Chronique de la quinzaine - 30 avril 1833


Chronique no 26
30 avril 1833


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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30 Avril 1833.


L’affaire de la Revue en police correctionnelle, après avoir été remise à huitaine, le 23 avril, a été appelée pour la seconde fois aujourd’hui ; mais un incident imprévu, tenant à des circonstances toutes personnelles entre l’ancien directeur et le directeur actuel, M. F. Buloz, a occasionné une nouvelle remise à huitaine. M. Odillon-Barrot, qui avait bien voulu se charger de la défense de la Revue, n’a pu par conséquent plaider la cause.


Pauvre quinzaine, lecteur, que cette quinzaine qui s’apprête à fuir derrière nous. Rien, absolument rien dont un chroniqueur puisse faire son profit, si ce n’est des nouveautés comme celles qui suivent : une session vient de finir, une nouvelle session s’est ouverte ; ou bien monseigneur Chatel prêche contre la divinité de Jésus-Christ, pour la plus grande édification de ses ouailles, et prépare un sermon contre l’existence de Dieu, etc., etc.

Que vous dirai-je des théâtres ? On y fait juste ce qu’on y faisait la quinzaine d’auparavant. Le Cirque Olympique est plus français que jamais ; la Porte-Saint-Martin se vautre dans la fange du Paradis des Voleurs, et le Théâtre Français crache sa dernière dent en déclamant les tirades de Caïus Gracchus. Le malheureux veut mourir dans les bras d’un Romain !

L’Opéra seul, le gigantesque, le magique Opéra, est plein de vie ; il ébranle encore sa vaste salle du galop de Gustave ; il éblouit les spectateurs de ses milliers de bougies étincelantes. L’Opéra vivra : son Atlas lui est resté. Les myrmidons qui voulaient charger leurs petites épaules du fardeau de M. Véron se sont retirés. Allons, la patrie est sauvée ; Veron for ever !

On parle cependant plus que jamais de rajeunir le vieux Jason de la rue de Richelieu. On désigne comme chargée de cette opération médéenne une personne qui réussirait sans doute, si Troie pouvait être sauvée ; mais, hélas ! Troie est bien morte, et le Théâtre Français aussi. Je ne voudrais pas d’autres symptômes de l’atonie mortelle où est plongé l’art dramatique en France, que ce qui se passe en ce moment. Deux hommes que tout le monde nommera, sans que je le fasse, pourraient seuls lui rendre ses beaux jours : eh bien ! l’un a cadenassé ses productions dans un avare portefeuille ; l’autre a tourné le dos à la scène pour s’enfouir dans les vieilles chroniques : il s’est fait bénédictin.


De tristes nouvelles sont arrivées récemment d’Italie. Le grand-duc de Toscane veut que ses sujets n’aient rien à envier à ceux de son voisin le duc de Modène, et d’un seul coup il vient de se placer à la hauteur de son modèle. Suppression de journaux, d’académies, d’écoles ; destitutions de professeurs, abolition de la défense dans les procès criminels, défense d’accompagner les morts au lieu de repos, etc., etc., tout est tombé à la fois sur la Toscane. L’Anthologie, le meilleur recueil peut-être de l’Italie, a péri dans la bagarre. Puis, quand un jour ou l’autre, tremblera le sol, les auteurs de ces beaux faits d’armes seront tout surpris de se trouver face à face avec un peuple irrité. C’est une belle chose que l’histoire et très féconde en enseignemens !


Deux expéditions viennent de s’organiser en Angleterre pour aller à la recherche du capitaine Ross, parti depuis trois ans pour découvrir un passage dans le grand Océan boréal, et dont on n’a pas de nouvelles depuis une année. L’une, qui doit avoir lieu par terre, est déjà partie de Liverpool le 17 février dernier. Le capitaine Back, qui la commande, doit être arrivé à Montréal dans le Canada. De là il doit gagner le grand lac des Esclaves à 2500 milles de Montréal, puis longeant la rivière des Poissons qui se jette dans la mer boréale entre les 68e et 69e degrés de latitude, arriver sur les bords de cette dernière où il hivernera. Au printemps de l’année 1834, il se dirigera vers la carcasse du Fury, l’un des bâtimens du capitaine Parry, qui a péri dans ces parages. Ses mouvemens ultérieurs seront nécessairement réglés par les circonstances.

L’autre expédition, commandée par le frère du capitaine Ross, est encore en Angleterre ; elle aura lieu par mer, et arrivera près de la carcasse du Fury à peu près à la même époque que le capitaine Back. Ainsi il est probable que d’une part ou d’autre on aura des renseignemens sur le sort du capitaine Ross.


On vient de recevoir de l’Inde des lettres qui annoncent indirectement la mort de M. Jaquemont, qui parcourait ces contrées depuis plusieurs années pour le Jardin des Plantes, et que l’on savait malade à Bombay. Ce malheureux évènement ne peut tarder à se confirmer.


