Chronique de la quinzaine - 29 février 1914

Chronique de la quinzaine - 29 février 1914
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 229-240).

Chronique n° 1965
29 février 1914


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le ministère vit encore, et il est de plus en plus probable qu’il continuera de vivre ainsi jusqu’aux élections prochaines, mais il reste peu de chose du peu d’autorité qu’il avait au moment de sa naissance. De dures épreuves lui ont été infligées, soit au Sénat, soit à la Chambre, et il en est sorti moralement ébranlé. Il vit encore, c’est tout ce qu’on peut dire de lui ; mais ses conceptions financières sont à vau-l’eau, à la suite de la discussion du Sénat, et il n’a pu se sauver à la Chambre, après y avoir affirmé le maintien du service de trois ans, qu’après avoir consenti avec les adversaires de la loi une transaction qui ne lui fait aucun honneur. Tel est le bilan de la quinzaine qui vient de se terminer.

Au moment où nous écrivons, le Sénat poursuit encore la discussion de l’impôt sur le revenu, mais cette discussion est assez avancée pour qu’on soit dès maintenant certain qu’une partie considérable du projet restera en route et n’aboutira, s’il doit aboutir, qu’à une date indéterminée. Ce n’est pas ce que M. le ministre des Finances avait espéré, ni ce qu’il avait promis, d’abord à Pau, dans le fameux congrès dont il a été l’inspirateur, puis au Palais-Bourbon, dans l’assaut plein d’arrogance qu’ila livré au ministère Barthou. Tout, alors, semblait facile à M. Caillaux : tout lui apparaît difficile aujourd’hui. Son erreur initiale lui est venue sans doute de l’atmosphère apaisée qui s’était formée autour de l’impôt sur le revenu ; on n’en parlait plus guère, le calme s’était fait, et M. CaUlaux a pu penser, d’après ce silence, que les esprits avaient peu à peu adhéré à la réforme. La vérité était bien différente : on ne parlait plus de l’impôt sur le revenu parce qu’on n’y croyait plus. L’opinion commune était qu’on y avait renoncé, au moins pour un temps, et que d’autres problèmes, plus urgens, plus impérieux, avaient remplacé celui-là. Mais, quanti on a vu revenir M. Caillaux et qu’on a entendu ses premiers propos, il a bien fallu se rendre compte que la menace était sérieuse et tout aussitôt les résistances se sont produites, aussi nombreuses, aussi ardentes qu’autrefois. Le commerce et l’industrie ont protesté par leurs organes naturels, Chambres de commerce, grandes sociétés, syndicats. Tout le monde consentait à payer, puisqu’on s’était mis, par une folle politique de dépenses, dans l’obligation d’augmenter les impôts ; mais contre la déclaration contrôlée, la protestation était générale, chacun se refusant à livrer à l’administration le secret de ses affaires et à se soumettre à un système qui n’échapperait à l’arbitraire que pour tomber dans l’inquisition. Le gouvernement, toutefois, ne sourcillait pas ; il restait impassible ; il en avait vu bien d’autres ! À plusieurs reprises déjà, il n’avait tenu nul compte des représentations qui lui venaient des Chambres de commerce ou des grandes sociétés industrielles, dans lesquelles il voyait volontiers, et il dénonçait, un esprit réactionnaire. Mais il avait compté sans le comité Mascuraud ! Tout le monde connaît le comité Mascuraud, le rempart de la République radicale, le défenseur de tous les ministères qui se sont succédé depuis une quinzaine d’années, l’association active, remuante, parfois encombrante, de tous les commerçans et industriels qui veulent être décorés et qui, grâce à un continuel échange de services entre le gouvernement et eux, sont arrivés à constituer dans la République une vraie puissance, en vertu du principes do ut des, qui est d’ailleurs l’âme du commerce. Le comité Mascuraud n’a pas pu ne pas entendre le bruit qui se faisait autour des projets de M. Caillaux et aussitôt il s’est senti une âme de commerçant et d’industriel : il a émis un vœu contre l’inquisition fiscale, se manifestant par la déclaration contrôlée. Dans le monde gouvernemental, on a été bien près de crier à la trahison. La surprise a été grande, la colère ne l’a pas été moins. Les journaux officieux ont tourné contre l’infortuné comité les expressions de haine et de mépris qu’ils infligeaient habituellement à d’autres. Pour la première fois, ils s’apercevaient que le comité Mascuraud n’obéissait qu’à ses intérêts, et cette découverte semblait les remplir d’horreur. Peut-être s’attendaient-ils à ce que ce comité, honteux et repentant, fît une seconde manifestation pour corriger la première ; mais il n’en a rien été. Quelques-uns de ses membres, peu nombreux, peu importans, ont déclaré qu’ils étaient absens au moment du vote, mais on n’a pas pu obtenir du comité un vote en sens contraire et la seule déclaration qu’on a arrachée à M. Mascuraud lui-même, avec beaucoup de circonlocutions où sa pensée a paru obscure, a été qu’il n’avait parlé que pour les commerçans et les industriels et que, après tout, il ne se souciait nullement des autres contribuables ; ils ne sont pas de sa confrérie ; il les abandonne à M. Caillaux. Quoi qu’il en soit, le coup était porté et il ne pouvait pas y en avoir de plus cruel. Eh quoi ! Mascuraud, toi aussi ? C’est le cri de César lorsqu’il vit Brutus, qu’il appelait son fils, lever contre lui le poignard. César se cacha la tête dans son manteau et se laissa faire. M Caillaux, lui, s’est défendu, mais combien mal ! Il sentait l’ennemi partout autour de lui. Il n’avait plus la belle confiance qui l’avait rendu si redoutable au pauvre M. Dumont.

