Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1859

Chronique n° 658
14 septembre 1859


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 septembre 1859.

Si l’on réunissait purement et simplement les articles relatifs aux affaires d’Italie publiés par le Moniteur depuis le 4 décembre de l’année dernière, sans omettre les discours, les proclamations et les manifestes officiels inspirés et motivés par les événemens de l’année présente, on formerait assurément une collection non moins piquante qu’instructive. Le dernier article du Moniteur, à propos duquel toute l’Europe en ce moment s’épuise en commentaires, ne serait point la pièce la moins curieuse d’un tel recueil. Nous avouerons sans détour, et l’on en verra bientôt la preuve, que les argumens de cet article ne nous ont point persuadés ; mais pour cette raison même nous croyons qu’il est d’abord de notre devoir de reconnaître avec franchise le mérite de ce document. S’il ne résout point les difficultés que présente la situation actuelle de l’Italie, il les définit du moins et les resserre dans des limites pratiques. Le Moniteur ne se borne pas à signifier ses conclusions, il discute, et par cela même il ouvre un débat contradictoire. C’est donc lui rendre hommage que d’accepter ce débat, et de travailler, par la contre-épreuve des opinions dissidentes, à débrouiller la confusion où la paix de Villafranca nous a laissés.

La contradiction qui existe entre la disposition du traité de Villafranca qui stipule la restauration des princes dépossédés et les vœux émis par les assemblées de l’Italie centrale est la plus complète qui soit possible : c’est le oui en face du non, le to be en face du not to be. On peut de deux manières se rendre compte de cette contradiction, suivant qu’on l’examine au point de vue du passé ou au point de vue de l’avenir, suivant que l’on en étudie les causes ou que l’on en calcule les conséquences suivant qu’on la juge historiquement ou politiquement. Comment s’est-elle produite, et comment s’en tirera-t-on ? Le Moniteur constate nettement la contradiction : il nous apporte des lumières nouvelles et partielles sur le côté historique de la question, et laisse l’autre dans une incertitude qui nous paraît impolitique et dangereuse.

Les informations nouvelles du Moniteur nous éclairent sur les circonstances où a été arrêtée la stipulation de Villafranca relative à la restauration des princes et sur la portée véritable de cette condition de la paix. Au mois de juillet dernier, après la bataille de Solferino, quand les armées franco-sarde et autrichienne étaient en présence entre l’Adige et le Mincio, — les chances, dit le Moniteur, étaient à peu près égales des deux côtés. L’Allemagne était prête, au premier signal, à prendre fait et cause pour l’Autriche, et, « cette éventualité se réalisant, l’empereur Napoléon était forcé de retirer ses troupes des bords de l’Adige pour les porter sur le Rhin. » Ce sont ces circonstances qui, suivant le Moniteur, ont décidé l’empereur à conclure la paix. Il y aurait à la vérité quelques doutes à élever à propos de ces assertions. Il coûterait à l’orgueil national de croire en effet qu’après Solferino les chances fussent à peu près égales des deux parts : évidemment, et les nombreuses adresses que le Moniteur a publiées en font foi, l’opinion publique en France était loin de se faire une idée si peu fière des résultats des deux grandes victoires remportées par nos soldats. On pourrait contester, en s’appuyant sur la longue controverse dans laquelle l’Autriche et la Prusse se sont engagées après la paix, que l’Allemagne fût aussi prête que le suppose le Moniteur à se joindre à l’Autriche. Même, cette éventualité se réalisant, on pourrait trouver que le Moniteur estime avec une modestie outrée les ressources de la France, lorsqu’il assure que nous eussions été forcés de retirer notre armée des bords de l’Adige pour la porter sur les bords du Rhin : ce serait en tout cas la première fois que la France aurait été dans l’impuissance d’avoir en même temps une armée en Italie et une armée sur le Rhin, et n’eût pas pu faire ce qu’elle a fait à toutes les époques de son histoire, sous Louis XIV et sous Louis XV, sous la république et sous Napoléon Ier. Ménageons l’amour-propre militaire de l’Autriche, puisque nous avons eu l’honneur de la vaincre, nous ne nous y opposons pas ; mais, pas même au Moniteur, nous ne reconnaîtrons le droit de nous obliger à souscrire à un pareil aveu. Cette réserve faite, nous admettrons volontiers après tout que le Moniteur doit être mieux instruit que nous des circonstances qui ont décidé la paix, et qu’il est le meilleur juge de la mesure qu’il lui convient d’apporter dans son langage. La paix est en soi une si bonne chose, que nous n’aurons pas le cœur d’en scruter trop sévèrement les motifs. Arrivons donc aux conditions sur lesquelles on a voulu l’établir.