Les journaux ont annoncé dernièrement un fait assez singulier. L’Angleterre, dit-on, vient de prendre possession des îles Malouines que les provinces de la Plata ont toujours considéré comme leur appartenant en qualité d’héritières de tout ce que possédait l’Espagne dans cette partie de l’Amérique. Or l’Espagne était devenue propriétaire unique de ces îles depuis l’achat fait en 1767 de la petite colonie que nous avions fondée au Port-Louis, et la destruction en 1770 de l’établissement anglais du Port-Egmont. Buenos-Ayres, de son côté, a fait acte de souveraineté sur ces îles en donnant à divers individus la permission d’aller chasser le bétail sauvage qui y existe ; et sous l’administration de M. Rivadavia, un plan avait été formé pour les coloniser. Si les circonstances n’ont pas encore permis de réaliser ce projet, et si les îles Malouines sont toujours désertes, ce n’est pas une raison pour que l’Angleterre s’en empare en pleine paix. Du reste, elle s’est fort peu gênée de tout temps avec Buenos-Ayres ; jusqu’en 1827, elle envoyait ses navires tuer les loups marins à l’embouchure de la Plata, aux portes de Montevideo. Un de ces bâtimens, pris en flagrant délit un peu au nord du cap Sainte-Marie, ayant été saisi par un navire de guerre buenos-ayrien, l’ambassadeur anglais, lord Ponsomby, et le consul-général, M. Woodbine Parish, se récrièrent et exigèrent du gouvernement que le capitaine capteur fût jugé par un conseil de guerre. Le prétendu coupable fut absous ; mais ce n’était pas moins un abus de la force, pareil à celui dont je parle en ce moment.


Un mot maintenant sur quelques publications nouvelles :


Bellegarde ou l’Enfant canadien adopté[1] est un roman traduit de l’anglais, qui, nous dit-on, a eu du succès dans sa patrie. C’est sans doute ce qui a engagé M. Philarète Chasles à l’ajouter à la masse de nos romans indigènes. N’en déplaise cependant à nos voisins et à la trop courte préface du spirituel traducteur, je vois là tout simplement un beau sujet manqué. Il s’agissait de nous peindre le Canada, n’est-il pas vrai ? Or, qu’est-ce que le Canada ? Nous autres Français, race insouciante des choses lointaines, à peine nous souvenons-nous que le fatal traité de 1763 nous en a dépouillés en faveur de l’Angleterre. Nous ignorons presque complètement que là il existe une population entière française d’origine, de religion, de langage, de mœurs, une population qui veut rester française en dépit de ses vainqueurs, et qui, depuis soixante-dix ans, leur oppose une force d’inertie d’autant plus admirable qu’elle lui coûte toute participation aux affaires, et qu’elle est sans espérance. C’est l’instinct de la patrie dans toute sa pureté. Vient ensuite le peuple conquérant, qui s’accroît chaque jour par le cours naturel des choses et par l’émigration du dehors ; puis enfin les débris des anciens maîtres du sol, ces Indiens qui s’en vont sans bruit, un à un, rejoindre leurs pères. Il y a là certainement de l’étoffe pour le romancier, quelque chose d’analogue à cette lutte des Saxons et des Normands qui domine tout le récit d’Ivanhoe. Voyons maintenant la nature morte : un pays à demi sauvage, des cultures éparses, des forêts vierges, un fleuve qui ne le cède à aucun autre sur la terre, des lacs comme des mers, enfin cette même création que vous avez vue dans le Dernier des Mohicans, les Pionniers, etc. Soit conscience de son impuissance, soit volonté ainsi arrêtée, l’auteur inconnu de Bellegarde s’est bien donné de garde de s’inspirer aux mêmes sources que Cooper ou Washington Irving. Il s’est borné mesquinement à nous offrir les amours très vulgaires de la fille du baron d’Argenteuil et d’un officier anglais, en entremêlant çà et là quelques ébauches des mœurs américaines, bien pâles et bien décolorées, je vous assure. Quant à Bellegarde, l’Indien à demi civilisé, l’enfant mal dompté des forêts, il n’est là que pour fournir à l’ouvrage son titre ; on ne l’aperçoit que de loin en loin, sans qu’il fasse ou dise rien qui puisse attirer quelque intérêt sur sa personne. Après cela, je rendrai, si vous voulez, justice au style naturel de l’auteur, à sa raison, à toutes ses autres bonnes qualités : c’est tout ce que je puis faire pour lui.

Pendant qu’il est question du Canada, j’appellerai votre attention sur le Tableau statistique et politique[2] que vient de publier M. Isidore Lebrun sur cette contrée, si mal connue en France. L’auteur n’a pas été sur les lieux ; on s’en aperçoit aisément à l’absence de ce je ne sais quoi qui s’attache à la pensée de l’homme qui décrit ex visu ; il ne possède peut-être pas non plus à un éminent degré l’art de disposer ses matériaux de la manière la plus lucide et la plus commode pour le lecteur ; mais ces défauts sont compensés par des renseignemens nombreux et des chiffres exacts. Il y a une instruction incontestable à retirer de la lecture de cet ouvrage.

Deux traductions viennent de paraître presque en même temps de le Mie Prigioni de Sylvio Pellico. Celle de M. Latour[3] que j’ai sous les yeux, me paraît excellente, et ne laissera rien à désirer à ceux qui ne peuvent jouir de l’exquise délicatesse de l’original. Bien des désappointemens ont eu lieu sans doute à l’apparition de ce livre. Les âmes ardentes qui se sont vouées tout entières à la grande lutte de notre époque, en apprenant qu’une des plus nobles victimes de l’Autriche allait élever la voix pour raconter ses dix années de souffrances, devaient s’attendre à quelque éloquente et amère philippique contre la tyrannie ; mais il n’en est rien : ne cherchez pas dans ce volume des renseignemens sur les révolutions italiennes, sur les carbonarismes et les procès politiques de ce temps-là. Prenez et lisez-le comme vous feriez de l’œuvre d’un chrétien des premiers siècles, écrite au sortir des catacombes. On a ri quelque part de cette résignation chrétienne ; le sourire du dédain est venu sur certaines lèvres à l’aspect de cette mansuétude évangélique, de cette débonnaireté inouïe du martyr du Spielberg. Ceux qui l’ont fait croient-ils que le poète italien eût été à court, s’il eût voulu maudire et appeler la vengeance ? Son livre n’eût pas manqué alors d’échos empressés ; mais après tout c’eût été un livre vulgaire : tel qu’il l’a fait, il est sublime et servira mieux sa patrie que vingt conspirations de carbonari. Il faut bien qu’il y ait une vertu cachée dans la victime qui pardonne à ses bourreaux, puisque ceux de Pellico ne veulent même pas qu’on sache qu’il a pardonné. À l’heure qu’il est, le Mie Prigioni sont à l’index dans tout le royaume lombardo-vénitien.

