Chronique de la quinzaine - 29 novembre 1896

Chronique n° 1551
29 novembre 1896


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



29 novembre.


La Chambre des députés s’est enfin décidée à entamer la discussion du budget, non pas toutefois sans se permettre encore quelques distractions. Elle l’a commencée, puis interrompue, puis reprise. Elle paraît maintenant s’y appliquer avec un plus grand esprit de suite ; seulement, comme le budget touche à tout, on peut parler de tout à propos de lui, et c’est bien ce qu’on fait. La discussion du budget de l’Instruction publique, par exemple, a soulevé la question de savoir s’il ne convenait pas d’établir un parallélisme et une égalité absolus entre l’enseignement moderne et l’enseignement classique. C’est une importante question, et même une des plus graves que l’on puisse agiter ; mais elle n’est certainement pas à sa place dans un débat qui devrait rester financier et qui, par la force des choses, le redevient presque aussitôt. Les radicaux, toujours avec la même opportunité, ont voulu imposer au gouvernement l’obligation de laïciser dans un délai de deux ans toutes les écoles de filles. Quelque opinion que l’on ait sur ce point, le budget est un terrain mal choisi pour le débattre. Il n’y en a pas qui ait un caractère politique mieux tranché. L’opposition se tient ainsi en embuscade derrière un article quelconque du budget des dépenses, le plus inoffensif en apparence, et tout d’un coup elle se démasque et se précipite à l’assaut contre le gouvernement. Peut-être cela est-il de bonne guerre ; mais c’est une guerre qu’on ne fait qu’aux ministères modérés. Il y a un an, la situation était la même qu’aujourd’hui sur toutes les questions qui passionnent si vivement les radicaux et les socialistes ; ils avaient l’air de ne pas s’en douter ; ils votaient tout sans rien dire. C’est qu’alors ils étaient ministériels, et qu’ils sont maintenant antiministériels : on ne saurait croire combien un radical se modifie, et présente des états d’âme différens, suivant qu’il passe d’un rôle à un autre. Nous ne nous en plaindrions pas, tant le spectacle de ces métamorphoses est piquant, si, au moment de l’année où nous sommes, l’intérêt supérieur à tous les autres ne devait pas être de voter le budget avant le 31 décembre. Cet intérêt s’impose, malgré tout, aux radicaux eux-mêmes ; et il en résulte qu’après avoir posé incidemment une question, on la brusque en quelque sorte, au lieu de l’étudier tranquillement et de la résoudre. La Chambre est exposée à émettre des opinions hâtives, improvisées, insuffisamment réfléchies, et, de ces opinions qu’elle regrettera peut-être demain, il reste quelque chose. Le public en reçoit l’impression ; le ministère la subit plus fortement encore ; la Chambre seule sait le peu que vaut son vote, ce qui ne l’empêche pas quelquefois de mettre de l’amour-propre à s’y entêter lorsqu’on le lui rappelle ; et, dans ces jeux du scrutin et du hasard, le désarroi des esprits ne fait naturellement qu’augmenter.