Il y avait, suivant le journal officiel, deux questions : la première était de savoir si l’Autriche céderait le territoire conquis ; la seconde, « si elle abandonnerait franchement la suprématie qu’elle s’était acquise dans toute la péninsule, si elle reconnaîtrait le principe d’une nationalité italienne en admettant le système fédératif, si enfin elle consentirait à doter la Vénétie d’institutions qui en fissent une véritable province italienne. » Pas de difficulté sur le premier point. Quant au second, l’empereur d’Autriche « promit les plus larges concessions pour la Vénétie, admettant pour son organisation future la position du Luxembourg vis-à-vis de la confédération germanique ; mais il mettait à ces concessions une condition sine qua non, le retour des archiducs dans leurs états. » Quelles étaient les considérations qui engageaient l’empereur d’Autriche à poser cette condition du retour des archiducs, sans laquelle il refusait d’associer la Vénétie à la confédération italienne ? Le Moniteur naturellement ne prend point sur lui de les pénétrer ; il expose celles qui auraient inspiré l’empereur Napoléon, et il indique aussi dans quelle mesure l’empereur, à Villafranca, a consenti à la restauration des archiducs. L’empereur a voulu obtenir des concessions favorables au gouvernement intérieur de la Vénétie ; il a voulu amener l’Autriche à reconnaître le principe de la nationalité italienne, et il a donné son adhésion au retour des archiducs. Ces intentions sont certainement irréprochables. Les explications du Moniteur font également connaître dans quelle mesure l’adhésion de l’empereur a été donnée. La France promettait seulement un concours moral. Il était entendu en effet que les archiducs ne seraient pas ramenés par des troupes étrangères, qu’ils ne rentreraient qu’en donnant à leurs sujets « des garanties sérieuses, » et rappelés par « la libre volonté des populations. » L’on n’exercerait sur ces populations qu’une influence morale ; « on leur ferait comprendre combien ce retour était dans les intérêts de la grande patrie italienne. »

Ainsi, d’après le Moniteur, c’est dans l’intérêt de la grande patrie italienne que l’empereur a donné son adhésion à la rentrée des archiducs, et c’est là, nous le répétons, une intention dont la générosité est incontestable. Il n’y a rien à redire non plus à la nature du concours promis par l’empereur, puisque ce concours excluait l’usage de toute coercition matérielle, ne devait employer que la force morale de la persuasion, et s’assignait pour limite pratique « la libre volonté des populations intéressées. » Certes nous n’avions pas besoin de ces explications du Moniteur pour être convaincus que la disposition du traité de Villafranca dont nous étudions le sens ne pouvait, en aucun cas, engager la France au-delà d’un simple concours moral prêté à l’accomplissement de la condition sine qua non de l’empereur d’Autriche. La France ne pouvait, dans un traité, s’être arrogé le droit de disposer impérieusement du sort des duchés. La cause principale de la dernière guerre, l’usurpation diplomatique, que l’on reprochait le plus amèrement à l’Autriche, l’abus que l’on avait voulu extirper, et dont l’amendement faisait partie et de l’objet de la mission de lord Cowley à Vienne et des quatre points que le congrès projeté avant la guerre devait résoudre, c’était justement ces traités particuliers qui permettaient à l’Autriche d’exercer une action décisive sur la constitution intérieure des duchés. Grâce à ces traités, l’Autriche pouvait imposer par la force aux populations des gouvernemens qu’elles détestaient. La France se serait donné un démenti trop choquant, elle serait tombée dans un piège trop grossier, si, dans un traité conclu avec l’Autriche, elle se fût attribué à elle-même un pouvoir semblable sur la Toscane et sur Modène. Ce n’est pas tout. La révolution toscane était accomplie avant la guerre. Tandis que la dynastie grand-ducale, quittant volontairement Florence, allait se ranger du côté de l’Autriche, le peuple toscan, représenté par son gouvernement provisoire, par les dix mille volontaires qu’il avait envoyés sous les drapeaux du roi Victor-Emmanuel, et par ses troupes régulières, réunies au 5e corps de l’armée française, cimentait son alliance avec la France. Non-seulement la France avait admis la révolution accomplie en Toscane, mais elle avait reconnu et employé dans cette révolution un allié. Il est contraire non-seulement à l’équité naturelle, mais aux principes les plus élémentaires du droit des gens, de décider par un traité du sort d’un allié sans sa participation et son consentement. Ainsi, en adhérant à Villafranca à la rentrée du grand-duc, son ennemi en Toscane, la France subordonnait implicitement et nécessairement son adhésion à la volonté de ses alliés les Toscans. La seule chose qui puisse paraître étrange dans cette transaction, c’est le caractère d’un engagement bilatéral où l’une des parties pose une condition absolue et sine qua non, et où l’autre partie n’accepte et ne peut accepter qu’une obligation éventuelle, conditionnelle, subordonnée au consentement d’un tiers. Nous supposons que des cas semblables ne doivent pas s’être présentés souvent dans l’histoire diplomatique.

Telle est au point de vue strictement légal la portée de l’engagement contracté par la France. Nous pouvons maintenant aborder l’examen d’une question plus intéressante. — Quelle est la portée politique de la combinaison pour le succès de laquelle cet engagement a été contracté ? Suivant le Moniteur, il ne peut y avoir de combinaison plus avantageuse pour l’Italie. Non-seulement ce journal croit que ces conditions étaient « conformes au programme que l’empereur s’était imposé, » il va plus loin encore. « Pour tout esprit impartial, il est, dit-il, évident que l’empereur obtenait par le traité autant et plus peut-être qu’il n’avait conquis par les armes. » En effet, « si le traité était sincèrement exécuté, l’Autriche n’était plus pour la péninsule cette puissance ennemie et redoutable contrariant toutes les aspirations nationales. » Que la restauration des archiducs fût acceptée par les populations de l’Italie centrale, et la Vénétie recevait une vie propre, elle avait une administration et une armée italiennes ; en un mot, l’empereur d’Autriche n’était plus « de ce côté des Alpes que le grand-duc de la Vénétie, comme le roi des Pays-Bas n’est pour l’Allemagne que le grand-duc de Luxembourg. » Ce n’est pas tout. « Il est possible que, par suite de négociations franches et amicales, on eût amené l’empereur d’Autriche à adopter des combinaisons plus en rapport avec les vœux manifestés par les duchés de Modène et de Parme. » Quoi de plus ? C’est l’Autriche qui se fût chargée de « développer elle-même la nationalité italienne depuis les Alpes jusqu’à l’Adriatique. »