On se rappelle les craintes et les redoublemens de rigueurs de la cour de Vienne dans ses possessions d’Italie, lorsqu’éclata, en 1820, la révolution de Naples. Tout ce qu’il y avait d’hommes généreux dans la Lombardie fut alors sous le coup des lois portées contre le carbonarisme, lois qui se prêtaient admirablement à toutes les exigences du pouvoir le plus absolu. L’auteur de Francesca di Rimini, l’ami de Monti, Foscolo, Porro, Confalonieri, etc., fut arrêté le 13 octobre 1820 et jeté dans la prison de Sainte-Marguerite à Milan, où il resta jusqu’au 19 février 1821. Ce jour-là, on le fit partir pour Venise, où siégeait la commission spéciale instituée pour juger les accusés de complot contre l’état. Cette commission employa à instruire le procès une année entière que le prisonnier passa sous les plombs, dans la partie supérieure du palais du doge, enfermé pendant l’été dans une chambre brûlante exposée au midi, et pendant l’hiver dans une chambre glaciale exposée au nord, précieuse tradition vénitienne que l’Autriche a religieusement conservée. Vint enfin le moment de la sentence. Pellico fut conduit avec son ami Maroncelli sur un échafaud élevé en face du palais du doge, et là tous deux entendirent leur condamnation à la peine de mort, commuée gracieusement, par la clémence de l’empereur, en celle du carcere duro, à savoir Maroncelli pour vingt ans, et Pellico pour quinze ans. Le carcere duro est quelque chose d’intermédiaire entre l’enfer du Dante et les galères.

Le 10 avril 1822, les deux condamnés arrivèrent au Spielberg, forteresse aux portes de Brunn, capitale de la Moravie, où sont enfermés habituellement trois cents malfaiteurs de toute espèce. C’est dans cette horrible demeure que le poète a passé huit longues années, de ces années viriles qui n’ont point d’équivalent dans une vie d’homme. C’est là que gémissent encore de nombreuses victimes, entre autres, l’illustre Confalonieri, le premier jurisconsulte de l’Italie. Que ceux qui nous vantent, comme M. de Montbel, la douceur et la bénignité du régime impérial, veuillent bien nous dire si le sauvage qui brûle son ennemi à petit feu, n’est pas plus humain que les hommes qui ont inventé le régime auquel est soumise la prison du Spielberg. Je n’hésiterais pas à prononcer en faveur du premier. On dit que quelques adoucissemens y ont été apportés depuis peu : que cela soit pour l’honneur de l’Autriche ! La grâce de Pellico et de son ami Maroncelli arriva le 1er août 1830, et par une singulière coïncidence elle avait été signée le jour même qu’éclata à Paris la révolution de juillet.

Pellico vit aujourd’hui retiré dans le sein de sa famille à Turin. Outre les mémoires de sa captivité, il a publié récemment un volume de poèmes et un autre de tragédies, composés tous deux au milieu de circonstances qui eussent abattu toute autre âme que la sienne. Une de ces tragédies, Gismonda, a été représentée sur le théâtre de Turin au milieu d’unanimes applaudissemens. Après la troisième représentation, le ministre autrichien s’adressa au gouvernement sarde pour qu’elle fût défendue, et le roi de Sardaigne, fidèle à son système d’obéissance aux ordres de la cour de Vienne, donna aussitôt des ordres en conséquence. Le sujet de cette pièce était tiré des guerres du douzième siècle entre les impériaux et les Milanais, guerres pendant lesquelles Milan fut entièrement détruite par les premiers. L’auteur a voulu montrer aux Italiens la folie de leurs dissensions civiles, et la nécessité de s’unir contre les étrangers. On conçoit facilement qu’un pareil sujet a dû déplaire au gouvernement autrichien.


NOUVEAUX VOYAGES EN AMÉRIQUE.


Lorsque parut l’ouvrage de mistress Trollope, sur les mœurs domestiques des Américains, la Revue le fit connaître à ses lecteurs par de nombreux extraits, sans prétendre en rien se rendre complice des opinions avancées par l’auteur. Depuis lors, d’innombrables réclamations se sont élevées contre le livre en question, non-seulement de l’autre côté de l’Atlantique, mais encore parmi les compatriotes de mistress Trollope. La langue anglaise s’est même enrichie, à cette occasion, d’un terme nouveau, du mot trollopism, pour désigner toute relation de voyage où la stricte vérité a été moins consultée que le désir de plaire au lecteur en l’amusant à tout prix. On a accusé la spirituelle voyageuse d’avoir indignement caricaturé la nation qu’elle prétendait peindre ; ses vues générales ont été ridiculisées ; la plupart des faits qu’elle rapporte mis en doute ; enfin on s’est moqué sans pitié de cette susceptibilité aristocratique qui a eu tant à souffrir de la démocratie des États-Unis. Voici un nouveau voyageur, M. James Stuart, qui a visité cette contrée depuis mistress Trollope, et qui a vu les choses sous un point de vue bien différent. Le livre est intitulé : Three Years in north America (trois années dans l’Amérique du Nord), et vient de paraître à Édimbourg et à Londres.

