc de Chartres a fait à côté de l’armée française la campagne d’Italie. Les uns et les autres demandent aujourd’hui à rentrer dans la France pacifiée et libérale comme des citoyens qui aspirent à retrouver le foyer natal. Le sentiment qui a dicté leur démarche est une de ces choses qui ne se discutent pas ; seuls ils sont juges de ce qu’ils peuvent et de ce qu’ils doivent. Que celui qui n’a jamais compté de proscrits parmi les siens trouve une parole dure pour les regrets et les désirs que peut inspirer le sentiment invincible de la patrie perdue ! C’est au corps législatif de prononcer, puisqu’il y a une loi, et qu’une loi ne peut être rapportée que par les chambres. Dans tous les cas, ce n’est point assurément un danger d’agitation que les princes d’Orléans auront voulu ramener en France.

Ce n’est pas tout cependant pour un pays que de vivre dans les émotions et les diversions de la politique, toujours féconde en petites ou grandes péripéties. La politique va comme elle peut, et pendant qu’on fait des discours dans les assemblées, et qu’on délibère dans les conseils, il peut y avoir des accidens, des sujets de préoccupation publique, qui ne sont pas moins graves, qui pèsent d’autant plus sur l’opinion que la prévision humaine ne peut intervenir que par des palliatifs trop souvent inefficaces. La préoccupation aujourd’hui, c’est cette dureté obstinée de la saison, c’est cette implacable sérénité du ciel qui dessèche les campagnes, et risque de tarir ou d’appauvrir dangereusement toutes les ressources de la vie. Une crise de parlement, un changement de ministère, cela s’est vu encore, et une nation n’en mourait point. Une récolte de moins, l’approvisionnement général du pays diminué, les productions de la terre flétries et frappées de stérilité jusque dans leurs racines, c’est la misère en perspective, l’activité universelle suspendue ou paralysée, la réduction du travail combinée avec l’augmentation inévitable du prix de toutes les subsistances. C’est tout cela qui nous menace. Il y avait longtemps que la sécheresse n’avait sévi avec cette intensité cruelle ; et n’avait pris ce caractère d’un fléau redoutable. Sans doute il ne faut point assombrir le tableau et se laisser aller à ces paniques qui n’ont jamais remédié à rien ; il faut voir le mal de sang-froid, et le combattre de son mieux. Ce n’est point précisément la récolte du blé qui est le plus atteinte, les moissons déjà faites dans certaines parties de la France, laissent entrevoir un déficit qui n’est pas absolument inquiétant : d’ailleurs au temps où nous sommes, avec la rapidité des communications qui se ramifient de toutes parts, avec les facilités qu’on peut multiplier, il est toujours possible d’avoir du blé, à moins de l’un de ces fléaux qui désolent toutes les contrées du monde à la fois ; mais ce qu’il y a de particulier et de plus grave peut-être dans cette crise qui se dessine si malheureusement, c’est qu’il s’agit cette fois de l’alimentation des bestiaux. Les prairies sont desséchées, les fourrages artificiels meurent sur pied ou ne peuvent pas même germer. Les régions les plus favorisées ont souffert cruellement de ces trois mois d’un beau temps inexorable. La conséquence naturelle, c’est qu’on entrevoit le moment où l’on ne pourra plus nourrir les bestiaux qui servent à la culture, les troupeaux qui servent à alimenter les populations. Si l’on garde les animaux au risque de les nourrir comme on pourra, les maladies viendront peut-être dépeupler les parcs et les étables ; si on les vend à vil prix, comme c’est inévitable, c’est une perte immense de capital, perte pour ceux qui sont réduits à cette extrémité, perte pour la fortune agricole tout entière. On vend pour rien, on sera plus tard obligé de racheter à des prix démesurés. Le fléau d’aujourd’hui s’étend de proche en proche, et d’avance menace l’année prochaine. Le ralentissement de la production des bestiaux pèse tout à la fois sur le travail et sur l’alimentation publique ; tout s’enchaîne. On ne guérira pas tout le mal qui est déjà fait ou qui peut survenir encore. On peut tout au moins essayer de le neutraliser en favorisant de grands approvisionnemens au dehors et en se préparant à profiter du premier moment où un peu d’eau rendra sa fécondité à la terre. Le gouvernement, nous le savons bien, s’est prêté à certains palliatifs qui lui ont été demandés dans le corps législatif, et qui peuvent être d’un secours momentané et partiel ; il a permis l’entrée des bestiaux dans les forêts de l’état et même dans les forêts de la couronne. Le ministère de l’agriculture, de son côté, a publié une instruction pleine sans doute de fort bonnes choses, que malheureusement les paysans ne liront guère. On prend des mesures avec les chemins de fer pour la facilité des grands transports et la réduction des tarifs. À vrai dire, la faute a été de ne pas songer plus, tôt à ce qu’on voyait venir, et l’erreur du gouvernement est de se reposer quelquefois trop volontiers sur des instructions vagues et générales que ses agens transmettent avec une activité moins dévorante que s’il s’agissait des monitoires plébiscitaires. Ce qui est clair aujourd’hui, c’est que, si on a perdu des mois jusqu’ici, il n’y a plus maintenant une heure à perdre ; il faut s’armer de toutes les ressources dont on dispose pour aider les populations à triompher de la crise actuelle, et en même temps il faut songer à prévenir des fléaux semblables par tous les grands travaux d’irrigation, de canalisation, qui sans doute ne suppléeront jamais entièrement à l’action féconde de la nature, mais qui peuvent préserver à demi de ces meurtrières calamités.

