Chronique de la quinzaine - 30 juin 1861

Chronique n° 701
30 juin 1861


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 juin 1861.

Des faits politiques importans, sans que toutefois ils fussent de nature à surprendre et à exciter les esprits, se sont pressés dans ces derniers jours. À l’intérieur, des élections départementales, la discussion de la liberté de la presse enfin abordée de front par le plus éloquent orateur du corps législatif, la session de l’assemblée se terminant par le vote précipité de plusieurs lois d’une portée considérable ; au dehors, la reconnaissance du royaume d’Italie, le conflit entre la cour de Vienne et la diète hongroise approchant de la crise décisive, la politique prussienne prenant un nouvel aspect, les partis anglais se balançant exactement dans un vote significatif de la chambre des communes, la mort du sultan : c’est un ensemble d’accidens ou de tours de situation plus nourri que nous n’avons l’habitude d’en rencontrer en l’espace de deux semaines.

Nous ne parlerons du résultat des élections aux conseils-généraux et aux conseils d’arrondissement que pour exprimer notre satisfaction. On nous trouvera peut-être étrangement modestes on singulièrement optimistes. Nous ne sommes ni l’un ni l’autre, et c’est très sérieusement que nous nous félicitons du dernier mouvement électoral. Sur je ne sais combien de centaines d’élections, l’opposition libérale n’a eu que vingt ou trente succès ! Nous en convenons, ce serait peu de chose, si l’on ne devait tenir compte des circonstances au milieu desquelles ont été remportées ces victoires plus éclatantes que nombreuses. Au point de vue pratique, c’est beaucoup. C’est d’abord un exemple donné : chez une nation moutonnière comme la nôtre, un exemple donné est sûrement efficace ; on peut être certain qu’à la prochaine occasion il sera suivi. N’est-il pas vrai que nous vivions depuis plusieurs années dans la plus profonde indifférence électorale ? N’est-il pas vrai que la cause de cette indifférence était la conviction enracinée dans la multitude qu’il était absolument impossible de l’emporter sur les influences administratives, qu’il était chimérique de tenter l’opposition électorale, que tout effort était si manifestement inutile qu’il en devenait ridicule ? Voilà une conviction qui ne tiendra plus contre le fait. Il est démontré que l’on peut entrer en lutte aux élections contre les candidats recommandés par l’administration, — bien plus, qu’il est possible de les battre. Il faut remercier de cette démonstration et les candidats indépendans qui, comme M. Casimir Perier et plusieurs autres, ont su tenir tête à l’hostilité de l’administration, et les populations qui les ont soutenus dans cette lutte généreuse. Il fallait que le parti libéral de l’activité politique pût enfin, qu’on nous passe le mot, démarrer. C’est ce qu’il vient de faire. Le premier coup d’aviron est donné, et nous allons prendre le large.

Puis, nous ne sommes point aussi ambitieux de force numérique que nos adversaires le supposent. D’abord nous ne considérons point, nous le déclarons hautement, comme hostiles à la cause libérale la masse des candidats débonnaires qui, par nécessité de position, par entraînement de circonstance ou par habitude, se parent de la recommandation administrative. Il y a là beaucoup de braves gens qui ont été des nôtres, et avec qui nous sommes sûrs de nous rencontrer encore à travers les vicissitudes que l’avenir nous peut réserver. Nous avons assez de modération pour reconnaître que, dans la confusion où nous avons été jetés par les révolutions violentes, tout le monde n’est point tenu d’avoir l’immobilité, la fermeté, la constance des porte-drapeaux. Nous allons si loin dans notre mansuétude, que nous sommes même reconnaissans envers ceux qui veulent bien garder de bons souvenirs pour la cause libérale, et qui avouent qu’ils n’ont à lui adresser d’autre reproche que de n’avoir pas su prévenir sa défaite et demeurer la plus forte. C’est de rancunes de ce genre que la cause libérale a principalement à souffrir ; avouez qu’il y aurait de l’imprévoyance et de la maladresse à se fâcher contre de tels ennemis. Il faudrait d’ailleurs bien peu connaître la France, et nous pourrions dire l’ondoyante humanité, pour se laisser trop décourager par l’illusion de l’unanimité apparente. Rien n’est moins stable que les majorités exagérées et débordantes ; le moindre accident pousse les vagues mouvantes dans les directions les plus imprévues. L’important pour nous, quand nous considérons d’où nous partons, c’est bien plus l’impulsion donnée que l’espace qui a été parcouru encore, car il est manifeste que c’est en ce moment le flot de la liberté qui remonte.

Nous tenons donc grand compte et de ce réveil d’activité politique dont certaines élections départementales ont témoigné, et du nombre, bien que petit, des élus indépendans qui vont entrer dans les assemblées locales. Il faut bien peu d’un levain généreux pour gonfler une pâte épaisse. Ce levain de libéralisme vivifiant, nous l’avons trouvé dans le beau discours que M. Jules Favre a récemment prononcé sur le régime actuel de la presse. En signalant avec une entière franchise les misères du journalisme actuel, M. Jules Favre a mieux servi la cause de la presse que n’ont semblé le croire certains écrivains qui se sont plaints que l’on mît en doute leur indépendance. Ces écrivains ont commis une méprise : ce n’était point l’indépendance de leur conscience que l’orateur libéral contestait : les questions de personnes étaient écartées. M. Jules Favre a démontré que la législation actuelle de la presse n’est point compatible avec la véritable indépendance des journaux ; il a montré que, par l’excès et l’abus de l’intervention administrative, le gouvernement se rendait directement ou indirectement responsable de la direction des journaux, et devenait en quelque sorte le journaliste unique du pays. M. Favre a eu un autre mérite : il a appelé l’attention plus fortement qu’on ne l’avait encore fait à la chambre sur le principal vice du système actuel, le droit que l’administration s’est attribué d’accorder ou d’interdire l’autorisation de fonder un journal. Cette attribution est bien plus contraire à la liberté de la presse que la juridiction administrative et la pénalité des avertissemens, sur lesquelles on a eu en général le tort de fonder presque exclusivement la critique de la législation de 1852, Sans doute l’autorité répressive que l’administration exerce sur les journaux est une exception au principe tutélaire de la division des pouvoirs et n’est pas compatible avec l’esprit de nos lois ; mais, en réservant au pouvoir exécutif la faculté d’autoriser ou d’interdire la création d’un journal, le décret de 1852 donne au pouvoir une action préventive bien plus incompatible avec la liberté, si c’est possible, que l’action répressive exercée par la voie des avertissemens. Trois grands principes qui sont compris apparemment dans les principes de 1789 ont donc à souffrir de la législation actuelle de la presse : le droit de propriété, puisque la propriété d’un journal est abandonnée à la discrétion de l’administration, qui peut la déprécier par les avertissemens ou la suspension prononcée contre le journal, ou la détruire par la suppression ; le principe de la liberté, puisque la presse est en certains cas frappée de pénalités pour des offenses qui ne sont point définies par la loi, et dont l’appréciation est enlevée à la justice ordinaire ; le principe d’égalité, puisque la création d’un journal, au lieu d’être soumise à des conditions légales, les mêmes pour tous, est devenue un privilège, une faveur arbitrairement octroyée ou refusée par le ministre de l’intérieur.

L’honorable M. Billault a répondu à M. Jules Favre, et nous comptons la réponse du ministre comme l’un des succès de l’orateur libéral. M. Billault a parlé plus d’une fois durant la dernière session avec une adresse remarquable. Tout le monde reconnaît qu’il a aisément conquis la première place parmi les ministres sans portefeuille, parmi les ministres orateurs qui sont chargés d’exposer et de défendre par leurs plaidoiries devant les chambres les actes du gouvernement. Nous sommes sur ce point de l’avis de tout le monde : c’est dire que nous ne cherchons à déprécier ni le mérite ni la gloire de M. Billault, si nous sommes obligés de constater que sa réponse a laissé dans cette lutte tout l’avantage à M. Jules Favre. Nous ne parlons point de quelques digressions peu heureuses. En voulant prouver que l’administration a bien fait de refuser l’autorisation de créer un journal à un écrivain modeste, M. Chassin, dont nous avons dans le temps encouragé les justes réclamations, M. Billault, trompé par des renseignemens officiels inexacts, a commis une regrettable confusion de personnes. Il a justifié le refus dont M. Chassin a été victime en lui attribuant la personnalité d’un pamphlétaire de 1848, lorsqu’en 1848 M. Chassin, achevant à peine ses études, se préparait, sous la tutelle de sa mère, à l’examen du baccalauréat.

Comment l’aurais-je fait, si je n’étais pas né ?