Toutefois, ces discussions incidentes conservent un caractère anecdotique, et le flot du budget les emporte avec lui. Les radicaux avaient espéré qu’il n’en serait pas de même du grand débat que, toute affaire cessante, ils ont ouvert sur le mode d’élection du Sénat. Le Sénat est renouvelable par tiers tous les trois ans, et nous sommes précisément à la veille d’une de ces échéances triennales. Cette échéance était prévue, annoncée, fixée depuis que la constitution existe ; depuis plusieurs mois déjà on la voyait approcher ; d’où vient qu’on ait attendu le dernier moment pour poser la question de la réforme sénatoriale ? Il est inutile d’en chercher bien loin le motif : les radicaux sont mécontens du Sénat. N’est-ce pas lui qui a renversé le ministère Bourgeois ? Et n’est-ce pas là, sinon un crime inexpiable, au moins un crime qu’il faut expier ? Déjà, à ce moment, on avait agité sur le Sénat des foudres retentissantes ; on lui avait annoncé les plus terribles représailles ; on lui avait dit que son existence même était en jeu. Au fond, tout cela était épouvantail d’opéra-comique, et c’est bien ainsi que le Sénat l’a entendu ; mais sa placide indifférence ne faisait pas l’affaire des radicaux, et ils ont cru leur honneur engagé à donner une suite quelconque à leurs menaces. Depuis plusieurs années, une commission de la Chambre était devenue le réceptacle de toutes les propositions de réforme qui, après avoir germé dans le cerveau de tel ou tel député, s’en détachaient sous la forme d’un imprimé, lorsqu’elles paraissaient à leur auteur suffisamment mûres. Il y en avait plusieurs qui menaient dans ces limbes une vie somnolente, sans que personne troublât leur repos. L’organisme parlementaire présente un nombre assez considérable de ces cellules paresseuses et longtemps inertes, qui attendent l’occasion d’entrer en activité. Quelques-unes l’attendent toujours. Mais il en est d’autres qu’une circonstance imprévue fait passer du non-être à l’être, et c’est ce qui est arrivé à la commission chargée d’examiner les diverses propositions relatives à la réforme du Sénat. De toutes ces propositions, la commission a fait une proposition unique, et elle a choisi M. Trouillot pour la rapporter. Personne ne pouvait se tromper sur ses intentions. Il s’agissait là d’une variante au vieux cri de guerre : « Sus au Sénat ! » que feu Madier de Montjau a poussé un jour à la tribune, et cela, d’avance, condamnait la réforme, à supposer qu’il y eût vraiment une réforme à faire. Y en a-t-il une ? Le moment serait si mal choisi pour l’exécuter, que c’est peut-être perdre son temps que d’examiner la question. En fait, depuis qu’il existe, le Sénat a rendu des services qu’il est impossible d’oublier. N’est-ce pas lui qui nous a débarrassés du boulangisme ? Il a fait ses preuves, et si nous remontons depuis un siècle le cours de notre histoire constitutionnelle, il serait difficile de trouver une autre Chambre haute qui ait fait plus, ou mieux. Les radicaux lui reprochent de ne pas ressembler assez à la Chambre des députés, comme si ce modèle ne pouvait être trop reproduit ; mais s’il lui ressemblait complètement, à quoi servirait-il ? Il n’a de raison d’être qu’à la condition d’opérer comme un modérateur et quelquefois comme un frein, rôle ingrat, mais utile, ou plutôt nécessaire, et qui l’est même de plus en plus à mesure que la démocratie pure envahit nos institutions et y coule à pleins bords. C’est ce que les radicaux ne veulent pas reconnaître, et le plus grand nombre de ceux qui proposaient l’autre jour la réforme du Sénat sont en réalité partisans de sa suppression. Les uns l’avouaient, les autres le dissimulaient, mais ces derniers le dissimulaient mal. Les plus habiles, et parmi eux M. Trouillot, protestaient de leur désir de conserver une seconde Chambre, et leur but, à les entendre, était de supprimer une objection contre elle en la rapprochant davantage du suffrage universel. Mais alors, pourquoi n’allaient-ils pas franchement, ouvertement, jusqu’au suffrage universel lui-même, et n’en faisaient-ils pas la source électorale du Sénat comme de la Chambre ? M. Trouillot, en effet, se contentait de faire élire le Sénat par le suffrage universel à deux degrés : tous les électeurs seraient appelés à nommer les délégués sénatoriaux. C’est là une demi-mesure qui ne peut satisfaire personne. Le Sénat ne trouverait pas une force sensiblement plus grande dans l’origine qu’on a voulu lui donner. Nous demandons pour lui ou le suffrage universel ou le statu quo.

On peut beaucoup médire du suffrage universel, mais, dans un pays comme le nôtre, lui seul est dépositaire de la force politique. Nous n’avons plus une aristocratie organisée qui trouve dans les souvenirs et les traditions du passé un prestige propre à se convertir en valeur constitutionnelle. Nous n’avons plus un roi, ni un empereur, qui puissent à leur tour communiquer quelque chose d’eux-mêmes aux pairs ou aux sénateurs qui émaneraient d’eux. Toutes ces institutions ont disparu en France, et ceux mêmes qui leur ont conservé une pensée fidèle désespèrent, de les restaurer de sitôt. Le suffrage universel a tout remplacé, ce qui est un bien suivant les uns, un mal suivant les autres, mais pour tous un fait incontestable. Peut-être est-il impossible de trouver à cette force énorme un contrepoids en dehors d’elle-même. Peut-être est-il dangereux de la faire communiquer tout entière avec un seul récipient. M. Thiers et les hommes qui étaient au pouvoir avec lui à la veille du 24 mai l’ont pensé, et certes ils avaient réfléchi aux questions constitutionnelles ; ils n’étaient pas novices en ces matières ; quelques-uns en avaient une longue expérience pratique. Ils avaient proposé de faire élire le Sénat, comme la Chambre, par le suffrage universel direct parmi des catégories d’éligibles qui présentaient, soit par leur âge, soit par les emplois publics qu’ils avaient antérieurement exercés, des conditions particulières de capacité et, par conséquent, de modération. Renonçant à mettre la garantie dans l’électeur, ils l’avaient mise dans l’élu. On peut critiquer ce système, mais c’en était un. Il aurait, faut-il dire l’avantage ? faut-il dire l’inconvénient ? de donner au Sénat la même force originelle qu’à la Chambre, et, malgré les frottemens quelquefois un peu durs qui pourraient en résulter entre les deux assemblées, nous croyons pour notre compte que l’avantage resterait supérieur à l’inconvénient. Toutefois, cette combinaison n’a pas prévalu. En 1875 on en a préféré une autre, très défendable en elle-même, et qui se défend encore mieux par les résultats qu’elle a donnés : la constitution de cette époque a fait élire le Sénat par des délégués des conseils municipaux. C’est pour cela que Gambetta l’a appelé le « Grand Conseil des Communes de France », et le mot a fait fortune, d’abord parce qu’il était exact, et ensuite parce qu’il avait quelque chose de frappant pour l’esprit : il faisait apparaître le Sénat reposant sur une base très réelle, très solide, qui n’était ni une fiction, ni même une création constitutionnelle, car s’il y a quelque chose de vivant de sa vie propre, non seulement en France, mais dans un pays quelconque, c’est cette monade initiale qu’on appelle la Commune. Là encore il y avait un système ; mais entre ces deux systèmes, aucun autre ne pouvait logiquement s’intercaler, et lorsqu’on a voulu toucher soit à celui-ci, soit à celui-là, on n’a rien fait de bon. Une première fois, on a révisé la constitution sur ce point. Par une anomalie qui depuis a disparu, la loi électorale du Sénat faisait alors partie de la constitution, tandis que la loi électorale de la Chambre des députés était en dehors, comme une loi ordinaire. Il a donc fallu aller à Versailles et réunir les deux Chambres en Assemblée nationale pour modifier le mode d’élection du Sénat. On a commis à ce moment une faute. Sous prétexte qu’il y a souvent une différence considérable entre les diverses communes, que les unes étaient grandes et les autres petites, que les premières étaient très peuplées et que les secondes l’étaient beaucoup moins, on a augmenté le nombre des délégués sénatoriaux dans les communes les plus grandes et les plus peuplées. C’était déjà sacrifier la représentation des communes a celle des populations. On ne peut pas s’arrêter dans la recherche d’une proportionnalité absolue entre le nombre des électeurs et celui des élus ; le dernier terme de cette recherche est le suffrage universel v pur et simple. Pour être vraiment le grand conseil des communes, le Sénat devrait être élu par le même nombre de délégués dans chaque commune, quel que fût d’ailleurs le chiffre de la population. C’est ce qui existe en Amérique, où le Sénat, véritable représentant des États qui composent la fédération, est élu par des délégués au nombre de deux dans chaque État, quoique de l’un à l’autre le chiffre de la population soit extrêmement variable. On a donc eu tort, en 1885, de modifier la loi électorale du Sénat dans le sens de la proportionnalité numérique, et on aurait tort aujourd’hui de la modifier dans le sens du suffrage à deux degrés. Ce sont là des expédiens et non plus des systèmes, et lorsqu’une Chambre se trouve en présence de propositions de ce genre, le mieux pour elle est de maintenir ce qui existe, car, faute d’autre mérite, c’en est un très appréciable que d’exister depuis plus de vingt ans.

