Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1900

Chronique n° 1642
14 septembre 1900


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 septembre.


Si on a trouvé, il y a quinze jours, que nous ne montrions qu’une confiance médiocre dans la parfaite entente des puissances en Chine, on avouera que les incidens survenus depuis ont justifié nos craintes. Nous aidons comme un pressentiment ; de ce qui allait se passer, et nous en avons dit les motifs. La politique de l’Europe à l’égard de la Chine s’est modifiée à partir du jour où l’Allemagne s’est introduite dans les affaires d’Asie, et par une conséquence naturelle, la Chine, inquiète et affolée, a modifié son attitude à l’égard de l’Europe ou, pour mieux dire, de toutes les puissances avec lesquelles elle se trouvait en rapport. Nous ne referons pas cette histoire ; elle est d’hier. La Chine, pour se débarrasser d’une obsession qui prenait de plus en plus le caractère d’un cauchemar, a employé des moyens atroces ; elle a violé tous les principes du droit des gens : elle a versé des flots de sang. Les puissances ont dû intervenir et marcher sur Pékin : mais, une fois arrivés là, un problème redoutable s’est dressé devant elles. Fallait-il chercher les moyens les plus rapides de faire la paix avec la Chine ? Fallait-il plutôt prolonger la guerre, pour s’assurer une hégémonie plus absolue sur le Céleste Empire ? Fallait-il enfin pousser les choses jusqu’au point où l’unité de l’Empire pourrait être compromise, et où le démembrement se produirait presque fatalement ? Bien que tous les gouvernemens protestassent avec une égale énergie de leur désir, ou même de leur volonté d’éviter ces dernières solutions, considérées à juste titre comme dangereuses, leurs intérêts étaient quelquefois trop opposés et leurs vues trop contradictoires pour qu’il n’y eût pas des divergences dans la manière dont ils envisageraient la situation. Il était inévitable que les uns, considérant le but principal comme atteint, voulussent conclure le plus vite possible un arrangement avec la Chine, et que les autres préférassent le retarder dans l’espoir de le rendre plus avantageux pour eux. On n’a pas tardé, en effet, à se diviser sur la question.

Une dépêche est venue d’Amérique annonçant une nouvelle à laquelle l’opinion n’était nullement préparée, de sorte qu’elle a commencé par jeter quelque trouble dans les esprits. Le gouvernement russe avait pris une initiative qui pouvait passer pour hardie : il émettait l’avis qu’il y avait lieu pour les puissances d’évacuer Pékin, soit militairement, soit diplomatiquement, c’est-à-dire d’en retirer leurs troupes et leurs légations, et cela dans le plus bref délai. Ce n’était pas seulement une proposition que le gouvernement russe faisait aux puissances, mais plutôt une communication, nous allions dire une notification de la politique qu’il était pour son compte décidé à suivre. Il rappelait que l’objet principal de la marche sur Pékin avait été de délivrer les légations assiégées, et que cet objet était rempli. Dès lors, que restait-il à faire ? La seconde partie du programme que les puissances s’étaient proposé en commun consistait à obtenir des réparations pour le passé et des garanties pour l’avenir, réparations et garanties qui devaient être mesurées aux facultés ou ’possibilités du gouvernement chinois. En d’autres termes, on se garderait d’imposer des conditions inacceptables ou irréalisables, plus propres à prolonger l’état de guerre qu’à y mettre fin. Ces principes posés, le gouvernement russe s’était demandé comment il convenait de procéder pour en assurer l’application.