Voilà une erreur dont certes M. Billault n’est point coupable, car il l’a trouvée dans le dossier que le ministère de l’intérieur lui avait fourni, mais qui n’est point propre à donner une haute idée du discernement et de l’impartialité qu’apporte l’administration dans l’octroi ou le refus des privilèges de journaux. M. Billault n’a pas été plus heureusement inspiré lorsqu’il a fait allusion à l’ouvrage récemment saisi de M. le duc de Broglie. Certes cette saisie, on s’en aperçoit aujourd’hui, a été une étourderie maladroite. Grâce à Dieu, on n’a pu lui laisser le caractère d’une saisie administrative : l’ouvrage arrêté a été déféré à la justice, et la justice, reconnaissant que l’ouvrage du duc de Broglie ne pouvait être poursuivi, puisqu’il n’avait reçu et n’était destiné à recevoir aucune publicité, a prononcé une ordonnance de non-lieu. De cet ouvrage, un seul mot est connu jusqu’à présent, et c’est à M. Billault que nous en devons la révélation ! Ne nous plaignons point au surplus de cet incident : il apprend à l’Europe libérale que les méditations de cette noble intelligence, dans la retraite où le respect universel l’environne, n’auront point été stériles. Le duc de Broglie a essentiellement l’esprit d’un législateur. À en juger par ce qui a été dit de la nature de l’ouvrage inédit qui a trop piqué la curiosité de l’administration, les législateurs de l’avenir y pourront sans doute puiser un jour des inspirations lumineuses, et, soit qu’ils se rangent à ses conclusions, soit qu’ils les repoussent, ils devront compter avec l’autorité d’un des penseurs politiques les plus éminens de ce siècle. Nous ne savons si les idées de M. de Broglie auraient chance d’être accueillies aujourd’hui ; mais l’illustre vétéran n’est point de ceux qui s’effraient de l’isolement intellectuel et politique : il l’a plus d’une fois connu dans sa carrière, et plus d’une fois aussi sa carrière lui a montré que les généreuses obstinations ne trompent point les âmes fières. Les nombreuses histoires de la restauration qui se publient en ce moment nous rappellent que M. de Broglie était seul aussi dans la chambre des pairs lorsqu’il protestait contre le jugement du maréchal Ney, et lorsqu’il défendait contre les passions et les préjugés du temps les victimes que le naufrage de l’empire avait livrées aux fureurs d’une méchante et sotte réaction. Ce jeune entêté devait paraître fort bizarre aux ultras et aux chambres introuvables de cette époque ; mais que sont devenus les ultras, et que deviennent les chambres introuvables ?

Il nous semble que M. Billault n’a pas montré sa finesse ordinaire dans l’accueil qu’il a fait aux interpellations de M. Jules Favre. L’orateur libéral n’est pas seulement un maître consommé de la parole, il est aussi un tacticien malicieux, M. Billault a trop appuyé sur la pointe que lui présentait son adversaire : il a posé un nec plus ultrà aux concessions du 24 novembre ; il a dit que les réformes n’iraient pas au-delà et que la presse n’avait à espérer rien de semblable à ce que les chambres ont obtenu. Il est des dissidens que les fonctionnaires de l’administration, avec plus de zèle que de lumières, ne craignent point de qualifier d’ennemis du gouvernement. S’il était possible que le gouvernement eût des ennemis, ce n’est probablement pas eux que l’on fâcherait en cherchant en toute occasion à établir que le gouvernement ne veut pas ou ne peut pas vivre avec la liberté de la presse. Les partis violens sont ainsi faits qu’ils préfèrent chez leurs adversaires les résistances opiniâtres aux concessions. M. Billault a invoqué l’histoire contre la liberté de la presse. L’histoire des partis montrerait que nous ne nous trompons point en leur attribuant ces perfides calculs. Quant à l’argument que l’on puise contre la presse dans la part qu’elle a prise à nos dernières révolutions, nous ne comprenons point qu’un pareil argument puisse encore figurer dans la rhétorique politique. On nous montre les journaux renversant des gouvernemens. Bien des gouvernemens ont été renversés en France depuis 1789. Au point de vue moral et politique, ils n’ont pas tous également mérité leur sort. Les uns ont péri par la violence, les autres par la faiblesse, — les uns par la folie, les autres par une sorte d’inertie sénile ; mais, nous le demandons, en est-il un seul qui ne soit tombé par le vice radical de ses institutions ou par la faute de ses chefs ? La presse n’a jamais été qu’un instrument dans nos luttes politiques, la cause des révolutions a toujours été dans le pouvoir lui-même. D’ailleurs ne pourrait-on pas répéter, avec plus de force apparente et avec non moins d’injustice, contre les assemblées, les accusations que l’on porte devant les assemblées elles-mêmes contre les journaux ? Nous le répétons, les journaux sont un des instrumens, une des formes, un des moyens d’action qui, donnés aux sociétés politiques par les besoins et les progrès de la civilisation moderne, ne purent être ravis au libre mouvement de ces sociétés sans blesser leurs intérêts, sans violer leurs droits ? Incriminer des moyens d’action qui, comme tous les instrumens mis à la disposition de la liberté humaine, sont également puissans pour le bien et pour le mal, est-ce bien logique ? C’est avec la liberté humaine que les gouvernemens et les législateurs doivent traiter ; tant pis pour eux s’ils ne savent point y parvenir, car quant à supprimer aucune des manifestations naturelles et légitimes de la liberté, c’est une œuvre impossible et à laquelle on ne peut longtemps réussir. Le dernier débat de l’assemblée législative produira donc, selon nous, plus d’effets que M. Billault n’a voulu nous le promettre. Peu importe, nous le répéterons encore, que dans cette circonstance les défenseurs de la liberté de la presse aient été si peu nombreux à la chambre. Au-dessus de l’auditoire passager de nos discussions, il y a pour le défenseur des principes libéraux un auditoire invisible, formé de tous les grands esprits qui ont soutenu cette cause vraie, et dont les noms sont consacrés par l’admiration et la reconnaissance du monde. Les applaudissemens de cet auditoire sont les plus fortifians et les plus sûrs, car depuis Mirabeau jusqu’à Royer-Collard nous y trouvons l’expression rayonnante et foudroyante de nos idées. On peut être confiant dans le succès quand on marche ainsi vers l’avenir appuyé sur les plus vigoureux représentans de la raison politique, dans l’ère où ils ont commencé et continué cette révolution française que les générations qui se succèdent devront poursuivre jusqu’à son achèvement. Si M. Billault eût, il y a douze ans, entendu un discours identique à celui qu’il vient de prononcer sur la liberté de la presse, qui doute qu’il n’eût protesté contre une telle harangue ? M. Billault a trop d’esprit pour ne pas prévoir que, si dans douze ans le discours qui vient d’enchanter la chambre lui revient en mémoire, ce discours lui paraîtra alors dépouillé de la vie et des couleurs de l’opportunité. Quant à nous, qui n’avons pas les charges du pouvoir, il nous suffit de regarder ainsi aux sanctions du passé et de l’avenir pour nous confirmer dans nos opinions présentes. Nous ne renonçons même point aux consolations du présent, car nous avons l’espoir que dans la prochaine session quelque pétition sérieuse mettra le sénat en mesure de consacrer à la liberté de la presse une de ces discussions approfondies en goût desquelles nous ont mis plusieurs délibérations sénatoriales de cette année, une de ces discussions par lesquelles les questions mûrissent et les solutions sont rapprochées.

Le discours de M. Jules Favre a été le dernier éclat de la session expirante. Des lois importantes ont été cependant votées dans les derniers jours ; mais ici s’est révélé un vice véritable dans la conduite et l’expédition des affaires législatives. Le gouvernement a entassé projets sur projets à une époque trop tardive, et le corps législatif, qui n’a eu rien à faire pendant les deux mois qui ont suivi la discussion de l’adresse, s’est vu en présence de travaux qui auraient suffi à remplir une session bien employée, lorsqu’il n’avait plus que deux semaines devant lui, et qu’il ne pouvait plus donner que des votes à peu près silencieux aux lois proposées. On aura une idée du défaut d’ensemble qu’ont présenté ces derniers travaux par le rapprochement suivant. Trois lois d’une portée sérieuse, et qui se reliaient entre elles par une étroite solidarité financière, ont été votées isolément, et sur les trois projets deux ont été votés sans discussion : nous voulons parler de la loi sur les obligations trentenaires, de la loi sur les nouveaux chemins de fer, de la loi sur les chemins de fer algériens. À ne prendre que la question financière engagée dans ces divers projets, cette question était très grave, et aurait dû être traitée à fond : elle n’a même pas été indiquée. Nous allons la signaler rapidement. Il ne s’agissait de rien moins pour l’état que d’entreprendre une dépense extraordinaire considérable, de pourvoir aux voies et moyens de cette dépense, et d’engager le crédit public dans la création d’un fonds nouveau.