L’on a généralement trouvé que le Moniteur s’était laissé emporter un peu loin par son enthousiasme. Il a oublié la franchise triste, mais courageuse, avec laquelle l’empereur disait aux grands corps de l’état à son retour d’Italie : « Croyez-vous qu’il ne m’en ait pas coûté de retrancher ouvertement devant l’Europe de mon programme le territoire qui s’étend du Mincio à l’Adriatique ? » À coup sûr, lorsque le 3 mai l’empereur disait dans son manifeste de guerre : « L’Autriche a amené les choses à cette extrémité, qu’il faut qu’elle domine jusqu’aux Alpes, ou que l’Italie soit libre jusqu’à l’Adriatique, car, dans ce pays, tout coin de terre demeuré indépendant est un danger pour son pouvoir, » il devait être loin de prévoir que dans quelques mois le Moniteur, paraphrasant ces mots célèbres, donnerait à l’Autriche la mission inattendue de réaliser elle-même cette portion si importante du programme impérial. Le Moniteur n’est pas plus heureux dans les exemples qu’il allègue à l’appui de sa thèse que dans ses réminiscences. Peut-on prendre au sérieux la comparaison qu’il établit entre la Hollande figurant par le Luxembourg dans la confédération germanique et l’Autriche entrant avec la Vénétie dans la confédération italienne ? Nous ne savons en vérité ce qui a valu aux Pays-Bas l’honneur d’un rapprochement si surprenant. La Hollande est un petit état, l’Autriche est un puissant empire ; la Hollande n’a jamais prétendu à l’influence en Allemagne, l’Autriche a exercé sur l’Italie une domination séculaire ; la maison de Nassau n’a pas de branches établies dans les états de la confédération germanique, la maison de Habsbourg-Lorraine a peuplé de ses agnats et de ses alliances les trônes de l’Italie. La Hollande a été dans la société moderne le berceau de la liberté civile et religieuse, l’Autriche a été l’adversaire inflexible de cette liberté. Si l’on veut à toute force expliquer par une analogie quelconque le rôle que prendrait l’Autriche dans une confédération italienne, il ne faut pas aller bien loin : on trouvera dans l’Autriche elle-même et dans ses relations avec la confédération germanique la seule comparaison applicable. L’Autriche ne figure dans la confédération germanique que pour une partie de ses états. Le roi de Hongrie et de Bohême n’est point un confédéré allemand ; avec ses possessions allemandes, l’empereur d’Autriche serait inférieur au roi de Prusse : ce sont ses possessions extra-allemandes, sa position prépondérante dans l’Allemagne catholique, la clientèle que cette double cause d’ascendant lui crée parmi les gouvernemens des états secondaires menacés par les tendances de la Prusse et les aspirations unitaires de leurs sujets, qui ont donné à l’Autriche son influence dominante au sein de la confédération germanique. Les mêmes causes agiraient avec bien plus de force encore en Italie, si la confédération italienne recevait dans son sein en même temps que l’Autriche les archiducs restaurés.

La confédération, il faut bien le dire, et cela ressort de l’article du Moniteur sérieusement médité, voilà la véritable pierre d’achoppement des préliminaires de Villafranca, la cause des prétentions contradictoires et absolues du cabinet de Vienne d’une part, et de l’autre des populations de l’Italie centrale. Que l’on veuille bien y réfléchir : cette idée d’une confédération, que la France patrone, n’est encore qu’à l’état de théorie ; le caractère qu’elle aura dans l’avenir et l’influence qu’elle exercera sur les destinées de l’Italie dépendent uniquement des élémens qu’on y fera entrer dès l’origine. La confédération sera une combinaison bonne ou mauvaise, sûre ou périlleuse, italienne ou autrichienne, suivant les principes d’après lesquels elle sera réalisée. Avant d’enchaîner l’avenir, nous comprenons que des deux parts l’on hésite et l’on veuille s’entourer de précautions. Par là s’explique cette condition sine qua non posée par l’empereur d’Autriche sur le retour des archiducs. Sans doute, l’empereur d’Autriche est inspiré par un sentiment d’honneur, lorsqu’il demande la restauration des princes ses parens. Ces princes, obéissant à l’esprit de famille, ont mieux aimé se brouiller avec leurs sujets et perdre le pouvoir que de renier et de combattre le chef de leur maison : il est naturel que l’empereur d’Autriche tienne à récompenser, même au prix de sacrifices personnels, la fidélité qu’ils lui ont montrée ; mais des considérations politiques se mêlent assurément à ce sentiment de reconnaissante fierté. L’Autriche ne veut entrer dans une confédération qu’à la condition que les archiducs restaurés en fassent partie, parce que, maîtresse dans une confédération formée des souverains de sa famille, elle serait condamnée à une situation inférieure et dépendante dans une diète animée de l’esprit national, et parce qu’habituée à faire la loi dans les affaires d’Italie, il en coûterait trop à son orgueil d’être réduite à l’accepter. Nous trouvons une telle conduite naturelle de la part de l’Autriche, et nous trouvons également naturelles la défiance invincible et la résistance opiniâtre que les populations de l’Italie centrale opposent aux prétentions autrichiennes. Les bonnes intentions et les nobles sentimens qui, suivant le Moniteur, animent aujourd’hui l’empereur d’Autriche sont sincères, nous n’en doutons point, les archiducs, pressés de rentrer à tout prix dans les états qu’ils ont abandonnés, font de séduisantes promesses ; mais lorsqu’il s’agit de créer un système politique sur lequel reposent l’indépendance et la liberté d’un peuple, et de faire pour ainsi dire le moule d’une nationalité, est-il permis de jouer de si vastes destinées sur la foi des dispositions accidentelles et variables de quelques princes ? Que les défiances des Italiens envers l’empereur François-Joseph et ses parens de Toscane et de Modène soient exagérées, nous le voulons bien ; mais qui leur garantit que les dispositions de ces princes ne changeront jamais, ou que d’autres empereurs d’Autriche et d’autres grands-ducs de Toscane les partageront toujours ? Les Italiens ont une trop vieille expérience des pratiques de la politique autrichienne, ils ont trop souffert de la solidarité qui unit les archiducs au chef de leur maison, pour ne pas chercher leur sûreté dans des garanties permanentes contre la domination impériale. Si l’Autriche entre avec ses agnats dans la confédération italienne, cette confédération peut en effet devenir un jour un cercle de fer que l’Italie ne pourrait plus briser. L’Autriche y pourrait ressaisir, avec une autorité légale, de l’assentiment des princes ses confédérés, cette domination qu’elle s’était efforcée de conquérir pendant quarante-cinq ans par ses traités secrets, ses conventions particulières et ses interventions militaires. L’Europe elle-même, la France surtout, qui avaient eu jusqu’à présent le droit de protester contre les abus de l’influence autrichienne et de les contre-balancer par des manifestations contraires, seraient désarmées contre de tels abus. À quel titre pourraient-elles s’opposer à l’Autriche organe d’une confédération dont elle ferait partie et se couvrant des décisions de l’autorité fédérale ? Cette perspective, qui même en France devrait éveiller de justes appréhensions pour l’avenir, effraie à bon droit les Italiens. La confédération, même avec les archiducs restaurés, eût été possible à leurs yeux, si l’Autriche n’eût pas conservé Venise, car alors elle eût été uniquement et véritablement italienne ; mais la confédération, comprenant dans son sein et l’Autriche maîtresse de Venise et les archiducs restaurés, consacrant par conséquent l’isolement de la Sardaigne, leur paraît devoir donner à l’élément autrichien une influence excessive et irrésistible. Et puisque leur consentement était nécessaire à la rentrée des maisons souveraines déchues stipulée à Villafranca, les Italiens le refusent avec unanimité.