Pourtant la Chambre n’en a pas jugé ainsi ; elle a voté la proposition de M. Trouillot ; elle a décidé que le Sénat devait être élu par le suffrage universel à deux degrés. En vain M. le ministre de l’intérieur lui a-t-il démontré, calendrier en main, que rien ne sert de courir, qu’il aurait fallu pari ira temps, et qu’il était déjà trop tard pour que la réforme, à supposer qu’elle fût jamais votée par la Chambre haute, pût l’être en temps opportun pour être appliquée aux élections de janvier. Ce qu’il n’a pas dit, parce qu’on ne dit pas ces choses-là, mais ce qui était dans la pensée de tout le monde, c’est que le Sénat ne voterait certainement pas la loi. Il y a quelque inconvenance, de la part d’une des deux Chambres, à voter la première une loi électorale qui doit s’appliquer à l’autre : c’est l’assemblée intéressée qu’il conviendrait de convertir tout d’abord à la réforme, et lorsqu’on veut exercer sur elle une pression venue du dehors, on s’expose à produire un effet contraire à celui qu’on poursuit. Mais, à dire la vérité, la Chambre ne se souciait pas du tout de produire un effet quelconque sur le Sénat ; elle ne se préoccupait que d’en produire un, bon ou mauvais, sur ses propres électeurs. Elle voulait faire une manifestation, et pas autre chose. Le gouvernement, qui s’en est aperçu, s’est contenté de donner son opinion sur l’inopportunité du projet Trouillot, après quoi il a laissé tranquillement couler les paroles à la tribune. Les radicaux ont été moins perspicaces. Ils ont pris leurs premiers succès très au sérieux, et se jugeant sûrs de la majorité qu’ils avaient paru conduire dans ce simulacre de bataille, ils ont essayé de la tourner contre le gouvernement. Aussitôt elle s’est évanouie. Ils ont cru mettre le gouvernement dans un grand embarras en lui faisant adresser une sommation parlementaire d’avoir à soutenir au Luxembourg la loi qu’il avait combattue au Palais-Bourbon. Ils ne se sont pas contentés de la promesse que leur faisait M. Méline de reproduire fidèlement devant le Sénat les argumens qui avaient déterminé la Chambre ; ils ont voulu une injonction formelle qui, en dictant au ministère sa conduite future, aurait été un désaveu de son attitude passée. Et ils ont été très surpris que la Chambre ne les suivît pas. Leur déconvenue se comprend, car enfin, si la majorité ne tient pas à la loi, pourquoi l’a-t-elle votée, et si elle y tient, pourquoi n’a-t-elle pas demandé au gouvernement de la soutenir au Luxembourg ? Mystère et parlementarisme. Les choses sont ainsi ; c’est tout ce qu’on en peut dire. Il était sans doute impossible à la Chambre d’exprimer plus clairement sa parfaite insouciance sur le sort ultérieur de la loi. Celle-ci est arrivée au Luxembourg déjà blessée à son départ du Palais-Bourbon. Les sénateurs lui ont fait l’accueil le plus cérémonieux. L’un d’entre eux, radical, nouveau venu dans la grave assemblée, et venu d’un de ces départemens méridionaux où on a peu l’habitude de mesurer ses paroles, a demandé avec fracas le vote de l’urgence. On l’a regardé avec étonnement. Voter l’urgence sur une proposition qui demandait une étude aussi approfondie, quelle imprudence ! Le Sénat a pris le temps de réfléchir ; puis il s’est réuni dans ses bureaux ; puis il a nommé une commission de neuf membres pour envisager le projet sous toutes ses faces. Le résultat de cet examen n’est pas encore connu, et ne le sera peut-être pas de sitôt : la Chambre ayant mis deux ans et demi pour préparer et pour voter une loi qui ne la touchait pas directement, il est à croire que le Sénat n’en mettra pas moins. Ce qui abrégera pourtant ses travaux préparatoires, c’est que les neuf commissaires sont à l’unanimité et très résolument hostiles à la réforme. Et voilà comment les Chambres perdent leur temps.