L’état doit en subventions aux compagnies de chemins de fer des sommes importantes. Il reste redevable d’une part, pour subventions promises avant 1857, d’une somme de 69 millions, et d’autre part, pour subventions promises depuis cette époque, d’une somme de 104 millions. Ce n’est pas tout : le gouvernement a voulu cette année donner une nouvelle impulsion au développement des chemins de fer. Il a décidé l’exécution de vingt-cinq lignes nouvelles et la construction des grandes lignes de l’Algérie. Seulement, comme les lignes projetées ne sont que des embranchemens qui ne donnent point des espérances de trafic immédiatement avantageux, le gouvernement est revenu sur la politique rigoureuse qu’il avait adoptée depuis quelques années en matière de chemins de fer. Il ne donnait plus aux capitaux appelés vers ces entreprises qu’une garantie d’intérêt ; l’attrait de cette garantie eût été insuffisant pour amener les capitaux privés au troisième réseau, celui que l’on présentait cette année. Le gouvernement s’est donc décidé à employer, pour l’exécution de ce troisième réseau, le système de la loi de 1842, c’est-à-dire qu’il prendra à sa charge plus de la moitié des frais d’établissement de ces chemins de fer. Il appliquera le même système à la construction des chemins algériens. De ces deux chefs, les engagemens qu’il contracte ne peuvent pas être estimés à moins de 300 millions. Si l’on récapitule la dette contractée avant 1857, celle qui a été encourue depuis, les charges prises dans la construction du troisième réseau et des chemins algériens, on voit que l’état est en présence d’une dépense extraordinaire, s’étendant sur plusieurs années, d’environ 500 millions.

Il valait assurément la peine de prendre en considération dans une vue d’ensemble les voies et moyens d’un budget extraordinaire qui arrive déjà à un chiffre si considérable. Il y avait d’autant plus d’intérêt à ouvrir à ce sujet une discussion générale, que l’état, à en juger par le projet présenté sur les obligations trentenaires, paraît s’engager dans une voie financière qui soulève de vives critiques, et eût offert à cette discussion une occasion toute naturelle. Il semble en effet que, manquant lui-même de vues d’ensemble, trompé par la préoccupation d’éviter, sinon la réalité, du moins l’apparence d’un emprunt, le gouvernement va mettre sur le marché un fonds d’une nouvelle espèce, l’obligation trentenaire, que l’on ne s’attendait point à voir se produire. Voici l’histoire de l’obligation trentenaire.

Cette obligation fut un expédient inventé en 1857 pour éviter le déficit apparent dans les budgets de 1857 et 1858. L’état, à cette époque, devait aux compagnies de chemins de fer 200 millions payables dans un espace de douze années. Les premières échéances, celles de 1857 et de 1858, étaient considérables et auraient rompu l’équilibre des budgets. On imagina alors d’ajourner le paiement de la dette et d’en répartir la liquidation sur un espace de trente années. De la sorte, on ne devait inscrire au budget annuel qu’une somme équivalente à l’intérêt et à l’amortissement de la dette, et la charge, en s’étendant sur trente années, s’atténuait relativement pour les premières, celles qui auraient été lourdement frappées, si l’on eût payé aux échéances précédemment indiquées. De là naquit l’idée du titre appelé obligation trentenaire, titre portant 20 francs d’intérêt, remboursable à 500, émis aux environs de 450, et que l’on se proposa de remettre aux compagnies pour qu’elles pussent se procurer, en le négociant, les sommes qui leur étaient immédiatement nécessaires. Seulement on se défia du succès de ce titre sur le marché, et l’on trouva le moyen d’en faire ressource pour les compagnies sans affronter le public. On avait sous la main la caisse des dépôts et consignations, laquelle, avec les dépôts provenant des caisses d’épargne et des consignations judiciaires, a des emplois considérables de fonds à faire. La caisse des dépôts prendrait aux compagnies ces obligations trentenaires aux prix auxquels l’état les leur aurait remises. Les choses ainsi arrangées, l’on a marché pendant plusieurs années sans autrement se préoccuper des obligations trentenaires. Le public financier ne voyait là qu’un expédient par lequel on faisait prêter aux compagnies par la caisse des dépôts les sommes que le gouvernement n’avait pas pu payer aux échéances antérieurement fixées. C’était, croyait-on, un biais pour différer un emprunt. On pensait que ces comptes seraient régularisés lorsque l’état se déciderait à emprunter, et que le public n’aurait ainsi jamais connu l’obligation trentenaire que de nom.

En effet, la caisse des dépôts a pris aux compagnies et possède à l’heure qu’il est une somme d’obligations trentenaires qui atteint aux environs de 100 millions ; mais sa situation financière ne lui permet pas d’aller au-delà de ce chiffre. L’expédient est donc à bout, et le moment était venu, ce semble, pour le gouvernement et pour la chambre, d’examiner dans une discussion publique quel était le meilleur système à employer pour remplir les obligations déjà existantes de l’état envers les compagnies, et celles que l’état allait contracter dans la construction des chemins de fer. Nous ne doutons point que la nécessité ou la convenance d’un emprunt sur rentes n’eût été démontrée par une telle discussion. Emprunt sur obligations ou emprunt sur rentes, quelle que soit la forme, la chose subsiste, il y a emprunt. L’emprunt étant nécessaire et devant s’accomplir, le crédit de l’état y étant engagé au même degré, sous quelque forme qu’on le présente, qu’y a-t-il de plus simple et de plus sage que d’emprunter sur le type du crédit le mieux compris et le plus goûté ? Pourquoi compliquer et embrouiller le jeu du crédit public par la création d’un étalon nouveau, lorsqu’au contraire le progrès en matière d’emprunts est d’approcher le plus possible de l’unité de titres ? Nous omettons beaucoup de considérations techniques ou qui ressortent de l’objet même de l’emprunt, qui est la construction de chemins de fer ; le vice évident de l’obligation trentenaire est de faire une double concurrence et aux fonds de l’état et aux obligations qui représentent le crédit des compagnies, d’alourdir gauchement par là les deux ressorts du marché des fonds publics. Nous le répétons, avant de prendre un parti décisif, il aurait fallu s’éclairer par une discussion générale. Or l’on a voté sans discussion la loi sur les obligations trentenaires. Si la discussion a fait défaut, on doit l’attribuer au retard mis par l’administration à la présentation des projets. On aura beau dire, mais les formes parlementaires régulières sont encore ce qui est le plus favorable à la bonne expédition des affaires. M, Billault a promis que, dans la prochaine session, le corps législatif n’éprouverait point les mêmes retards dans la présentation des projets de loi. La promesse est bonne, et nous y comptons ; nous aimerions mieux cependant que les députés eussent au moins le droit d’interpellation, ne fût-ce que pour régler d’accord la marche et l’ordre des travaux de la chambre. Ces explications mutuelles sur ce que les Anglais, appellent the conduct of business, renouvelées à plusieurs reprises dans le courant des sessions, régularisent et facilitent beaucoup les travaux de la chambre des communes. Ne pourrait-on avoir ici, au corps législatif, quelque prérogative analogue ? La précipitation, et par conséquent les fautes d’omission qui ont marqué la fin de la session actuelle du corps législatif, montrent qu’il serait à propos de combler promptement cette lacune.

Le grand événement extérieur est la reconnaissance du royaume d’Italie par le gouvernement français. Cet acte s’est accompli dans les conditions et avec la mesure que nous avions désirées, et nous ne saurions trop louer M. Thouvenel du remarquable mélange de fermeté et de délicatesse qui distingue les dépêches importantes écrites par lui à cette occasion. En reconnaissant le royaume d’Italie, la France devait naturellement affirmer les principes qui ont eu le double avantage de nous dépêtrer des engagemens de Villafranca et de maintenir la paix : le principe d’intervention et la déclaration faite au moment de l’entrevue de Varsovie par laquelle nous laissions désormais à l’Italie la responsabilité de ses futures résolutions. Ces deux principes ne couvrent pas seulement l’Italie, ils la rendent vraiment à elle-même, l’affranchissent de toute ingérence, et, s’ils l’obligent à la prudence, lui assurent du moins dans l’avenir tout le mérite et l’honneur de ses succès. L’on avait redouté un moment que la France ne mît des conditions à sa reconnaissance ; cette crainte était absurde : un acte de reconnaissance n’est point un traité. La France ne pouvait point empiéter sur la liberté d’action de l’Italie au moment même où elle reconnaissait l’œuvre que cette libre action a produite ; elle ne devait faire de réserves que pour son propre compte. Telle a été la réserve exprimée au sujet de Rome ; encore cette réserve n’est-elle point absolue, elle est subordonnée à une solution, si elle est possible, qui garantirait l’indépendance du saint-siège. Les Italiens ne doutent point, et nous croyons qu’ils ont raison, qu’une telle condition ne se puisse concilier avec l’aspiration nationale et la nécessité politique qui les portent à Rome comme à leur capitale naturelle. Nous trouvons donc que M. Ricasoli a fait un acte de franchise et à la fois d’habileté en revendiquant la prétention de l’Italie sur Rome au moment même où la France lui annonçait qu’elle restait à Rome. La présence de nos troupes dans cette ville et plus encore les intérêts religieux qui s’attachent à la papauté enlèvent à la question romaine le caractère d’une question qui se puisse trancher par la force. Ce problème ne doit être résolu que par des moyens moraux. C’est l’honneur des hommes qui sont à la tête du gouvernement italien de ne point songer à employer des moyens différens et de ne pas désespérer pourtant d’un succès prochain. Il est certain que le mouvement national est favorisé par les dispositions du clergé secondaire, et qu’une obstination plus longue de la cour de Rome mettrait en péril les intérêts sérieux de l’église en Italie. Nous ne croyons point aux rumeurs de schisme légèrement répandues : de telles menaces ne sont que des boutades de mauvaise humeur ; mais le temps pourrait venir où l’église aurait à regretter cette offre magnifique de la liberté que M. de Cavour lui a pour ainsi dire léguée, et que M. Ricasoli renouvelle avec éclat. Peut-être l’objet du voyage de M. Arese en France, où il est accompagné d’un des amis les plus dévoués et des collaborateurs les plus distingués de M. de Cavour, M. Artom, se rapporte-t-il, du moins en partie, à l’une des combinaisons qui se préparent en Italie pour la solution pacifique de la question romaine.