Le gouvernement chinois avait pris la fuite ; on n’avait trouvé à Pékin ni Impératrice, ni Empereur ; on ne savait même pas où ils étaient allés, et la pensée de courir après eux à travers l’immensité de la Chine ne pouvait venir à l’esprit de personne. Cependant, pour négocier, il faut être deux. Rien sans doute ne serait, à la longue, plus embarrassant pour les puissances que de rester à Pékin en tête à tête les unes avec les autres, tête à tête que l’absence du gouvernement impérial finirait par rendre difficile, laborieux, quinteux peut-être, car la présence seule de ce gouvernement était de nature à maintenir entre elles bonne entente et harmonie. De là à conclure à la convenance de quitter Pékin, il n’y avait qu’un pas, et la logique devait le faire franchir assez vite. Le gouvernement russe s’est montré logique : il a pris son parti, sans s’arrêter aux considérations accessoires où un autre aurait pu s’attarder. A son sens, — et il l’a dit, — les troupes internationales devaient évacuer Pékin pour permettre au gouvernement chinois d’y rentrer ; et, comme il était non seulement désirable, mais indispensable que le gouvernement chinois y rentrât, l’évacuation immédiate s’imposait. Le gouvernement russe a donc transmis au commandant en chef de ses forces militaires et à son représentant diplomatique des instructions pour qu’ils se rendissent à Tientsin aussitôt qu’ils croiraient pouvoir le faire sans danger. Évidemment, on ne pouvait pas envoyer de Saint-Pétersbourg l’ordre d’évacuer Pékin du matin au soir, ou du jour au lendemain ; le choix de l’heure devait être laissé à ceux qui étaient sur place ; mais ces tempéramens, toujours nécessaires dans l’exécution d’une mesure délicate, n’en modifient pas le caractère essentiel, et nous répétons que rien n’est plus net que la politique russe. On peut la définir d’un mot : pour négocier utilement, il faut d’abord évacuer Pékin. D’autres puissances devaient estimer au contraire que, pour négocier utilement, il fallait y rester. Et, certes, elles ne manquent pas non plus d’argumens à faire valoir. L’histoire déjà assez longue de ses rapports avec les puissances occidentales montre que la Chine ne croit qu’à la force toujours présente, toujours pressante, et qu’elle reprend une incroyable audace dès que cette force paraît, non pas même s’affaiblir, mais s’éloigner. Si nous quittons Pékin avant d’avoir imposé les conditions de la paix, n’est-il pas à craindre que les négociations ne s’en ressentent ? D’abord le gouvernement impérial ne manquera pas de dire que nous reculons, et qu’après être entrés à Pékin, nous avons senti et reconnu l’impossibilité de nous y maintenir. Peut-être ne le croira-t-il pas lui-même, mais il le fera croire à son peuple, et, après les abominables événemens de ces derniers mois, le peuple chinois n’aura pas le sentiment qu’il a été battu, qu’il a dû céder à une force supérieure, que cette force pourra toujours s’exercer contre lui avec le même succès. Peut-être n’avons-nous pas assez fait à Pékin pour laisser à la Chine une impression de terreur suffisante. Ces considérations ont leur valeur. De là sont venus l’hésitation et le trouble de l’opinion lorsque la note russe a été connue.