On s’en est aperçu au Sénat. La discussion de l’impôt sur le revenu y a été très belle ; elle a pris, dès le premier moment, une ampleur digne du sujet ; et les discours prononcés par M. Aimond, rapporteur, par M. Touron, par M. de Lamarzelle, par M. Ribot, sont au nombre des plus remarquables que la haute assemblée ait entendus depuis longtemps. Quant à M. Caillaux, on s’attendait à ce qu’il défendît purement et simplement le projet voté par la Chambre, et il semble bien qu’il avait promis de le faire, mais il s’en est gardé, ou, du moins, il ne l’a pas fait sans atténuations. Ses préférences, bien qu’il ne les ait pas exprimées d’une manière tout à fait nette, ont semblé pencher vers un amendement présenté par M. Perchot, qui permet d’introduire quelques modifications dans le projet de la Chambre et de l’ouvrir à certaines transactions. L’amendement est très simple. Il commence par supprimer d’un trait de plume tous nos impôts directs, après quoi, il les remplace par des cédules, c’est-à-dire qu’il les fait renaître sous une autre forme et sous un autre nom. Vient enfin, comme dans la plupart des systèmes, l’impôt complémentaire qui est destiné à corriger leurs imperfections, au risque quelquefois d’y ajouter. Faut-il l’avouer ? Nous n’avons jamais très bien compris l’utihté de cet impôt complémentaire. Il a pour but, dit-on, de suppléer par une surcharge à l’injustice inhérente aux impôts indirects, qui font peser un poids trop lourd sur les pauvres. Qu’on rétablisse l’équilibre, nous le voulons bien, mais les impôts directs ont précisément cet objet et, si on les trouve insuffisans, il n’y a qu’à les augmenter. Nos impôts directs ont été l’objet de bien des critiques et M. le ministre des Finances a déclaré très haut, à diverses reprises, que nul n’osait ni n’oserait les défendre. Nous sommes surpris que M. Caillaux ait osé lui-même risquer cette affirmation après l’éloquent et vigoureux discours de M. Touron. M. Touron est un lutteur qui ne recule pas devant l’expression intégrale de sa pensée ; il admire notre vieux système d’impôts, qu’il regarde comme excellent dans ses lignes générales et n’est pas éloigné de considérer comme le meilleur du monde. Ce n’est pas nous qui le contredirons. Notre système d’impôts, en tout cas, est celui qui convient le mieux à notre caractère, à nos mœurs, à nos besoins ; il n’est pas sorti d’une théorie, il n’est pas venu d’une importation étrangère, il est le produit de notre histoire et nous est si bien adapté qu’il n’est pas loin aujourd’hui de donner annuellement 6 milliards de recettes, avec une facilité sans égale. M. Touron repousse donc le projet de la Chambre, celui de M. Caillaux, celui de M. Perchot : il croit que le mieux est de demander à nos impôts directs ce qu’ils peuvent encore nous procurer et le surplus aux impôts indirects. C’est aussi le moyen d’aboutir à bref délai, car si on veut, avec M. Perchot, renverser d’un seul coup et refaire d’un seul jet tout notre système d’impôts, il faudra pour cela plus de temps que la Chambre n’en a devant elle, et peut-être que M. Caillaux n’en a devant lui.