M. James Stuart a résidé aux États-Unis de 1828 à 1831. Il a visité en détail l’état de New-York, et descendu le fleuve Saint-Laurent, depuis la cataracte de Niagara jusqu’à Montréal : de là, il est revenu sur le littoral, qu’il a longé jusqu’à la Nouvelle-Orléans ; puis remontant le Mississipi et l’Ohio, il a regagné par cette voie le point d’où il était parti. Dans le récit de cet immense voyage, M. James Stuart montre partout une âme élevée et sensible, une bienveillance envers les hommes et les choses qui n’altère en rien son impartialité. Il doit être ce qu’en Angleterre on appelle a perfect gentleman. L’opinion d’un tel homme est de quelque poids, et comme en maintes occasions, il émet un jugement tout-à-fait opposé à celui de mistress Trollope, quelques extraits de l’ouvrage ne me paraissent pas hors de propos.

L’égalité entre tous les citoyens et le respect de soi-même qu’elle engendre dans toutes les classes de la société, forment un des traits caractéristiques du peuple des États-Unis. M. James Stuart insiste là-dessus en beaucoup d’endroits, et surtout en parlant de la conduite des domestiques dans les auberges.

« Les gens de cette maison paraissaient très attentifs à toutes les demandes des voyageurs ; mais vous n’avez aucune réparation à attendre, s’ils oublient ou refusent de se conformer à vos désirs, lorsqu’ils sortent de la règle ordinaire. S’ils sont Américains et non hommes de couleur, ils reçoivent rarement l’argent que peuvent leur offrir les voyageurs ; une offre de ce genre est si généralement regardée comme une insulte, que le plus prudent est de s’en abstenir. Toutes les fois que les garçons sont des mulâtres ou des Irlandais, ou généralement parlant des Européens, ils reçoivent assez volontiers une gratification. Mais si le voyageur a l’intention d’en donner une, il est mieux qu’il le fasse en particulier, en prévenant d’avance la personne de son projet.

« À Saratoga, ma femme ayant demandé une blanchisseuse pour faire laver du linge, notre hôtesse répondit qu’on le laverait dans la maison, et qu’elle prendrait une dame pour l’aider. Cette dame, quand elle parut, se trouva être une dame de couleur. Il ne sert à rien dans ce pays de parler ainsi aux classes inférieures : « Envoyez chercher cet homme ; faites venir cette femme ; » un pareil langage ne serait toléré par aucun membre de la communauté. Le sentiment de la dignité personnelle existe presque universellement ici.

« Il y avait dans cet hôtel (à Boston) un domestique américain, qui paraissait exact à remplir tous ses devoirs, et sans jamais se relâcher. Mais ses manières étaient aussi différentes que possible de celles d’un domestique anglais ; il ne montrait jamais aucun empressement servile, et n’aurait pas, je pense, pour un empire, ôté son chapeau en passant devant l’un des habitans de l’hôtel. Ce n’était pas cependant manque de civilité, mais persuasion qu’il ne devait agir que comme on agissait envers lui. Les nègres mêmes et les gens de couleur libres ne se parlent les uns aux autres qu’en employant les termes accoutumés de monsieur ou madame, et s’il est question d’un absent, tout le monde en général ne le désigne que sous le nom de citoyen, etc.

« Nous dînâmes à un beau village appelé Dedham, et dans un excellent hôtel. Nous étions servis à table par une très jolie fille qui attira l’attention d’un Irlandais, notre compagnon de voyage, plus qu’il n’est permis par les usages de ce pays. Il la regarda d’abord long-temps, puis se penchant vers son voisin, lui dit assez haut pour être entendu de tout le monde : Quelle charmante créature ! La jeune fille rougit et quitta aussitôt la salle. Nous nous attendions à ce que le maître de l’hôtel allait paraître, pour reprocher à cette personne ce qu’il devait considérer comme une grossièreté et une familiarité indécente de sa part : heureusement il n’en fit rien. Mais un autre des assistans, habitant de Boston, prit la parole et expliqua à l’Irlandais combien étaient différens les usages de son pays et de celui-ci relativement à la conduite à tenir dans les maisons destinées à recevoir les voyageurs : il lui dit que la profession d’aubergiste était regardée comme très respectable ici ; que les filles d’un homme de cette classe, quoique aussi bien élevées que n’importe quelles demoiselles de la société, ne croyaient pas s’abaisser en consacrant la matinée au service de la maison ; qu’en conséquence il n’était pas impossible que la jeune personne sur laquelle il venait de faire une observation aussi cavalière, fût l’une des filles du maître de l’hôtel, qui, le dîner achevé, s’habillerait aussi élégamment que les premières demoiselles de la ville, et serait reçue sur un pied d’égalité parfait avec elles dans les familles les plus respectables. Il recommanda à notre compagnon de voyage de prendre garde de renouveler son action, de peur qu’il ne lui arrivât de rencontrer un aubergiste qui, pour le punir de son offense, le mettrait à la porte sans beaucoup de cérémonie. Il ajouta que les exemples de ce genre n’étaient pas rares. »