Il faut nourrir l’homme ou l’aider tout au moins à gagner son pain de tous les jours. C’est le premier soin des hommes publics, des assemblées, des gouvernemens, de s’occuper des affaires de la terre ; le concile s’occupe des affaires du ciel, qui ne laissent pas quelquefois d’être aussi embrouillées que la politique terrestre, et où l’on ne voit pas plus clair. Certes il n’y a pas dans le parlement le plus agité de l’Europe une question qui mette plus de passions aux prises, qui provoque plus de discours que l’infaillibilité pontificale. Jusqu’ici évidemment il y a eu au sein du concile deux courans distincts, et on a pu dire sans illusion, sans trop prendre un désir pour une réalité, que s’il y avait un parti puissant, opiniâtre, marchant à son but, — la proclamation de l’infaillibilité, — avec une résolution inflexible, il y avait aussi une résistance sérieuse, énergique, décidée à ne céder le terrain que pied à pied. Les débats conciliaires sont la plus claire attestation de ce conflit intime et permanent, et, à ne considérer que le nombre des orateurs, l’opposition était certainement de force à faire attendre la victoire aux partisans de l’infaillibilité. Vaincue ou plutôt réduite au silence par un coup d’autorité dans la discussion générale, elle a recommencé la lutte dans les détails à propos des divers chapitres du schema déjà trop fameux. De nouveau les discours ont succédé aux discours.