Peut-être celui qui a été consacré à la discussion du budget des Affaires étrangères ne l’a-t-il pas été non plus, au moins dans toutes ses parties, d’une manière bien utile. Les socialistes avaient annoncé dans la presse l’intention d’interroger M. Hanotaux sur le caractère exact, sur la portée réelle, sur les termes précis de l’entente qui existe entre la France et la Russie. Il est assez difficile de discerner au juste à travers leurs discours s’ils sont les adversaires de l’alliance russe ou s’ils veulent seulement, fidèles à leur rôle d’opposition quand même, embarrasser à bon marché le gouvernement en lui posant des questions auxquelles il ne peut pas répondre. C’est M. Millerand, celui d’entre eux qui est le plus maître et le plus sûr de sa parole, qui l’a prise dans cette circonstance. La thèse qu’il a soutenue est très simple. — Nous ne dédaignons pas, a-t-il dit, un accord, une entente, une alliance avec une autre puissance, par exemple avec la Russie. La Russie a été longtemps l’alliée de l’Allemagne, et nous en avons beaucoup souffert ; si elle est devenue la nôtre, nous pourrons peut-être en profiter, mais quand ? comment ? à quel prix ? La France a le droit de savoir à quoi elle a été engagée, et à quoi on s’est engagé envers elle. Jusqu’ici notre allié seul a tiré de ses nouveaux rapports avec nous des avantages politiques et financiers considérables, et qui ont été sensibles à tous les yeux. En Extrême-Orient, comme l’a dit M. Hanotaux lui-même, nous avons « mis avant tout la considération de nos alliances », et, dans cette vue, nous avons marché non seulement avec la Russie, mais avec l’Allemagne. En Orient, à travers des événemens qui ont fait couler des torrens de sang et ont causé d’amères douleurs a des populations habituées à placer leur confiance en nous, notre politique s’est encore conformée à celle de la Russie. Soit ! mais en tout cela nous voyons ce que nous donnons, nous ne voyons pas ce qu’on nous donne, et c’est ce que nous voudrions voir. Nous demandons au gouvernement de nous le montrer ou de nous le dire, sinon il aura pris une responsabilité très grande, qu’il doit assumer à lui tout seul, et dont nous dégageons la nôtre. — C’est sans doute à cette conclusion que M. Millerand voulait arriver, et on ne saurait lui en contester le droit. En parlant ainsi, il restait dans la mesure d’une opposition légitime. M. Jaurès, emporté par sa fougue oratoire, en est très maladroitement sorti lorsqu’il a déclaré, devant le silence de M. le ministre des affaires étrangères, que le pays devait plus que jamais ne compter que sur lui-même. Qu’en sait-il ? Un tel langage est la négation de l’alliance, et rien ne prouve à M. Jaurès qu’elle n’existe pas avec le caractère le plus sérieux. M. Millerand, plus habile, en a laissé toute la responsabilité au gouvernement, qui d’ailleurs n’hésite pas à l’accepter.

Au surplus, il n’est pas exact de prétendre que M. le ministre des affaires étrangères n’ait rien dit dans sa réponse à M. Millerand. Sans doute, il n’a pas apporté un traité et n’en a pas donné lecture à la tribune, mais ce n’est probablement pas ce qu’attendait l’orateur socialiste. M. Hanotaux a rappelé les toasts échangés par l’Empereur de Russie et M. le Président de la République à Cherbourg, à Paris, à Châlons, et il a dit que le texte en avait été concerté. Bien qu’on s’en doutât, cette affirmation n’était pas inutile : elle prouve que rien n’a été livré à l’inspiration fortuite, peut-être à l’émotion du moment dans chacune de ces circonstances, que tous les mots avaient été pesés d’avance et qu’ils ont été prononcés de propos parfaitement délibéré. Les trois toasts prennent par-là toute leur valeur, et si on se rappelle dans quels termes ils étaient conçus, il faudra bien leur attribuer plus d’importance qu’on ne le fait généralement à un simple échange de courtoisies. La Russie entretient d’excellentes relations avec toutes les puissances sans exception ; on a dit encore, ces jours derniers, à Berlin, que ses rapports avec l’Allemagne étaient aussi satisfaisans qu’ils l’avaient jamais été ; néanmoins il y a eu une différence de ton très appréciable entre les paroles que l’empereur Nicolas a prononcées en Allemagne et celles qu’il a prononcées en France, d’où il est permis de conclure que, s’il est bien avec l’Allemagne, il est encore mieux avec la France. La nature des rapports qu’il a avec l’une et avec l’autre puissance n’est évidemment pas la même. Il semble que M. Millerand et ses amis attachent beaucoup trop de prix à la forme dans laquelle ils auraient voulu que la révélation de l’entente leur fût faite. Ils auraient préféré des explications parlementaires données du haut de la tribune : sans parler du gouvernement français, le gouvernement russe a préféré une manifestation différente, mais on ne saurait dire que celle qu’il a choisie n’ait pas été suffisamment expressive. Le voyage de l’empereur en France avait déjà par lui-même un sens politique auquel personne ne pouvait se tromper ; les circonstances qui s’y sont mêlées et le langage qui y a été tenu ont été encore plus significatifs ; et lorsque le toast de Châlons, venant confirmer et accentuer tous les autres, a parlé de la confraternité d’armes qui existe entre les deux armées, il était sans doute impossible de dire plus nettement qu’il ne s’agissait pas entre la France et la Russie de sentimens platoniques. Sur le caractère de l’entente, il ne saurait donc y avoir aucune incertitude. On peut discuter sur la valeur du fait, mais non pas sur sa réalité. M. Millerand s’est réservé le premier point ; M. Jaurès, en ne traitant que le second, s’est condamné à la déclama-lion. Quant à savoir s’il est toujours prudent de donner une large publicité aux combinaisons diplomatiques et aux engagemens qui en résultent, ce qui vient de se passer dans un pays voisin nous inspire à cet égard des doutes qui s’ajoutent à ceux que nous avions déjà. En tout cas notre constitution, après avoir confié au Président de la République le soin de négocier et de ratifier les traités, lui donne le droit de ne les communiquer aux Chambres que lorsque l’intérêt du pays le comporte : en prenant cette précaution, elle a été prévoyante et sage.


