Chronique de la quinzaine - 28 février 1833

Chronique no 22
28 février 1833


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
Séparateur


J’ai entendu demander souvent quelle est l’unité de cette Revue ; quel système philosophique, historique, esthétique, elle représente ? n’étant ni doctrinaire, ni catholique, ni de l’école pure du contrat social, ni saint-simonienne, ni romantique en art, selon le rit de 1828 ? La Revue, en effet, n’est rien de tout cela ; certaines parties des doctrines indiquées ont pu et peuvent se mêler à son ensemble et y faire contraste ou variation ; mais aucun système pareil ne la compose, et le ton qui y domine, bien que d’une nuance plus diffuse et moins tranchée, est particulièrement distinct et reconnaissable. Le groupe philosophique, poétique et critique, dont les travaux et les productions forment d’habitude ce qu’on pourrait appeler le fonds de la Revue, indépendamment des portions de voyages ou de science où les faits seuls sont admis, ce groupe a une marche commune, rapprochée, sinon concertée, et constitue librement une alliance naturelle. Par la conception de l’art, par la recherche philosophique, il appartient tout entier à l’avenir, et ne s’enchaîne au passé par aucun préjugé d’école ; mais en même temps, c’est au passé surtout étudié positivement et avec impartialité, qu’il demande ses conjectures et ses espérances sur la destinée du siècle. Il y a en ce temps-ci un certain nombre d’esprits ardens, studieux, intelligens, qui, jeunes, après avoir passé déjà par des phases diverses, et avoir joint à un enthousiasme non encore épuisé, une maturité commençante, savent assez de quoi il retourne dans ces mouvemens douloureux de la société, ressentent l’enfantement d’un ordre nouveau, y aident de grand cœur, mais ne croient pas qu’il soit donné à une formule unique et souveraine de l’accomplir : car le temps de ces découvertes magiques est passé ; un fiat lux social n’est possible qu’à l’aurore ; et aujourd’hui le progrès humain se fait sous le soleil, avec force sueurs, par tous, moyennant, il est vrai, quelques guides de génie, dont aucun pourtant n’a le droit de se croire indispensable. Or, les esprits qui jugent de la sorte, ont un rôle à jouer dans l’effort commun ; ils ont à exciter ceux qui doutent d’une issue, à tempérer, à ne pas suivre ceux qui voient à chaque pas un labarum ; ils ont à multiplier les points de vue de l’histoire, les documens de l’érudition, les variétés réelles, innombrables, qui déconcertent les unités étroites et factices ; ils ont aussi à rappeler, d’autres fois, le but futur, la grande unité sociale, vague encore, complexe, et inégale toujours, où évidemment le siècle s’achemine. Ils ont enfin à ne pas laisser dépérir, dans ces routes pénibles, les facultés délicates, brillantes ou tendres, oublieuses d’ici-bas, l’imagination, l’âme, l’art et toutes les cultures qu’il suggère. Or, c’est une pensée semblable, une pensée de bon sens, d’étude, de tolérance, de progrès laborieux et aussi d’agrément, qui anime l’ensemble de la Revue ; c’est là son genre d’unité, et elle tâchera de s’y affermir de plus en plus, au milieu de tant d’assertions téméraires et de promesses ambitieuses.

Les trois grandes questions qui travaillaient, il y a quinze jours, l’Orient, l’Amérique du Nord et la vieille Angleterre, sont encore pendantes. Ibrahim, qui ne croit guère à la vertu efficace des protocoles, a fait preuve de sens, en marchant de Koniah sur Seutari ; un pied dans le Bosphore, n’étant séparé du divan que par ce détroit que les amoureux et les poètes traversent à la nage, il est plus certain de se faire entendre. — Aux États-Unis, tout espoir d’un accommodement entre la Caroline du sud et le congrès n’est pas évanoui ; on se prépare pourtant des deux côtés, comme pour une lutte sanglante, et les milices sont sous les armes. Les volontaires irlandais ne se disposent pas non plus à se dissoudre : le bill pour la réforme de l’église d’Irlande qu’a présenté lord Altorp, à la Chambre des communes, avait fait naître des espérances de conciliation que le bill de répression, présenté par lord Grey à la Chambre des lords, a promptement dissipées. L’Irlande, menacée d’une véritable mise hors la loi, a l’allure plus effervescente, plus insurrectionnelle que jamais. Le fait européen actuel le plus décisif est là.