Néanmoins, plus on y songe et plus on est conduit à croire que ces craintes sont exagérées. Si nous voulons, dans les négociations qui vont s’ouvrir, aboutir à un résultat rapide, où est l’inconvénient de témoigner au gouvernement chinois quelques-uns de ces ménagemens qui peuvent l’aider, suivant une expression de son vocabulaire, à sauver sa face ? On peut même se demander si nous avons intérêt à l’humilier auprès de ses sujets au point de lui faire perdre toute autorité et tout prestige, car nous pouvons avoir besoin de ce prestige et de cette force. La seule chose qui importe est qu’il ne se fasse lui-même aucune illusion sur sa dépendance : et comment pourrait-il s’y tromper ? La rapidité et la facilité finales avec lesquelles quelques milliers de soldats européens, américains et japonais sont arrivés et entrés à Pékin sont faites pour l’en convaincre : la démonstration de la supériorité occidentale a été encore plus probante que si nous avions dû attendre l’arrivée de tous les renforts actuellement en route pour Tientsin. Un déploiement de forces aussi considérable na pas été nécessaire ; il a suffi en somme d’une poignée d’hommes déterminés pour disperser réguliers et irréguliers chinois et forcer les portes de la capitale. Le gouvernement chinois, pris de peur, s’est dérobé. Où a-t-il été ? Peu importe : il a disparu à la hâte, laissant derrière lui le palais impérial à la discrétion de l’armée internationale. On sait que celle-ci, représentée par des détachemens des diverses nationalités, a défilé dans le palais désert. De tels souvenirs ne s’effaceront pas de sitôt de l’esprit de l’Impératrice, de l’Empereur, des membres du Tsong-li-Yamen. Le gouvernement chinois sait aujourd’hui, à ne pas pouvoir s’y méprendre, qu’il est sous la main des puissances alliées, et qu’il ne retrouverait plus, à une seconde épreuve, l’indulgence relative qu’on lui témoigne en ce moment. En effet, si les suggestions modérées de la Russie finissent par prévaloir cette fois, il il’est pas douteux que ce sont les suggestions les plus radicales, les plus rigoureuses, les plus implacables même qui prévaudraient, et sans contestation possible, dans le cas où le gouvernement impérial, par complicité ou seulement par faiblesse, laisserait de nouveaux troubles éclater à Pékin ou dans les provinces. L’expérience qu’il vient de faire ne saurait être perdue. Mais, dira-t-on peut-être, il ne s’agit pas de l’avenir, il s’agit du présent, c’est-à-dire des négociations de demain : les puissances y exerceront-elles la même influence si leurs troupes ont quitté Pékin ? Les dirigeront-elles avec la même autorité ? Les feront-elles aboutir avec la même sûreté ? Pourquoi non ? L’évacuation de Pékin, quand bien même elle serait complète, n’en resterait pas moins presque fictive. Pas un soldat étranger ne quittera la Chine : tout au contraire, les renforts attendus arriveront à Takou et à Tientsin dans quelques jours, et alors Pékin, évacué ou non, se trouvera sous le coup d’une menace infiniment plus sérieuse que toutes celles dont il a pu être l’objet, même lorsque les troupes internationales campaient entre ses murailles. Ce qui a retardé d’abord la marche des alliés, c’est que le chemin de fer avait été détruit dans une grande partie de son parcours ; mais on travaille à le rétablir et c’est un travail qui sera bientôt terminé. Le chemin de fer, une fois reconstitué, sera surveillé et gardé. Pékin évacué, mais relié par une voie rapide à Tientsin, c’est-à-dire à une armée qui sera dans peu de jours dix fois plus nombreuse qu’elle ne l’est aujourd’hui, pourra, plus convenablement dans la forme, servir d’asile au gouvernement impérial, mais n’en restera pas moins à la discrétion absolue des alliés. Et c’est pour cela que la proposition russe, si même elle était acceptée par toutes les puissances, ne nous paraîtrait de nature à enlever à celles-ci, dans les négociations prochaines, aucun des moyens d’action sur lesquels une écrasante supériorité militaire leur permet toujours de compter.