Parlons franchement, c’est une sorte de combat d’honneur que la majorité du concile laisse se prolonger malgré la fatigue de ces vieillards et la chaleur torride de Rome, uniquement pour ne pas paraître enlever un vote par la violence. Au fond, le résultat est connu d’avance, et ceux qui ont cru à quelque transaction possible au dernier moment en seront certainement pour leurs frais de confiance. L’infaillibilité sera proclamée. Ce devait être d’abord pour la fête de saint Pierre, maintenant ce sera pour l’octave de la Saint-Pierre, si tout n’est pas fini avant ce jour. Pour la première fois le télégraphe servira de messager au Saint-Esprit en nous annonçant la grande nouvelle de l’avènement du pape au rang surnaturel et miraculeux de personne infaillible. Fort bien ; mais les difficultés pourraient ne pas tarder à naître, et les rapports du saint-siège avec tous les gouvernemens pourraient se compliquer singulièrement. L’infaillibilité est une affaire entre le pape et le ciel ; la direction de l’église dans ses rapports avec les pouvoirs de ce monde est une autre question, et pour peu qu’on y prenne garde, on peut remarquer que depuis quelque temps la politique romaine prend d’assez étranges allures. Pendant que les évêques discutent dans le concile, le pape entre en dialogue avec les clergés inférieurs, avec les laïques qui lui envoient des adresses ; il les entretient avec abandon de l’infaillibilité ; il remercie quelques prêtres de Marseille de se trouver en désaccord avec leur évêque, qui est un des prélats les plus éclairés, mais qui a le malheur de n’être point partisan du grand dogme ; il fait de même avec des prêtres du diocèse de Perpignan, et, pour couronner le tout, il a fait adresser récemment au nonce pontifical à Paris un bref par lequel il remercie en général le clergé secondaire de France de son dévoûment, de ses chaleureuses manifestations en faveur de l’infaillibilité. Ce bref a été publié directement par le représentant du saint-siège ; mais ici le gouvernement a commencé à ouvrir les yeux et à s’apercevoir que c’était là un système de communication des plus irréguliers, défendu par les lois françaises. Le ministère a réclamé des explications, et il a fait à son tour publier une note officielle constatant l’irrégularité de ce procédé de correspondance en même temps qu’une espèce de rétractation du nonce pontifical. Ce n’est qu’un léger nuage dans le ciel que le soleil de l’infaillibilité va éclairer de ses tout-puissans rayons ; cela promet cependant pour l’avenir, et notre siècle, qui a vu tant de choses, est tout près d’assister à un spectacle du moins assez nouveau, le spectacle de gouvernemens qui, hélas ! commettent bien des fautes tous les jours, qui se trompent souvent, ayant à traiter les plus délicates affaires avec un souverain semi-terrestre, semi-divin, qui ne peut plus se tromper jamais ! Si une séparation ne s’ensuit pas bientôt, c’est qu’il n’y a plus aucune logique dans ce monde.

Voilà donc la Belgique qui vient de glisser à son tour dans une crise parlementaire et ministérielle. Les élections partielles qui ont eu lieu il y a quinze jours ont amené un déplacement complet de majorité dans la chambre élective. Le parti libéral a essuyé une défaite aussi grave qu’imprévue, les catholiques au contraire ont regagné du terrain. Après cela, le cabinet libéral, dont les principaux membres étaient M. Frère-Orban, M. Bara, n’avait plus d’autre alternative que de demander au roi une dissolution du parlement tout entier, ou de quitter dès ce moment le pouvoir. Il n’a point essayé de se débattre contre la mauvaise fortune qui venait de le frapper ; il s’est retiré immédiatement, après avoir gouverné la Belgique pendant bien des années. Cet échec du reste, on pouvait le pressentir depuis quelque temps, et il n’est point impossible que le démêlé qui a eu lieu il y a dix-huit mois entre la Belgique et la France au sujet des chemins de fer n’ait été pour le cabinet de Bruxelles une première cause d’affaiblissement. En outre, M. Frère-Orban, par ses opinions sur certaines questions, notamment sur une extension du droit électoral qu’il a repoussée assez vivement. M. Frère-Orban s’était aliéné une fraction de ses amis, partisans d’une réforme, sinon du suffrage universel. Le parti libéral s’est divisé. La fraction la plus progressiste s’est trouvée d’accord sur le terrain de la réforme électorale avec les catholiques, et c’est là ce qui explique le résultat des élections dernières, où se sont rencontrés catholiques et progressistes pour lutter ensemble contre ce qu’ils appelaient le doctrinarisme ministériel. La coalition a triomphé, le cabinet de M. Frère-Orban s’est retiré. Il s’agit maintenant de reconstituer un ministère ; mais là est la difficulté. Si les catholiques entrent seuls au pouvoir, ils verront sans doute se recomposer contre eux la grande armée libérale, un moment divisée, S’ils maintiennent au pouvoir l’alliance qu’ils ont contractée dans l’opposition avec les progressistes, dans quelles conditions se scellera cette alliance, et quel en peut être l’avenir ? Pourra-t-on marcher avec le parlement actuel ? Voila les questions qui s’élèvent pour la Belgique, et qui n’ont d’ailleurs rien de menaçant, qui ne sont que la conséquence de l’évolution ides partis au sein d’une liberté sans limites et sans entraves.


CH. DE MAZADE.




ESSAIS ET NOTICES.

