Chronique de la quinzaine - 30 juin 1864

Chronique n° 773
30 juin 1864


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 juin 1864.

Le fait de l’avortement de la conférence de Londres peut être apprécié à divers points de vue. Les uns, tels que M. de Bismark et la cour de Berlin, ont le droit de s’en réjouir comme d’un triomphe ; d’autres, comme les Danois, peuvent envisager cette fin d’une négociation illusoire avec tristesse sans doute, mais avec une tristesse fière, car leur cœur, dans cette épreuve, a été plus grand que leur fortune, et s’ils se sont montrés prêts à faire des sacrifices nécessaires, s’ils sont résolus à subir de nouveaux revers, ils n’ont à se reprocher aucun acte d’hypocrisie ou de lâcheté. Les uns, comme les Anglais, qui ont pris le rôle dirigeant dans cette impuissante tentative de conciliation, doivent éprouver un embarras qui touche à la confusion ; d’autres, les petites âmes, qui abaissent volontiers la politique à un jeu de petites niches, et qui cherchent leurs bonnes fortunes dans le désappointement d’autrui, ne voient dans la stérilité de la conférence qu’un affaiblissement moral de l’Angleterre, et s’en félicitent. Les mésaventures de lord Palmerston et de lord Russell mettent Lilliput en liesse. Les Anglais exceptés, il y a aujourd’hui de par le monde des hommes qui se considèrent comme de grands politiques et se rendent à eux-mêmes le témoignage que, depuis six mois, ils n’ont pas commis une seule faute. Si l’on craint de s’arrêter aux petits côtés de la dernière négociation, si l’on s’attache à la situation générale de l’Europe, que cet échec révèle avec un nouvel et triste éclat, il ne paraît certes pas que personne ait le droit de s’adresser un pareil compliment.

Le triste enseignement qui sort des protocoles que lord Russell et lord Palmerston viennent de présenter au parlement est celui-ci : il n’y a point en ce moment en Europe une autorité morale suffisante pour prévenir ou empêcher dans les relations internationales l’accomplissement d’un acte regardé par la majorité incontestable de l’opinion européenne comme injuste, illégal, entaché d’inhumanité, et menaçant la sécurité et la paix générales. Depuis l’époque du partage de la Pologne, l’opinion éclairée et équitable de l’Europe n’a point eu à faire un aveu plus humiliant et plus formel de son impuissance. Et ici il ne s’agit point de la faiblesse de cette opinion publique vague et indéterminée qui se forme et flotte dans la tête de quelques penseurs ou au sein des masses, dans ces régions en un mot où ne résident ni la responsabilité ni le pouvoir politiques ; il s’agit au contraire de l’opinion délibérée, arrêtée de quelques-uns des plus grands états de l’Europe. Sauf des réserves de très peu d’importance, la France, l’Angleterre, la Russie, la Suède, ont été d’accord pour reconnaître la justice de la cause du Danemark. Leur opinion n’a point été une barrière assez forte pour contenir l’esprit d’agression de l’Allemagne. Quand l’Autriche et la Prusse, il y a quelques mois, entrèrent dans le Slesvig, ce fut déjà un sujet de profond étonnement que ces puissances osassent accomplir une résolution aussi violente malgré les observations de l’Angleterre, de la Russie et de la France ; mais alors la nature du conflit et l’objet de l’agression austro-prussienne n’étaient point encore bien connus. La Prusse et l’Autriche ne répudiaient point encore le traité de 1852 ; elles ne parlaient que de prendre possession d’un gage, afin d’obtenir les satisfactions qu’elles demandaient au gouvernement danois. On a fait depuis lors bien du chemin. Les puissances neutres ont, dans la conférence, réduit la querelle entre l’Allemagne et le Danemark à une question presque insignifiante de territoire. Des deux principes qu’elles avaient primitivement défendus, celui de l’intégrité et celui de l’indépendance de la monarchie danoise, elles ont abandonné le premier au profit de l’Allemagne, et n’ont réservé que le second au profit du Danemark. Elles ont proposé à l’Allemagne le Holstein et la portion allemande du Slesvig, et n’ont demandé pour le Danemark qu’une frontière qui assurât son indépendance. Le Danemark se résignait à l’abandon du Holstein et au partage du Slesvig ; l’Allemagne, par l’organe de la Prusse, acceptait le principe du partage. Le débat ne portait plus que sur une ligne de frontière : la question était de savoir si cette ligne serait tracée de telle sorte que la région du Slesvig où les populations danoise et allemande sont mêlées appartiendrait à l’Allemagne ou au Danemark. Les neutres étaient d’avis que la frontière fût tracée dans le sens le plus favorable au Danemark, et notre représentant, M. de La Tour d’Auvergne, en donnait la raison en excellens termes. « Considérant l’impossibilité absolue de prendre la nationalité comme règle sur ce point, nous pensons, disait-il, qu’il serait juste que le différend fût tranché en faveur du parti le plus faible… Mon gouvernement considère également comme essentiel que la frontière soit tracée conformément aux nécessités de la défense du Danemark, car ces nécessités doivent être prises en considération par la conférence, dont la mission est, tout en donnant satisfaction aux demandes légitimes de l’Allemagne, d’avoir soin que les nouveaux arrangemens garantissent suffisamment l’indépendance du Danemark et les intérêts de l’équilibre dans le nord de l’Europe. » La Prusse voulait que la frontière donnât à l’Allemagne les populations mixtes ; mais il y avait encore une transaction possible : c’était de confier à un arbitre le soin de tracer une frontière intermédiaire entre la ligne indiquée par les puissances neutres et la ligne demandée par la Prusse. Le différend était donc concentré dans les plus étroites limites ; il n’y avait plus qu’à débattre sur un petit territoire, et comme une telle contestation n’engageait point l’honneur des belligérans, elle pouvait, suivant le vœu émis au congrès de Paris, être soumise à un arbitrage pacifique. Les puissances allemandes ont accueilli cette proposition par une adhésion dérisoire, en demandant une prolongation d’armistice jusqu’à l’hiver, et en se réservant la faculté de ne point acquiescer à la sentence arbitrale. Ainsi les puissances allemandes ont défié et bravé l’opinion des puissances neutres, non-seulement au début de la lutte, lorsqu’elles pouvaient alléguer que leur honneur était engagé dans leurs griefs contre le Danemark, mais lorsque les plus amples concessions leur étaient offertes, et que la contestation ne pouvait plus porter que sur une petite question de territoire. En présence de la France, de l’Angleterre, de la Russie, de la Suède, qui donnent raison au Danemark, mais qui demeurent inactives, les puissances allemandes recommencent la guerre et vont achever leur œuvre de spoliation. Hommes d’état qui serez les contemporains du démembrement du Danemark, aurez-vous désormais le droit de condamner la mémoire des hommes d’état qui furent les contemporains des partages de la Pologne ?