Nous avons, dès le premier jour, regretté la disposition du traité de Villafranca qui parlait de la restauration des princes, car nous la jugions incompatible avec l’équilibre des influences au sein de la confédération que l’on veut établir en Italie. Pour que la confédération soit possible, disions-nous, il faut que l’Italie soit tout entière libérale ou tout entière absolutiste. Il n’en est pas en effet d’un système fédératif qui se forme comme d’une fédération toute formée. Celle-ci peut vivre avec les divergences intérieures qui se sont développées en elle depuis sa naissance ; mais, si l’on remontait à l’origine des confédérations existantes, l’on verrait qu’il n’en est pas une qui n’ait été établie par l’unanimité des intérêts qui s’y sont associés. Proposer à des peuples, à des états qui ont jusque-là vécu en antagonisme, de se confédérer, c’est supposer que, parmi ces états et ces peuples, les plus faibles sont résignés à accepter la loi des plus forts. Il était difficile de croire qu’un pareil phénomène pût s’accomplir en Italie après une guerre et des révolutions qui ont, nous ne dirons pas irrité, puisqu’on veut bien nous assurer du contraire, mais du moins humilié l’Autriche et sa clientèle de princes, et qui en même temps « ont détruit dans des cœurs honnêtes de nobles illusions » et ont fait « évanouir de patriotiques espérances. » Le devoir du gouvernement français envers l’Autriche, son droit envers l’Italie, étaient, nous le reconnaissons, d’épuiser tous les moyens de persuasion pour faire adopter par la Toscane la stipulation de Villafranca ; mais, selon nous, l’insuccès de ses recommandations devait médiocrement le surprendre. Un article tel que celui du Moniteur eût pu être employé parmi les moyens auxquels on a eu recours, et n’eût peut-être pas été sans exercer une certaine influence, surtout s’il eût été publié à temps, s’il eût paru après la paix de Villafranca, et non après l’expression des vœux de la Toscane et la réponse du roi Victor-Emmanuel. Aussi ce qui nous a le plus étonnés dans cet article, c’est l’amertume des reproches qui y sont adressés aux Italiens et la singulière conclusion qui le termine. Les hommes éclairés, modérés, fermes, persévérans, qui ont acquis tant d’honneur par l’ordre avec lequel ils ont conduit les gouvernemens provisoires de l’Italie centrale dans une crise révolutionnaire, sont représentés comme ayant été plus « préoccupés de petits succès partiels que de l’avenir de la patrie commune. » Si par leur faute la partie du traité de Villafranca qui concerne les archiducs n’est point exécutée, l’empereur d’Autriche se trouvera délié de tous les engagemens pris en faveur de la Vénétie. Il se maintiendra en état de guerre, et l’on verra renaître de nouveaux troubles et de nouveaux malheurs. Qu’on ne se fie point à un congrès pour en finir avec ces menaçantes incertitudes. Il n’y aurait d’autre solution que la guerre ; mais que les Italiens ne s’y trompent pas : le Moniteur congédie sans façon la question italienne en leur disant que la France seule en Europe fait la guerre pour une idée, et qu’elle a accompli sa tache !