Ce qui arriva à M. James Stuart dans une de ses excursions eût probablement fourni à mistress Trollope une raisonnable quantité de ces agréables plaisanteries dont elle a rempli son livre contre la promiscuité des rangs aux États-Unis. Au retour de cette promenade, M. Stuart, satisfait de la personne qui avait conduit la voiture dont il s’était servi, voulut lui témoigner sa reconnaissance en l’invitant à dîner. « M. Spencer refusa : sa famille, dit-il, l’attendait, et il ne pouvait s’absenter plus long-temps. Peut-être, monsieur, ajouta-t-il, ne vous êtes-vous pas douté que vous avez eu aujourd’hui pour conducteur le grand shériff de ce comté. Nous nous rendons volontiers service les uns aux autres dans cet endroit. Les chevaux que vous avait promis mon voisin n’étant pas arrivés, il a eu recours à moi ; j’en ai de bons, et j’aurais été fâché de faire attendre un étranger. Ayant achevé son cigarre, M. Spencer prit congé, après m’avoir serré la main. Nous apprîmes qu’il était un des principaux marchands du village. Ses concitoyens l’avaient choisi pour leur juge de paix, non en raison de son éducation, qui n’était en rien supérieure à la leur, mais à cause de sa capacité et de sa bonne réputation. Ayant été satisfait de la manière dont il s’était acquitté de ses fonctions ils l’avaient élevé au rang de grand shériff. Ceci me rappelle une farce jouée à Londres, à la fin de la guerre de la révolution, dans laquelle les personnes occupant les emplois les plus éminens en Amérique, et les généraux qui avaient figuré dans la lutte, étaient représentés comme étant des tailleurs, des savetiers, etc. John Bull ne se sentait pas d’aise. Il oubliait ses dépenses de 200 millions, la perte de ses colonies et de leurs trois millions d’habitans, lorsqu’un rusé Yankee se mit à crier de la galerie : La Grande-Bretagne rossée par des tailleurs, des savetiers et des chaudronniers, hourrah ! — L’honnête John Bull s’aperçut, après un moment de réflexion, qu’il se divertissait à ses propres dépens. »

Maintenant, pour ce qui concerne l’hospitalité des Américains. « La bienveillance et l’hospitalité, dit M. James Stuart, sont ici entièrement dépouillées d’ostentation ; je parle cependant de la grande masse du peuple, et non de ce très petit nombre d’individus qui se considèrent comme étant la classe la plus élevée du pays. Une invitation à dîner est généralement conçue dans les termes suivans : « Je serai flatté de vous voir à deux heures. » Ordinairement on ne change rien au dîner ordinaire lorsque vous acceptez ; votre ami sait que sa table offre tout ce qu’il faut pour faire bonne chère. Vous êtes l’objet des mêmes attentions qu’un étranger rencontre partout. On a soin de vous offrir ce qu’on suppose devoir vous plaire le mieux, mais sans y joindre aucune instance pour vous faire manger plus que vous n’en avez envie. Si l’on sert du vin, on vous laisse en pleine liberté d’en faire usage ou non. À peine parle-t-on du dîner ou de la qualité des vins sans jamais vous provoquer à boire, en vous apprenant leur âge ou la récolte à laquelle ils appartiennent. Je suis loin de mettre en doute la sincérité de l’hospitalité des Américains, ainsi que l’ont fait quelques voyageurs, bien que les choses en pareil cas ne se passent pas tout-à-fait comme parmi nous ; je suis au contraire persuadé qu’ils font rarement une invitation, lorsqu’ils n’éprouvent pas un désir réel qu’elle soit acceptée. »

Ailleurs, M. James Stuart justifie les Américaines des accusations dont elles ont été récemment l’objet. « À une petite distance de Louisville, sur la route de Shipping-Port, on voit deux ou trois maisons évidemment occupées par des femmes de vie suspecte, qui ont coutume de se faire voir sur leurs portes. Cela est un scandale qu’il faut certainement faire disparaître, aussi bien que l’abomination encore plus flagrante du même genre qui existe aux Natchez ; mais il serait révoltant de ne pas ajouter qu’à part ces deux exceptions, je n’ai vu aucun exemple d’impudeur féminine dans les rues de n’importe quelle ville ou village des États-Unis. Il est probable que la jeune femme mariée qu’un écrivain récent (mistress Troloppe) nous représente comme vivant près d’une maison équivoque et épiant les individus qui y entraient pour leur faire honte de leur conduite, demeurait près de ces maisons des environs de Louisville ; car, ainsi que je l’ai observé, les lieux de cette nature ne se trouvent jamais que hors de l’enceinte des villes. Cette histoire est rapportée par l’écrivain en question pour amener une insinuation qui équivaut à peu près à ceci : que les Américaines ne possèdent pas les sentimens de délicatesse auxquels elles ont des prétentions. Une pareille anecdote était certainement moins propre à être mise sous les yeux du public que sous ceux de la personne à laquelle elle a été communiquée. L’absence de délicatesse est donc plus imputable à celle qui l’a publiée qu’à l’ami qui l’a racontée dans les épanchemens de l’intimité. Mais que prouve d’ailleurs un fait isolé de ce genre comparé à ce que le même écrivain répète en cent endroits, à savoir que les Américaines consacrent trop de temps aux soins de leurs familles, et aux devoirs domestiques, comparé surtout à ces exemples de pruderie outrée qu’elle raconte ? »

Je pourrais multiplier beaucoup ces extraits, sur d’autres questions tout aussi importantes. Un dernier passage, qui renferme l’opinion de M.  James Stuart sur les reproches faits aux mœurs des États-Unis en général, suffira pour mettre le lecteur à même de juger entre lui et mistress Trollope. On rencontre quelquefois dans ce pays des Européens qui pensent comme cette dame. L’un d’eux a donné occasion à M. James Stuart de faire les réflexions suivantes :

« Mon opinion est que tout individu ayant les habitudes et la position sociale de M. Philips préférera le genre de vie auquel il est accoutumé à celui de ce pays ; mais cela ne fait rien à la question. Les Américains sont si complètement absorbés par leurs affaires, qu’ils trouvent rarement le temps de s’asseoir et de se livrer à la conversation pendant deux ou trois heures de suite ; une longue habitude leur fait préférer de fumer et de boire leur grog, non d’une manière suivie, mais de temps à autre, lorsqu’ils s’y sentent disposés.