Devant le déplorable résultat où l’on est arrivé, on se pose une question vulgaire et oiseuse : fallait-il, faut-il encore s’opposer par des démonstrations actives, en définitive par la guerre, aux regrettables entraînemens de l’Allemagne ? Interrogation triste et sotte, car on ne se l’adresse que lorsque tout est compromis, et, comme on disait autrefois, lorsqu’on n’a plus à choisir qu’entre une faiblesse et une folie. La honte pour l’Europe, dans la crise actuelle, est d’avoir souffert que les choses arrivassent à ce point où il n’y a plus d’autre dilemme que de laisser faire ou de recourir à l’action répressive. Le malheur actuel de l’Europe, c’est qu’il n’existe plus dans ses conseils une autorité morale suffisante pour prévenir des faits semblables à ceux qui vont s’accomplir. C’est une force préventive qui est nécessaire à l’ordre et à la paix de l’Europe ; le danger, le mal de l’Europe, la cause persistante et chaque jour aggravée de l’inquiétude générale, c’est qu’on en vienne à tout propos à se demander s’il faut employer la force répressive, et à reculer devant ce moyen désespéré par un sentiment de prudence bien naturel et par un aveu d’impuissance qui, chaque fois qu’on est contraint de l’exprimer, enlève une garantie à la sécurité générale.

Il est impossible, à ce propos, de ne point remarquer combien la publicité, loi absolue de notre époque, à laquelle sont soumises les délibérations diplomatiques, augmente l’humiliation et le péril des situations fâcheuses que nous traversons. Les exposés que lord Russell et lord Palmerston viennent de présenter au parlement font sentir à tous la douloureuse confusion de ces confessions publiques, aujourd’hui nécessaires. Il y a un siècle, quand s’opérait le premier partage de la Pologne, chacun du moins buvait sa honte en silence. Le principal secrétaire d’état de sa majesté britannique, un lord Suffolk, si je ne me trompe, confiait en chiffres à son ministre en Prusse, M. Harris, les stériles regrets que lui inspirait le malheur de la Pologne, et s’il est vrai que Louis XV ait dit, avec une vapeur d’ennui, que cette spoliation ne se fût point accomplie, si Choiseul eût été là, ce propos ne tombait que dans les oreilles de quelque valet de cour. L’obscur ministre anglais et le vieux débauché de Versailles n’avaient pas de compte à rendre à leurs contemporains ; ils n’étaient justiciables que devant la postérité, dont ils se souciaient peu ; mais aujourd’hui les hommes d’état sont en présence d’une postérité contemporaine. Ils sont obligés d’associer sur-le-champ le public à la honte et à la douleur de leurs confessions, et comme il est dans la nature humaine de toujours vouloir excuser ses défaillances, ils expliquent leurs fautes par des motifs dont la révélation candide est peut-être plus compromettante que les fautes commises elles-mêmes.

Nous avons un curieux échantillon de ces ouvertures soudainement percées sur les motifs politiques qui dirigent l’Europe dans le discours que lord Russell a prononcé avant-hier à la chambre des lords. Lord Russell ne s’est pas contenté de faire sa confession, il a fait celle des autres. Il a dit que la Russie n’avait pas voulu prendre de concert avec l’Angleterre des mesures actives en faveur du Danemark. Il ne s’est point étendu sur les motifs de la Russie, et ce n’était point en effet nécessaire : tout le monde comprend que la Russie, qui l’année dernière n’a eu d’autres alliés que le roi de Prusse et M. de Bismark, qui regarde la Prusse comme le boulevard de ses possessions polonaises, ne puisse avoir la pensée de se mettre en guerre contre le gouvernement prussien. Les scrupules qui ont arrêté le gouvernement français étaient plus curieux à connaître. L’année dernière, en effet, le gouvernement français ne reculait point devant la perspective d’une guerre contre la Russie et même contre la Prusse, pourvu que le concours de l’Angleterre lui fût assuré. Nous avons manœuvré pendant toute l’année dernière pour attirer l’Angleterre dans une alliance offensive contre la Russie. Si l’Angleterre eût voulu nous suivre, nous nous fussions chargés des opérations continentales, et nous serions passés sans hésiter sur l’Allemagne pour arriver jusqu’en Pologne. Ce que l’Angleterre a fait cette année pour le Danemark, nous le faisions il y a un an pour la Pologne. Si l’Angleterre, avec toute la peine qu’elle s’est donnée pour réunir une conférence, a encouragé le Danemark à une résistance désespérée, il faut bien convenir que l’activité de notre intervention diplomatique a soutenu pendant de longs mois les espérances persévérantes de la noble et malheureuse insurrection polonaise. Cette année, les affaires du Danemark inspiraient tout à coup à l’Angleterre ces dispositions à l’action que les affaires de Pologne avaient éveillées en nous quelques mois auparavant. Chacun demeurant fidèle aux intérêts qu’il avait épousés, l’accord semblait facile à conclure. Cependant la France avait changé d’humeur. D’une année à l’autre, entre la France et l’Angleterre, les rôles ont été alternés. Ce sont les Anglais qui cette fois ont été pressans, c’est nous qui avons pris l’attitude de la réserve et de l’abstention. Nous avons payé l’Angleterre, à propos du Danemark, de la monnaie qu’elle nous avait donnée à propos de la Pologne. Nous lui avons rendu l’ennui qu’elle nous avait valu en nous laissant l’embarras de battre en retraite après nous être trop avancés. Nous avons pris sur elle notre revanche, et nous sommes quittes. Nos motifs sont trouvés irréprochables par lord Russell ; au moment où le ministre anglais parlait, il venait d’en recevoir la communication fraîchement réitérée. La France ne se croit pas intéressée à soutenir la ligne de la Slei ; elle n’est point disposée à faire la guerre pour cela. Une guerre avec l’Allemagne serait pour elle chose très sérieuse : les Anglais ne pouvant combattre par une armée de terre l’invasion allemande en Danemark, les frais et les dangers de la guerre retomberaient principalement sur la France. Nous sommes comme lord Russell, nous ne trouvons rien à redire à ces raisons ; mais, si elles sont sages aujourd’hui au sujet du Danemark, l’étaient-elles moins il y a un an, quand c’était la Pologne qui était en jeu ? Si au contraire elles ne méritaient pas de nous arrêter quand nous nous occupions de la Pologne, pourquoi nous retiennent-elles lorsqu’il est question du Danemark ? Il est un autre aveu que nous eussions volontiers dispensé lord Russell de faire pour notre compte. Nous voulons parler de l’insinuation par laquelle le ministre anglais donne à entendre que la France n’eût point repoussé la perspective de la guerre, si une compensation lui eût été promise, compensation qui, au dire de lord Russell, ne pourrait être accordée sans exciter une grande jalousie parmi les autres nations de l’Europe, et sans déranger l’équilibre politique actuel. En lisant dans le Times ce passage du discours de lord Russell, nous pensions n’avoir affaire qu’à une allégation indiscrète qui serait officiellement contredite, et c’est avec surprise que nous l’avons vue aujourd’hui reproduite par le Moniteur sans commentaire. Si la France se laisse représenter ainsi comme capable de s’engager dans une guerre, contre laquelle elle oppose elle-même des motifs sérieux de prudence, sous la seule condition qu’elle y trouverait des compensations territoriales ; si elle est là, l’arme au pied, prête à marcher vers l’amorce du plus offrant, voilà un nouvel élément d’inquiétude et d’instabilité que l’on nous aura montré dans la situation précaire de l’Europe.