Le pays voisin dont nous parlons est l’Allemagne. La récente réunion du Reichstag devait faire retentir dans l’assemblée l’écho encore tout vibrant des révélations du prince de Bismarck. On s’attendait à ce qu’une question serait posée au gouvernement ; elle l’a été en effet ; le chancelier de l’empire d’abord, puis le ministre des affaires étrangères y ont répondu. Le premier a été très bref, mais le second est entré dans des explications assez étendues, et le sentiment général est qu’il les a présentées avec beaucoup de tact. M. le baron de Marschall s’est révélé diplomate parlementaire, deux qualités qui ne marchent pas toujours ensemble. On a beaucoup remarqué les ménagemens infinis que le gouvernement impérial, soit dans le Moniteur de l’Empire, soit sur les bancs du Reichstag, a gardés envers le prince de Bismarck. Le bruit avait couru que l’irritation de Guillaume II avait été très vive en présence des indiscrétions des Nouvelles de Hambourg. Si cette irritation s’est produite, l’empereur en est resté le maître ; rien n’en a transpiré au dehors. On avait parlé de projets comminatoires dont aucun ne s’est réalisé. Nous n’en sommes pas surpris. L’empereur est jeune, le prince de Bismarck est vieux. La situation actuelle prendra fin inévitablement un jour qui ne saurait être lointain. Ce jour-là et pour l’avenir, l’empereur veut pouvoir accréditer en Allemagne la fiction de sa réconciliation avec le chancelier auquel elle doit son unité. Quoi que fasse celui-ci, il est sacré. Tout lui est permis. Il n’a pas à redouter d’entendre jamais sur sa tête les grondemens du tonnerre dont il a lui-même foudroyé le comte d’Arnim. Les services qu’il a rendus sont pour lui une sauvegarde centre laquelle rien ne saurait prévaloir. Il faut avouer qu’il y a dans cette attitude de Guillaume II, malgré l’orage intérieur qui peut-être agite son âme, quelque chose de digne dans la forme, et dans le fond de très habile. M. de Bismarck n’a peut-être pas grand mérite à ne rien craindre et à tout braver, parce qu’il sait bien que nul n’oserait s’exposera l’immense scandale que produirait à travers l’histoire la moindre atteinte portée à son intangibilité, non seulement matérielle, mais morale. Les représentai actuels du gouvernement impérial se sont bornés à maintenir la règle qu’un traité secret devait rester secret : d’ailleurs pas une plainte, pas une récrimination contre celui qui y a si hardiment manqué.