« M. Philips veut plaisanter et se trompe complètement lorsqu’il accuse les Américains de n’être pas gentlemen, parce que leur manière de vivre n’est pas la sienne. Son erreur provient de ce qu’il croit que ce terme ne doit s’appliquer qu’à ceux qui vivent comme il aimerait vivre, ou comme il vivait dans son pays. Le même préjugé se rencontre fréquemment parmi des personnes de toutes les classes et les suit aussi bien dans les autres contrées qu’elles visitent, qu’en Amérique. Le mot de gentleman est connu également des voleurs de grand-chemin ou des filous et du plus fier aristocrate que nous possédions en Angleterre. Ces deux classes de personnes ne diffèrent que sur le sens de cette expression. Mais si on lui donne la signification généralement admise, c’est-à-dire celle qui la rend applicable à tout individu ayant reçu une bonne éducation et doué de bonnes manières, j’ose affirmer, sans crainte d’être contredit de ceux qui connaissent la masse de la population des États-Unis, au nord et au sud, à l’est et à l’ouest, que cette immense contrée renferme un beaucoup plus grand nombre de gentlemen que tout autre pays qui existe ou a existé à la surface du globe. Je suis heureux de voir, dans cette occasion, mon opinion partagée par l’un des derniers voyageurs anglais en Amérique, M. Ferrall, qui dit : « qu’aux États-Unis on ne voit que des gentlemen. »

« Les États-Unis sont le pays le plus séduisant pour l’homme pauvre, mais industrieux et capable de travailler ; il a la certitude d’y obtenir des droits politiques, une position et de l’aisance. Il n’est donc pas étonnant que tous les individus de cette grande nation, vieux torys ou simples parvenus, soient également disposés à maintenir les choses telles qu’elles étaient ou sont actuellement, assurés qu’ils sont qu’ils reçoivent beaucoup en échange du peu qu’ils cèdent à la masse de leurs concitoyens. M. Ferrall a parfaitement compris ce que je cherche à expliquer, lorsqu’il dit que « les classes les plus élevées perdent un peu du poli qu’elles devraient avoir par leur contact continuel avec ceux de leurs compatriotes qui sont moins avancés en civilisation ; mais que les classes inférieures gagnent d’une manière évidente ce que les autres perdent, d’où il résulte que les personnes qui les composent ont, par leur bonne conduite, une supériorité remarquable sur les classes analogues de l’Angleterre. »

En voilà assez sur ce sujet. Les Américains n’ont pas plus besoin d’être justifiés des accusations de leurs détracteurs que ne l’aurait la France ou l’Angleterre en pareil cas. Qu’ils aillent leur chemin, et que Dieu les préserve long-temps de « high life » et des dandys si chers à mistress Trollope !

J’ai encore à vous parler d’un voyageur, du plus original des voyageurs peut-être : M. Charles Waterton est un naturaliste, qui, entraîné par sa passion pour l’histoire naturelle et un goût décidé pour les aventures, a fait, de 1812 à 1824, quatre voyages en Amérique, dans lesquels il a visité les États-Unis, les Antilles, la Guyane et le Brésil. La Guyane est son pays de prédilection ; à quatre reprises différentes, il s’est enfoncé dans ses déserts immenses, et une fois il est parvenu jusque sur les bords du Rio-Branco, le principal affluent du Rio-Negro. Ce n’est pas tout : le passage suivant nous apprend que M. Waterton a fait bien autre chose, et jusqu’où va son goût pour l’extraordinaire :

« Si tu veux bien encore, cher lecteur, accorder quelque indulgence aux divagations innocentes de ma plume, je te dirai que, comme tant d’autres, j’ai eu dans ma vie du haut et du bas ; car j’ai grimpé jusqu’à la pointe du paratonnerre qui est sur la croix, au sommet du dôme de Saint-Pierre à Rome, et j’y laissai mon gant. Je me suis tenu sur un pied, sur la tête de l’ange gardien au château de Saint-Ange, et je viens de te dire que l’on m’a vu descendre sous la chute du Niagara. »

Ces exploits néanmoins ne sont rien auprès de la mémorable aventure arrivée à {{|M.|Waterton}} avec un caïman dans la rivière d’Essequebo. M. Waterton désirait beaucoup se procurer un de ces animaux pour l’empailler, et il parvint enfin à satisfaire ses désirs, grâce à un appareil assez ingénieux que lui fabriqua un Indien. Le caïman ayant mordu au piège, il s’agissait de l’amener à terre sans danger pour les assistans. Voici l’affaire et les suites telles que nous les raconte M. Waterton :

« Nous étions là silencieux comme le calme qui précède un orage. Hoc res summa loco. Scinditur in contraria vulgus. Ils voulaient le tuer et je voulais le prendre vivant.