Les reproches du Moniteur retombent sur les hommes distingués qui ont dirigé le mouvement de la Toscane, puisque ce journal donne à entendre qu’il aurait pu être fait droit aux vœux manifestés par les duchés de Parme et de Modène. Chose étrange ! car si les vœux de Parme et de Modène sont dignes d’être pris en considération, comment ceux de la Toscane, qui sont identiques, auraient-ils mérité les censures du Moniteur ? Ce n’est point à nous de défendre les Toscans : ils se défendent assez bien eux-mêmes. Tout le monde a lu le mémorandum que leur gouvernement a adressé aux grandes puissances, tous les esprits élevés ont applaudi au noble discours prononcé par un membre de la députation qui a présenté au roi de Sardaigne le vœu d’annexion de la Toscane, M. le professeur Giorgini. Tous ceux qui s’intéressent à l’Italie ne tarderont pas à lire une admirable brochure, l’Assemblea Toscana, où l’un de ces hommes qui honorent le plus le nom italien dans l’Europe éclairée, un historien érudit, un publiciste éminent, un éloquent écrivain, membre lui-même de l’assemblée, M. Leopoldo Galeotti, expose et justifie triomphalement les actes et les résolutions du gouvernement et de la représentation de son pays. Nous nous contenterons d’opposer aux conclusions politiques du Moniteur de courtes observations. Montrer l’Autriche prête à faire expier à la Vénétie les mécomptes qu’elle éprouverait dans l’Italie centrale, est-ce une façon délicate et habile de recommander les réclamations autrichiennes ? Prédire que l’Autriche continuera à se ruiner en armemens pour défendre la Vénétie, comme elle s’est épuisée en frais de guerre pour garder cette Lombardie qui lui échappe aujourd’hui, est-ce faire honneur à l’intelligence du gouvernement autrichien ? Le Moniteur croit-il bien sérieusement que, pour dégager les intérêts et la responsabilité de la France des vicissitudes réservées à l’Italie, il suffise de montrer dans l’avenir la perspective d’une guerre, et de déclarer que la France, ayant accompli sa tâche, n’aurait point à s’en mêler ? Quoi ! la France fait la guerre pour une idée (quel sourire eût crispé la terrible figure du grand contempteur des idéologues, s’il eût entendu parler de cette idéomachie !), et elle ne la ferait pas, si elle y était contrainte, pour défendre ses intérêts, pour sauvegarder un principe d’équilibre, pour faire honneur aux responsabilités encourues par sa politique antérieure ! On passerait cette boutade à la mauvaise humeur d’un écrivain, elle n’émane point de la froide raison d’un gouvernement. La France a été pour beaucoup dans les révolutions qui s’accomplissent en Italie. Personne ne s’est dissimulé en Europe que, sans l’appui présumé de la France, le Piémont n’eût point, l’année dernière, pris cette attitude et excité dans la péninsule ce mouvement devant lequel l’Autriche a perdu patience, et a voulu, avec une étourderie si intempestive, tenter le sort des armes. C’est l’opinion de tous les hommes d’état de l’Europe que la France, en posant à l’improviste la question italienne, a couru les yeux ouverts au-devant des chances de la guerre : nous n’aurions, pour le prouver, qu’à puiser dans le volume de dépêches publié par le dernier cabinet anglais ; mais l’empereur lui-même n’a-t-il point revendiqué à la fois le péril et l’honneur de cette initiative en déclarant qu’il a fait la guerre contre le gré de l’Europe ? Or, dans de telles entreprises, on n’est maître de mesurer sa responsabilité ni à ses prévisions, ni aux résolutions que l’on a prises avec soi-même, car l’on n’est pas maître de fixer les conséquences qu’elles doivent produire. En entamant par exemple la question italienne, l’on n’a pas pu ignorer les ressorts qu’allaient faire mouvoir les patriotes italiens, et l’on n’a pas pu croire que le mouvement obéirait au frein aussi docilement qu’il avait obéi à l’impulsion. Cette tendance unitaire, qui produit aujourd’hui les résultats que le Moniteur regrette et dont il peint les dangers avec tant de vivacité, agissait dès l’origine, on l’a vu par les circulaires du comité que présidaient M. La Farina et le général Garibaldi, et les révolutions de l’Italie centrale en ont été le développement systématique. La guerre fortifiait nécessairement ces tendances, car elle disait aux Italiens : « Unissez-vous dans un seul but, l’affranchissement de votre pays… Volez sous les drapeaux du roi Victor-Emmanuel… Demain vous serez citoyens libres d’un grand pays. » La paix enfin, surprenant les populations de l’Italie centrale entraînées dans un tel courant, compromises vis-à-vis des maisons souveraines renversées par elles, animées de nobles illusions qu’elle venait détruire, de patriotiques espérances qu’elle venait démentir, a tout à coup généralisé et fixé ces aspirations à l’unité. Les Italiens ont pris en mains leurs propres destinées ; puis, se souvenant qu’il leur avait été dit : « La Providence favorise quelquefois les peuples comme les individus en leur donnant l’occasion de grandir tout à coup, mais c’est à la condition qu’ils sachent en profiter, » ils ont voulu en effet mettre à profit la leçon et l’occasion. Ils ont résolu de grandir tout à coup en s’unissant en un grand royaume constitutionnel. Cette résolution est sans doute de leur part un acte de volonté spontanée ; mais elle a beau contredire nos conseils et nos dispositions actuelles : elle est une conséquence et de la guerre et de la paix. Nous n’en pouvons donc rejeter toute la responsabilité sur les Italiens en la déclinant absolument pour nous-mêmes. Il est permis sans doute, quand on fait la guerre ou la paix, de ne pas prévoir toutes les conséquences de ce que l’on fait : la faiblesse humaine a bien le droit de réclamer cette licence, mais c’est à la condition qu’elle saura supporter patiemment les conséquences qui non-seulement à son insu, mais contre son gré, découleront naturellement de ses actes.