M. Ribot a montré à son tour la folie d’une pareille entreprise et il a pu s’appuyer de l’autorité d’un ministre des Finances qui l’avait dénoncée autrefois dans des termes aussi catégoriques que les siens pouvaient l’être. Quel était ce ministre ? Nos lecteurs ont déjà deviné que c’était M. Caillaux. — Je n’ai jamais dit cela, a protesté celui-ci. — Je l’ai entendu de mes oreilles, a répliqué M. Ribot. — Et le lendemain les journaux, après avoir retrouvé à l’Officiel le discours auquel M. Ribot avait fait allusion, s’amusaient à en reproduire des extraits. M. CaUlaux était, à cette époque, un ministre sage et avisé ; malheureusement sa conception actuelle est à l’opposé de celle d’autrefois ; il estime aujourd’hui qu’il y aurait les plus grands inconvéniens à corriger les imperfections d’un de nos impôts directs, sans toucher aux autres, parce qu’on créerait entre eux des inégalités, qui feraient naître des injustices dont le contribuable se plaindrait. M. Ribot est resté fidèle aux idées anciennes de M. Caillaux. Il lui a fait d’ailleurs la partie belle en déclarant qu’ils étaient d’accord sur le fond et qu’il fallait en effet corriger tous nos impôts directs : il se séparait de lui seulement sur la méthode, car il persistait à croire qu’on ne devait toucher à notre édifice fiscal que d’une main prudente et patiente, c’est-à-dire en réparer d’abord une partie, puis une seconde, puis une troisième, et ainsi de suite, de manière adonner aux réformes faites le temps d’être mises à l’épreuve de l’expérience et de passer dans les mœurs, avant d’aller plus loin. La Commission a rapporté les deux premiers titres du projet de loi ; ils sont prêts à être votés, les autres ne le sont pas. Le bon sens indique qu’il faut détacher ces deux premiers titres des autres, les faire voter par le Sénat, puis les porter à la Chambre, les lui soumettre et les lui faire voter. Ces deux premiers titres se rapportent à l’impôt foncier sur les propriétés non bâties dont on peut dès maintenant assurer la péréquation, et aux valeurs mobilières, Ce n’est pas toute la réforme rêvée par M. Caillaux, mais c’en est une partie, la seule qui soit immédiatement réalisable, la seule par conséquent qu’il faille immédiatement réaliser. On a pu croire un moment que M. Caillaux entrerait dans cette voie qui est celle du bon sens. On a écouté avec attention, un peu avec surprise, un discours de lui où, dans des termes qui n’étaient pas à la vérité très explicites, il semblait chercher des formules de conciliation et de transaction. Mais alors, que s’est-il passé ? Le mystère n’en est pas encore dissipé. Il y a eu une suspension de séance : à la reprise, quand M. Caillaux est remonté à la tribune, il y est apparu dans toute son intransigeance. Avait-il reçu les admonestations de ses amis ? Avait-il subi leurs injonctions ? Quoi qu’il en soit, il était un autre homme, affirmant la nécessité de faire toute la réforme en même temps, parlant sans ambages de la déclaration que le contribuable devrait faire et que l’administration devrait contrôler, reprenant enfin son projet dans sa totaUté et le présentant par ses côtés les plus rébarbatifs. C’est alors que M. Ribot, dans une improvisation courte, serrée, pressante, a mis son interlocuteur au pied du mur. — Quand les deux premiers titres seront votés, lui a-t-il demandé, les apporterez-vous à la Chambre et lui demanderez-vous de les voter sans attendre le reste ? — Je demanderai au Sénat, a répondu M. Caillaux, de discuter ce reste. — Nous le ferons, a répliqué M. Ribot ; nous y mettrons la meilleure volonté ; mais nous ne pouvons pas promettre d’aboutir tout de suite : encore une fois, que ferez-vous des deux premiers titres ? — M. Caillaux est resté muet, il s’est refusé à s’expliquer, pourquoi ? Il est facile de le comprendre. — Vous n’êtes pas seulement ministre des Finances, lui a dit M. Ribot, vous êtes encore le chef d’une association électorale. — En effet, M. Caillaux n’est plus libre ; il a cessé de s’appartenir ; il est le chef d’un parti qui, en le portant, le pousse ; il est le chef d’une association électorale qui a des exigences inexorables. Nos finances en souffrent, le budget est exposé à rester en perdition, une crise économique grave sévit sur le pays. Tout cela est fâcheux sans doute, et M. Caillaux le regrette, mais il est l’homme-lige d’un parti qui met son intérêt au-dessus de celui du pays.