Nous parlons de cette proposition sans aucun parti-pris. Lorsque nous l’avons connue pour la première fois, d’une manière un peu prématurée peut-être et par une indiscrétion du gouvernement américain, nous en avons éprouvé l’impression de surprise qu’elle a généralement causée partout. On ne s’y attendait pas ; personne n’avait pensé que Pékin pût être évacué si vite. Mais peu à peu les préventions se sont dissipées : nous savons plutôt gré aujourd’hui au gouvernement russe d’avoir pris une initiative que lui seul pouvait prendre, parce qu’il était celui de tous qui avait le plus d’intérêts engagés au nord de la Chine, et que nous devions être les premiers à accueillir, parce que nous étions celui qui en avait le moins. Les puissances qui résistent, ou qui hésitent encore en présence de la politique russe, expliquent cette politique par la situation particulière où se trouve la Russie à l’égard de la Chine. Il est conforme aux traditions de la Russie de ménager le Céleste Empire. La Russie et la Chine ayant une frontière commune extrêmement étendue, la guerre et la paix ont entre elles et pour elles une importance plus grande que pour les autres puissances. De plus, le développement politique et économique de la Russie, toujours croissant au nord de l’Asie, a tout à gagner au maintien de la paix. La situation même de la capitale chinoise à proximité des provinces russes est une circonstance favorable à l’influence prépondérante du cabinet de Saint-Pétersbourg, et on comprend que celui-ci éprouve une certaine inquiétude lorsque le gouvernement chinois quitte Pékin pour aller on ne sait où, peut-être dans des provinces où d’autres influences que la sienne pourraient plus facilement s’exercer sur lui. Cet état de fait, s’il se prolongeait, n’aurait rien pour lui plaire. Voilà ce qu’on dit, et certains journaux étrangers partent de là pour accuser le gouvernement russe d’avoir rompu, ou du moins compromis l’entente des puissances par son égoïsme, c’est-à-dire par la préoccupation exclusive de ses seuls intérêts. Tel n’est pas notre sentiment. Nos intérêts, à nous, sont trop faibles au Nord de la Chine pour troubler notre jugement, et peut-être n’avons-nous pas grand mérite à en conserver la parfaite impartialité. Au risque de lui donner un caractère un peu paradoxal, nous dirons qu’en ce qui concerne les pourparlers de demain, il est à peu près indifférent que les troupes alliées restent à Pékin ou qu’elles en sortent. Peut-être s’exagère-t-on, aussi bien d’un côté que de l’autre, l’importance de ce fait. La Russie croit que, si nous évacuons Pékin, le gouvernement cMnois y rentrera aussitôt : ce n’est pas bien sûr. Elle estime que le gouvernement chinois n’acceptera de négocier que lorsque l’évacuation aura eu lieu, ce qui ne l’est pas davantage, puisque nous voyons ce gouvernement nommer ses plénipotentiaires sans attendre que Pékin lui soit rendu. D’autre part, nous avons expliqué pourquoi le maintien de l’occupation n’était pas indispensable à l’autorité des puissances. Dès lors, que faut-il voir dans le maintien de l’occupation ou dans l’évacuation de Pékin, sinon l’indication de deux politiques différentes, dont la première, sans le vouloir peut-être d’une manière consciente et sans se rendre compte des entraînemens qu’elle s’expose à subir, donne à l’action des puissances en Chine une extension sans limite certaine, tandis que l’autre se propose très résolument, après avoir fait l’indispensable, de rendre la Chine à elle-même et à son gouvernement ? Entre ces deux politiques, — quand bien même nous ne mettrions pas au premier plan, comme on l’a dit autrefois, la considération de notre alliance, — il n’y a pas à hésiter. Nous sommes pour la seconde. Nous n’avons pas cessé, ici même, de mettre l’opinion en garde contre les inconvéniens d’une marche sur Pékin. Une obligation impérieuse s’est imposée à nous, comme à toutes les puissances ; il n’y avait donc plus à tergiverser, il ne restait qu’à applaudir au courage de nos soldats et à l’habile direction qui leur a été imprimée. Mais le péril d’une politique trop exclusivement militaire en Chine ne cessait pas de nous préoccuper, et les démonstrations de l’Allemagne ne nous ont pas rassuré à cet égard. Ces préoccupations ont été partagées par d’autres, qui voulaient voir, comme nous, dans la prise de Pékin, la fin plutôt que le commencement de notre intervention en Extrême-Orient. C’est alors que la Russie a découvert sa politique et convié les puissances à s’y associer. Nous devions le faire, et il est probable que, parmi les adhésions qui sont venues à Saint-Pétersbourg, la nôtre est arrivée la première ; à moins que, — et cela est plus probable encore, — toute cette politique n’ait été concertée d’avance entre les deux gouvernemens.