Les aveux les plus extraordinaires sont ceux que les ministres anglais ont faits pour le compte de l’Angleterre. La résolution pacifique prise par le cabinet britannique après l’échec de la conférence ne nous a, quant à nous, nullement surpris. Nous n’avons jamais cru que l’Angleterre ferait la guerre pour le Danemark contre l’Allemagne. Nous l’écrivions ici, il y a plusieurs mois, « l’Angleterre a une grande sympathie pour le Danemark, mais elle éprouve une répugnance non moins grande à se brouiller avec l’Allemagne. » Si l’on ne consulte que les intérêts, il est évident que, même dans cette question danoise, l’Angleterre est bien moins intéressée que les autres grandes puissances neutres à empêcher le démembrement du Danemark, et bien plus intéressée que ces puissances à ne point provoquer l’hostilité germanique. Un démembrement du Danemark qui donnerait les clés de la Baltique à l’Allemagne serait bien plus menaçant pour la Russie que pour l’Angleterre. La Russie n’a d’autre issue maritime que le Sund, et qu’est-ce que la petite Baltique auprès des mers où domine le pavillon anglais ? L’oppression d’un état faible sur le continent blesse dans ses intérêts une puissance continentale telle que la France, qui a grandi depuis des siècles et a maintenu sa sécurité en protégeant les faibles contre les envahissemens des forts, bien autrement que l’Angleterre, qui, lorsqu’elle veut prendre part aux luttes continentales, n’a que faire du concours des petits, et a besoin d’opposer à ses ennemis les masses armées de quelque puissant allié ? Les progrès de l’Allemagne vers l’unité, qui préparent à la France un voisinage incommode et redoutable, sont loin, pour cette raison même, d’inspirer des ombrages à la politique anglaise. Dans la balance des intérêts, l’alliance allemande a donc un plus grand poids pour l’Angleterre que la sympathie danoise. Il serait puéril de prendre le change sur cette réalité. Il y a dans le parlement et dans la presse anglaise un noyau d’hommes politiques à vues lointaines et persistantes qui, dès l’origine de la question dano-allemande, ont vu les choses ainsi, et ont signalé le danger d’un conflit armé avec l’Allemagne. À la tête de ce groupe est M. Kinglake, l’historien passionné de la guerre de Crimée, qui, dans sa conduite parlementaire ainsi que dans son livre, s’est posé comme l’adversaire des guerres entreprises par l’Angleterre en alliance avec la France, et prêche le retour de l’Angleterre à ses alliances d’autrefois avec l’obstination d’un homme qui aurait été le contemporain de lord Castlereagh. Un membre très spirituel de la chambre des communes, M. Bernal Osborne, est devenu récemment encore l’orateur de cette opinion ; il proclamait, il y a peu de semaines, qu’une guerre de l’Angleterre contre l’Allemagne serait une guerre suicide. Dans la presse, le Times, par intervalles, et constamment les écrivains influens et piquans du Saturday Review ont soutenu les mêmes idées. À mesure que l’on arrivait vers l’alternative de la paix ou de la guerre, ce groupe politique se grossissait naturellement des partisans de la paix quand même, MM. Bright, Cobden et leurs amis, des hommes politiques de plus en plus nombreux qui n’aiment pas que l’Angleterre se mêle des affaires du continent, qui, s’appuyant sur l’histoire, rappellent qu’elle ne rencontre dans ces affaires que des occasions de ruineuses dépenses, des amitiés coûteuses et inconstantes, de compromettantes tracasseries. À propos justement de la question dano-allemande, où il a joué un rôle diplomatique important, lord Wodehouse disait, il y a peu de semaines, à la chambre des lords, que la leçon qu’il avait tirée de cette négociation ingrate, c’est que l’Angleterre devrait à l’avenir éviter autant que possible de se mêler des affaires continentales. Ces idées, ces instincts, ces tendances ont des représentans connus au sein du cabinet britannique ; on les retrouve au fond chez tous les Anglais de notre temps. C’eût donc été à nos yeux un tour de force que d’entraîner par le concours de la France l’Angleterre dans une guerre contre l’Allemagne. Nous le répétons, nous ne sommes point étonnés qu’au dernier moment, quand on s’est vu en face de la guerre, d’une guerre qu’on serait seul à entreprendre, les sympathies généreuses et bruyantes auxquelles on avait donné carrière se soient brusquement refroidies devant l’examen sévère des intérêts.