Nous ne voulons donc, dans l’article du Moniteur, rien voir de menaçant pour les aspirations indépendantes de ce patriotisme italien, à la fois libéral et conservateur, qui, dans un intérêt de nationalité, écarte la restauration des archiducs, et, dans un intérêt de conservation, se serre contre la monarchie constitutionnelle du Piémont, pour demander à un gouvernement fortement organisé et éprouvé les garanties de l’ordre et de la liberté. Nous espérons que l’article du Moniteur est le dernier mot et le dernier effort du concours moral que la France avait promis et a donné à l’Autriche pour la réalisation de cette partie du programme de Villafranca où l’on faisait entrevoir le rétablissement des dynasties autrichiennes en Italie. À Florence et à Turin, les Italiens ont jugé avec esprit cette manifestation du journal officiel ; ils ont constaté que l’article du Moniteur ne posait au fond qu’une seule conclusion pratique intéressant à la fois le présent et l’avenir de l’Italie : il proclame que le principe de non-intervention sera désormais appliqué aux affaires italiennes. Si le gouvernement français, comme nous n’en saurions douter après une déclaration si formelle, non-seulement observe ce principe, mais le fait observer par tout le monde, jamais plus grand service n’aura été rendu à la péninsule, et l’Italie peut considérer son émancipation comme accomplie. L’Italie appartiendra désormais aux Italiens ; elle n’aura point à regretter que la France n’ait pas accompli toute la tache dont elle avait d’abord paru se charger, et lui ait laissé encore beaucoup à faire. C’est dans les épreuves qu’elle devra traverser pour arriver à son équilibre définitif qu’elle apprendra à se gouverner : elle tâtonnera laborieusement, elle fera de nombreux essais peut-être avant de trouver la forme qu’elle cherche ; mais c’est à cette école de la liberté et du développement indépendant et naturel que s’organisent et grandissent les peuples. Leurs erreurs mêmes dans cette voie et les obstacles auxquels ils se heurtent leur sont plus profitables que l’appui d’une protection étrangère. Il n’est pas jusqu’à la condition la plus déplorée de la paix de Villafranca, celle qui a laissé la Vénétie au pouvoir de l’Autriche, qui ne puisse exercer une influence heureuse sur l’Italie. Cette condition laisse en effet subsister la question de nationalité, et maintiendra par conséquent cet esprit d’union, cet oubli des dissentimens de parti, cette discipline que fortifie une grande aspiration patriotique commune à tous, que les Italiens ont montrés dans la crise actuelle, et qu’ils auront besoin de conserver longtemps encore, d’abord pour traverser l’état provisoire où il semble que l’on se propose de les laisser quelque temps, et ensuite pour s’organiser.

Le provisoire, le provisoire systématiquement prolongé peut-être, tel est l’écueil qui attend les populations de l’Italie centrale. En effet, ce n’est point à Zurich, on l’a deviné depuis longtemps, que se décidera la question des duchés. La paix, on y compte, sera conclue à Zurich avant la fin de ce mois. C’est dire que le traité de Zurich sera fort succinct, qu’il se bornera à régulariser l’état de paix et à consacrer ce louable parti-pris, auquel la France et L’Autriche se sont arrêtées, de ne plus recourir ni l’une ni l’autre aux tentatives belliqueuses en Italie. La signature du traité de Zurich mûrira-t-elle cependant le congrès ? Nous ne le croyons guère. Le roi de Sardaigne, en répondant à la députation toscane qu’il ferait valoir auprès des puissances les droits que le vœu de la Toscane lui conférait, a lui-même assigné en quelque sorte la durée du provisoire, et en a indiqué le terme dans la réunion d’un congrès. Nous serons d’accord avec le Moniteur pour conseiller aux Toscans de modérer leurs espérances dans la réunion prochaine d’un congrès et leur confiance dans les résolutions qu’un pareil tribunal diplomatique pourrait, dans les circonstances actuelles, prendre à leur égard. Les congrès, de leur naturel, ne sont ni inventeurs ni novateurs : ils ne sont guère institués que pour ratifier des faits accomplis et des résultats politiques qui paraissent bien établis. Les faits accomplis dans l’Italie centrale sont trop jeunes encore pour que le cénacle des grandes puissances leur pardonne à l’heure qu’il est les coups qu’ils portent aux maximes et aux vieux arrangemens diplomatiques de l’Europe. L’Angleterre seule peut-être en ce moment serait disposée à donner satisfaction aux vœux des Italiens. La première préoccupation des gouvernemens provisoires de l’Italie centrale doit donc être de préparer leurs ressources et de concerter leur action de telle sorte qu’ils puissent traverser régulièrement un long provisoire. Il serait téméraire à nous d’aller plus avant dans cet avis général, et de leur indiquer les mesures pratiques qu’ils ont à prendre. Sans entrer dans le détail de ces mesures, il nous semble que, dans la législation, dans les finances, dans le système des douanes, ils ne sauraient trop se hâter d’appliquer ce principe d’union qu’ils ont si habilement mis en pratique dans l’organisation de leur ligue militaire. C’est ainsi que les légations, les duchés, la Toscane, s’amalgameront moralement et matériellement, et formeront un groupe indissoluble dont ces conciles du fait accompli que l’on nomme les congrès seront bien forcés de reconnaître l’existence et de satisfaire les vœux, lorsque, fatiguées du provisoire, quelques grandes puissances intelligentes et actives voudront se mettre d’accord pour régulariser enfin la situation de l’Italie.