Le fait parisien et français, le plus capital, le plus caractéristique, depuis quinze jours, ce n’a été ni l’abandon à la dérobée de la loi sur l’état de siège, ni l’espèce de triomphe oratoire de M. de Broglie devant nos députés, ni même la chevaleresque étourderie royaliste de M. Thiers, au diable ce menu tracas législatif ! Ç’a été tout bonnement le carnaval qui a fait les frais et qui a eu les honneurs de cette quinzaine, mais un vrai et franc carnaval, comme on n’en avait pas encore vu de si gaîment improvisé, de mémoire de jeune France. Le dernier mois s’était passé aux querelles politiques, à aiguiser ses épées, à négocier des cartels : n’était-il pas juste de varier un peu son humeur ? On s’est amusé follement au carnaval de 1833, parce qu’il y avait long-temps qu’on ne s’était amusé, parce qu’il faut toujours en France en revenir aux plaisirs, parce qu’au milieu des soucis qui assombrissent et des vertus sérieuses que, dit-on (et je le crois), nous acquérons, nous sommes l’éternelle nation de la Fronde et de la Régence, le Paris de Rabelais, de Manon-Lescaut, du Mariage de Figaro et du Directoire ? Oui, nous sommes encore et nous resterons, je l’espère, quelque chose de tout cela ; à ceux qui pensent que notre jeunesse est en train de se faire doctrinaire, à ceux qui craignent que la future république n’affecte trop un jour le goût américain, nous répondrons par ce carnaval de 1833. L’originalité du pays, la verve nationale y a reparu par un jet soudain qui marque que rien n’a baissé dans notre humeur. Après plus de deux années de spleen, abattement, désappointement amer, ces jours de gaîté inattendue promettent ; nous retrouvons notre constitution saine et brillante ; cette quantité de forces surabondantes qui s’échappe ainsi en allégresse sans motif, s’échapperait non moins volontiers en héroïsme et dévoûment à une belle cause. L’émotion patriotique, si unanime, d’il y a un mois, n’est pas si étrangère qu’on le pourrait croire, à l’émotion joyeuse qui a brusquement succédé ; je veux dire que l’une et que l’autre se rattachent au même ressort interne, à une vigueur nationale qui se répare.

Les femmes du monde, on leur doit cette justice, se sont prêtées à merveille à l’attrait et à l’embellissement de cette renaissance ; elles ont multiplié l’éclat des fêtes particulières ; elles n’ont même pas absolument dédaigné ces tourbillons, moins étroits, mais plus enivrans, où la foule enhardit et protège le mystère. À la blancheur suave du cou et aux lignes voluptueuses de plus d’une pose indécise, il était aisé, jusque sous le masque, de saisir la curiosité de l’aristocratique beauté qui se confiait là, pour la première fois, à quelque guide heureux et fier : c’était une nuance nouvelle en ces sortes de lieux que de suivre ainsi un embarras charmant, dissipé à mesure. Nous notons ceci comme un fait ; nous n’adressons aucun reproche ; nous serions tenté plutôt de féliciter, si nous l’osions ; deux ou trois carnavals comme le dernier feront plus, à coup sûr, pour l’émancipation réelle de la femme, que quatre ou cinq religions ex professo.