Mais d’autres adhésions encore paraissent s’être produites dès la première heure. Bien que les États-Unis n’aient pas été absolument explicites dans la forme qu’ils ont donnée à la leur, on la considère comme acquise. Ils ont rappelé, en répondant à la note de Saint-Pétersbourg, les motifs pour lesquels ils avaient envoyé un détachement de leurs forces militaires en Chine, et ils ont constaté avec satisfaction que les principes de leur politique étaient absolument conformes à ceux de la politique russe. Il ne pouvait s’agir, dans leur pensée, ni d’une acquisition territoriale, ni d’un acte quelconque qui fût de nature à précipiter le démembrement de l’Empire. Toutes les puissances avaient d’ailleurs fait, à ce sujet, des déclarations identiques. Dès lors, disait le gouvernement américain, « il ne doit pas être difficile, au moyen de négociations concurrentes, d’arriver à une entente amicale avec la Chine, grâce à laquelle les droits reconnus par traités aux diverses puissances seront confirmés pour l’avenir, la porte ouverte sera assurée, les intérêts et les biens des citoyens étrangers seront protégés, et pleine réparation sera faite pour les torts et les dommages qui leur ont été causés. » On ne pouvait préciser en meilleurs termes le but que doivent poursuivre toutes les puissances et que, dans tous les cas, les États-Unis se sont proposé. Rien de moins, mais aussi rien de plus. Le gouvernement américain constate ensuite que, s’il s’est passé des événemens très graves à Pékin et dans le nord de la Chine, la plus grande partie du pays est restée calme, et que l’ordre n’y a pas été sérieusement troublé. S’il l’a été sur quelques points, les efforts des vice-rois n’ont pas tardé à le rétablir. La situation générale est donc favorable au rétablissement de la paix. On y parviendrait sans doute par une « occupation conjointe de Pékin Jusqu’au moment où le gouvernement chinois serait en état de conclure de nouveaux traités contenant des réparations pour le passé et des garanties pour l’avenir. » « Toutefois, » ajoute la note américaine, « nous considérons que, si une seule puissance vient à retirer ses troupes de Pékin, elle activera par là le retrait général des troupes de toutes les autres, ce qui est désirable. » En conséquence, le gouvernement de Washington a envoyé des instructions au commandant de ses forces en Chine pour qu’il se retire de Pékin après avoir conféré avec ses collègues quant à l’époque et aux conditions de ce retrait. C’est dans le cas seulement où il y aurait « unanimité parmi les cabinets à modifier les vues exprimées par le gouvernement russe dans le sens d’une occupation prolongée de Pékin, » que ces instructions seraient retirées ou modifiées. Elles ne le seront donc pas, et on peut regarder les États-Unis comme ralliés à la proposition russe. On en dit autant du Japon : mais sa réponse n’a pas été publiée et nous ignorons dans quels termes elle est conçue. Le Japon, pas plus que la Russie, n’a intérêt à aider des puissances notoirement ambitieuses à s’immiscer à fond dans les affaires de Chine : s’il le faisait, il aurait sans doute à le regretter un jour. Mais il est trop avisé pour cela, et il compte trop sur l’avenir pour l’engager et le compromettre dès aujourd’hui au profit d’un tiers, quel qu’il soit. Sans connaître exactement la réponse de Tokio, nous sommes portés à croire, comme on paraît le faire à Saint-Pétersbourg, qu’elle incline dans le même sens que celle des États-Unis et de la France.