Si l’Italie est obligée par la plus simple prudence d’ajourner tout conflit avec l’Autriche, on doit reconnaître que l’Autriche de son côté est trop paralysée dans son action étrangère par ses embarras intérieurs pour pouvoir troubler la sécurité de l’Italie. Il est difficile de comprendre comment la Hongrie, dont les représentans vont porter à l’empereur l’adresse diétale, pourra, après une telle adresse, se concilier avec la cour de Vienne, et pourtant l’esprit se refuse encore à croire à l’imminence d’un déchirement violent. C’est une circonstance curieuse que la situation de la Hongrie n’est pas moins compliquée que celle de l’empire autrichien, considéré dans son ensemble. Le problème dont la diète de Pesth s’occupe en ce moment est de concilier au gouvernement magyar les nombreuses races répandues sur le territoire hongrois. Toutes ces races demandent l’usage de leur langue, des administrations séparées et une sorte d’autonomie. Il faut satisfaire les Slovènes du nord et les Slaves du midi. Il faut gagner la Croatie, qui, elle, veut s’étendre jusqu’à ses frontières virtuelles, c’est-à-dire s’agréger d’une part la Croatie turque et de l’autre la Carniole, la Carinthie, la Styrie et l’Illyrie, qui sont comprises dans le territoire de la confédération germanique. Il faut faire vivre d’accord les Roumains, les Saxons, les Sicules de la Transylvanie. Il est vrai que, dans ce premier moment d’effusion universelle qui suit la ruine du despotisme centralisateur, ces nationalités diverses se montrent animées de dispositions bienveillantes envers les Magyars ; mais ces bonnes dispositions seront-elles durables, et les Magyars ne seront-ils pas exposés au premier jour à des difficultés semblables à celles qu’ils suscitent maintenant à l’empereur François-Joseph ? Le Reichsrath, tout incomplet qu’il soit, est déchiré par des discordes de races. Les Polonaise les Tchèques y font cause commune ; il faut rendre cette justice aux Polonais, que, tout en maintenant leurs prétentions nationales, ils montrent plus d’esprit politique que les Tchèques. Le chef de ceux-ci, M. Rieger, semble prendre plaisir à offenser les Allemands par de puériles violences. On a peine à s’expliquer, en voyant ce qui se passe dans le Reichsrath, que les Hongrois abdiquent volontairement l’influence prépondérante qu’ils exerceraient par leur présence sur l’empire tout entier. Il leur serait si facile d’y former avec les oppositions tchèque et polonaise une majorité qui les rendrait maîtres de l’empire. On ne conçoit pas qu’une nation aristocratique renonce ainsi à l’éclat qu’elle recevrait en contribuant à former et à diriger une puissance européenne de premier ordre, pour se confiner dans les étroites limites qui la tiennent à l’écart des affaires générales du monde. Le temps aura peut-être raison de ce contre-sens ; peut-être le plus efficace moyen d’action de la cour de Vienne sur la Hongrie sera-t-il la patience. En attendant, tout rôle extérieur est interdit à l’Autriche, et les Italiens peuvent lire sans inquiétude les protestations opiniâtres, mais dénuées de moyens d’action, que renferment les dépêches de M. de Rechberg.

Il paraît qu’en Prusse il y aurait eu une crise ministérielle plus sérieuse qu’on ne voudrait le laisser croire. Décidément le roi Guillaume n’abandonne pas le principe du droit divin, et n’est point prêt à jouer en Allemagne un rôle analogue à celui que Victor-Emmanuel a si énergiquement mené à bout en Italie. Le ministère a encouru le déplaisir du roi en se montrant peu favorable au renouvellement de la vieille cérémonie de l’hommage qui suivait l’avènement des rois de Prusse. Dans des pays où la tradition historique est un des élémens les plus vivans de l’esprit national, il y a peut-être plus de puérilité à s’offenser de ces coutumes léguées par le moyen âge, qu’à s’y complaire. D’ailleurs, pour être lente dans l’action, la politique prussienne n’en persiste pas moins dans celles de ses tendances qui lui rallient le National Verein et les partisans de l’unité allemande. Le duc de Cobourg vient d’accomplir ce qu’on pourrait appeler la fusion militaire de ses états avec la Prusse. Cette abdication militaire, au profit de la Prusse, du prince qui patronne le mouvement unitaire excitera sans doute des protestations au sein de la diète de Francfort ; mais comme elle procure au prince et à son état une économie importante, sans affaiblir, à vrai dire, une petite principauté qui n’a aucune prétention à la puissance des armes, l’exemple aura peut-être des imitateurs parmi les petits princes, et l’unité militaire préparera lentement et sur une petite échelle l’unité politique. Le grand-duché de Bade, dont les tendances unitaires s’accusent chaque jour davantage, vient d’envoyer à Francfort pour le représenter un partisan de l’idée unitaire, M. de Mohl, qui jouit du reste en Allemagne de l’estime de tous les partis.

M. Disraeli vient de remporter dans la chambre des communes une victoire de tactique dont les membres de son parti, qui dans leur impatience manquent souvent de justice à son égard, doivent lui savoir gré. La question des church-rates, des taxes pour l’entretien des églises, taxes insupportables aux dissidens, semblait perdue pour le parti conservateur depuis bien des années. À chaque session, avec cette patience infatigable qu’ont en Angleterre les membres de la chambre qui veulent attacher leur nom à une réforme, sir John Trelawny obtenait aux communes un vote favorable à l’abolition de ces taxes, abolition à laquelle la chambre des lords s’opposait avec une persistance non moins remarquable. Cette année, au vote sur la troisième lecture du bill de sir John Trelawny, les non ont obtenu le même nombre de voix que les oui au milieu d’une chambre d’environ cinq cent cinquante membres. Le speaker, pour décider de la majorité, a été obligé de donner son casting vote, et il l’a donné aux adversaires du bill, c’est-à-dire aux tories. Le fruit de cette victoire n’est point seulement de montrer les progrès constans du parti tory ; elle permet à ce parti de faire de bonne grâce sur la question des church-rates des concessions auxquelles son nom sera attaché, et de terminer par un compromis honorable une des dernières controverses irritantes qui aient survécu au mouvement de réforme de ces vingt dernières années.

La mort du sultan Abdul-Medjid laissera peu de regrets dans le monde politique. Les folles prodigalités de ce faible souverain ont créé à la Turquie les embarras financiers qui à tout moment depuis deux années mettent son existence en péril. Sur un revenu de moins de 300 millions, le dernier sultan prenait jusqu’à une centaine de millions pour sa liste civile. Il n’est guère possible de rien dire encore de précis sur les facultés et les tendances que son successeur apporte au gouvernement. Ce qui est certain, c’est que le sultan Abdul-Aziz est une nature mâle et énergique, que ses mœurs viriles distinguent avantageusement de l’efféminé Abdul-Medjid. Le nouveau sultan, sous le règne de son frère, se montrait souvent à cheval dans les rues de Constantinople ; il était grand chasseur, et dirigeait lui-même l’exploitation d’une ferme. Sa vie était sérieuse. Ce qu’il faut avant tout à la Turquie, c’est une main vigoureuse : espérons qu’elle l’aura trouvée dans Abdul-Aziz.