Histoire des sciences médicales, par M. Ch. Daremberg ; 2 vol. in-8o ; Paris 1870.

Il fut un temps où l’étude de la médecine n’était en quelque sorte que de l’histoire. On voyait avec les yeux des Arabes ou des Grecs, on jurait par Hippocrate, par Galien, par Avicenne, sans même les comprendre ; les professeurs étaient des commentateurs. Enseigner d’une manière spéciale l’histoire de la médecine eût été alors un pléonasme. Plus tard, quand l’irrésistible courant des idées modernes commença d’entraîner les écoles, lorsqu’on vit d’illustres praticiens se révolter contre les vieilles autorités et frayer des voies complètement nouvelles, tout ce qui ressemblait à de l’histoire tomba dans un injuste discrédit. On était encore trop près de la médecine ancienne pour la juger avec impartialité ; le champ de l’observation, sur lequel on venait de s’aventurer, était encore trop peu exploré pour qu’on pût établir d’utiles comparaisons ; les besoins étaient si urgens, on avait à regagner un si long temps perdu, que l’on dut courir au plus pressé en laissant reposer la poussière des bibliothèques. Aujourd’hui les choses ont bien changé ; grâce à l’observation directe et à la méthode expérimentale, la médecine a fait de tels progrès, elle est établie sur une base si solide, qu’elle peut sans désavantage regarder en arrière et renouer les deux bouts d’une chaîne depuis longtemps rompue.

À côté de l’intérêt purement spéculatif que peut offrir le tableau du développement continu d’une science, l’histoire de la médecine présente en effet une utilité toute pratique et positive. Les phénomènes organiques et en particulier les manifestations morbides portent visiblement l’empreinte des lieux, des temps, des races, des tempéramens, des saisons, des circonstances de toute sorte ; les maladies les plus simples changent d’aspect, se déguisent, se dérobent et exercent la sagacité du médecin. L’expérience d’une langue série de générations suffit à peine à tracer le tableau complet d’une maladie, et il importe de retrouver dans le passé les diverses formes qu’elle peut affecter, afin d’en établir le diagnostic, d’en assurer le traitement. Cette pathologie comparée devient plus importante à mesure que les vues s’élargissent et que les principes s’élèvent. Pour ne citer qu’un exemple, on a cru longtemps que les fièvres décrites dans les Épidémies d’Hippocrate étaient des fièvres malignes ou typhoïdes ; nos médecins militaires, en découvrant sur les côtes de la Grèce et de l’Algérie les lièvres rémittentes ou pseudo-continues qui règnent dans les contrées chaudes, ne se doutaient pas qu’ils avaient affaire à la maladie si bien étudiée par l’école de Cos. C’est à M. Littré que l’on doit la révélation de l’identité de cette maladie et de celle qui domine encore aujourd’hui dans les mêmes régions ; on comprend toute la fécondité d’une pareille remarque.