Nous avons sous les yeux un roman nouveau intitulé la Saint-Simonienne[1], par madame Joséphine Le Bassu. C’est un livre écrit avec douceur, intérêt, inexpérience littéraire, mais sentiment vrai, pur et assez touchant. L’auteur évidemment a été témoin d’une aventure plus ou moins semblable à celle qu’il nous raconte, Une jeune fille sentimentale, exaltée, élevée dans la pratique chrétienne et d’une nature un peu mystique, Claire, est aimée d’un jeune homme éloquent et enthousiaste qui a embrassé le saint-simonisme, et dont l’amour l’entraîne à sa secte sans la convaincre ; le malheur qui les frappe tous les deux semble à l’auteur provoquer une moralité favorable au christianisme. Quelque incident arrivé dans le cours des missions saint-simoniennes du midi, doit avoir fourni le fonds de cette histoire. Mais la lenteur du préambule, le grand nombre de personnages trop mollement dessinés, et une teinte romanesque à la Montolieu répandue sur l’ensemble, empêchent l’effet d’être vif et réel, bien que la facilité, la grâce et une certaine onction ne manquent pas. Était-il donc besoin, pour inspirer à Claire de l’amour pour Reinal, de recourir à cette opération presque fabuleuse de la transfusion du sang ? Le côté amoureux, mystique et insinuant du saint-simonisme est assez fidèlement rendu ; le côté politique et économique n’est pas même soupçonné. Durant la seconde période de la doctrine et dans les relations avec les femmes, surtout quand des jeunes gens, convertis à peine depuis quelques mois, couraient en prosélytes, s’adressant aux imaginations provençales, c’est bien sous cette forme vaguement attrayante et affadie, que le saint-simonisme, naguère austère au sortir du Producteur, menaçant au sortir des ventes, se produisait en se corrompant. Bien des cœurs avides, des imaginations tendres d’adolescens, en essayèrent. Il y aurait un singulier rapprochement, non pas tout-à-fait chimérique, à établir entre le saint-simonisme de cette période et les congrégations mystiques, et à la fois ambitieuses, des premiers temps de la restauration. C’était également, quant aux procédés du moins, quelque chose de séducteur, de chatouilleux, qui allait aux sens en parlant des choses sévères. Le demi-jour des chapelles de la Roche-Guyon se retrouvait presque dans le cabinet étoffé et doré du père suprême. L’apothéose anticipée d’un avenir inconnu employait les mêmes expédiens, les mêmes pratiques idolâtriques que l’adoration réchauffée d’un passé enseveli. Qui l’eût dit ! quand une jeunesse aristocratique, sortie de Saint-Acheul ou des séminaires, se glissait dans les affiliations dévotes ; qui l’eût dit ! que hors d’elle, au sein même du carbonarisme farouche, il se préparait quelque chose qui deviendrait de transformation en transformation, et après une révolution nouvelle, le sanctuaire non moins mystique, le Sacré-cœur, en vérité, de la jeunesse républicaine et prolétaire ? Car après les trois jours, durant deux années, le saint-simonisme a été en grande partie cela. À ce sujet, on nous permettra de citer ici quelques vers laissés par un jeune saint-simonien mort, Bucheille ; le sentiment qu’il éprouve en approchant du groupe qu’il considère comme sacré, ce détachement des autres amitiés et des liens antérieurs, cette illusion d’un essor plus vaste et d’un rajeunissement moral, tous ces symptômes, que beaucoup ont partagés, y sont assez naïvement réfléchis : nous n’avons supprimé qu’un bout d’amourette vers la fin ; et c’était là encore un trait qui d’ordinaire ne faisait pas faute. Je m’étonne que le saint-simonisme n’ait pas inspiré d’autres vers, et qu’aucune poésie ne se soit teinte de son reflet. Certaines pièces des méditations de M. de Lamartine idéalisent assez bien les oratoires d’élite auxquels, vers 1819, on s’initiait. Si le saint-simonisme s’était maintenu plus long-temps à cet état vague de petite église, si le jeune Bucheille lui-même avait plus vécu, il est possible qu’il eût essayé d’en consacrer l’esprit et la couleur. La dépendance étroite où l’on était du père mettait toutefois obstacle à l’inspiration. Voici les préludes, qui sont, on le verra, antérieurs à l’entrée en hiérarchie du poète :


Assez tarder, mon Ame, et faire violence
Aux penchans naturels d’un invincible essor !
Assez pour ton passé de deuil et de silence !
À ton jeune avenir renais et chante encor.


Sur tes liens détruits assez de larmes vaines ;
Assez rôder autour du nid tant regretté ;
Assez regarder fuir les cimes des grands chênes,
Et voir fumer le toit où l’on fut abrité !


L’Aquilon te soulève, ô ma jeune hirondelle,
Et l’horizon lointain abaisse ses sommets ;
Tu tardes ; craindrais-tu de paraître infidèle,
Parce qu’aux mêmes lieux tu ne reviens jamais ?


Oh ! non, tu ne reviens jamais après l’absence ;
Ailleurs, toujours ailleurs, en avant, c’est ta loi ;
Ta loi, c’est d’obéir à qui, dès ta naissance,
Te crie, à travers tout : Viens à moi, viens à moi !


À travers la douleur des amitiés brisées,
Les chûtes, les écarts, — obstinée en ton vœu ;

Inégale au milieu du blâme et des risées,
Tu poursuis ton amour, ton progrès et ton Dieu.


Bien des fois, ô mon Ame, a mué ton plumage ;
Toujours il repoussa plus puissant et plus beau,
Toujours ton aile ardente, échappée à l’orage,
Par un jet plus hardi répara son lambeau.