Alors on a fait cette récapitulation pénible des difficultés qui entourent l’Angleterre, et que lord Russell est venu réciter devant la chambre des lords avec un froid courage digne d’une meilleure cause. On s’est aperçu qu’on encourrait sans compensation la haine de l’Allemagne, qu’on ne pouvait pas lutter avec des vaisseaux contre les armées germaniques, qu’il était imprudent de se mettre l’Allemagne sur les bras quand à tout moment on était exposé à avoir des querelles avec les États-Unis, des complications dans l’Inde ou en Chine ; qu’on ne pouvait faire de mal à l’Allemagne qu’en essayant contre l’Autriche des diversions qui mettraient l’Europe en feu ; que la cause du Danemark, quoiqu’elle fût digne de sympathie, n’était pas, après tout, aussi juste qu’on l’avait dit d’abord ; que le Danemark avait commis des fautes ; que, puisque la Russie et la France gardaient obstinément la neutralité, l’Angleterre, qui n’avait dans la question ni plus de responsabilités encourues, ni de plus grands intérêts engagés que ces puissances, ferait sagement de suivre leur exemple. C’est alors aussi que lord Palmerston a clos les trop nombreuses rodomontades de sa carrière par une déclaration où la reculade et la bravade s’unissent d’une façon odieusement burlesque ; c’est alors qu’il a réservé l’intervention de l’Angleterre pour le cas où les Allemands seraient disposés à prendre d’assaut Copenhague, à mettre la ville à sac et à faire le roi de Danemark prisonnier ! La vaillance était merveilleuse à marquer si loin l’étape de sa retraite, lorsque, le jour même, le comte Russell avait reçu du comte Apponyi l’assurance formelle que la Prusse et l’Autriche ne comptaient point pousser leurs conquêtes sur le Danemark au-delà de la terre ferme ! Il est vrai qu’en rapportant, cette assurance, lord Russell a pris soin d’en détruire l’effet moral en disant que, quelque respect qu’il eût eu jusqu’alors pour l’Autriche et pour la Prusse, il est convaincu qu’on ne peut plus désormais se fier à leurs déclarations. Ainsi voilà un grand gouvernement qui proclame solennellement qu’il n’est plus possible de croire à la parole d’honneur de deux autres grands gouvernemens ; voilà la confiance réciproque et la mutuelle estime que s’inspirent trois des premières puissances européennes ; voilà l’état moral que l’on continue d’appeler la paix de l’Europe !

La paix matérielle subsiste sans doute, puisque tout le monde s’accorde à livrer le Danemark sans défense aux entreprises de l’Allemagne ; mais l’échec de la conférence et les révélations qui ont suivi ont déchiré le dernier voile qui couvrait les infirmités de cette paix. Cette paix n’est accompagnée ni de repos de conscience, ni de foi en elle-même. C’est une paix où règne, comme dans l’état de nature, le droit du plus audacieux et du plus fort, une paix qui n’est plus dominée par une autorité préventive capable d’arrêter à temps des effets de dissolution pareils à ceux que nous avons sous les yeux. Il y a plusieurs mois, prévoyant les tristes avortemens qui viennent de se produire et les progrès du désordre politique qui a envahi les régions gouvernementales de l’Europe, nous faisions remarquer que cette autorité préventive, qui nous paraît être la garantie d’une situation pacifique de quelque durée, ne pouvait sortir des improvisations confuses d’une conférence ou d’un congrès ; nous montrions que cette autorité ne peut se former que grâce à certaines combinaisons d’alliances. Nous prenions des exemples dans le passé le plus rapproché de nous. Nous montrions que, soit au profit des idées conservatrices exagérées, soit au profit des idées libérales, cet ascendant moral avait trouvé deux fois sa forme et son instrument efficace dans notre récente histoire. La période de réaction conservatrice a eu cette influence dirigeante dans la sainte-alliance ou plutôt dans l’union durable qui s’était établie entre la Russie, la Prusse et l’Autriche. La période d’expansion libérale l’a trouvée dans l’alliance de la France et de l’Angleterre. Ces combinaisons donnaient à l’Europe d’un côté certaines conditions de stabilité, de l’autre les conditions logiques d’un développement libéral mesuré. L’alliance du Nord maintenait la configuration extérieure des états européens ; l’alliance anglo-française protégeait l’essor politique intérieur de ces états. On a eu avec cette distribution des alliances non-seulement la paix, mais la confiance dans la durée de la paix. L’esprit public en Europe était discipliné, guidé, rassuré par la vue des systèmes politiques en vigueur. L’alliance du Nord domina sans partage pendant l’époque de la restauration ; elle poursuivit par ses congrès et ses interventions armées son œuvre de sévère compression. La révolution de 1830 mit un terme à sa prépondérance. Après 1830, grâce à la similitude des institutions, grâce au triomphe simultané des idées libérales en France par la révolution, en Angleterre par la réforme, grâce au désintéressement des deux dynasties, auxquelles on ne pouvait attribuer aucune fantaisie de conquête territoriale ou d’agrandissement personnel, fut formée avec une sorte de spontanéité l’alliance anglo-française. Cette alliance refoula pour ainsi dire vers l’est et le nord de l’Europe l’influence de la coalition du Nord ; dominant à l’occident, elle fit la Belgique, et donna au Portugal et à l’Espagne le régime constitutionnel. C’est lord Palmerston, qui, aux qualités brillantes de son intelligence, n’a jamais uni cette dose d’esprit de généralisation et de philosophie indispensable à l’homme d’état, c’est lord Palmerston, taquin, processif, courant après les succès accidentels, qui ébranla le premier l’alliance anglo-française, et qui dans les affaires d’Orient se mit au détriment de notre pays en coquetterie avec la Russie et ses satellites. On sait les fâcheux effets qu’eut cette altération de l’alliance anglo-française, pour nous d’abord, pour les idées libérales, et même en 1848 pour les idées conservatrices. Peut-être, dans les affronts politiques que subit aujourd’hui lord Palmerston, ceux qui ont gardé la mémoire du passé verront-ils un juste retour de fortune, punissant le vieux ministre, au couchant de sa carrière, de l’imprévoyante et cruelle légèreté avec laquelle il traita autrefois le grand intérêt de l’alliance anglo-française. Ce capricieux homme d’état revint cependant à nous après 1852, quoiqu’il nous trouvât alors dans des conditions tout autres que celles de 1830. L’alliance anglo-française fit la guerre de Crimée, et par cette guerre rompit la coalition du Nord. Un autre grand acte de l’alliance anglo-française fût l’unité italienne, mais ce fut le dernier. L’alliance véritable ne survécut point à l’affaire des annexions. Depuis quelques années donc, l’Europe n’a plus ces combinaisons qui lui servaient de règle et de contre-poids. Les anciens alliés se jouent entre eux des tours cruels. On a vu l’Autriche laisser battre la Russie en Orient ; on a vu la Russie se donner la maligne joie non-seulement de laisser battre l’Autriche en Italie, mais d’empêcher l’Allemagne d’aller à son secours, — puis reconnaître le nouveau royaume italien, épigramme à laquelle l’Autriche ripostait, il y a un an, en se mêlant de donner des conseils amicaux à la Russie sur l’administration de ses provinces polonaises. L’alliance occidentale a, dans ces derniers temps, donné le spectacle d’un échange de procédés aigres-doux qui correspondaient aux querelles de la coalition du Nord. L’an dernier, l’Angleterre laissait à la France tous les embarras de l’initiative que nous avions prise dans la question de Pologne, et aujourd’hui la France laisse à l’Angleterre tout le fardeau de sa déconfiture diplomatique dans l’affaire dano-allemande.