Cependant, à en juger par les journaux, l’opinion japonaise est encore un peu hésitante et ne paraît pas unanime. Mais où y a-t-il, sur cette question de l’évacuation immédiate, unanimité absolue ? Est-ce en Angleterre ? Est-ce même en Allemagne ? En Angleterre et en Allemagne, si la grande majorité se prononce avec plus ou moins de force en faveur du maintien de l’occupation, quelque embarras se manifeste, même dans les affirmations les plus tranchantes. L’Angleterre n’est pas encore dégagée des préoccupations qu’elle a dans d’autres parties du monde que l’Asie, et elle n’est pas très disposée à affronter sans répit de nouvelles difficultés. Nous la croyons sincère dans son désir de ne pas prolonger la crise chinoise, et peut-être ne ferait-elle pas beaucoup de difficulté à accueillir la proposition russe si précisément, elle n’était pas russe et ne venait pas de Saint-Pétersbourg. On s’est habitué à Londres à croire qu’on a toujours en Extrême-Orient des intérêts contraires à ceux de la Russie : c’est la première impression et le premier mouvement. Il y a quelques années, à la suite de la guerre sino-japonaise, il a suffi que la Russie et la France, d’accord cette fois avec l’Allemagne, se prononçassent dans un sens pour que l’Angleterre, au risque de se trouver isolée, se prononçât dans l’autre. Que fera-t-elle aujourd’hui ? On l’ignore encore. Il est vrai qu’un membre du cabinet britannique, lord George Hamilton, secrétaire d’État pour les Indes, parlant, il y a quelques jours, à la Primrose League, s’est exprimé très nettement et même très vivement contre l’évacuation. Après avoir énuméré les demandes à faire à la Chine, et sur lesquelles toutes les puissances sont d’accord, — réparations pour le passé et garanties pour l’avenir : — « Pour obtenir, s’est-il écrié, ces conditions indispensables, pour établir un gouvernement central respectable et fort, il est absolument nécessaire que nous ne fassions rien qui puisse ressembler à l’abandon d’avantages que nous avons acquis, ou à l’évacuation des positions que nous avons gagnées. Vous pouvez en tout cas être certains, Mylords et Messieurs, que si jamais quelque chose ressemblant à cela était proposé aux puissances, le gouvernement de Sa Majesté n’y participerait pas. » L’allusion est transparente ; lord George Hamilton a certainement voulu dire que quelque chose qui ressemblait à cela avait été proposé au gouvernement de la Reine. Mais il ne semble pas que ce gouvernement l’ait repoussé a priori d’une manière aussi péremptoire que l’a fait le secrétaire d’État pour les Indes, puisque la seule réponse qu’on ait encore reçue de lui est qu’il a consulté ses représentans en Chine, et qu’il attend leurs rapports. Cela peut durer encore quelque temps. Lord Salisbury a l’habitude de laisser parler ses collègues, et il lui est arrivé plus d’une fois défaire remarquer, lorsqu’on invoquait leurs discours, qu’il n’avait encore personnellement rien dit : sa parole seule engage le gouvernement. On se rappelle même qu’un jour, à propos d’un discours prononcé par M. Chamberlain en dehors du parlement, lord Salisbury a déclaré tout simplement ne l’avoir pas lu. Il est donc possible que celui de George Hamilton soit l’expression d’un sentiment individuel et non pas de la politique du ministère. Lord Salisbury est dans les Vosges ; il ne montre aucune hâte de rentrer à Londres ; il laisse dire et il se tait, sans paraître prendre un très vif intérêt à ce qui se passe à Pékin, ou du moins à la question de savoir si on y restera ou si on l’évacuera. Peut-être pense-t-il, lui aussi, que cette question n’a pas toute l’importance qu’on y attache dans certains journaux, et qu’on peut la résoudre dans un sens ou dans l’autre sans que les événemens ultérieurs en soient bien sensiblement modifiés. Il est arrivé plus d’une fois à lord Salisbury de montrer un sang-froid voisin de l’indifférence au milieu de l’effervescence générale : généralement, il ne s’en est pas mal trouvé.