Ils l’ont observée pour leur propre compte, et peut-être est-il permis de dire qu’à leur tour n’y ont-ils pas eu grand mérite, car M. de Bismarck avait déjà tant parlé qu’il restait plutôt à commenter ses révélations qu’à les compléter. Tout ce qu’a dit M. de Bismarck est confirmé, sauf sur un point qui n’est pas, à la vérité, des moins importans. Nous écrivions, il y a quinze jours, d’après un article des Nouvelles de Hambourg, que l’Autriche et l’Italie avaient connu le traité particulier conclu, en 1884, entre l’Allemagne et la Russie. Il semble bien, d’après le discours de M. de Marschall, que cette affirmation était inexacte. Pourtant elle était formelle. L’Autriche et l’Italie, disait le journal de M. de Bismarck, « n’ignoraient pas la garantie supplémentaire que nous avions prise du côté de la Russie, et il est difficile de croire qu’elles en étaient mécontentes. C’est avec satisfaction, au contraire, qu’on a vu l’Allemagne mettre à profit en maintes occasions les bons rapports qu’elle avait avec Saint-Pétersbourg pour éviter des désaccords entre les deux empires voisins ou pour y mettre fin. Si les gouvernemens intéressés avaient eu à ce sujet une conception différente, ils auraient saisi quelque occasion, dès le règne de Guillaume Ier, de faire des observations à l’Allemagne sur ses rapports avec la Russie. Or jamais cela n’est arrivé, bien qu’ils sussent que le maintien des rapports politiques existant entre Berlin et la Russie subsistât constamment en dépit de toutes mesures militaires et de tous règlemens concernant la Bourse, et bien que le traité même contre lequel on s’élève aujourd’hui leur fût connu. » Quoi de plus explicite que cette dernière assertion ? Nous avons dû, jusqu’à preuve du contraire, la regarder comme véridique. Mais voici maintenant le langage de M. de Marschall. « Si le successeur du prince de Bismarck a été d’un avis différent du sien au sujet de la réassurance (c’est-à-dire du traité avec la Russie), s’il a cru que l’observation d’un secret absolu entraînerait certains dangers, et s’il s’est même demandé si cela ne diminuerait pas les garanties de la paix, on peut critiquer et combattre cette manière de voir, mais il me semble que les convictions de cet homme consciencieux et plein de mérite sont au-dessus des attaques qu’on a dirigées contre lui. » Nous souscrivons très volontiers aux éloges donnés au général de Caprivi ; il s’est montré, en effet, homme de conscience et d’honneur pendant tout le temps qu’il est resté au pouvoir ; mais si les mots ont un sens, il faut induire de ceux qu’emploie M. de Marschall que M. de Caprivi a regardé comme dangereux, non seulement le contre-traité avec la Russie, mais le secret absolu qui avait été gardé à son sujet. Dès lors, que devient l’affirmation de M. de Bismarck, et comment croire à sa véracité ? Et la question est grave. Si l’Autriche et l’Italie ont connu le traité russe et n’ont fait sur lui aucune observation, leur silence a pu être regardé comme approbatif, et le traité, qu’il soit bon ou mauvais, qu’il soit utile ou nuisible en lui-même, ne saurait du moins être incriminé au point de vue de la morale publique. Dans le cas contraire, on est obligé de porter un jugement différent. Nous ignorons ce qui s’est passé après la chute de M. de Bismarck et au moment de l’expiration du traité. Les raisons pour lesquelles celui-ci n’a pas été renouvelé restent assez mystérieuses. Peut-être le chancelier de Caprivi a-t-il cru devoir rompre avec ses alliés le secret si bien gardé par son prédécesseur, et peut-être a-t-il rencontré chez eux des préventions et des résistances dont personne ne sera étonné. Lorsqu’on a fait avec un pays étranger un traité qui engage l’ensemble de sa politique, et qu’on vient à s’apercevoir que ce pays a fait avec une autre puissance un second traité qui n’engage, si l’on veut, que partiellement sa propre politique, mais enfin qui l’engage dans une mesure difficile à déterminer, il est naturel qu’on ne reste pas indifférent à cette révélation et qu’on en soit désagréablement impressionné. C’est ce qui est arrivé à l’Autriche, un peu plus tôt, ou un peu plus tard, peut-être dès le ministère de M. de Caprivi, peut-être seule-mont a la lecture récente des articles des Nouvelles de Hambourg. Quoi qu’il en soit, lorsque l’opinion, à Vienne, s’est trouvée subitement saisie d’une confidence qui peut-être n’en était déjà plus une pour le gouvernement, elle s’est montrée extrêmement émue, et certes on le serait à moins.

M. de Marschall avait à soutenir dans son discours une thèse en deux parties, dont la première affaiblissait la seconde, à savoir que M. de Bismarck avait eu parfaitement le droit de faire ce qu’il avait fait, mais que M. de Caprivi avait eu encore plus raison de faire le contraire. Le traité subsidiaire conclu par M. de Bismarck avec la Russie n’avait, à l’entendre, rien de contraire aux clauses du traité principal conclu avec l’Autriche, et dès lors il était légitime. On vient de voir dans quelle mesure et sous quelles conditions cela est vrai, du moins à notre sens ; mais M. de Marschall était obligé par situation de parler comme il l’a fait. Comment aurait-il pu s’en dispenser ? Ce n’est pas seulement M. de Bismarck qui aurait été en cause, mais Guillaume Ier lui-même, le vieil empereur hiératique contre lequel son petit-fils n’aurait certainement pas permis qu’on dirigeât un soupçon téméraire. Aussi M. de Marschall a-t-il employé un peu de rhétorique dans ce passage de son discours, dont tout le reste est si simple et si grave, et s’est-il écrié, pour repousser une attaque à laquelle il s’est déclaré « avec une certaine fierté » particulièrement sensible : « N’importe de quel côté que vienne une pareille accusation, tous les Allemands doivent se réunir pour la repousser, car si elle pouvait prendre de la consistance, elle nous porterait préjudice en même temps qu’elle causerait joie et satisfaction à nos ennemis. » Soit ; mais s’il en est ainsi, peut-être est-on trop sévère pour M. de Bismarck, car à supposer qu’elle fût tout à fait morale, il faudrait bien avouer que la combinaison imaginée par lui était aussi très ingénieuse, et qu’à tout prendre l’Allemagne ne s’en est pas mal trouvée.