Nous n’entrerons pas aujourd’hui dans le détail des propositions faites par la Commission, ou par M. Touron, ou même par M. Ribot pour augmenter ou transformer quelques-uns de nos impôts directs et en obtenir un rendement plus élevé, qui diminuerait le déficit sans le supprimer. Bon gré mal gré, il faudra recourir, dans une proportion plus ou moins grande, aux impôts indirects et M. Caillaux s’y résigne lui-même. Mais compte-t-il vraiment sur sa grande réforme, si elle est faite dans son ensemble, pour lui donner 300 ou 350 millions dont il a besoin tout de suite ? Il l’assure. Malheureusement, parmi les choses nombreuses qu’il a dites et qu’il a oubliées depuis, il en est une qu’il a écrite officiellement au président de la Commission du budget et qu’il a lue solennellement à la Chambre : c’est que l’impôt sur le revenu ne pourra pas être voté avant 1915 et qu’il faudra encore un an ou deux avant de le mettre en application. M. Ribot le lui a rappelé. Alors M. Caillaux, ne sachant plus très bien où il en était, a parlé d’incorporer l’impôt sur le revenu dans le budget. M. Ribot a pris la peine de relever cette vaine menace, au nom de la dignité du Sénat offensée, — et la discussion en est là. L’autorité du gouvernement et le prestige personnel de M. le ministre des Finances n’en ont pas été augmentés.