La création d’une chaire d’histoire de la médecine au Collège de France a été le premier pas fait pour relever une branche de l’enseignement qui était tombée en disgrâce. M. Daremberg, qui la remplit, vient de réunir en deux forts volumes les leçons qu’il a consacrées à l’histoire générale des sciences médicales depuis les temps les plus reculés jusqu’au commencement de ce siècle. Ce qui distingue ce cours, c’est qu’il ne quitte jamais le terrain des faits. M. Daremberg puise aux sources ; il cite beaucoup, peut-être trop, car il ne faut pas que l’érudition étouffe la pensée. Nous devons dire ici que depuis trente ans les sources de l’histoire se sont épurées par la découverte d’une foule de textes anciens ou modernes. La critique historique s’est exercée sur ces matériaux ; elle a détruit bien des préjugés enracinés et mis au jour bien des faits imprévus. On a démêlé ce qui, dans la collection hippocratique, peut être attribué avec vraisemblance au grand médecin de Cos ; on a secoué la poussière qui depuis des siècles recouvrait les manuscrits de la première moitié du moyen âge, cachés dans une foule de bibliothèques. C’est une prévention surannée que de croire que pendant toute cette époque l’ignorance et la superstition ont régné sans partage, et notamment qu’il existe une lacune dans la tradition médicale. Les barbares, que l’on accusait d’avoir étouffé sous leurs pas les sciences cultivées par l’antiquité, n’ont pas été aussi barbares qu’on l’a dit. Athalric, roi des Ostrogoths, ordonnait de continuer leur traitement aux professeurs publics ; « ne méritent-ils pas, disait-il, d’être payés au moins aussi bien que les acteurs ? » La médecine ne fut pas déshéritée ni délaissée, et comment l’aurait-elle été, puisque les maladies n’avaient pas disparu ? On continuait d’écrire, de traduire, de collectionner des manuscrits. Il y avait, dès le VIe siècle, de véritables ateliers de traduction qui pourvoyaient aux besoins des peuples nouveaux. On possède encore, à Paris même, des manuscrits du VIIe siècle qui renferment des traductions d’Oribase en lettres onciales, des manuscrits du IXe où sont conservées des versions d’Hippocrate, de Galien, d’Alexandre de Tralles. Ainsi les royaumes barbares affranchis du joug romain n’ont jamais manqué ni de médecins ni d’enseignement médical. C’est pour avoir ignoré ce point d’histoire que l’on s’est mépris sur le caractère de l’école de Salerne, qui semblait être sortie de terre. On n’en connaissait d’autre ouvrage que le recueil en vers intitulé Fios medicinæ ; depuis que l’on a découvert les nombreux monumens laissés par les maîtres salernitains, il n’est plus douteux que les origines de cette illustre école remontent bien au-delà du IXe siècle.

M. Daremberg s’est efforcé de mettre en pleine lumière deux thèses : la première, c’est que les destinées de la pathologie sont intimement liées aux destinées de la physiologie, et que les aberrations de l’une correspondent aux aberrations parallèles de l’autre. La seconde thèse, c’est que l’histoire de. la médecine est la démonstration pratique de l’impuissance des théories et de la force des causes, de l’inanité des systèmes a priori et de l’action irrésistible de l’observation aidée par l’expérience. Ce qu’on veut aujourd’hui, ce sont des faits, mais des faits bien constatés et des déductions prudentes qui ne dépassent pas la portée de ces faits. L’histoire de la médecine depuis deux siècles est le récit d’un long combat soutenu pour expulser le mysticisme de tous les retranchemens où il s’est successivement réfugié ; mais il ne faudrait pas tomber maintenant dans l’excès contraire d’un empirisme qui croit avoir tout dit lorsqu’il a donné la formule d’un phénomène. Ce point de vue philosophique domine l’ouvrage de M. Daremberg, et rachète la sécheresse de certains chapitres qui sont d’une lecture peu récréative, et où l’on désirerait voir parfois un enchaînement d’idées plus rigoureux.


R. R.




L’Hellénisme en France, leçons sur l’influence des études grecques dans le développement de la langue et de la littérature françaises, par E. Egger, 2 vol. in-8o, 1870.

Un retour manifeste vers les antiquités helléniques, vers les modèles de la prose et surtout de la poésie grecques, sera compté sans doute un jour parmi les caractères de l’époque contemporaine. Une association formée pour favoriser ce genre d’études obtient sous nos yeux un succès si rapide qu’il dépasse toutes les espérances des amis de cette grande et belle littérature. En trois ou quatre ans, elle est parvenue à rallier un très grand nombre de souscripteurs non-seulement en France, mais dans plusieurs contrées de l’Europe et en Orient. Elle est devenue par décret association d’utilité publique, et elle dispose de moyens qui s’accroissent tous les jours. Pour ne nommer que ses dignitaires les plus importans, elle doit à MM. Egger, Beulé, Brunet de Presle, Patin, Havet, une bonne partie de son lustre. Le zèle de M. G. d’Eichihal, ses connaissances toutes spéciales, sa correspondance active avec les personnes les plus distinguées de l’Orient hellénique, ne lui ont pas été d’un faible secours.