Était-elle vraiment tout à fait morale ? Nous étions presque portés à le croire quand M. de Bismarck assurait que l’Autriche et l’Italie l’avaient connue et approuvée ; tout au plus aurions-nous pu, si nous avions eu quelque motif de nous intéresser à elles dans cette circonstance, plaindre un peu les deux puissances qui se montraient d’aussi bonne et d’aussi crédule composition ; en somme, c’était leur affaire et non pas la nôtre. Mais on nous apprend aujourd’hui que l’Autriche et l’Italie ne savaient rien, et l’affaire change de face. En outre, après avoir soutenu que la politique de M. de Bismarck était correcte, il a bien fallu que M. de Marschall en justifiât l’abandon qu’en avait fait M. de Caprivi, et il a confessé lui-même que l’explication était assez difficile. Il en a présenté une qui se rapproche beaucoup de celle qui était déjà dans la conscience européenne, et qu’on a trouvée dans les journaux du monde entier, à savoir qu’un système aussi compliqué de traités et de contre-traités, d’assurances et de ce qu’il a appelé réassurances, ne pouvait inspirer à personne une confiance parfaite. La sécurité manque inévitablement à celui qui se trouve pris dans ce réseau inextricable. Il se demande, pour peu qu’il réfléchisse, quel est, de tant de traités qui se présentent au choix de leur commun inventeur, celui qui prévaudra à un moment donné, et l’incertitude s’aggrave pour lui de la difficulté que présente toujours, dans le système des alliances défensives, la question de savoir où est le véritable agresseur. Presque toujours il y a doute sur ce point, et chacun, suivant son intérêt du moment, peut l’interpréter dans un sens ou dans l’autre. Au milieu de ces obscurités commodes, la bonne foi elle-même risque de s’égarer et la mauvaise de se trouver trop à l’aise. « On peut se demander, dit M. de Marschall, si le nombre plus grand des alliances et des traités accroît la valeur de chaque alliance et de chaque traité en particulier, ou si, au contraire, cette complexité d’assurances ne fait pas courir le danger qu’au moment décisif aucune assurance n’existe plus. » Il est difficile de mieux penser, ni de mieux dire, et on ne sait vraiment si M. de Marschall est plus grand philosophe ou plus grand diplomate dans cette affaire. Il va même, tant il s’élève haut dans le domaine de la raison pure, jusqu’à se demander si une alliance écrite sert toujours à quelque chose, et si l’intérêt variable sans doute, mais quelquefois évident et urgent, que deux États ont à la conservation l’un de l’autre, n’est pas supérieur à tout. Là, en effet, est la source de la confiance réciproque sans laquelle il n’y a pas d’alliance digne de ce nom, et qui supplée peut-être à toutes les autres conditions. « Il faut, dit M. de Marschall, que cette confiance soit acquise, entretenue, nourrie. Elle ne naît pas par un traité, et elle ne cesse pas nécessairement d’exister dès que ce dernier vient à échéance. » De là à insinuer que les mêmes rapports qu’autrefois existent entre l’Allemagne et la Russie, bien qu’ils ne soient plus confirmés sur le papier, il n’y a qu’un pas, et il n’y en a qu’un aussi à franchir pour essayer de faire entendre que les rapports de la Russie et de la France n’ont pas changé sensiblement de caractère parce qu’ils ont pris, peut-être, une forme plus concrète. En cela, on nous permettra de penser que M. de Marschall se laisse entraîner un peu loin par la logique de sa thèse, et qu’en l’exagérant à ce point, il s’expose à l’affaiblir. Lorsqu’il assure que l’Allemagne n’a rien perdu du côté de la Russie et que la France n’a pas gagné grand’chose, il fait vraiment trop peu de cas du traité qu’avait conclu M. de Bismarck en 1884, et de celui qui y a été probablement substitué par ailleurs. Mais, comme dit notre fabuliste, fit-il pas mieux que de se plaindre ?