Quant à l’Allemagne, elle ne peut pas se dissimuler que certaines de ses manifestations ont étonné les autres puissances, et peut-être ferait-elle bien aujourd’hui de s’appliquer à les rassurer. Il n’y a de la part de qui que ce soit aucun mauvais sentiment à son égard ; et, bien qu’elle ait apporté dans sa politique en Extrême-Orient des procédés nouveaux, qui n’ont pas toujours été recommandables, — ils ont été pour quelque chose dans les derniers événemens, — nul ne songe à la gêner dans la poursuite de ses intérêts. On s’est demandé seulement où elle voulait aller et où elle prétendait nous conduire, questions qu’il était impossible de ne pas se poser en écoutant avec l’attention qu’ils méritent les discours de l’empereur Guillaume, mais auxquelles ces discours ne fournissaient pas une réponse assez claire pour être pleinement rassurante. Un de ces discours paraissait même donner à la mission du feld-maréchal de Waldersee en Chine un caractère politique, en même temps que militaire. Qu’on nous passe le mot : cela a effarouché. L’Allemagne voulait-elle donc s’attribuer la direction de toutes les affaires en Extrême-Orient ? Très probablement cela n’était pas dans ses intentions, mais ses allures pouvaient le faire craindre. Aujourd’hui qu’elle se trouve en présence de la proposition russe, on comprend qu’elle réfléchisse avant de répondre. Nous l’avons vue jusqu’à ce jour s’appliquer à marcher d’accord avec la Russie. Elle n’a rien négligé pour donner l’impression que son intimité avec celle-ci était assez étroite pour qu’elle n’eût à cet égard rien à envier à aucune autre puissance. Nous voulons le croire ; mais il semble qu’une entente aussi parfaite ait besoin, pour se maintenir, d’un échange continuel de vues, et que cet échange n’ait pas toujours eu lieu dans ces derniers temps entre Saint-Pétersbourg et Berlin. L’empereur Guillaume a peut-être cru le contraire, puisqu’il s’est imaginé, par exemple, que l’empereur Nicolas ne s’était pas contenté d’accepter la nomination du feld-maréchal de Waldersee et qu’il l’avait suggérée : cette erreur même prouve que l’accord des deux gouvernemens a été quelquefois, au moins d’un côté, l’effet d’une illusion complaisante. Quoi qu’il en soit à ce sujet, il reste à voir aujourd’hui si la bonne intelligence que l’empereur Guillaume a toujours voulu maintenir entre l’Allemagne et la Russie amènera finalement la première à se ranger à l’opinion de la seconde dans la question de Pékin. Quant à espérer que la Russie modifiera cette opinion, ou même qu’elle l’atténuera, on ne peut guère y compter : elle s’est trop engagée pour pouvoir reculer. Mais l’Allemagne n’ayant encore dit ni oui ni non, du moins à notre connaissance, il est très intéressant de connaître la réponse, approbative ou négative, à laquelle elle s’arrêtera. Si elle ne poursuit aucun but particulier en Chine, et si elle ne veut pas sortir du programme commun à toutes les puissances, pourquoi repousserait-elle la proposition russe ? Le feld-maréchal de Waldersee, qui navigue encore vers les mers jaunes, exercera certainement la même intimidation sur le gouvernement impérial, qu’il soit à Tientsin ou à Pékin : il l’exerce déjà avec une entière efficacité sur le pont du navire qui le porte vers la Chine. Nous rappelions plus haut qu’à la suite de la guerre sino-japonaise, l’Angle terre avait fait bande à part et s’était cantonnée dans ce qu’un de ses hommes d’État appelait un splendide isolement. À cette même époque, l’Allemagne montrait, au contraire, un empressement très vif à marcher avec la Russie et la France. Ce rapprochement, que les circonstances avaient amené, et qui éveillait ailleurs quelques susceptibilités, causait beaucoup de satisfaction à Berlin. Nous n’en sommes que plus curieux de voir si l’Allemagne persistera dans la politique qu’elle suivait à cette époque, ou si d’autres vues l’en détourneront. Quel que soit le résultat de cette épreuve, il sera significatif. L’empereur Guillaume, nous avons eu plus d’une fois déjà l’occasion d’en faire la remarque, dirige moins prudemment sa rhétorique que sa politique. Il a témoigné jusqu’ici avec tant d’éclat du prix qu’il attache à être toujours d’accord avec l’empereur Nicolas que, s’il se décide dans l’occasion actuelle à s’écarter d’une habitude aussi bien prise, cette dernière démonstration nous instruira, bien plus encore que les précédentes, sur l’intérêt passionné qu’il attache à sa politique en Chine. Nous n’en serons pas plus éclairés sur cette politique ; mais nous saurons du moins qu’il n’hésite pas devant les plus grands sacrifices pour en poursuivre l’objet mystérieux.