Aujourd’hui bien plus vaste est ta course nouvelle,
Le rivage où tu tends doit être le meilleur ;
Car tu saignas beaucoup à rajeunir ton aile,
Et le temps fut pour toi comme un rude oiseleur.


Va donc, et laisse au loin les ronces dispersées,
La paille du vieux nid, les chansons du loisir ;
Qu’il ne te reste rien des anciennes pensées,
Rien qu’un germe fécond de vie et de desir.


Tout change autour de nous, tout finit et commence ;
Les temples sont déserts et les trônes s’en vont ;
À toi de saluer sous le linceul immense
Le siècle nouveau né qui porte un signe au front !


Devance l’univers en sa métamorphose ;
Beaucoup sont suscités pour la prophétiser ;
Tu peux en être aussi, mon Ame ; ose donc, — ose ; —
Sais-tu tout ce qu’un Dieu t’inspirera d’oser ?


Toute âme, toute vie a son rôle en ce monde ;
À l’une est le sillon, à l’autre sont les mers ;
À toi, noble insensée et la plus vagabonde,
De semer en volant le bon grain dans les airs !


Sans doute, et je l’espère, un jour apprivoisée,
À l’autel de ce Dieu que tous viendront bénir,
Dans un bosquet du temple, heureuse et reposée,
Tu chanteras en chœur l’immortel avenir.


Initiée alors, toi qui n’es qu’à l’entrée,
Toi qui d’hier à peine as brisé tes barreaux,

Tu vivras d’allégresse, ô Colombe sacrée ;
— Mais l’hiver souffle encor, saison des passereaux.


Va pourtant ! tu n’es plus solitaire et sans joie ;
Dans la nue, au désert, perdue à tous les yeux,
Quand tu veux te guider, tu regardes la voie
Où marche en grossissant le groupe harmonieux.


Et si jamais ton ciel redevenait plus sombre ;
Si ton vol fatigué fléchissait dans la nuit,
Entre le groupe et toi, si quelque jeu de l’ombre
Te voilait un moment le signal qui conduit ;


Si d’en haut (car parfois le doute nous arrive
En ces jours de passage où rien n’est arrêté)
Il te semblait encor voir sans cours et sans rive,
Comme une eau dans les joncs, flotter l’humanité ;


Alors, toujours, partout, sereine ou désolée,
Dans la plus froide nuit comme au plus beau soleil,
N’as-tu pas cette autre âme à tes destins mêlée,… etc., etc…


En ouvrant le tome v des Contes de toutes les couleurs[2], je tombe sur Cyprien, fragment philosophique de Jules Sand, ce nom de Sand m’ayant tout d’abord alléché. Cyprien est une de ces jeunes et ardentes âmes, comme Bucheille, que le mal social agite, dévore, mûrit ou tue avant le temps ; mais Cyprien est plus ferme que Bucheille ; sous son accent amer, sous sa parole un peu fatiguée, on sent l’énergie morale ; il vivra et trouvera à sa volonté intelligente quelque application digne d’elle. Après Cyprien vient Cora, jolie boutade de l’autre Sand, de celui d’Indiana et de Valentine. Il s’est délassé, cette fois, de la passion sérieuse en persiflant méchamment les pauvres amoureux qui s’éprennent des fantastiques beautés brunes, aux yeux verts et transparens, aux lèvres minces, fines et pâles, aux rares paroles, au profil mélancolique et sévère. C’est par suite de ce persiflage malicieux que je lis en un endroit Murillo et Scheffer accolés. Il y a aussi dans ce volume un conte qui a le mérite d’être chinois, et d’un chinois traduit par M. Stanislas Julien ; on y apprend mille jolis petits détails bizarres, tout en se pénétrant d’une excellente morale en action.