« Je me promenais en long et en large sur le sable, roulant une douzaine de projets dans ma tête. Le canot était très éloigné. J’ordonnai qu’on l’amenât près de l’endroit où nous étions. Le mât avait huit pieds de long et n’était pas plus gros que mon bras. Je le tirai du canot, et je roulai la voile autour du bout. Il me semblait alors certain que si je mettais le genou en terre, et que je tinsse le mât dans la même direction qu’un soldat tient sa baïonnette lorsqu’il fait une charge, je pourrais l’enfoncer dans la gorge du caïman, s’il venait à moi la gueule ouverte. Lorsqu’on communiqua ce projet aux Indiens, ils rayonnèrent de joie et dirent qu’ils m’aideraient à le tirer du fleuve. « Vous êtes braves à présent, me dis-je à moi-même, audax omnia perpeti, maintenant que vous me voyez entre vous et le danger. » Je rassemblai alors tout le monde pour la dernière fois avant le combat ; nous étions quatre sauvages de l’Amérique méridionale, deux nègres d’Afrique, un créole de la Trinité, et moi-même, homme blanc du comté d’York ; absolument un petit groupe de la tour de Babel, les uns vêtus, les autres tout nus, tous différens d’adresse et de langage.

« Je pris alors le mât du canot dans ma main, et je mis un genou en terre à quatre pas environ du bord de l’eau, décidé à enfoncer le mât dans la gorge du caïman, s’il m’en donnait l’occasion. Je me trouvais certainement dans une position un peu désagréable, et je pensais à Cerbère de l’autre côté du Styx. On tira le caïman jusqu’à la surface ; il plongea avec violence aussitôt qu’il arriva dans ces régions élevées, et s’enfonça dans le fleuve lorsqu’on lâcha la corde. J’en vis assez pour n’être pas séduit du premier coup-d’œil. Je dis aussitôt qu’il fallait tout risquer et l’amener à terre ; on tira de nouveau, et il parut, monstrum horrendum, informe. C’était un moment intéressant ; je gardai ma position avec fermeté, les yeux fixement attachés sur lui.

« Lorsque le caïman fut à deux pas de moi, je vis qu’il était dans un état de crainte et de trouble ; je lâchai tout à coup le mât pour m’élancer sur son dos en faisant un demi-tour au même instant, en sorte que je me trouvai assis le visage tourné convenablement. Je saisis aussitôt ses jambes de devant, et en y mettant toutes mes forces, je les tordis sur son dos ; elles me servaient de bride.

« Il parut alors revenu de sa surprise, et se trouvant probablement dans une société dangereuse, il commença à plonger avec violence et battait le sable avec sa longue et forte queue ; j’étais hors de ses atteintes étant placé près de la tête ; il continua à plonger et à frapper, ce qui rendait ma position très peu commode. Ce spectacle devait être curieux pour un spectateur désintéressé. Mes gens poussaient des cris de triomphe et étaient si bruyans, qu’il se passa quelque temps avant que je pusse leur faire entendre de me tirer avec ma monture plus avant sur le rivage. Je craignais que la corde ne se rompît, et alors il y avait toutes sortes de probabilités que je serais descendu dans les régions aquatiques avec le caïman. Ceci aurait été plus dangereux que la promenade matinale d’Arion sur la mer :

Delphini incidens vada cærulea sulcat Arion.

« On nous tira plus de quarante pas sur le sable. Ce fut la première et la dernière fois de ma vie que je montai sur le dos d’un caïman. Si l’on me demandait comment je fis pour garder ma position, je répondrais : J’ai chassé le renard quelques années avec les chiens de lord Darlington. »

Cette excellente bouffonnerie me dispense de prendre au sérieux l’ouvrage de M. Waterton, et de relever quelques erreurs assez graves qui lui sont échappées en histoire naturelle, telles que, par exemple, de considérer, comme venimeux, les crochets que les boas portent près de l’ouverture anale. Je vous recommande ce livre, non comme instructif, mais comme très propre à dissiper le spleen. La traduction française dont je me suis servi a pour titre Excursions dans l’Amérique méridionale.


Nous avons reçu à l’occasion de l’article de M. le comte de Montalembert, sur le vandalisme en France[4], une lettre de M. Charlemagne Dupuy, à Saumur, dans laquelle il s’indigne de ce que notre jeune collaborateur l’a accusé d’avoir dévasté l’église de Cuneault, bâtie par Dagobert, et d’avoir maintenu la moitié de cet édifice dans l’état de dégradation et d’abandon où il se trouve aujourd’hui, tandis qu’au contraire il l’a trouvée ainsi en 1820, époque où il en est devenu possesseur, et qu’il a fait tous ses efforts pour arrêter une ruine plus complète. M. Dupuy déclare qu’il est prêt à céder à M. de Montalembert la propriété de la moitié de l’église, à condition que celui-ci fera exécuter à ses frais les réparations nécessaires pour y rétablir l’exercice du culte : il annonce en terminant que si d’ici à six mois, M. de Montalembert n’a pas accepté ces conditions, il le dénoncera lui-même au public, qui verra alors de quel côté il y a vandalisme.

Nous sommes charmés de voir que M. Dupuy ait pris à cœur des reproches auxquels on n’est en général que trop insensible, et dont il a compris toute la gravité. Notre collaborateur est tout prêt à reconnaître qu’il a été trompé par les renseignemens qui lui ont été fournis sur les lieux, il y a quelque temps, et à rétracter le blâme qu’il aurait mal à propos déversé sur ce propriétaire. Mais en vérité, nous pensons que M. Dupuy, dans la dernière partie de sa lettre, a voulu prêter à rire à nos lecteurs. La bizarre proposition qu’il fait à M. de Montalembert serait une vengeance ingénieuse, il est vrai, mais peu équitable, à ce qu’il nous semble. La condition d’un pauvre ami des arts serait aussi par trop dure, s’il ne pouvait gémir tout haut sur les attentats dont ils sont victimes, sans être pris au collet et condamné à les réparer incontinent et à ses frais. M. de Montalembert ne s’est nullement engagé, même du consentement des propriétaires, à guérir toutes les plaies qui ont été infligées aux églises, aux châteaux et aux autres monumens qu’il a eu la douleur de visiter ; en conséquence, il se permettra de décliner l’offre généreuse qu’on veut bien lui faire, au risque même d’être traité à son tour de vandale par le public de M. Charlemagne Dupuy.