Du Sénat, passons à la Chambre. La discussion du budget y est coupée de temps en temps par celle d’une interpellation sur l’état sanitaire de l’armée. Cet état n’est pas bon, on ne saurait le dissimuler ; mais est-il aussi mauvais que le disent les socialistes et bon nombre de radicaux, qui s’appliquent à le représenter comme encore plus grave qu’il ne l’est, afin d’en rejeter la responsabilité sur la loi de trois ans ? Ce n’est pas seulement dans l’armée que l’hiver, en janvier, a sévi plus rudement qu’à l’ordinaire. En outre, il y a eu des épidémies dont personne n’est responsable. Malgré cela, il ne semble pas que le mal soit aussi grand qu’on l’a dit, et, sans remonter bien haut, on trouve plusieurs années où le nombre des maladies et des décès a été aussi élevé qu’aujourd’hui. Mais, pour les socialistes, tout est prétexte à attaquer la loi militaire, le gouvernement qui l’a préparée, l’administration qui l’a mise en œuvre et appliquée. Ils ont donc présenté à la Chambre le tableau le plus sombre des souffrances de l’armée. Après une première journée de discussion, M. Joseph Reinach a demandé que la suite en fût remise à la plus prochaine séance : il ne semblait pas, en effet, qu’un débat de ce genre pût être interrompu. Après avoir ému le pays en lui exagérant le mal, il convenait de le rassurer en lui disant la vérité, toute la vérité, mais rien que la vérité. Les socialistes ne l’ont pas entendu ainsi ; ils ont exigé la remise à huitaine, et le gouvernement les a appuyés. M. le président du Conseil a vu une « manœuvre » dans la proposition si simple, si naturelle de M. Reinach, et il s’y est opposé. La Chambre lui a donné raison, comme Pandore à son brigadier. Il a donc fallu attendre huit jours les renseignemens statistiques que M. Maginot, sous-secrétaire d’État à la Guerre, a enfin apportés à la tribune et qui ont pu atténuer en quelque mesure les inquiétudes du pays. La Chambre a écouté attentivement les chiffres que M. Maginot lui présentait avec une bonne foi évidente, et la séance se serait terminée sans encombre, si M. le sous-secrétaire d’État, allant au fond des choses, c’est-à-dire des intentions, n’avait pas terminé son intéressante communication par quelques mots relatifs à la loi de trois ans. Tout le monde sentait qu’elle était en cause, qu’on avait expressément voulu l’y mettre, que certains le voulaient encore et qu’il était indispensable de dire un mot pour manifester à son égard la volonté persistante du gouvernement. Ce mot, M. le sous-secrétaire d’État l’a dit très fermement. A la tribune en effet et dans ses actes publics, le gouvernement se montre toujours partisan de la loi de trois ans, bien qu’il se réserve notoirement d’en soutenir les adversaires dans les prochaines élections : contradiction déconcertante, qui prouve que, s’il comprend son devoir, il n’a pas la force de le remplir jusqu’au bout. M. Maginot a donc déclaré qu’on ne pouvait pas « décemment » croire qu’après avoir voté la loi militaire, la Chambre la retirerait au bout de quelques mois. Décemment ! Cet adverbe a déchaîné la foudre. Elle a grondé sur les bancs de l’extrême gauche. Les mots vifs se sont croisés. M. Sembat a demandé si M. Maginot avait parlé avec l’adhésion du gouvernement. Ce qui donne lieu de le croire, c’est que la phrase sensationnelle n’a pas été improvisée : elle était écrite. Au surplus, il n’a bientôt pu y avoir aucun doute à ce sujet lorsque, M. le sous-secrétaire d’État étant revenu à son banc, M. le président du Conseil et M. le ministre de la Guerre lui ont serré ostensiblement la main. « Cette poignée de main sera à l’Officiel, » a dit M. Barthou. Elle a augmenté violemment l’émotion de l’extrême gauche, et ces mêmes socialistes qui, huit jours auparavant, avaient renvoyé la suite de la discussion à huitaine, lorsqu’il ne s’agissait que de la santé de nos soldats et de l’angoisse de leurs familles, ont impérieusement demandé que, cette fois, elle eût lieu à la séance suivante, afin que le gouvernement s’expliquât. L’affaire était trop grave ! on ne pouvait pas attendre huit jours. La bataille s’annonçait donc comme devant être ardente, passionnée, et elle avait attiré beaucoup de monde au Palais-Bourbon. Les gens naïfs croyaient que le ministère pourrait être renversé : c’était mal connaître notre monde politique en général et les radicauxsocialistes en particulier