Il n’est pas possible que cet état anarchique dure longtemps encore. Les grands intérêts sur lesquels repose la vie politique de l’Europe ne peuvent pas continuer à vivre dans de telles incertitudes. Partout on a besoin de repos d’esprit, de sécurité, des garanties d’ordre et de suite que l’on a eu l’habitude de trouver dans des systèmes politiques définis et ayant quelque apparence de durée. Ou la lutte des principes qui se partagent l’Europe s’engagera au hasard de l’heure et du moment, et alors qui sait si nous Européens, qui regardons avec tant de mépris l’anarchie américaine, nous ne tomberons point à l’improviste dans une guerre aussi désordonnée et aussi acharnée que celle qui déchire les États-Unis ? Ou bien l’un de ces principes prendra l’avance par la combinaison de ses alliances et le concert de ses forces, et infligera à l’autre de soudains échecs et une longue déchéance. Or notre crainte, c’est que l’avance ne soit prise par le principe despotique, aristocratique, réactionnaire. En face de la France, de l’Angleterre, de la Russie, isolées et inactives, l’Allemagne seule en ce moment représente un concert de volontés et de forces. On a beau dire que ce concert ne saurait être durable, parce qu’il embrasse des intérêts fort divers ; ce qui peut le prolonger plus qu’on ne le croit, c’est la satisfaction extraordinaire que ressentent en ce moment ceux qui y prennent part. L’Allemagne éprouve à l’heure qu’il est un sentiment bien nouveau pour elle, et qui doit lui causer une rare joie. Il lui arrive pour la première fois de faire quelque chose par elle-même en échappant à toute influence étrangère, en bravant au contraire et en mettant en déroute les influences étrangères les plus puissantes. Nous ne pensons pas que le succès divise bientôt les Allemands, car chacun trouve dans ce succès un profit incontestable. Les cours secondaires se retrempent dans cette campagne, où elles se sont associées aux aspirations nationales les plus ardentes, et ne doivent plus redouter la menace du mouvement unitaire ; l’Autriche, qui est allée à la lutte avec le moins d’entrain, doit croire qu’elle s’est désormais assuré l’aide de l’Allemagne entière contre tous les soulèvemens intérieurs, contre toutes les agressions étrangères auxquelles elle est exposée en Hongrie ou en Vénétie. Et la Prusse ! N’a-t-elle pas acquis la gloire que recherche surtout sa politique traditionnelle ? Comme le rôle de la Prusse était effacé depuis 1815 ! Jamais depuis lors la Prusse, nation militaire, n’avait brûlé une amorce, jamais elle n’avait pris d’initiative importante dans les affaires européennes ; elle s’était habituée à n’être qu’une timide doublure de la Russie, et, dans ses luttes avec l’Autriche, à finir presque toujours par céder, — La Prusse, disaient les importans de Vienne, les goguenards de Paris et les dédaigneux de Londres, n’est pas la cinquième des grandes puissances ; elle n’est que le premier des états de second ordre. — Quelle réplique aux mauvais plaisans que la politique de M. de Bismark ! quelle revanche de la conférence d’Ollmütz que la conférence de Londres ! M, de Bismark traîne l’Autriche à sa suite ; il n’écoute pas les doléances de la Russie, il se moque des menaces anglaises. C’est lui qui a conduit lord Russell dans le guet-apens des négociations allemandes ; c’est lui qui avec une feinte bonhomie a fait croire au ministre anglais que la diplomatie anglaise pourrait venir à bout de l’infatuation de la diète de Francfort, et qui a ainsi amené lord Russell à écrire tant de dépêches qui n’ont abouti qu’à soulever contre l’Angleterre toutes les animosités allemandes. M. de Bismark a reçu une étincelle du génie et du bonheur de Frédéric II. Il a combiné le démembrement du Danemark avec un peu de l’astuce que Frédéric mit à préparer le partage de la Pologne, et il n’a pas eu plus de scrupules à conquérir le Slesvig que n’en montra Frédéric en dérobant la Silésie. Un pareil homme voudra, soyez-en sûr, faire durer son triomphe et ne bornera point son ambition à la réussite d’une seule affaire et au succès d’un jour. Il ne manque au concert de l’Allemagne que l’adjonction de la Russie pour que les forces réactionnaires de l’Europe soient reconstituées. La réaction a son organisation toute prête dans le concert allemand, et la réaction a aussi son politique dans M. de Bismark.