E. FORCADE.


AFFAIRES D’ESPAGNE


L’Espagne semble traverser depuis quelque temps une de ces phases où sous les dehors d’une prospérité matérielle qui envahit heureusement le pays, qui s’atteste tous les jours, se cachent une ambiguïté de direction politique et une incertitude dont les polémiques des partis, aussi bien que les actes du gouvernement, sont l’expression confuse. En réalité, il y a une question qui grandit au-delà des Pyrénées, qui, après s’être fait jour dans les débats parlementaires, est encore incessamment agitée par la presse : c’est celle de savoir si le ministère du général O’Donnell, qui a maintenant trois ans d’existence, qui se formait le 28 juin 1858 pour porter au pouvoir une pensée de sérieux et large libéralisme, si ce ministère a gagné en sécurité et tenu ses promesses, ou bien s’il s’est borné simplement à vivre, ayant quelques bonnes fortunes telles que la guerre du Maroc et l’annexion de la république dominicaine, mais plein de perplexité entre les partis qu’il prétendait concilier, se laissant aller à la dérive dans la politique extérieure comme dans la politique intérieure, et voyant chaque jour diminuer le prestige de cette idée de l’union libérale, dont il avait fait son symbole, non sans une certaine ostentation. La session qui vient de finir à Madrid un peu d’épuisement, et aussi par un brusque décret de suspension des cortès, laisse cette question singulièrement indécise. Ce n’est pas que la majorité ait manqué au gouvernement toutes les fois que la politique ministérielle a été mise en jeu, et que les oppositions modérées ou progressistes ont engagé le combat ; mais le danger est la justement, dans ces discussions multipliées, toujours renaissantes, qui se dénouent chaque fois par un vote favorable, et qui ne mettent pas moins en lumière les faiblesses de la politique ministérielle, ses tergiversations incessantes et son ambiguïté dans le maniement des intérêts extérieurs et intérieurs de la Péninsule.

Une des conditions du cabinet actuel de Madrid, on le sait bien, c’est de vivre d’un système de transaction perpétuelle, travaillant sans cesse à rallier les fractions éparses des anciens partis, modérés et progressistes, pour les faire marcher ensemble. Depuis trois ans qu’il est au pouvoir, le général O’Donnell a mis sans nul doute à résoudre ce problème un talent de tacticien qu’on ne lui connaissait pas. Il fait face avec intrépidité aux oppositions, il manœuvre habilement entre les partis, et quand il est à bout de raisons, il argumente volontiers en homme décidé à garder la position. Pour tout dire, seul il a fait vivre le ministère, qui, sans lui, ne serait point entré ces jours-ci dans la quatrième année de son existence. La situation qu’il s’était faite cependant le mettait en face d’une alternative qu’il ne pouvait éviter : s’il essayait de marcher et d’agir, il risquait de froisser les uns ou les autres de ses amis, les progressistes ou les modérés, et s’il ne faisait rien, s’il se réfugiait dans l’équilibre de l’inaction, il mettait un peu tout le monde contre lui. Il est à craindre qu’après avoir épuisé toutes les chances de ce double système, il n’en soit aujourd’hui au point où il n’a d’autre garantie que la faiblesse et l’incohérence de ses adversaires. Sous ce rapport, et à n’observer que la politique intérieure, la session qui vient de finir ne laisse point d’être instructive ; elle montre le chemin qui a été fait, ce qu’est devenue cette idée de l’union libérale qui représentait naguère comme le dernier mot des combinaisons possibles. Le ministère en effet a essayé un peu de tous les systèmes, il en a éprouvé alternativement les dangers, et au bout du compte, mis en présence d’une interpellation délicate, il a fini par clore brusquement les cortès sans qu’aucun des projets qu’il avait présentés aux chambres ait pu être voté. C’est là le résumé le plus clair d’une session de six mois.

Le ministère avait proposé une loi destinée à réorganiser l’administration provinciale ; mais à peine cette loi était-elle livrée à la discussion, qu’elle rencontrait la plus vive opposition de la part des progressistes ralliés au cabinet. L’opposition grandissait à mesure que le débat se prolongeait, et il s’ensuivait bientôt une véritable crise ministérielle. On échappait à la crise ; seulement la loi est restée en suspens, et n’a pu être votée par les deux chambres. Une législation nouvelle sur la presse avait également été présentée pour remplacer une loi qui crée un régime des plus durs, et contre laquelle était dirigé en partie le mouvement d’opinion d’où naissait, il y a trois ans, le ministère actuel. Qu’est-il arrivé ? Après trois ans, l’ancienne loi est toujours en vigueur, et la législation nouvelle a subi à peine un commencement de discussion dans le congrès. Lorsque le cabinet du général O’Donnell arrivait au pouvoir en 1858, il trouvait la situation constitutionnelle de l’Espagne assez troublée et assez indécise. Il y avait une réforme votée par les chambres, mais encore inachevée ; elle devait être complétée par une loi sur les majorats et par une réglementation nouvelle des débats parlementaires., Que pouvait faire un ministère sérieusement libéral ? Rien n’était moins compliqué, ce semble. Le gouvernement nouveau n’avait qu’à se rattacher à la constitution pure et simple. Il a cependant flotté jusqu’ici entre toutes les résolutions, tantôt acceptant la réforme, mais manifestant l’intention de ne point présenter les lois complémentaires, tantôt faisant un pas en arrière et se montrant décidé à présenter ces lois pour en venir enfin à proposer l’abolition de la réforme tout entière. C’est là justement le système d’inaction et d’ambiguïté dont on s’est fait un grief contre le ministère, et c’est de là qu’est né, à la fin de la session, un incident qui, sans ébranler absolument la majorité, laisse voir le travail de scission qui s’accomplit. Un homme qui a été un des premiers, un des plus éloquens défenseurs et même presque l’inventeur ou tout au moins le théoricien de l’union libérale, s’est séparé ouvertement du cabinet, et il lui a déclaré la guerre dans le parlement après avoir renoncé à sa position d’ambassadeur à Rome. M. Rios-Rosas avait, d’autant plus de droits à prendre ce rôle, que dans une session précédente il s’était chargé, avec le consentement du cabinet, de formuler dans l’adresse à la reine le programme de la politique à suivre, et c’est de cette politique même qu’il s’est armé en passant dans le camp des dissidens. M. Rios-Rosas n’a point réussi sans doute à entraîner du premier coup la majorité dans son évolution ; mais il a porté une alluvion de plus dans une opposition croissante. Il a élevé un drapeau nouveau d’union libérale en face du drapeau quelque peu usé du gouvernement, et il a mis à nu, d’une façon bien plus tranchée, cette condition d’un cabinet qui se défend moins par ses œuvres et par la netteté décisive de sa politique que par l’ascendant personnel du président du conseil, qui s’applique moins à combiner un système d’action qu’à empêcher des hommes de toutes nuances de se disperser.

Cette ambiguïté qui tend à se communiquer à tout en Espagne, qui crée une situation vraiment indéfinissable, n’apparaît pas seulement en tout ce qui touche à la marche intérieure du pays ; elle règne surtout dans la politique extérieure, et elle fait à l’Espagne une position assez difficile à préciser. Les questions extérieures ne sont pas évidemment du goût du gouvernement ; il les a éludées le mieux qu’il a pu, et même lorsqu’à toute extrémité il a dû accepter la discussion dans les chambres, il n’est pas arrivé à éclaircir le mystère. Ce qu’il y a de plus étrange à coup sûr, c’est l’attitude que l’Espagne a prise et qu’elle garde encore dans les affaires d’Italie. Au premier abord, s’il était en Europe un pays qui parût devoir suivre d’un sentiment sympathique un mouvement de nationalité et d’indépendance, et qui de plus n’eût aucun intérêt à s’attacher obstinément à ces éternels traités de 1815, c’était certainement l’Espagne. Et cependant quelle est la politique espagnole depuis deux ans ? Le ministre des affaires étrangères, M. Calderon Collantes, l’a exposée dans les cortès, et elle n’est pas devenue plus claire, ou plutôt ce qu’il y a de visible, c’est un sentiment mal déguisé d’hostilité à l’égard de l’Italie. Que l’Espagne, comme nation catholique, comme monarchie liée dynastiquement à la royauté des Deux-Siciles, eût joint ses efforts à ceux de l’Europe pour conjurer par des conseils libéraux les catastrophes qui ont atteint le saint-siège et le roi de Naples, et que, les événemens une fois accomplis, elle eût déposé une de ces protestations qui sont un devoir et une réserve, rien n’était plus simple. Ce qui est moins compréhensible, c’est une politique proclamant qu’elle ne fera rien parce qu’elle ne peut évidemment rien faire, et en même temps s’agitant, se démenant, laissant éclater son antipathie contre tout ce qui se fait au-delà des Alpes, entretenant encore un ambassadeur auprès du roi de Naples, élevant des difficultés sur ce mot de royaume d’Italie, tout comme la Bavière et le Wurtemberg. L’Espagne, dans ses relations avec l’Italie, est arrivée par le fait à réunir tous les inconvéniens de l’intervention et de la non-intervention, de l’impuissance et de l’esprit agressif.