Combien de fois n’avons-nous pas dit qu’il n’y a pour le ministère qu’une pensée, qui est de vivre jusqu’aux élections, et pour les socialistes et radicaux-socialistes qu’une préoccupation, qui est de le faire vivre jusque-là ! Entre eux, il peut y avoir une brouille passagère, des accès de mauvaise humeur, des emportemens, des impatiences, mais une rupture, non. Le langage trop expressif de M. Maginot avait provoqué une de ces émotions subites dont on n’est pas toujours maître, et, s’il y avait eu un vote immédiat, Dieu sait ce qu’il aurait été : mais, pour peu qu’on ait le temps de la réflexion, tout s’arrange. Après s’être juré de voter contre le ministère, s’il ne leur donnait pas pleine satisfaction, les socialistes se sont empressés de chercher une planche de salut à lui tendre. On ne l’a pas obligé à se désavouer, à retirer ce qu’il avait dit sur la loi de trois ans, à subir une humihation que peut-être il n’aurait pas acceptée ; on s’est contenté de proposer une Commission d’enquête, qui collaborerait avec lui pour le grand bien de l’armée. Commission et gouvernement ne manqueraient pas, grâce à un effort commun, de découvrir les véritables causes du mal et d’y apporter un remède : il serait convenu d’avance que la cause du mal serait attribuée à l’ancien ministère et le remède au nouveau. Mais le mal, M. Maginot en avait indiqué avec précision l’étendue, le caractère, l’évolution et il s’était fait fort de le guérir ; à la séance suivante, M. Noulens a repris le même thème avec plus d’autorité ; une enquête était donc inutile, et elle aurait eu toute l’apparence, qu’on le voulût ou non, d’un acte de défiance envers le gouvernement. On espérait que celui-ci n’y mettrait pas d’amour-propre. Cependant, comme il faut tout prévoir, même l’invraisemblable, M. Abel Ferry a eu l’ingénieuse idée de proposer que l’enquête fût faite, non pas par une Commission spéciale qui serait élue pour cela au milieu des préoccupations et des passions de l’heure présente, mais par une Commission préexistante qui étudie, sans faire de bruit, les questions d’hygiène. Le procédé était de plus en plus bénin, bénin, à l’égard du ministère. Finalement, la Chambre s’est trouvée en présence de deux propositions : celle d’une enquête spéciale faite par M. Augagneur, et celle d’une enquête sans caractère politique faite par M. Ferry. On a vu alors combien on aurait eu tort de craindre de se heurter aux susceptibilités du gouvernement. M. Doumergue n’est pas entré dans des distinctions qui ont paru subtiles à son esprit simpliste et il a annoncé qu’il acceptait l’enquête, sans dire si c’était celle de M. Augagneur ou celle de M. Ferry. Alors M. Millerand est monté à la tribune et on a cru que la vraie bataille allait commencer ; mais à peine a-t-il ouvert la bouche que M. Augagneur a retiré sa proposition et s’est rallié à celle de M. Ferry. Tout cela était-il convenu d’avance ? C’est probable ; mais M. Millerand, qui n’était pas dans le secret, en a paru déconcerté, et il est descendu de la tribune en disant qu’il était venu combattre la première enquête et non la seconde. La déception a été grande. L’occasion de se montrer était belle pour les orateurs de la Fédération des gauches, ils ne l’ont pas saisie et le combat a fini faute de combattans. Le ministère était sauvé à bon compte. Mais personne n’a grandi dans cet avortement d’une discussion qui avait été annoncée avec fracas. Les socialistes se sont contentés de témoigner leur mécontentement par leur abstention dans le vote. Pour ce qui est de forcer le gouvernement à s’expliquer sur le service de trois ans, ils n’en ont rien fait, ils ont reculé devant une telle imprudence, ils n’ont pas voulu s’exposer à mettre le ministère dans l’embarras avant les élections. Celui-ci le savait et s’est contenté de faire quelques gestes, désertant lui-même un combat qu’on ne lui offrait plus. Il a sans doute laissé dans cette affaire quelque chose de sa dignité, mais il n’en a cure et, pourvu qu’en somme il vive, c’est assez, il est plus que content, comme le vieillard de la fable.

Cette journée n’a pas fait faire un progrès à nos mœurs politiques. Le gouvernement, incapable de répondre à la Chambre et répondant mal au Sénat, se sauve par des échappatoires. Que reste-t-il aujourd’hui de l’incident Maginot ? La poignée de main de M. le président du Conseil et une Commission d’enquête sans signification déterminée. Et que restera-t-il demain de l’impôt général sur le revenu avec déclaration contrôlée, chef-d’œuvre de M. Caillaux ? Le vote des deux premiers titres du projet de la Commission, Nous ne nous en plaindrons pas : mais alors, pourquoi avoir renversé M. Barthou ?