Les traits généraux de la situation politique que crée l’échec de la conférence de Londres effacent par leur importance l’intérêt qui peut s’attacher au sort du ministère anglais. Il est hors de doute que l’Angleterre entière veut la paix, et n’aurait jamais voulu entrer seule dans une guerre contre l’Allemagne ; il n’est pas moins certain cependant que l’insuccès de sa diplomatie cause à l’Angleterre une profonde blessure. L’Angleterre peut à bon droit reprocher à ses ministres d’avoir compromis son honneur en allant trop loin dans une voie sans issue. La droiture des intentions qui ont dirigé lord Russell dans ses longs efforts de conciliation ne peut être contestée. Lord Palmerston et lord Russell ont cependant commis des fautes graves. Depuis le commencement de cette crise, lord Palmerston a toujours qualifié avec hauteur les procédés des puissances allemandes, et a déclaré que le traité de 1852 ne serait pas abandonné. La vivacité du langage du premier ministre et l’abondance de lord Russell dans la controverse diplomatique ont très certainement encouragé le Danemark à une résistance opiniâtre, et ont été pour les Danois une sorte de promesse de secours. Une signification d’abandon, arrivant après de pareilles excitations, a quelque chose dont la générosité et l’honneur de l’Angleterre doivent positivement souffrir. La politique anglaise a ainsi irrité gratuitement les sentimens hostiles de l’Allemagne sans recueillir au moins le mérite d’un secours efficace donné à la juste cause d’un peuple faible. Lord Russell, en provoquant la réunion de la conférence, a fait preuve d’un zèle très chaleureux, mais s’est montré singulièrement imprévoyant. Chose curieuse, personne, l’année dernière, n’avait mieux vu que lui l’inutilité et le danger de la proposition de congrès faite par la France : il reprochait justement à cette proposition de n’avoir point de base, de mettre aux prises des intérêts dont il était inutile et dangereux de provoquer le conflit, si l’on ne s’était point assuré d’avance l’emploi des moyens de coercition. Pour le dire en passant, l’expérience de la conférence de Londres nous montre combien peu il y a lieu de regretter que la tentative du congrès ne se soit point réalisée. La conférence, qui n’avait à traiter que d’une seule question, n’a rien pu finir : que serait-il arrivé, si on se fût occupé à la fois de quatre questions au lieu d’une, et si on eût ajouté aux affaires du Danemark celles de la Pologne, de l’Italie et de la Roumanie ? Le congrès n’eût été qu’une Babel, et c’est nous au lieu de l’Angleterre qui aurions aujourd’hui la confusion d’un insuccès colossal. Pour revenir à lord Russell, ce qui est étrange, c’est qu’après nous avoir sauvés avec tant de perspicacité du mauvais pas du congrès, il ait lui-même fait si aveuglément le faux pas de la conférence. Il disait qu’il n’y avait pas de congrès possible sans bases, pas de congrès efficace sans moyens de coercition prévus d’avance, et il est entré dans une conférence réunie sans bases, et où personne ne voulait soutenir son opinion par des mesures actives. Une pareille inconséquence allait droit à un échec. Il est naturel que le ministère anglais, déjà si faible, ne survive point au ressentiment que l’Angleterre doit garder d’une déconvenue à laquelle elle a été imprudemment exposée.

Peut-être, en réfléchissant à la confusion et aux dangers de la politique actuelle de l’Europe, trouvera-t-on que le temps de l’impartialité historique est enfin arrivé pour les dix-huit années de gouvernement parlementaire qui ont formé le règne de Louis-Philippe. C’est ce qu’a pensé et senti surtout M. de Montalivet dans la réplique émue, sincère, éloquente, qu’il vient d’adresser à d’injustes appréciations dont récemment ces dix-huit années étaient encore l’objet. La conviction communicative de M. de Montalivet gagnera les lecteurs de sa généreuse apologie. En revenant aux années qui suivirent 1830, M. de Montalivet oublie les cruelles souffrances de la maladie qui le torture depuis si longtemps, il remonte vers sa jeunesse et à une époque en effet qui aura du moins toujours ce prestige d’avoir été en tout, en littérature, en art, en politique, l’épanouissement de la jeunesse de notre siècle. M. de Montalivet porta, lui, sa jeunesse dans la politique ; il fut un homme d’action du régime parlementaire, il fut l’ami intelligent et indépendant du roi, et, dans la courte brochure où il vient d’exprimer sa chaleureuse protestation, le public de ce temps-ci retrouvera avec sympathie une des figures les plus ouvertes, les plus spirituelles et les plus aimables qui aient honoré notre régime parlementaire.

E. FORCADE.

REVUE MUSICALE.

Si on négligeait de dire quelques mots sur les nombreux concerts qui se sont donnés à Paris pendant le long hiver de 1864, on n’aurait pas fait l’histoire fidèle du mouvement musical qui pénètre dans toutes les classes de la société. Les théâtres lyriques sont si pauvres et produisent des œuvres si faibles que le public d’élite aime mieux aller entendre une symphonie de Beethoven, de Mozart, d’Haydn, que de s’ennuyer aux représentations d’une Mireille. Quelle différence entre un chœur de Haendel, un hymne de Palestrina, les concertos de Beethoven, de Mozart, et des opéras comme l’Éclair ! Ainsi donc il y a eu beaucoup de musique de chambre cette année, les concerts ont été nombreux et variés, et le public s’est rendu partout où on lui offrait un programme intéressant. Aussi n’a-t-il pas manqué aux séances princières du Conservatoire, aux Concerts populaires de musique classique, dont l’institution fait honneur à M. Pasdeloup, quoi qu’en disent de petits esprits qui jugent les hommes et les choses avec une arrogance ridicule. À côté de ces deux grandes institutions, il faut placer les séances de quatuor de MM. Allard et Franchomme, celles de MM. Maurin et Chevillard, de MM. Armengaud et Léon Jacquart. MM. Ritter et Saint-Saëns ont donné aussi des séances de musique instrumentale qui ont été fort goûtées. M. Ritter est un pianiste d’un grand talent, musicien jusqu’au bout des ongles, et il joue toute musique avec une précision et un éclat qu’on ne peut trop admirer. Les trois belles soirées où on l’a entendu dans les salons d’Érard ont prouvé qu’il comprenait Beethoven aussi bien que Haydn, Mozart et tous les maîtres. M. Ritter est le pianiste ordinaire de Rossini ; c’est cet habile virtuose qui joue les nouvelles compositions du maître devant le public d’élite que réunissent ses brillantes soirées. M. Saint-Saëns a eu aussi la bonne idée de convier dans la salle Pleyel un public d’amateurs pour lui faire entendre des trios, des duos, des concertos peu connus du divin Mozart. On ne peut qu’encourager M. Saint-Saëns à reprendre l’année prochaine ces séances, où le pianiste a fait preuve d’un talent si solide.

J’ai quelques observations à faire à M. Pasdeloup, qui cette année a commis plus d’une faute. Et d’abord pourquoi admettre encore dans les programmes des concerts populaires le nom de M. Vieuxtemps, violoniste célèbre, qui n’est plus que l’ombre de lui-même ? Quant aux séances consacrées un jour à la musique de Beethoven et l’autre à celle de Mendelssohn, ce sont des innovations que M. Pasdeloup fera bien d’abandonner. Qu’il se garde aussi d’admettre dans ses programmes des morceaux de complaisance !