M. Petrus Borel avait publié, il y a un an environ, des Rhapsodies ; aujourd’hui Champavert[3], qui n’est autre que le même Petrus Borel, nous donne des Contes immoraux. Nous serons sérieux avec M. Borel, parce qu’il a assez de talent pour mériter qu’on le soit avec lui, et parce qu’il l’est en vérité trop peu, lui et quelques-uns de ses amis, avec le public. Il s’est formé, depuis deux ou trois ans, une société de jeunes peintres, sculpteurs et poètes, dont plusieurs annoncent un mérite incontestable, mais qui comptent beaucoup trop sur les avantages de l’association et de la camaraderie en fait d’art. Ils ont cru pouvoir continuer et réorganiser sur un plus large plan le cénacle ébauché par leurs aînés en 1829 ; ils sont tombés, comme tous les imitateurs, dans des inconvéniens plus graves. Il en est résulté chez quelques-uns un contentement précoce, un mépris du grand public, des formes étranges et maniérées qui ne sont pas comprises hors du cercle, et, pour ainsi dire, une sorte d’argot maçonnique qui souvent fait tort à leur pensée. Nous estimons trop le cœur et la portée de ces jeunes artistes pour ne pas leur parler avec franchise. Voici, par exemple, M. Borel qui croit devoir mettre en tête de ses contes une biographie mortuaire sur un Champavert, avec lequel il identifie le Pétrus Borel des Rhapsodies, de façon que, dans ce dédale de Champavert et de Pétrus, le pauvre lecteur éperdu ne sait auquel de tous ces sosies se reprendre. Je lui reprocherai encore dans ses contes, où l’imagination et l’originalité se font jour, cette incroyable profusion d’épigraphes, de titres et d’étiquettes en toutes langues, sans traduction ; moi, par exemple, qui ne suis pas un Panurge, et qui n’entends que deux langues d’Europe, outre la française, il y a, je le confesse, les deux tiers de ces têtes de chapitre que je n’ai pas compris. La pensée première a ainsi à traverser trois ou quatre enveloppes étrangères, l’Espagne, l’Italie, le moyen âge ; la dent se fatigue à chercher la pulpe sous cette contexture redoublée, et l’on est tenté de rejeter le livre comme un de ces fruits qui ne sont qu’écorce jusqu’au cœur. On aurait tort pourtant : il y a dans Champavert un fonds réel, beaucoup d’esprit, de l’observation mordante, du style ; je renvoie les sceptiques à Passereau qui est un plaisant conte, bien que les soubrettes y sachent le grec et l’art poétique, les cochers de cabriolet l’espagnol, les officiers de carabiniers le moyen âge, bien qu’on y dise la garde bourgeoise au lieu de la garde nationale ; oui, malgré tout cela, Passereau est un joli conte.

Les Mémoires d’un cadet de famille[4], par Trelawney, ami et compagnon de Byron, sont une lecture facile, amusante, peu convaincante par endroits : on y retrouve une vie de flibustier, et des péripéties merveilleuses comme celles du Cleveland de l’abbé Prévost. Trelawney s’était proposé de bonne heure pour modèle le Christian du voyage du capitaine Bligh, le même héros que Byron a célébré dans l’Île : s’il n’a pas exagéré ses hauts-faits en nous les racontant, il n’est nullement demeuré au-dessous de son idéal. Quoiqu’on ait dit que le type du Giaour et du Corsaire avait été suggéré à Byron par Trelawney lui-même, j’ai peine à croire que ces types profonds ne préexistassent pas dans l’âme du poète, et qu’ils ne surgissent point immédiatement de l’orage de ses propres pensées. Au reste, nous n’avons pas vu encore la portion de la vie de Trelawney où il entre en rapport avec Byron ; ce point, si Trelawney le fixait avec une exactitude scrupuleuse, pourrait prêter à une piquante discussion biographique et littéraire.

M. Ballanche publie en ce moment une édition in-18, complète, de ses œuvres[5]. Il a jugé convenable d’en exclure un écrit de jeunesse qui parut en 1801 et qui avait pour titre, du Sentiment : c’était un pur essai vaguement expansif, comme tous les jeunes gens sont tentés d’en imprimer, la tête encore échauffée de leurs premières lectures. Mais à part cette production sans importance, les autres ouvrages de M. Ballanche et plusieurs fragmens inédits jusqu’à ce jour, ont été recueillis dans cette publication précieuse qui manquait à l’étude de la philosophie contemporaine. Chacun pourra désormais suivre la pensée de M. Ballanche sous les diverses formes et dans l’ordre de génération où elle s’est produite : on desirera vivement surtout l’achèvement de cet édifice grandiose, dont on aura traversé le péristyle et dont on aura vu se dessiner l’enceinte. La philosophie de l’auteur d’Orphée a déjà été exposée dans cette Revue avec une largeur et une fidélité bien difficile par la plume métaphysique de M. Barchou ; nous tâcherons peut-être de revenir quelque jour sur l’auteur lui-même, en l’abordant cette fois comme le père d’Hébal, par le côté personnel et plus vivant, et en insistant sur les mérites de l’écrivain.