Si en Italie les résultats directs de la guerre suivent leur développement inévitable, dans le reste de l’Europe les conséquences indirectes de ce grand ébranlement continuent à se manifester. Une des plus curieuses et des plus intéressantes est sans contredit cette agitation unitaire qui travaille l’Allemagne, et que nous signalions il y a quinze jours. Si nous ne consultions que les vieux erremens de la politique traditionnelle de la France, nous ne devrions pas voir d’un bon œil se réveiller plus sérieusement que jamais cet effort moral toujours renaissant et jusqu’à présent constamment déçu du peuple allemand pour sortir de la confusion où le maintiennent les divisions et les complications exagérées de son système fédéral. Le Moniteur, il y a quelques mois, dans une de ces allocutions qu’il avait pris l’habitude d’adresser à l’Allemagne, l’encourageait d’une façon fort imprévue dans cette tendance unitaire ; le Moniteur a été servi a souhait. Nous ne méconnaissons point, quant à nous, la sécurité que donne à la France la division fédérative de l’Allemagne ; cependant, comme le progrès des institutions libérales est à nos yeux la meilleure garantie internationale que les peuples puissent mutuellement se donner dans la civilisation moderne, nous ne pensons point que la véritable intelligence politique doive aujourd’hui s’attacher servilement aux préceptes de l’ancienne routine. En Allemagne comme en Italie, les progrès sérieux de la liberté seconderont le progrès vers l’unité, et le jour où la France renouera franchement avec ses traditions libérales, momentanément interrompues, elle devra s’habituer à ne plus voir un danger pour elle dans la ruine des vieilles garanties que lui offrait le fractionnement de grandes races comme les races allemande et italienne en un nombre ridicule d’états. Quoi qu’il en soit, le mouvement germanique actuel, suscité par la dernière guerre, mais auquel les beaux exemples de l’Italie centrale n’ont pas été inutiles, se distingue par son ensemble, sa modération et son esprit pratique. Les Allemands abandonnent l’unitarisme outré et utopique de 1848 ; ils se bornent pour le moment à demander la concentration aux mains d’une puissance exclusivement allemande de l’initiative diplomatique et militaire dans les rapports de la confédération avec les puissances étrangères. Cette demande est formulée dans des pétitions qui se couvrent partout de signatures. Il va sans dire que la puissance aux mains de laquelle les populations libérales voudraient confier la représentation et la direction de la politique étrangère allemande est la Prusse. Un seul souverain, le duc de Saxe-Cobourg-Gotha, s’est franchement associé à ce mouvement patriotique, auquel le rattachaient d’ailleurs ses antécédens. « Maintenant, a-t-il répondu à une députation qui lui présentait une adresse, maintenant qu’après des années d’apathie profonde, la volonté d’accroître la force et la grandeur nationales, d’assurer notre puissance au dehors et notre union au dedans, se réveille encore dans le peuple, tout patriote doit saluer avec de joyeuses espérances ce mouvement patriotique. Quels que soient les moyens par lesquels nous atteindrons le but désiré, quelle que soit la forme de la constitution future de l’Allemagne, une chose est certaine, c’est que princes et peuples doivent être également prêts à faire des sacrifices. Quant à moi, il y a longtemps que, d’un mouvement spontané, j’ai apporté mon offrande sur l’autel de la patrie. » Il s’en faut que les autres princes allemands prêtent une oreille favorable à cet appel du duc de Saxe-Cobourg à l’esprit de sacrifice. Se croyant menacés de médiatisation dans l’avenir et se voyant exposés à être dépouillés dans le présent de l’importance stérile du rôle diplomatique et militaire qui flatte leur vanité, les petits princes et les cours secondaires se rallient à l’Autriche, protectrice du statu quo. Ainsi, tandis qu’un courant porte les populations vers la Prusse, un contre-courant entraîne les cours vers l’Autriche. C’est un phénomène qui n’est point sans analogie avec ce qui se passe en Italie. Seulement la Prusse n’a pas la témérité ardente du Piémont. De nombreuses pétitions émanées de cette agitation unitaire ont été présentées au gouvernement prussien. — Quelle attitude ce gouvernement prendrait-il en présence d’un mouvement si favorable à l’expansion naturelle de la Prusse ? C’est M. de Schwerin qui a été chargé de dessiner cette attitude en répondant à la pétition de la ville de Stettin. Le ministre prussien a pris acte du mouvement national, il en a constaté l’existence, il a donné à comprendre que le gouvernement du prince-régent jugeait au fond que l’état actuel n’est point le plus satisfaisant pour les intérêts de l’Allemagne ; mais il a décliné au nom de la Prusse l’initiative à laquelle on la convie en se fondant sur deux raisons, sur le respect des droits des autres états confédérés et sur l’inopportunité qu’il y aurait à entreprendre en ce moment la réforme du pacte fédéral. Ce n’est point là une fin de non-recevoir absolue. Au contraire M. de Schwerin, s’il ajourne les espérances des pétitionnaires, n’a garde de les décourager. Il réclame pour le gouvernement prussien la confiance publique, se réservant de concilier en temps opportun les vœux de la nation allemande avec les devoirs de la Prusse. On devait s’attendre à cette politique expectante de la Prusse en face d’un mouvement d’opinion encore trop récent pour être franchement épousé par un gouvernement circonspect. Quoi qu’il en soit, cette agitation unitaire annonce le réveil d’une vie politique énergique en Allemagne, et l’on peut croire que l’hiver prochain ne se passera point sans qu’elle ait produit des résultats intéressans.