De toutes les fêtes musicales auxquelles j’ai assisté, la plus intéressante a été le concert de musique religieuse et classique qui a été donné dans la salle Herz. On sait qu’il existe depuis quelques années une société académique formée et dirigée par M. Vervoitte, maître de chapelle à l’église Saint-Roch. C’est une réunion d’amateurs et d’artistes que la société s’adjoint, et qu’elle rémunère avec l’argent d’une souscription annuelle et le produit de ses concerts. Le programme qui a été exécuté cette année par la société académique contient des morceaux qui remontent au XVIe siècle et au-delà. La séance s’est ouverte par un Te Domine, fragment d’un Te Deum de Jean Bononcini. Ce morceau, avec chœur, solos et orchestre, est une composition d’un beau caractère. Les soli ont été interprétés avec goût par Mlle M… Jean Bononcini, qui est né à Modène en 1672, fut un musicien fécond qui a touché à toutes les formes de l’art de son temps. Bononcini courut le monde. Il était à Vienne au temps de l’empereur Léopold, qui l’admit dans sa chapelle en qualité de violoncelliste ; ensuite il fut à Londres, où, à côté de Haendel, il passa quelques années brillantes, et où il publia une foule de compositions qui lui firent une grande réputation. En quittant Londres pour une cause peu honorable[1], il passa par Paris en 1740. Après de nombreuses vicissitudes que nous ne pouvons que mentionner, Bononcini est mort à Venise à l’âge de quatre-vingts ans. Bononcini, dont le nom est aussi inconnu, je pense, en Italie qu’en France, a été, l’un des compositeurs les plus féconds, les plus variés et les plus originaux de la première moitié du XVIIIe siècle.

Le second numéro du programme était rempli par un choral à quatre voix, sans accompagnement, Chant des frères moraves. Un Domine Deus salutis meæ, morceau fugué à quatre voix, avec solo et accompagnement d’orchestre de Michel Haydn, a succédé au choral. Ce morceau est d’un style plus religieux que les messes du maître illustre qui a créé la symphonie. Après un duo bien connu de l’abbé Clari, Cantando un di, — qui a été dit avec goût par Mme A… et par Mme Peudefer, on a exécuté avec un très grand ensemble un Libéra, chœur à quatre voix, avec soli et accompagnement d’orchestre de Jomelli.

Voilà un nom illustre certainement peu connu des artistes français, assez ignorans en général, et il n’est pas certain qu’en Italie on sache la valeur du plus grand musicien de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Né à Aversa, le 11 septembre 1714, Jomelli entra à l’âge de sept ans au conservatoire de San-Onofrio de Naples. Il avait à peine vingt-trois ans lorsqu’il écrivit son premier opéra séria, Odoardo, qui fut représenté au théâtre dei Fiorentini. Déjà célèbre, Jomelli fut appelé à Rome, puis à Venise, où il composa un opéra, Mérope, qui excita les transports de cette ville, où sont nés les plus grands artistes du monde. Nous regrettons de ne pouvoir nous étendre sur la vie de ce grand maître, qui, après avoir fait un assez long séjour à Rome, fut engagé par le duc de Wurtemberg pour diriger son théâtre et sa chapelle. Jomelli resta à Stuttgart vingt ans, et cette longue station dans une cour allemande, où il entendait chaque jour des opéras et de la musique du pays, lui donna le désir de modifier sa manière et les formes qu’il avait apportées de l’Italie. « Il donna à ses modulations, dit un historien de la musique, des transitions plus fréquentes, il fortifia son orchestre en l’enrichissant de nouveaux effets. Cette transformation, dont on trouve la preuve dans presque tous les opéras qu’il a écrits à Stuttgart, le mit en faveur auprès du prince allemand. » De retour à Naples, Jomelli sentit bientôt que sa réputation s’était un peu affaiblie pendant une si longue absence. Il se retira dans sa ville natale d’Aversa ; mais il passait la saison du printemps dans un lieu riant appelé l’Infrascata di Napoli, et pendant l’automne il allait à Pietra-Santa, autre lieu charmant. Ce fut dans cette retraite que Jomelli reçut du roi de Portugal la demande de deux opéras et d’une cantate. Le roi donna au maître pour ces beaux ouvrages la somme de 1,200 ducats. Pendant le peu de jours qui lui restaient à vivre, le maître écrivit pour le théâtre de Saint-Charles un opéra, Armida, l’un de ses meilleurs ouvrages ; mais le peuple napolitain, qui trouvait cette musique un peu étrange, lui fit un mauvais accueil. Demqfoonte, dont la musique est encore plus belle que celle de l’Armida, n’eut pas cependant un meilleur sort, et l’Ifigenia, qui fut jouée en 1773, tomba de même. Tant de disgrâces plongèrent Jomelli dans une tristesse profonde et déterminèrent une attaque d’apoplexie. Rétabli de cette secousse terrible, Jomelli eut encore la force de composer une cantate pour la naissance du prince de Naples, puis un Miserere à deux voix, qui fut sa dernière production. Jomelli, qu’on avait surnommé le Glück de l’Italie, est mort à Naples le 28 août 1774. On lui fit de magnifiques obsèques. La musique d’église de Jomelli a un caractère tout moderne qui se détache vivement de l’école de Scarlatti. Sa messe de Requiem, un Miserere, et un oratorio de la Passion, dont j’ai entendu quelques morceaux à l’école de Choron, sont, dit M. Fétis, des modèles de beauté.

Un fragment de l’oratorio Salomon, de Haendel, qui était composé d’un chœur à cinq voix, d’une ballade qui a été bien rendue par Mme Peudefer, et d’un chœur à cinq voix, a terminé la première partie de ce programme vraiment intéressant. La seconde partie a été inaugurée par un psaume à huit voix, Dixit dominus, de Léonard Léo. Voici encore un nom qui est peut-être moins connu encore que celui de Jomelli. Né en 1674, dans un village du royaume de Naples, Léo a été un musicien charmant en qui la science n’affaiblissait pas l’imagination. Sa musique religieuse est expressive et très mélodique. Léo a écrit aussi pour le théâtre. Parmi les opéras qu’il a fait jouer sur plusieurs scènes de l’Italie, on cite Achille in Sciro, qui fut représenté à Turin en 1743, et Demofoonte, où se trouve cet air admirable :

Misero purgoletto.