Le mot de cette politique, il faut bien le dire, c’est une mauvaise humeur contre la France que nous avons eu plus d’une fois à constater, et qui se manifeste en ce moment encore à l’occasion de la reconnaissance du royaume d’Italie. Depuis quelque temps en effet, c’est un malheureux penchant qui règne à Madrid de se livrer à toute sorte de polémiques contre la France. C’est la France qui a tout fait en Italie et qui menace l’Espagne elle-même de ses plans de conquête. À Madrid aussi bien qu’en Allemagne, il y a des journaux qui tracent de nouvelles cartes de l’Europe et qui démembrent quelque peu la France au profit de l’Espagne. C’est notre Gascogne qui s’en irait cette fois au sud, tout comme l’Alsace et la Lorraine s’en iraient au nord. Le gouvernement espagnol, nous ne l’ignorons pas, n’est nullement complice de ces fantaisies de polémique. Le malheur est qu’il leur offre quelque prétexte par les incertitudes de sa politique et par la position qu’il a prise dans les affaires d’Italie. Chose étrange, dans de telles questions, où tous les intérêts du libéralisme sont engagés, l’Espagne n’est ni avec l’Angleterre et la France, ni avec l’Italie, ni avec tous les états qui en viennent peu à peu à reconnaître le royaume de Victor-Emmanuel ; elle n’est ni avec la Prusse, qui n’a cessé d’avoir un ministre à Turin, ni avec la Russie, qui s’abstient encore sans malveillance. Elle est avec l’Autriche, on vient de le voir récemment par la démarche que l’Espagne a faite en commun avec l’Autriche auprès du gouvernement français, en apparence pour provoquer une délibération des puissances catholiques sur les affaires du saint-siège, et au fond pour essayer de conjurer la reconnaissance imminente du royaume d’Italie.

Que l’Autriche ne néglige aucune occasion de protester contre tout ce qui s’accomplit en Italie et de se prononcer en faveur de la restauration de tous les pouvoirs, de manifester ses préférences pour la seule solution possible à ses yeux, celle d’une intervention armée, elle est dans son droit, elle suit la logique de ses traditions et de ses intérêts. Nous nous demandons par quelle étrange déviation l’Espagne se trouve aujourd’hui conduite à professer la même politique que l’Autriche dans les affaires d’Italie. L’Espagne semble fort préoccupée de maintenir son droit de figurer dans le congrès où se régleront les questions italiennes. C’est un droit qui ne lui est point disputé. Seulement, le jour où le congrès s’ouvrira, l’Italie ne viendra pas demander la sanction d’un droit qui se passera parfaitement de validation ; elle demandera simplement le respect d’une nationalité reconstituée et indépendante de toutes les autorisations diplomatiques ; c’est un droit que l’Espagne sera fort peu en mesure de contester. Et dès lors ne vaudrait-il pas mieux dès ce moment reconnaître ce qu’on ne peut empêcher, porter le secours de ses sympathies à la résurrection spontanée d’un peuple ? C’est même le meilleur moyen d’agir utilement dans l’intérêt de la situation nouvelle du saint-siège, dont il serait aussi impossible de reconstituer le pouvoir temporel dans son intégrité que de refaire l’Italie d’il y a un siècle. C’est pour avoir méconnu ce qu’il y a de puissance dans ce mouvement italien que l’Espagne s’est engagée dans cette voie d’une politique qui n’est ni franchement absolutiste ni libérale, et qui la laisse en définitive fort bien avec l’Autriche, il est vrai, mais fort mal avec l’Italie, dont elle devrait être la première alliée, en même temps qu’elle l’isole de la France et de l’Angleterre. Et voilà comment le cabinet du général O’Donnell a conduit la péninsule à une de ces situations où une impuissance réelle se cache sous des velléités d’action inévitablement obligées de s’arrêter en chemin.

C’est là malheureusement l’essence de la politique du ministère espagnol, qui flotte entre la tentation d’agir et un sentiment de responsabilité toujours prompt à se réveiller, quoiqu’il se réveille quelquefois tardivement. Le cabinet de Madrid s’est trouvé engagé depuis quelque temps dans des affaires extérieures qui n’ont pas peu contribué à mettre en relief l’incertitude de son action, et qui en définitive le laissent en présence de difficultés sérieuses, de nature à embarrasser singulièrement le rôle de l’Espagne dans le Nouveau-Monde. Il y a un an, peut-être sous l’influence excitante de la campagne du Maroc, il envoyait une grande ambassade au Mexique, avec la mission de veiller à l’exécution d’un traité récemment signé, et d’exiger des satisfactions pour des Espagnols atteints dans leur vie et dans leur fortune. L’ambassadeur était M. Joaquin Francisco Pacheco, un ancien président du conseil, un homme considérable par son talent, sa position et son caractère. Au milieu de l’affreuse guerre civile qui désolait le Mexique, entre deux partis qui se disputaient le pays, et dont l’un était représenté par le jeune général Miramon, l’autre par un petit Indien opiniâtre, M. Benito Juarez, c’était peut-être une faute de mettre en jeu de si grands moyens diplomatiques, de compromettre une ambassade si relevée. Quoi qu’il en soit, M. Pacheco, exécutant ses instructions, partait pour le Mexique et commençait par reconnaître le général Miramon, puis il se tournait vers M. Juarez, maître de la Vera-Cruz, pour lui demander satisfaction de violences commises par ses chefs militaires contre des Espagnols. M. Juarez éludait avec la ruse et l’opiniâtreté d’un Indien, et dès ce moment M. Pacheco se trouvait réduit, sous peine de se borner à une démarche ridicule, à faire appel aux forces navales espagnoles de l’île de Cuba pour agir contre la Vera-Cruz ; mais, soit qu’il n’eût pas reçu des instructions identiques, soit qu’il prît sur lui de ne point obtempérer aux réquisitions de M. Pacheco, le capitaine-général de l’île de Cuba retardait l’envoi des forces navales. Pendant ce temps, la guerre civile mexicaine se dénouait par la défaite du général Miramon ; M. Juarez entrait comme chef du pouvoir à Mexico, et son premier acte était d’expulser brutalement M. Pacheco, sans tenir compte de son caractère d’ambassadeur. Ce qu’il y a de curieux en tout cela, c’est que M. Juarez envoyait aussitôt un ministre à Madrid pour essayer de persuader au cabinet espagnol qu’il n’avait entendu frapper que l’homme en M. Pacheco sans atteindre le représentant de la reine, et ce qu’il y a de plus curieux encore, c’est que la ruse ne paraît pas avoir été sans succès jusqu’ici. Le cabinet de Madrid a du moins hésité, si bien que M. Pacheco a fini tout récemment par être obligé de donner assez vivement sa démission, et c’est dans ces termes que l’Espagne se trouve encore vis-à-vis du Mexique.

Le même fait s’est reproduit à peu près dans une autre république américaine, le Venezuela, qui n’est pas moins que le Mexique livrée à la guerre civile. Depuis deux ans, cette guerre civile a coûté la vie à plus de cent Espagnols, assassinés par les deux partis. Le chargé d’affaires d’Espagne, qui était M. Eduardo Romea, un frère du célèbre acteur de Madrid, eut l’ordre de réclamer des satisfactions pour tous ces crimes. Ne recevant qu’une réponse évasive, il prit ses passeports, appelant quelques navires de La Havane pour exiger par les armes ce qu’il n’avait pu obtenir. Les navires arrivèrent en effet devant le port vénézuélien de La Guayra ; ils y restèrent quelques jours, puis ils repartirent, laissant le Venezuela en pleine anarchie ; sans tenter même la moindre démonstration pour ramener ce triste gouvernement au respect du droit et de la vie humaine. Il est vrai que le Venezuela, agissant comme le Mexique, a envoyé aussi un ministre à Madrid pour rejeter la faute de tout ce qui est arrivé sur M. Romea, qu’on ne peut cependant accuser de l’assassinat de tant d’Espagnols victimes des passions locales.

Ces événemens, il nous semble, laissent voir quelque chose de l’incertitude dont nous parlions, — incertitude qui se manifeste au Mexique et dans le Venezuela comme dans les affaires d’Italie, comme dans la marche intérieure du pays, et qui réduit la politique du gouvernement de Madrid à n’être qu’une espèce d’équilibre d’inaction. Qu’en résulte-t-il ? C’est que le ministère du général O’Donnell voit peu à peu sa position diminuer, ses amis se retirer de lui, et l’opposition grandir. Après M. Rios-Rosas, qui rompait avec le cabinet il y a deux mois, c’est tout récemment M. Pacheco qui a été conduit à une rupture semblable. Bien d’autres hommes rapprochés du général O’Donnell ne lui cachent pas, dit-on, la crise qui s’aggrave et la nécessité d’en venir à une reconstitution du cabinet propre à relever la fortune de l’union libérale. Il n’est point difficile d’un autre côté de distinguer un effort de toutes les oppositions pour se rapprocher, se coaliser et entreprendre une campagne plus décisive. Une chose à remarquer, c’est que dans cette lutte ministère et opposition sont également des coalitions de partis différens, de diverses nuances. Quelle est celle qui l’emportera ? L’imprévu peut jouer un grand rôle aujourd’hui, comme dans toutes les affaires de la Péninsule en tous les temps. Ce qui est certain, c’est que la combinaison la plus heureuse, la plus favorable pour le pays, sera celle qui, adoptant enfin une politique nette et résolue, appliquera les idées libérales au maniement de tous les intérêts extérieurs et intérieurs de l’Espagne, et fera de ces idées elles-mêmes l’appui le plus sûr, la garantie la plus efficace de la monarchie et de la paix publique.