Ce sont là des ressources considérables, mais en quelque sorte matérielles. Les études grecques réclament surtout l’appui des bons livres, des ouvrages sérieux, qui font faire un pas à la science et provoquent le mouvement des esprits. Tel est le travail intéressant de M. Egger sur l’hellénisme en France. C’est une vue d’ensemble sur l’histoire de l’enseignement du grec dans notre pays, sur les efforts de nos poètes et de nos prosateurs de tous les temps pour s’assimiler les œuvres les plus parfaites de l’imagination ionienne, du génie dorien, de l’esprit attique, pour y chercher des modèles, pour y puiser du moins des règles du goût. Tel critique de notre temps a circonscrit ses études curieuses et délicates sur quelques noms isolés de la littérature grecque ; il s’est plu à choisir ceux qui paraissaient délaissés, négligés. Tel autre, à qui cette langue « aux douceurs souveraines « serait plus familière, aurait peut-être eu plus d’ambition, et se serait attaqué à des époques entières, au XVIe siècle, par exemple, ou à la fin du XVIIIe. M. Egger a eu la bonne pensée d’étendre par toute l’histoire de notre littérature cette prise de possession de l’élément grec. Depuis le moyen âge jusqu’à nos jours, partout où peut se trahir une imitation, un souvenir de la Grèce, il est chez lui. Non-seulement c’est son bien qu’il recherche, mais il connaît, il a fouillé suffisamment le sol de la littérature française pour savoir où se cache quelque filon hellénique.

Nous retrouvons dans ce livre plein de faits, d’observations utiles, de rapprochemens curieux, cet ordre facile qui permet de ne rien négliger, cette méthode qui se compose sans doute de revues successives pour ne rien oublier, méthode qu’on pourrait appeler « d’épuisement, » exhaustive, pour nous servir d’un mot anglais qui nous manque. Nous retrouvons cet enchaînement où l’auteur aime à ranger tous les faits de la science qu’il enseigne, en sorte qu’ils se tiennent dans sa pensée et se suivent toujours sans interruption. Il a fait pour le grec ce que d’autres maîtres ont fait avant lui pour les autres littératures. Il a parcouru toutes les périodes, il a raconté la succession des siècles, mais en trouvant le secret de descendre dans les détails. Ce livre même est une preuve constante et de son goût pour les monumens complets et de sa passion pour l’exactitude des faits particuliers. Je ne crois pas que l’entreprise de revenir sur le sujet traité par M. Egger soit tentée de sitôt ; mais, quand on y reviendra, on se contentera sans doute de serrer de près des époques, des noms, des œuvres. Il ne s’agira plus de la question générale de l’influence des Grecs sur toutes les périodes de notre littérature. Le travail est fait désormais. La critique fera bien de prendre tel ou tel épisode pour l’étudier plus à fond., M. Egger a fait avec une autorité incontestable l’œuvre d’ensemble qui manquait encore, et c’est précisément pourquoi la carrière qu’il a parcourue doit être considérée comme fermée.


LOUIS ETIENNE.

Dictionnaire étymologique de la langue française, par M. A. Brachet, de l’Institut ; paris, Hetzel, 1 vol. m-12.


Peu de choses sont dans notre pays aussi peu connues peut-être que l’l’histoire de notre langue. Les travaux philologiques publiés à ce sujet depuis une trentaine d’années en France et en Allemagne ne sont guère sortis du cercle des savans. Le dictionnaire de M. Littré est le premier ouvrage qui ait divulgué au grand public les résultats d’une science trop longtemps négligée. Il fallait, pour répandre cette étude, en faire connaître la méthode et en montrer tout le développement. C’est ce qu’a entrepris M. Brachet dans un premier ouvrage[1] accueilli avec faveur, et où il a tracé une histoire des formes grammaticales du français. M. Brachet nous donne aujourd’hui une histoire des mots de notre langue. Les deux livres se complètent, et sont un véritable manuel qui présente sous une forme simple et accessible l’étal le plus avancé de la science. « L’étymologie, dit M. Littré, a toujours excité la curiosité. Il est, on peut le dire, peu d’esprits qui ne s’intéressent à ce genre de recherches, et plus d’une fois ceux qui s’occupent le moins de l’étude des mots ont l’occasion d’invoquer une origine à l’appui d’une idée ou d’une explication. Cet intérêt n’est ni vain ni de mauvais aloi. Pénétrer dans l’intimité des mots est pénétrer dans un côté de l’histoire, et de plus en plus l’histoire du passé devient importante pour le présent et pour l’avenir. » Envisagée de ce point de vue : élevé, l’étymologie n’a plus rien de commun avec cet art de fantaisie que pratiquaient les Ménage, et qui ne méritait que trop les railleries dont il était l’objet.