J’ai eu le bonheur, dans ma jeunesse, d’entendre cet air célèbre, chanté par le sopraniste Pacchiarotti, qui habitait Padoue, où il est mort en 1821. Parmi les œuvres qu’on doit à ce doux génie, qui, par la suavité du style, se rapproche un peu de Mozart, se trouvent l’Ave maris stella, pour voix de soprano et orchestre, son Credo à quatre voix, et un Miserere à huit voix, en deux chœurs et sans orchestre. Mon maître, Choron, a donné en 1808 une édition de ce dernier chef-d’œuvre de Léo ; il a mis à la tête de cette édition une biographie du maître italien, et lorsqu’il fonda en 1816 son Conservatoire de Musique classique et religieuse, il introduisit beaucoup de morceaux de Léo dans les programmes des séances qui se donnèrent à son école pendant toute la restauration.

Un chœur sans accompagnement, Vos omnes, de Vittoria, qui fut le contemporain de Palestrina, a suivi le psaume de Léo et précédé le duo piquant de Haendel :

Che vai cercando
Folle pensier.


Ce duo a été dit un peu lentement par Mme la baronne de F… et M. Bossini, qui est bien lourd. Heureusement, après ce duo, on a entendu une autre composition admirable de Jomelli, — Confirma hoc, — chœur à cinq voix, avec solo et accompagnement d’orchestre. C’est grand, c’est beau, et le public qui assistait à cette fête musicale a compris le style large de cette composition religieuse, qui est bien supérieure aux messes de Cherubini. Après un chœur à quatre voix, l’Hiver, charmant badinage de Lulli, la séance a été close par un fragment d’un Te Deum, quemadmodum, fugue à quatre parties, avec accompagnement d’orchestre, de Romberg. Ce compositeur, qui a été un virtuose célèbre sur la clarinette, est né dans le nord de l’Allemagne, près d’Osnabrück, le 27 avril 1767. Très jeune encore, il se mit à voyager en Hollande, en Allemagne et en Italie. Il vint à l’âge de dix-sept ans à Paris, où il se fit entendre avec succès chez un baron de Bagge. Après des courses infinies, Romberg fut appelé à Gotha, en 1813, pour y remplir les fonctions de maître de chapelle de la cour. Il est mort dans cette ville le 10 novembre 1821 ; il était âgé de cinquante-huit ans. Romberg a abordé tous les genres et a laissé une œuvre considérable : opéras, musique religieuse, musique de chambre, etc. Le Te Deum de Romberg ne m’a pas paru être d’une grande originalité.

Ainsi qu’on vient de le voir, le programme du cinquième concert de la société académique était richement composé : il y avait des morceaux de tous les âges, de tous les styles et de tous les pays, en sorte que ce concert a été pour les amateurs comme un cours d’histoire de la musique depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours. L’exécution a été assez bonne cette année, et on doit des remercîmens à M. Vervoitte.

Il y a longtemps qu’on s’est posé la question de savoir quel doit être le caractère de la musique religieuse. On peut assurer que cette question remonte à la naissance des sociétés et des cultes. De nos jours, la musique religieuse a été le sujet d’un débat qui dure encore. Ce qui est certain, c’est que le culte, de quelque religion qu’il relève, ne peut se passer du concours de l’art qui exprime le mieux les sentimens intimes de l’âme. « Le culte est d’une telle importance, dit M. Vinet, pour le maintien de la religion parmi les masses, qu’à lui seul il fait à cet égard ce que la vérité ne ferait pas aussi sûrement. Il est important de donner un corps aux sentimens et aux idées fondamentales de la religion. La vie ne se passe pas plus de symboles que le langage de métaphores ; le rite est une métaphore en action… L’adoration est un état de l’âme que le chant seul peut exprimer. » On ne peut mieux définir la nécessité du culte ni parler plus noblement du rôle que joue la musique dans le drame liturgique.

Écoutons maintenant Mendelssohn sur un sujet qui a été la préoccupation de toute sa vie d’artiste. Mendelssohn était un véritable Allemand, car il raisonnait sur son art avec une pénétration qui aurait fait de lui un critique remarquable. Dans une lettre qu’il écrivit à un ministre protestant nommé Bauer, on remarque ce passage : « Une vraie musique religieuse, qui doit suivre les cérémonies du service divin, — une semblable chose est presque impossible. La difficulté n’en est pas seulement de savoir quelle place doit occuper la musique dans les cérémonies… En fait de musique religieuse, je ne connais que celle qu’on chante à la chapelle papale, où le chant n’est que l’accessoire des épisodes de la cérémonie. » Voilà qui est bien, voilà qui est juste. Il ajoute : « Pour les oratorios, il faut un sujet précis et des personnages caractérisés. Si tu me réponds : que faire de notre pauvre église ? — je te dirai alors quel étonnement j’ai éprouvé d’entendre chanter une messe catholique dont le caractère était théâtral. Ce procédé commence à Pergolèse, à Durante, qui plaçaient dans les Gloria et dans d’autres parties des trilles ridicules qu’on trouve dans les finales des obéras modernes. Si j’étais catholique, je commencerais ce soir même à m’essayer sur le thème que je vous indique, et quel que fût le résultat de mes efforts, je n’en aurais pas moins une messe qui serait dans l’esprit de l’église. Pour le moment, je ne veux rien entreprendre dans ce genre ; un jour peut-être, quand je serai plus vieux[2]… »

Le bel esprit de Mendelssohn, dont l’érudition musicale était assez restreinte, a eu deux préoccupations dans sa vie : écrire un opéra, aborder le théâtre, fut un désir qui ne l’abandonna jamais, et on vient de voir que l’appropriation de la musique au culte fut aussi un sujet qui hanta l’imagination de l’auteur du Paulus, de l’Elie, et d’autres œuvres considérables. Quoi qu’il en soit, on ne peut qu’admirer un grand artiste qui aspire à faire des conquêtes nouvelles dans ce vaste empire de la musique où Mendelssohn occupe la première place après les dieux Haydn, Mozart, après Beethoven, immense, varié comme la nature, et qu’on ne peut comparer qu’à Shakspeare.


P. Scudo.


V. de Mars.
  1. La vie de Bononcini est un roman des plus compliqués et des plus intéressans. D’un caractère inquiet où dominait une vanité presque ridicule, Bononcini dut quitter Londres parce qu’il s’était approprié un motet qu’on reconnut être l’œuvre de Lotti, maître vénitien d’une grande renommée.
  2. Cette lettre est datée du 12 janvier. 1835. Mendelssohn était alors à Düsseldorff.