CH. DE MAZADE.

ESSAIS ET NOTICES


PROGRES DE LA DOMINATION FRANCAISE AU SENEGAL.[1]

Depuis quelques années, la France élargit d’une manière considérable le cercle de son influence et de sa domination sur le Sénégal et dans les contrées voisines de ce beau fleuve. Il n’y a pas encore dix ans, notre colonie était resserrée à l’embouchure du fleuve entre les populations dites maures (Arabes et Berbers), habitantes de la rive droite, et les royaumes peuls et noirs, qui s’étendent le long de la rive gauche ; elle achetait de ces voisins farouches le droit de faire un peu de commerce, en leur payant une sorte d’impôt déguisé sous le nom de coutume, et il n’y avait guère de sécurité pour les caravanes qui, de Saint-Louis, s’aventuraient dans les directions du nord et du sud et même sur la longue ligne du fleuve. Cet ancien état de choses est aujourd’hui bien changé : les coutumes ont été partout abolies ; le cours entier du fleuve et de son affluent la Falémé est dominé par une série d’établissemens militaires ; un chef peul, conquérant d’une partie des états de la rive gauche, qui remuait, au nom de l’islamisme, des populations nouvellement converties, et qui les excitait contre nous, Al-Hadji-Oumar, a vu son influence et sa puissance presque entièrement détruites[2] ; la région s’est ouverte dans un vaste rayon aux excursions scientifiques de nos officiers, en même temps qu’à notre politique et à notre commerce. Enfin le gouverneur, M. Faidherbe, à la forte administration duquel la colonie est surtout redevable de ces améliorations, nous présente aujourd’hui, assisté d’un de ses officiers, la topographie exacte et complète de ce pays dompté, et nous permet de mesurer sur une carte à grande échelle les avantages prochains que son heureuse configuration et ses richesses naturelles promettent à la France.

La position des sources du Sénégal vient d’être déterminée d’une façon tout à fait précise par un officier de l’Infanterie de marine, M. Lambert. Le fleuve sort de la région appelée Fouta-Dialon, par le 10e degré 50 minutes de latitude nord et le 13e degré 50 minutes de longitude ouest du méridien de Paris, il est formé à sa naissance par deux bras qui s’appellent, celui de droite Bakhoy, celui de gauche Bafing, ce qui paraît signifier rivière blanche et rivière noire. Les deux bras, par leur réunion, qui a lieu en un point appelé Bafoulabé, un peu au-dessous du 14e degré de latitude nord, forment le Sénégal. À un degré plus haut, le fleuve reçoit sur sa gauche le puissant affluent la Falémé, puis, décrivant un vaste arc de cercle, il va se jeter, après un cours de plus de quatre cents lieues, dans l’Atlantique, par une seule embouchure qu’obstrue une barre variable et toujours périlleuse.

C’est entre Bafoulabé et le confluent du Sénégal avec la Falémé que se trouve notre établissement le plus reculé. Il s’appelle Médine et s’élève près de l’endroit où le cours du fleuve est interrompu par les chutes de Félou. Sur la Falémé et près de cette rivière, les postes de Sénoudebou et de Keniéba nous ouvrent l’accès des régions aurifères de cette partie de l’Afrique ; puis s’échelonnent, de Médine à Saint-Louis, situé à l’extrême embouchure du fleuve, les stations de Bakel, Matam, Podor, Dagana et Richard-Toll. Enfin Lampsar et Merinaghen ont été récemment instituées dans le Oualo, pour contenir et protéger ce pays, qui vient d’être réuni à la France.

Des races très variées peuplent ce coin de l’Afrique. Le Sénégal forme la délimitation qui sépare le désert de la partie arrosée et fertile que l’on appelle le Soudan. De chaque côté de cette ligne de démarcation, la physionomie et les productions du sol ne sont plus les mêmes, et les peuples diffèrent également. Au nord, des représentons de la race blanche : Arabes et Berbers, confondus sous le nom commun de Maures ; leurs tribus nomades sillonnent le désert, qu’elles infestent de leurs brigandages. Au sud, cette population à peau rouge, aux traits réguliers, aux cheveux bouclés, mais non laineux, que l’on appelle Poul, Peul, Poula, Foulah, Foulan, Fellah, Fellani, Fellatah, Fellatin, et diverses populations noires parmi lesquelles les plus importantes sont les Ouolofs, sur les bords du fleuve inférieur, et les Malinkés, désignés à tort en Europe sous le nom de Mandingues, qui disputent aux envahissemens des Peuls les régions situées entre le Sénégal, la Falémé et la Gambie.

Aucune notion satisfaisante n’a pu encore être obtenue touchant l’origine de ces Peuls, dont la physionomie est si distincte de celle des noirs africains. Ils habitent l’Afrique depuis un temps considérable, sans que l’on sache quand et par quels chemins ils y sont venus. Longtemps paisibles pasteurs, ils se sont convertis, au commencement de ce siècle, à l’islamisme, et ils ont été pris alors de la passion des conquêtes et de la propagande religieuse. Ils se sont répandus le long du Sénégal et du Haut-Niger, jusque dans l’intérieur du Soudan, et toute la partie de l’Afrique qui s’étend entre nos possessions de Saint-Louis et le lac Tchad est le théâtre de leurs luttes, souvent heureuses, contre les nombreux états nègres répartis dans cet intervalle.

Les nègres de cette partie de l’Afrique, Ouolofs et Malinkés, diffèrent du type grossier des habitans du Congo et des régions plus centrales du continent africain. Ce sont des noirs de haute taille, vigoureux, aux cheveux crépus, dont les traits n’ont pas une épaisseur exagérée. Ils sont braves, volontiers guerriers, et quelques-unes de leurs tribus ont des aptitudes particulières pour le commerce. Les Ouolofs, nos voisins sur la rive gauche du Sénégal, sont les nègres les plus beaux et les plus grands de l’Afrique ; ils ont les cheveux crépus et les traits souvent agréables. Ils sont doux et braves, mais peu actifs et imprévoyans. La sobriété a été une de leurs vertus, tant qu’ils n’ont pas été en contact avec les Européens ; aujourd’hui ils s’abrutissent dans l’ivresse. Plusieurs des états qu’ils ont formés ont été ravagés et presque dépeuplés par leurs voisins. Maures et Peuls se jetaient sur leurs territoires pour ramasser des esclaves ou enlever les troupeaux ; la France a interdit aux premiers de franchir la barrière du Sénégal, et elle a arrêté les autres dans leurs déprédations et leurs conquêtes. Le contact de ces noirs sympathiques aux Français avec nos établissemens a donné naissance à une race métisse intelligente et plus active, qui accepte volontiers nos habitudes, et qui pourra tenir une place importante, comme lien, entre les Européens et les indigènes. De même le mélange des Peuls avec les noirs a produit une race intermédiaire appelée Toucouleurs (two colours), répandue avec les Peuls et les noirs dans la plupart des états riverains du Sénégal.

La France entretient des relations plus ou moins directes avec ces états répartis de l’embouchure du fleuve au Niger supérieur. Sur la rive droite, dans un territoire qui appartenait aux Ouolofs, se sont établies quelques familles arabes auxquelles on a donné le nom des Trarzas, celle qui était la plus puissante. Son cheik, Mohammed-el-Habib, règne de la façon la plus absolue ; il a été presque constamment en guerre avec la France : de là sont résultés les plus grands désastres pour son pays. Lui-même a été obligé de fuir, et la plupart de ses tribus ont dû chercher un refuge dans les états du voisinage. À l’est des Trarzas, du même côté du fleuve, s’étendent les Braknas, qui présentent un mélange semblable de sang berbère, arabe et noir, et qui ont aussi un chef absolu pris par élection dans la plus ancienne et la plus puissante famille. Les tribus zénégas, d’origine arabe et berbère, desquelles le fleuve tient, comme on le voit, son nom, sont leurs tributaires. Ils ont été en hostilité avec la France, et c’est pour les contenir en même temps que pour dominer un point important du fleuve que le gouvernement colonial a occupé Podor, qui est un des centres principaux du commerce considérable de gommes qui se fait dans toute cette région. Les Douaïcs, plus avant encore dans l’est, présentent les mêmes mélanges de races que les deux précédens états. Ils sont divisés en deux factions, qui se font constamment la guerre. Cependant ils ont quelque goût pour le commerce et apportent à notre comptoir de Bakel des gommes, des bestiaux, des moutons, des chevaux, du beurre. Leurs relations commerciales s’étendent à travers le Sahara, jusqu’au Maroc.