C’est en cela surtout que les affaires de Chine, dans la phase où elles sont entrées, méritent toute notre attention. Qu’on quitte Pékin ou qu’on y reste, cela n’a qu’une importance secondaire; mais il y en a une très grande à constater l’attitude des diverses puissances à l’égard de la proposition russe. C’est une sorte de pierre de touche qui permet de mieux juger des dispositions les plus intimes des unes et des autres. Il semble d’ailleurs, si on se retourne du côté de la Chine elle-même, que la question de l’occupation ou de l’évacuation de Pékin y agite beaucoup moins les esprits qu’elle ne le fait en Europe. D’après les dernières nouvelles, les négociations en vue de la paix ne sont pas encore commencées, mais elles peuvent l’être dans peu de jours. Le prince Tching est déjà rentré à Pékin, qu’il avait quitté avec la cour impériale. On se rappelle sans doute que, pendant les derniers troubles, il a montré quelque modération envers les étrangers et leur a même, dit-on, prêté secours : il n’était pas partisan de la politique meurtrière qui avait prévalu dans les conseils de l’Impératrice. Il a reçu une double mission, qui consiste à se mettre en rapport avec les ministres étrangers et aussi à exercer un contrôle sur l’administration de la capitale. Cette administration étant actuellement entre les mains de nos commandans militaires, peut-être y a-t-il là une invite à la remettre au prince Tching. En tout cas, un lien existe dès aujourd’hui entre le gouvernement impérial et les puissances. On annonce d’autre part que Li-Hung-Tchang a reçu des pleins pouvoirs pour négocier, d’accord avec le prince Tching, et qu’il en a officiellement justifié vis-à-vis de nos ministres. S’il en est ainsi, les négociations peuvent commencer sans retard et il est possible qu’elles aboutissent assez promptement, car les puissances savent certainement ce qu’elles ont à demander, et Li-Hung-Tchang s’en doute. Il pourrait dès lors se faire que les préliminaires de paix fussent signés avant que les puissances eussent résolu entre elles la question de l’occupation ou de l’évacuation de la capitale. Les opérations militaires, dès qu’elles ont été sérieusement engagées, ont marché si vite que le feld-maréchal de Waldersee risque de trouver peu de chose à faire lorsqu’il arrivera en Chine. Mais qui pourrait s’en plaindre ? Et qui pourrait se plaindre, dans un autre ordre d’idées, si les opérations diplomatiques marchaient à leur tour d’un pas assez rapide pour que les puissances se trouvassent d’accord avec la Chine sur les conditions de la paix, avant de l’être entre elles sur ce qu’il convient de faire à Pékin ? Nous mettons les choses au mieux ; peut-être nous accusera-t-on d’un optimisme exagéré ; peut-être les événemens contrediront-ils ces espérances. Si nous les mettons au pis, que peut-il arriver ? Que les troupes de certaines puissances quittent Pékin, et que les autres y restent. Dans ce cas, la cour ne rentrera probablement pas dans la capitale. Mais, au point où on en est, l’absence de la cour n’empêchera pas les négociations : elles commenceront quand on voudra.

Cela veut-il dire que la paix, lorsqu’elle sera signée, mettra fin à la question d’Extrême-Orient ? Non sans doute. En réalité, cette question restera ouverte et l’œuvre de la diplomatie sera à peine suspendue. Mais il y aura une trêve et comme un temps de repos dans le cours presque fatal de l’histoire. Chacun de nous pourra faire son examen de conscience, bien reconnaître ses intérêts et se préparer pour l’avenir. La crise actuelle aura montré seulement la fragilité de l’accord des puissances : si le malheur voulait qu’elle durât plus longtemps, elle montrerait l’acuité de leurs dissidences et la rivalité de leurs ambitions.

Francis Charmes.
Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.

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