P.S. Les deux derniers jours ont été féconds en incidens. La déclaration de la duchesse de Berry qui n’a guère rien appris de nouveau aux personnes bien informées, atteste l’obstination presque violente qu’on a dû mettre à l’obtenir, et l’importance qu’on attachait à l’enregistrement solennel d’un tel aveu. Ce sera un sujet de honte pour bien du monde. La légitimité est un peu plus morte que devant ; le dogme de l’hérédité n’est pas plus affermi, je pense. Le lendemain de cette culbute accablante du parti, M. de Châteaubriand comparaissait devant les assises, accusé au sujet de sa dernière brochure. Quel que fût le fonds de cette brochure, quelle que fût la défaveur du moment, l’illustre écrivain représentait la liberté de la presse mise en cause dans sa personne. Le jury l’a compris de la sorte. Les choses se sont passées comme elles se passeront toutes les fois qu’on confrontera le génie, défenseur d’une liberté, face à face avec le pays. L’équité du verdict d’acquittement s’animait et se colorait d’une émotion généreuse. À partir de ce jour, M. de Châteaubriand est encore reconquis à la France ; mais, qu’il y songe, il n’appartient qu’à elle désormais. — Gustave iii a obtenu, mercredi, à l’Opéra, un succès immense de drame, de magnificence, de ballets, et, par endroits, de musique. Nous y reviendrons.



BÉATRIX CENCI.


La Porte-Saint-Martin va mettre en répétition la tragédie de Beatrix Cenci, que nous avons déjà annoncée. C’est un magnifique sujet que celui-là, si l’auteur l’a compris.

Une fille aimée de son père comme d’un amant, indignée de voir sa pureté menacée par un débauché suranné, avouant ses tentatives à sa mère dont on veut la rendre la rivale, perdant d’abord le respect, ensuite la pitié pour celui qui l’a créée ; passant de la timidité d’une vierge à l’audace d’un assassin ; demandant à son confesseur s’il lui est permis de tuer son père ; le confesseur permettant le crime, la fille égorgeant le père séducteur ; le pape faisant comparaître à son tribunal le juge même de Béatrix, le confesseur ; tous deux agitant entre eux comment le devoir doit être enseigné aux hommes par les envoyés de Dieu ; si le confesseur peut permettre l’assassinat pour empêcher l’inceste ; si le sang d’un père vaut moins que la virginité d’une fille ; si le successeur de saint Pierre en sait plus qu’un prêtre sur les secrets de la conscience et du devoir, qui sont les secrets de Dieu même : certes ce peut être là une immense tragédie ; nous verrons si l’auteur a bien pesé ce que l’histoire lui mettait dans la main.

La seule chose qui soit sûre dans cette prochaine représentation, c’est que le rôle de Béatrix sera rempli par madame Dorval. Si la perfection de la tragédie est incertaine, celle de la tragédienne ne l’est pas ; il nous reste cela du moins, et c’est beaucoup.

L’avenir de cette célèbre actrice semble d’une étendue difficile à mesurer, lorsque l’on calcule qu’elle a conquis de si bonne heure, par ses créations brillantes et hardies, la première place dans le drame moderne. On va donc voir de nouveaux efforts de ce grand talent, qui vient d’une âme chaleureuse et passionnée, dont les mouvemens sont réglés par une observation constante de la nature et un sentiment exquis de l’art ; on va donc assister à l’une des créations imprévues de cet esprit vivant et jeune que rien ne décourage, ni l’insignifiance de tant de rôles qu’elle métamorphose et ressuscite par sa pantomime et son accent, ni l’inexplicable indifférence du théâtre qui la possède et la cache au public dont elle est aimée. On s’inquiète trop de cette absence. Qu’importe à un talent de cette portée ? Les théâtres croulent, les jalousies vieillissent ; mais ce qui marche dans la vérité et devance les plus nouvelles idées est assuré de survivre à tout.




  1. Tenré, libraire, rue du Paon, n, r.
  2. Fournier, rue de Seine, n. 99.
  3. Eugène Renduel, rue des Grands-Augustins.
  4. Dumont, Palais Royal, 88.
  5. Au bureau de l’Encyclopédie des Connaissances utiles, rue des Grands-Augustins, n. 18.