Sur la rive gauche du fleuve se succède une série d’états ouolofs, peuls et malinkés, formant les étapes que devra nécessairement franchir le voyageur qui accomplira la traversée du Sénégal en Algérie, ou réciproquement, par Tombouctou. Ce sont le Oualo, aujourd’hui réuni aux possessions françaises et qui avait été longtemps déchiré par les guerres ouvertes et les intrigues des Trarzas. Le chef du pays portait le titre de brak ; il était élu par les sibs et les baors, chefs des hommes libres appelés diambours. Le choix était limité à trois familles et présentait un caractère d’hérédité bizarre : on procédait de l’oncle au neveu par les femmes, c’est-à-dire qu’à la mort d’un chef l’élection se faisait parmi les fils de ses sœurs. Cette loi a été violée à une époque assez récente par l’élection successive de deux reines, Guimbotte et Ndété-Jallah. Guimbotte épousa un des ennemis les plus obstinés de la colonie française, le roi des Trarzas, Mohammed-el-Habib, et transporta ainsi le Oualo sous son influence. De là une série de guerres qui ont commencé en 1820 et se sont terminées en 1857 par la réunion du Oualo à nos possessions. C’est un territoire de quatre cents lieues carrées, peuplé de 16,000 habitans. On a vu que des postes y ont été installés. Il a de plus été partagé en quatre cercles, commandés par quatre chefs indigènes placés sous la direction d’un officier français résidant à Richard-Toll.

Au sud du Oualo s’étend le Cayor, le plus puissant des états ouolofs ; il va de nos possessions de Saint-Louis à celles de Gorée, sous le Cap-Vert. Il a un chef absolu, appelé damel, entièrement despotique et idolâtre, d’où résultent une inimitié et des luttes permanentes entre lui et une partie des tribus sujettes qui se sont converties à l’islamisme. Ce damel est entouré d’esclaves, appelés tiédos, dont il a fait ses compagnons de débauche ; ils se sont emparés de son esprit au détriment des hommes libres, et le pays est livré en proie à leurs brigandages. Le Cayor est peu favorable à la France, mais il ne tardera probablement pas à subir son influence et peut-être sa domination. Plus au sud se trouve le Baol, souvent en guerre avec lui. À l’est, le Djolof, entièrement déchu de l’importance qu’il eut jadis, ravagé par les Peuls, par les Maures, et presque désert, ne demande qu’à se placer sous la protection de la France.

Au nord-est de ces états noirs, dans un espace de cent cinquante lieues sur la rive gauche du Sénégal, et dans l’île à Morfil, qui est formée par une large ouverture de deux bras du fleuve, s’étend le puissant état peul du Fouta-Sénégalais, celui qui de tout temps, et aujourd’hui même encore, s’est montré notre plus persévérant ennemi. Il comprenait deux grandes provinces, le Dimar et le Toro, qui se détachent de lui en ce moment pour se placer, l’une sous l’autorité des Trarzas, l’autre sous l’influence de la France. C’est un état turbulent et fanatique depuis qu’il s’est converti à l’islamisme, il y a environ cent cinquante ans, sous le marabout Abd-oul-Kader. Celui-ci, dans le cours d’un long règne, a étendu sa domination sur la plupart des états voisins. Récemment, un de ses successeurs, Al-Hadji-Oumar, eût repris ce rôle de conquérant, s’il n’eût trouvé devant lui la France.

Plus loin, sur le fleuve, s’étend le Gadianga, habité par des Soninkés ou Sarakollés, race parente des Malinkés, et auquel a été enlevé le riche village de Bakel, qui est devenu l’un de nos comptoirs. Le Bondou, état peul et musulman, est situé dans l’angle formé par les rives gauches de la Falémé et du Sénégal. Le Khasso, avec un mélange d’habitans peuls et malinkés, vient ensuite, presque au confluent du Bafing et du Bakhoy. C’est dans ce pays que s’élève notre fort de Médine, qui, en 1857, a soutenu vaillamment, trois mois durant, l’assaut d’une armée peule d’Al-Hadji ; ce chef y a perdu plus de mille de ses guerriers. Le Kaarta, habité par les Bamanas, que nous appelons Bambaras, et qui paraissent se rattacher aux Malinkés, sur la rive droite du Sénégal, a été très riche et très puissant ; mais en 1855, à la suite de querelles intestines, il a été conquis par Al-Hadji. Enfin, dans l’angle formé par la rive droite de la Falémé et le Sénégal, se trouvent la région aurifère du Bambouk, où nous occupons Keniéba, et l’état de Ségou, qui nous mènent par le Djoliba ou Haut-Niger sur le chemin de Tombouctou. De ce côté, sur un affluent du Djoliba, est situé le Bouré, la région la plus riche en or de toute cette partie de l’Afrique.

Tels sont les développemens extérieurs que notre colonie du Sénégal a pris depuis ces dernières années. Elle fait peser sa domination ou son influence sur ces états de son voisinage, à leur profit aussi bien qu’au nôtre, car c’est elle seule qui peut établir la régularité, l’ordre et partout la prospérité et le bien-être au milieu des races diverses et turbulentes dont les intérêts, les passions et le fanatisme sont en lutte autour d’elle. Les produits qu’elle tire de ces contrées sont abondans et variés. Ils consistent en or, ivoire, cire, gommes, arachides, graines oléagineuses, mil, bestiaux, et aussi en coton et en indigo. Ces dernières cultures, auxquelles certaines parties du sol se trouvent être très favorables, sont pratiquées déjà dans le Gadianga et le Bondou, et constituent un des élémens de leur commerce. Le chiffre des importations et exportations pour le Sénégal monte à 10 ou 12 millions ; celui du commerce de Gorée ne s’élève guère à moins de 10 millions, et M. Faidherbe évalue à environ 30 millions la totalité du mouvement commercial français qui se fait à la côte occidentale d’Afrique. La population de la colonie, qui en 1854 ne s’élevait qu’à 17,466 habitans, était montée en janvier 1858 à 35,000. Les forces militaires dont elle dispose consistent en cinq compagnies de tirailleurs indigènes, une compagnie d’artillerie de marine, un détachement de sapeurs du génie, un escadron de spahis français et indigènes, en milices de Saint-Louis et des postes. Elles comprennent aussi douze bâtimens armés en guerre, dont six avisos à vapeur et trois canonnières à hélice, montés par ces équipages noirs appelés laptots, qui sont nombreux et aguerris.

Ces forces mettent aujourd’hui à profit la période de repos qui a succédé aux agitations belliqueuses des Trarzas et du Fouta-Sénégalais, pour explorer au loin le pays, en étudier les ressources, en reconnaître avec précision la configuration géographique, et nouer des relations commerciales dans le désert et le Soudan. Une série d’expéditions, que nous ne pouvons ici que mentionner, viennent ainsi d’être conduites dans toutes les directions par de hardis et intelligens officiers. En 1859, MM. Hazan et Lambert ont exploré le Djolof. Ce dernier est retourné en 1860 sur la Haute-Gambie et dans le Fouta-Dialon. M. Mage, enseigne de vaisseau, est parti de Bakel et remonté dans l’oasis du Tagant, qui est une des étapes menant au Maroc. Durant cette même année 1860, si fructueuse pour la géographie de ces régions, M. le lieutenant Pascal a complété dans le Bamboula les anciennes explorations du voyageur Raffenel, et le premier visité la cataracte de Gouïna. Enfin un autre lieutenant d’infanterie de marine, M. Vincent, a accompli par les pays des Triris et d’Adrar, du sud au nord, le long de la côte de l’Atlantique, la moitié du trajet qui sépare notre colonie du Maroc.

On voit, par ce rapide exposé des derniers faits qui se sont accomplis dans notre colonie du Sénégal, quelle grande extension la France prend dans cette région de l’Afrique. Qu’elle réoccupe au nord l’île d’Arguin, dont jadis elle avait pris possession, qu’elle étende au sud son influence sur le Cayor de façon à relier Saint-Louis à Gorée, qu’elle échelonne quelques postes encore au-delà de Médine, dans la direction du Niger, et nous serons maîtres à la fois, avec le Sénégal pour point de départ et pour centre, des chemins qui mènent au Maroc, aux régions aurifères du Soudan et à Tombouctou.


ALFRED JACOBS.


V. DE MARS.

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  1. Notice sur la colonie du Sénégal et sur les pays qui sont en relation avec elle, par M. L. Faidherbe, colonel du génie. — Carte du Sénégal, de la Falémé et de la Gambie dressée, sous la direction de M. Faidherbe, par le baron Brossard de Corbigny, 1861.
  2. M. Jules Duval a raconté cette lutte dans ses remarquables études sur le Sénégal, Revue des Deux Mondes du 1er  et du 15 octobre 1858.