M. de Bismarck n’a rien répondu au discours de M. de Marschall. Faut-il croire que l’amertume de son âme ait été un peu adoucie par les ménagemens dont il a été l’objet, ou bien prépare-t-il à loisir une nouvelle attaque ? Cette dernière supposition est la plus conforme à ce qu’on connaît de son caractère : il n’est pas dans ses habitudes de se laisser désarmer, ni de pardonner. En attendant, il continue de signaler en grondant l’action des femmes dans la politique, et si on rapproche ces insinuations de ce qu’il a déjà dit des influences anglaises, on voit que, fidèle à ses vieilles rancunes, c’est toujours l’impératrice Frédéric qu’à travers l’Angleterre il poursuit de ses imprécations. Les idées surtout celles qui le heurtent, prennent tout de suite chez M. de Bismarck la forme d’un homme ou d’une femme : cela l’aide beaucoup à les détester. Toutefois, au fond de ses sentimens et de ses passions, il y a toujours une pensée politique. Il accuse le chancelier qui lui a succédé de n’avoir pas renouvelé le traité avec la Russie parce qu’il aimait mieux se rapprocher de l’Angleterre, et, à l’en croire, il y a incompatibilité absolue entre cette dernière et la Russie, de sorte qu’on ne peut se rapprocher de l’une qu’en s’éloignant de l’autre. C’est à cette affirmation que lord Salisbury a donné au banquet du lord-maire un si rude démenti. Détourner l’Allemagne de l’Angleterre, la ramener coûte que coûte entre les bras de la Russie, tel est le problème que M. de Bismarck donne à résoudre au gouvernement actuel, et il croit sans doute l’y aider par ses brusques boutades. Nous doutons qu’il y réussisse. Les rapports de l’Allemagne et de la Russie resteront corrects, et même très bons, mais ils redeviendront difficilement intimes. M. de Marschall se trompe à son tour très vraisemblablement lorsqu’il affirme qu’il n’y a, en somme, rien de bien nouveau sous le soleil depuis 1890. Il a, au contraire, pleinement raison lorsqu’il dit que la véritable valeur des alliances vient de « la confiance réciproque qui engendre la conviction que ce que l’un des deux alliés demande à l’autre, il le ferait également lui-même le cas échéant, et sans hésiter. » Pour cela il faut une politique claire et des alliances simples, et tel est bien son avis. Ce langage honnête et sensé sera entendu à Saint-Pétersbourg et à Paris. Pour s’appartenir mutuellement, deux alliés ne doivent pas appartenir à d’autres, par tiers ou par quarts. On couche à deux, disait Napoléon à Tilsit, et non pas à trois. Il y a aujourd’hui en Europe deux groupemens distincts, ce qui n’empêche pas les diverses puissances qui font partie de celui-ci ou de celui-là d’avoir entre elles d’excellens rapports particuliers, et de nouer des ententes spéciales pour des objets déterminés et provisoires. Nous recueillons avec plaisir l’espoir exprimé par M. de Marschall en ces termes : « C’est surtout dans les affaires extra-européennes que nous aurons encore l’occasion de marcher d’accord avec les mêmes puissances que l’année dernière. » Cela est possible en effet, peut-être souhaitable, non seulement dans l’extrême-Orient asiatique, mais dans l’immensité du Soudan africain. Il n’y a donc rien dans la situation actuelle qui puisse inspirer des inquiétudes au sujet du maintien de la paix ; nous le croyons mieux assuré qu’auparavant ; mais il y a certainement en Europe beaucoup de choses changées sans retour. Il y a des traités morts, il y en a d’autres venus à la vie. L’atmosphère politique s’est transformée. Avec les hommes qui s’en vont, et dont le plus puissant a été M. de Bismarck, tout un système s’émiette et disparaît. D’autres générations ont envahi la scène, et jamais génération n’a accepté tel quel et sans bénéfice d’inventaire l’héritage de celle qui l’a précédée. Ce qui s’est passé entre l’empereur Guillaume lui-même et M. de Bismarck qu’il a congédié n’est pas un incident, mais un symptôme. L’Europe mue, et rien ne l’arrêtera dans l’évolution inévitable. M. de Bismarck, qui n’a été si grand et si fort que parce qu’il a été l’homme des circonstances, doit savoir qu’on ne peut rien contre elles. Heureux celui qui sait les bien servir.

La paix est conclue entre l’Italie et l’Ethiopie. Nous nous contentons pour aujourd’hui de signaler cette bonne nouvelle qui a causé dans toute l’Europe une véritable satisfaction, et qui a été accueillie en Italie avec un sentiment de joie et de soulagement. La lenteur des négociations avait fini par inspirer des inquiétudes sur la manière dont elles se termineraient. Le pape avait échoué dans celles qu’il avait entreprises directement pour obtenir de Ménelik la libération des prisonniers. Quoiqu’ils fussent très humainement traités, un grand nombre de ces derniers étaient morts, et ce n’était pas sans une anxiété qui avait fini par devenir silencieuse comme le désespoir, que l’Italie pensait à ceux qui restaient encore. Le bruit courait, — peut-être le gouvernement ne faisait-il rien pour l’arrêter, — que les exigences du négus étaient inacceptables : elles devaient, lorsqu’on les connaîtrait, sembler moins lourdes par comparaison avec ce qu’on en avait craint. Elles ont été honorables pour les deux parties. Ménelik a été habile dans sa modération ; il a montré par-là qu’il désirait une paix sincère et durable. On sait la bonne grâce qu’il a mise à libérer les prisonniers sans attendre la ratification du traité, en profitant de l’occasion que lui offrait l’anniversaire de la naissance de la reine Marguerite. Ces bons procédés témoignent de ses intentions conciliantes. La paix s’est faite sur la base du statu quo ante, dans ce sens que chacun reste chez soi, les Italiens en Erythrée, d’où ils ont eu le tort de vouloir sortir, et les Éthiopiens en Ethiopie. La frontière du Mareb-Belessa-Muna, qui a été acceptée de part et d’autre, sauf à être plus exactement déterminée par une commission technique, est celle qui séparait autrefois les deux pays. Si les Italiens avaient été refoulés jusqu’au triangle formé par Massaouah, Asmara et Keren, ils auraient perdu le territoire compris entre cette ligne et l’ancienne frontière, qui devient la nouvelle. Probablement ils ne s’y seraient pas résignés ; la guerre aurait continué ; mais cette obligation qu’ils auraient acceptée si l’honneur la leur avait imposée ne se présentait pas à leur esprit sans angoisse. L’aventure africaine est finie. Les journaux de M. Crispi ont essayé de protester ; leur voix s’est perdue dans le vide. La satisfaction a été générale. En Italie, comme ailleurs, un système s’est écroulé en même temps qu’a disparu l’homme qui le représentait. Le succès que vient de remporter le gouvernement de M. di Rudini consolide la situation nouvelle : il enlève au passé sa dernière chance de résurrection.


Francis Charmes.


Le Directeur-gérant F. BRUNETIÈRE.