Le même article a suscité une réclamation curieuse de la part du Mémorial Artésien. Ce journal repousse avec chaleur l’accusation portée par M. de Montalembert contre un membre du conseil municipal de Saint-Omer, qui aurait sollicité et obtenu la destruction des ruines de l’abbaye de Saint-Bertin, parce que leur ombre nuisait aux tulipes de son jardin. Il paraîtrait, d’après le Mémorial, que ce ne sont pas ses propres tulipes, mais bien celles d’un de ses amis, que l’honorable municipal a voulu débarrasser de l’ombre monacale, et que, par conséquent, l’acte de vandalisme qu’on lui impute ne doit et ne peut être regardé que comme un trait de pure et intelligente amitié. Nous accueillons avec empressement cette précieuse rectification, et nous la livrons à la sagacité de nos lecteurs.

Le travail de M. de Montalembert a du reste éveillé une vive sympathie en Belgique, où il a été réimprimé avec des notes intéressantes sur l’état de plusieurs monumens de ce pays, et sur divers actes de vandalisme, qui y ont été commis, notamment sous l’administration française. Elles renferment des détails très curieux sur ces travaux de restauration, qui ont été entrepris, ou achevés à la cathédrale de Bruxelles et à l’hôtel-de-ville de Louvain, et qui sont dus au talent et aux lumières de M. Vanderstraeten. Cet artiste paraît avoir parfaitement compris la nature et l’importance de ce genre de développement, le seul qui reste à l’architecture détrônée et dépopularisée de notre temps. — Nous y voyons aussi qu’en Prusse, il existe un édit royal, qui défend la destruction de tout édifice qui a un caractère monumental et historique, et qui veut que dans toutes les restaurations d’édifices de ce genre on conserve, autant que possible, le caractère et le style de l’architecture primitive ; à ceux qui verraient dans ces mesures une restriction à la libre disposition des propriétés, nous opposerons les ordonnances de police, qui, dans une foule de cas, en France, ne permettent pas de remuer une pierre à une façade de maison ou de la peindre de telle ou telle couleur sans autorisation préalable ; ce à quoi nous devons l’ineffable satisfaction de contempler des créations dans le genre de l’enfilade de la rue de Rivoli. Arbitraire pour arbitraire, ce n’est peut-être pas le seul cas où celui de la Prusse vaudrait mieux que celui de l’empire, couvé par le juste-milieu.

Divers autres traits de dévastation municipale nous ont été communiqués depuis la publication de notre livraison du 1er mars. L’ouvrage de M. Vitet sur Dieppe nous a appris qu’on a détruit dans cette ville, il y a quelques années, la belle porte de la Barre, par où l’on arrivait de Paris, et dont la voûte sombre et les deux tours produisaient un effet si pittoresque ; on a prétexté qu’elle était trop basse pour les charettes de roulage, etc. Vers le même temps, l’administration municipale d’Angers, présidée par un député de l’extrême droite, faisait transformer en théâtre l’ancienne et gothique église de Saint-Pierre. Enfin, dans le Périgord, la vieille église du Vergt, que le conseil de fabrique avait résolu d’entretenir et de réparer, vient d’être jetée bas par un maire, avide d’économies, qui a lancé contre elle un matin cinquante ouvriers, au mépris de l’arrêté du conseil. À la vérité, il y a procès, mais en attendant, il y a ruine.

Aux exemples de vandalisme chez les propriétaires d’anciens monumens, que M. de Montalembert a cités, nous devons aussi en joindre deux autres trop notables pour être passés sous silence. Le premier est celui de M. le marquis de Maillé la Tour-Landry, qui a fait détruire et vendre les décombres de l’abbaye du Loroux en Anjou, fondée au douzième siècle, et qui avait encore conservé un aspect si imposant, que les Prussiens en 1814 la prirent pour une forteresse, et n’osèrent l’attaquer. Le second, plus coupable encore, est celui de la destruction complète du Paraclet, par M. le lieutenant-général comte Pajol. Il n’a pas respecté une seule pierre du seul monument qui nous restât de cette histoire d’Abailard et d’Héloïse, peut-être la plus populaire et la plus touchante de nos vieilles chroniques : le cloître est remplacé par un espalier sur des murs reconstruits de fond en comble. L’oratoire où la supérieure du Paraclet priait jour et nuit pour le repos de l’âme de son ancien précepteur, est devenu un moulin tout neuf : enfin sur l’emplacement des deux tombeaux s’élève un pavillon chinois !

On est heureux de pouvoir opposer à ces déplorables exemples, celui de M. Parquin, bâtonnier de l’ordre des avocats à la cour royale de Paris. Devenu propriétaire du célèbre château du Vivier, en Brie, entre Chaume et Fontenay, résidence habituelle de Charles v et de Charles vi, il a fait les plus nobles efforts pour dégager et conserver dans leur état original les débris de cette maison royale. Grâces à lui, nous pouvons encore admirer ce monument, l’un des plus remarquables de l’art féodal, tant par l’antiquité et l’étendue de son ensemble, que par les détails de construction de la grande tour d’alarme et de la chapelle.


  1. Chez Gosselin.
  2. 1 vol. in-8o, chez Treuttel et Wurtz.
  3. Chez Fournier jeune.
  4. Voyez le numéro du 1er mars 1833.