Le Dictionnaire de l’Académie comprend 27,000 mots environ ; 5,977 seulement, au compte de M. Brachet, sont des mots primitifs ; les autres ont été formés « soit par le peuple en développant ces primitifs par la composition et la dérivation, soit par les savans en empruntant directement une foule de mots au grec et au latin, » C’est de ces mots primitifs que l’étymologie doit surtout s’occuper. Ils comprennent eux-mêmes plusieurs catégories ; les uns, ce sont les plus nombreux, 4,260, sont d’origine populaire c’est-à-dire qu’ils sont le résultat du développement graduel du langage parlé sur le sol de notre pays au commencement de son histoire. D’autres, 917, ont été introduits à différentes époques sous l’influence de causes étrangères. Ajoutons, pour compléter ce dénombrement, 115 mots d’origine historique, c’est-à-dire ajoutés à la langue par une circonstance fortuite et en dehors des conditions philologiques, comme guillotine, mansarde, jérémiade, etc. ; 40 mots résultant d’onomatopées (croasser, craquer), et enfin 650 mots dont l’origine est inconnue ou du moins encore conjecturale. Les mots d’origine populaire sont les plus nombreux, ils constituent le fond même de la langue, ils en forment l’histoire par leur développement ; c’est sur eux que porte la plus sérieuse partie du travail de M. Brachet.

Ils procèdent du latin pour le plus grand nombre, presque tous ont commencé par revêtir une forme latine. Le français et le latin sont moins deux langues différentes que deux états successifs de la même langue. Les mots ont passé de l’une à l’autre forme par une série de dérivations successives ; ces changemens se sont accomplis selon des lois fixes et régulières. Ces lois sont le fondement même de la science étymologique. M. Brachet les expose en détail pour chaque lettre. « L’ancienne étymologie, dit-il, cherchait à expliquer a priori l’origine des mots d’après leur ressemblance ou leur différence ; appliquant la méthode des sciences naturelles, l’étymologie moderne estime au contraire que les mots doivent s’expliquer d’eux-mêmes, — qu’au lieu d’inventer des systèmes, il faut observer les faits à l’aide de trois instrumens : l’histoire du mot, qui par des transitions sûres, nous conduit au primitif cherché ou out au moins nous en rapproche ; la phonétique, qui nous fournit les règles de transformation d’une langue à l’autre ; la comparaison, qui assure et confirme les résultats acquis. » Les recherches se trouvent ainsi limitées et assurées ; rien n’est laissé à l’arbitraire.

Ces détails ne sauraient faire apprécier complètement ni la méthode de M. Brachet, ni le tact et le savoir apportés par lui à la composition de son dictionnaire ; mais ils suffiront peut-être à donner au lecteur une idée des notions intéressantes et toutes nouvelles qu’il rencontrera dans ce livre. Il est à souhaiter que ces deux manuels historiques de notre langue en étendent chez nous l’étude, beaucoup trop négligée jusqu’ici. La grammaire de M. Brachet a été traduite en anglais par l’université d’Oxford. Il y a en Allemagne un grand nombre de gymnases où l’histoire non-seulement de notre littérature, mais de notre langue est enseignée aux élèves des classes supérieures. Rien de pareil n’existe dans nos lycées ; nos facultés elles-mêmes n’ont point de cours consacré à l’histoire du français. On se plaint à juste titre d’une certaine décadence dans le langage ; l’impropriété dans les expressions, le manque d’analogie, une fureur de néologisme que rien ne justifie, sont dus en partie à l’ignorance où l’on est des richesses véritables et de l’esprit de notre langue. Une étude approfondie du français dans son état présent et dans son passé serait le seul remède sérieux à un tel état de choses.


ALBERT SOREL.


C. BULOZ.

  1. Grammaire historique de la langue française, avec une préface par É. Littré.