La situation s’éclaire un peu en Orient, et il semble que nous entrions dans une phase plus calme : le besoin de la paix que toutes les Puissances balkaniques ressentent est d’ailleurs à cet égard la meilleure garantie. Nous en étions restés aux démarches faites à Constantinople et à Athènes, par lesquelles les Puissances notifiaient leurs volontés, relativement aux frontières méridionales de l’Albanie et aux îles de la mer Egée. Dans l’état où étaient les choses, personne ne mettait en doute que la Porte d’un côté, et le gouvernement hellénique de l’autre, s’inclineraient devant les notifications qui leur étaient faites, mais il était important de savoir dans quels termes ils le feraient. Personne ne croyait surtout de la part de la Porte, à une adhésion pure et simple. La Porte a fait son deuil de l’Épire, et il lui importe peu que la frontière helléno-albanaise, soit reportée un peu plus au Nord ou au Sud, mais la perte des îles de la mer Egée lui est infiniment sensible, et on s’attendait bien à ce qu’elle n’y donnât pas un consentement sans réserves. Les journaux parlaient même d’une protestation qu’elle ne pouvait manquer de faire, mais que l’Europe n’aurait pas manqué de repousser comme inadmissible. Quant à la Grèce, elle gagnait trop pour ne pas se résigner à perdre quelque chose, et on s’attendait seulement de sa part à l’expression de quelques regrets. En somme, les choses se sont passées comme on l’avait prévu. La réponse de la Grèce est pleinement satisfaisante, et si celle de la Porte ne l’est pas au même degré, elle est cependant acceptable et ne dépasse pas ce que le gouvernement ottoman devait à sa douleur, peut-être même à sa dignité.

Il commence par reconnaître et par rappeler que la question des îles avait été remise à la décision des Puissances : dès lors, il aurait pu s’arrêter là, son adhésion à ce que les Puissances avaient décidé étant acquise d’avance. Il a tenu cependant à exprimer son sentiment sur la solution qui lui était imposée. « Le gouvernement ottoman, dit-il, constate avec un vif regret, que les six grandes Puissances n’ont pas suffisamment tenu compte des exigences vitales de l’Empire et réglé cette question de manière à éviter toutes contestations sérieuses. » On se demande, en lisant cette phrase, quelle forme pourraient prendre les contestations auxquelles elle fait allusion, et c’est ce que n’éclaircit pas la conclusion de la note. « Le gouvernement impérial, y lit-on, conscient de ses devoirs et appréciant à leur haute valeur les bienfaits de la paix, tout en prenant acte de la décision des Puissances, concernant les îles d’Embros, de Tenedos et de Castellorizo, s’efforcera de faire valoir ses justes et légitimes revendications. » Les îles énumérées sont celles qui sont dans le voisinage des Dardanelles et sont restituées à la Porte. Celle-ci en prend acte : elle ne dit pas qu’elle prend acte de l’autre partie des décisions de l’Europe, celle qui lui enlève définitivement Chio et Mitylène ; elle s’efforcera de faire valoir ses revendications. Il faut sans doute prendre ces réticences au sérieux, mais on aurait tort de les prendre au tragique. Ces réserves de la Porte ont pour objet immédiat de sauver sa face vis-à-vis du nationalisme ottoman : l’avenir sera d’ailleurs ce que les circonstances le feront. Quand même la Porte n’aurait fait aucune de ces réserves, nous n’aurions qu’une médiocre confiance dans son amour de la paix, si elle se sentait un jour évidemment la plus forte ; elle reprendrait les îles à la Grèce, comme elle a repris Andrinople à la Bulgarie ; mais il faut espérer qu’elle ne le pourra pas, soit parce que la Grèce s’arrangera pour conserver la supériorité maritime qu’elle a encore aujourd’hui, soit parce que la Porte aura le sentiment que l’Europe ne tolérerait pas de sa part une agression contre la Grèce.

À ce point de vue, la question que nous posions à la fin de notre dernière chronique reste entière, puisqu’elle n’a reçu aucune réponse. Sir Edward Grey avait émis l’avis que les Puissances, après avoir notifié leurs décisions à la Grèce et à la Porte, devaient y ajouter quelque chose, de manière à faire sentir que ces décisions n’avaient pas un caractère platonique et que les moyens de les faire respecter avaient été éventuellement prévus. Sir Edward Grey avait raison et les Puissances l’ont compris sans doute ; mais elles ont pensé qu’à chaque jour suffisait sa peine et qu’il fallait laisser à l’avenir le soin de l’avenir. Puisse cette abstention n’avoir pas de fâcheuses conséquences ! Nous croyons que la Porte n’a, pour le moment, aucune intention agressive contre la Grèce ; mais il faut avouer que celle-ci, dans sa réponse aux Puissances, était bien fondée à leur dire, comme elle n’a pas manqué de le faire, qu’en lui interdisant de fortifier Chio et Mitylène, elles lui en garantissaient la tranquille possession et se chargaient de la lui assurer. S’il en était autrement, l’interdiction d’armer serait la pire des duperies. La Grèce exprime, elle aussi, sa douleur que des territoires incontestablement helléniques lui soient enlevés en Épire ; elle ne dit pas, comme la Porte, qu’elle s’efforcera de faire valoir sur eux ses justes et légitimes revendications ; mais elle a soin d’affirmer, contrairement à ce qui a été jusqu’ici la thèse austro-italienne, qu’à ses yeux les règiemens de la question d’Épire et de la question des îles égéennes sont solidaires. Elles le sont en, effet, et si les Puissances veulent vraiment, comme nous n’en doutons pas, que la paix soit maintenue en Orient, elles doivent tenir la main à ce que leurs décisions soient respectées partout : si elles cessaient de l’être sur un point, elles risqueraient de ne l’être plus sur les autres. La Grèce s’engage d’aUleurs à évacuer des territoires actuellement occupés par elle, qui sont attribués à l’Albanie, et à ne rien faire pour encourager les résistances des populations aux volontés de l’Europe.

Il y aurait quelque hardiesse à dire que tout est fini en Orient et que la paix y est assurée pour toujours, ou même pour longtemps ; mais nous sommes à un point d’arrêt, où chacun s’appliquera à réparer ses forces et à mettre en œuvre, soit ce qu’il a acquis, soit ce qu’il a conservé. Tous les États balkaniques ont besoin d’argent et ce besoin est peut-être plus urgent à Constantinople qu’ailleurs. Djavid pacha est à Paris, où il négocie un emprunt : c’est sans doute à cette circonstance qu’est due, au moins en partie, la réponse à peu près résignée que la Porte a faite à la note des Puissances. Enfin l’Italie vient loyalement prendre sa part à ce règlement général des affaires orientales : elle avait promis d’évacuer les îles du Dodécanèse quand les troupes turques auraient évacué la Libye, elle s’apprête à réaliser son engagement, comme nous avons toujours cru qu’elle le ferait. Elle y a d’autant plus de mérite que son occupation des îles a été plus longue et que, chez elle, une partie de l’opinion pensait volontiers, suivant un vieux mot, que ce qui est bon à prendre est bon à garder. Mais il est encore meilleur de faire une bonne politique et d’inspirer confiance à tout le monde. Que l’Italie, en dédommagement des dépenses qu’elle a faites dans les îles du Dodécanèse, demande à la Porte et obtienne d’elle quelques concessions de chemins de fer en Asie-Mineure, il ne peut y avoir à cela aucune objection de la part de personne. Des négociations se poursuivent à ce sujet avec une compagnie anglaise qui avait déjà des droits sur la ligne que désire l’Italie : elles sont en bonne voie et ne peuvent pas manquer d’aboutir. Alors la diplomatie pourra peut-être prendre quelque repos.

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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