Tandis que l’Europe, encore tout émue de ses luttes intestines, fait de vains efforts pour se rassurer contre l’éventualité de nouveaux conflits, à l’extrémité de l’Orient un accident tragique vient tout à coup lui rappeler qu’au lieu de se déchirer elle-même dans des guerres qui, au degré de civilisation où elle est arrivée, ne sont plus que des guerres civiles, sa vraie mission est de détruire ou de transformer l’épaisse barbarie qui couvre encore une si vaste partie de la terre. L’effort que la France et l’Angleterre avaient fait ensemble contre la Chine n’avait malheureusement pas été assez énergique. Nous n’avions pas donné à l’obstination et à l’astuce chinoises une suffisante idée de la puissance et de la supériorité de la civilisation européenne. La petite escadre qui conduisait à Pékin les ambassadeurs de France et d’Angleterre a été cruellement surprise et contrainte à la retraite après avoir éprouvé de graves pertes. Cette trahison tartare va enfin nous obliger à briser définitivement les barrières où s’enferme cette Chine immonde et grouillante. C’est au surplus dans toutes les parties de l’Orient que la barbarie jette le défi à la civilisation et la contraint au combat. Après la formidable insurrection qui a mis en péril la domination anglaise dans l’Inde, voici maintenant que la pacifique et industrieuse Hollande est, elle aussi, troublée dans son empire des Indes-Orientales par le fanatisme musulman. Au midi de Bornéo, dans le royaume de Banjermassin, cinquante personnes ont été massacrées par des mahométans. Des troubles ont éclaté à Sumatra, à Célèbes, et le gouvernement hollandais se prépare avec prévoyance et vigueur contre les périls dont ces troubles sont le symptôme. Mais la vengeance éclatante que la France et l’Angleterre sont obligées de tirer du Céleste-Empire laissera bien loin derrière elle les répressions que va exercer la Hollande. Une œuvre commune et glorieuse s’impose à la France et à l’Angleterre : on dirait un avertissement de la Providence, qui, au moment où les deux grands peuples de l’Occident se laissaient aigrir l’un contre l’autre par des jalousies et des défiances funestes, vient leur montrer que leur alliance est une nécessité de la civilisation moderne, et que leurs devoirs envers l’humanité leur prescrivent de demeurer amis.

E. Forcade.

REVUE MUSICALE.


Les théâtres lyriques de Paris, et nous pourrions ajouter ceux des autres capitales de l’Europe, qui ne brillent guère que de l’éclat qu’ils nous empruntent, n’ont rien produit de bien intéressant depuis les roses que nous avons vues éclore au dernier printemps. La saison musicale de Londres a manqué d’entrain, et le nombre considérable de virtuoses de toute espèce qui s’y étaient donné rendez-vous n’ont pas trouvé un public suffisamment attentif aux prouesses de leur gai savoir. Le Pardon de Ploërmel de Meyerbeer, traduit en italien, a été représenté au théâtre de Covent-Garden le 26 juillet. Mme  Miolan-Carvalho était chargée d’interpréter le rôle de Dinorah. Il ne paraît pas que M. Graziani, qui chantait la partie d’Hoël, ni que M. Gardoni, qui jouait le rôle du cornemuseux Corentin, aient rempli l’attente du public et satisfait entièrement le compositeur : nous n’avons pas de peine à le croire. C’est Mme  Nantier-Didiée, assure-t-on, qui, dans le rôle secondaire de l’un des chevriers, enrichi d’un air nouveau que le maître a écrit expressément pour elle, a eu presque tous les honneurs de la première représentation et fixé l’attention de ce public étrange, dont la mélomanie ne peut être considérée que comme un complément de son génie politique. Cependant c’est en Angleterre que se donnent les plus grandes fêtes musicales du monde. Un festival immense, qui a duré trois jours, a eu lieu les 20, 22 et 24 juin, au palais de Cristal de Sydenham. C’était pour célébrer le centième anniversaire de la mort de Handel, l’unique grand musicien dont l’Angleterre puisse se glorifier, parce que si elle ne l’a pas planté, elle l’a vu croître et se développer sur sa terre de liberté féconde. Le premier jour, on a exécuté le Messie, le plus connu de ses grands oratorios et le chef-d’œuvre de ce maître grandiose, qui a si bien traduit la poésie sévère de l’Ancien Testament. Le programme du second jour se composait d’un Te Deum que Handel avait composé pour célébrer la victoire de Dittingen, avec un choix de morceaux tirés des autres oratorios. Le troisième jour a été rempli par Israël en Égypte. On assure que la recette de ces trois séances s’est montée jusqu’à la somme de 2 millions (80,000 livres sterling), qui doit servir au soutien d’un établissement de charité publique, l’orphelinat de Handel. Voilà qui est digne d’une grande nation et de l’art qui contribue le plus à l’effusion des sentimens généreux.

L’Allemagne, malgré la fureur guerrière qui s’était emparée de son esprit jusqu’à la paix si inattendue de Villafranca, a eu pourtant encore assez de loisir pour penser à ses dieux domestiques. Un monument a été élevé à Handel sur la place du marché de la ville de Halle, où ce grand homme est venu au monde le 24 février 1684. C’est une statue en pied qui repose sur un socle de marbre où on lit cette inscription en lettres d’or : Monument élevé par ses amis d’Allemagne et d’Angleterre. Le grand compositeur porte le costume du temps, et sa main droite repose sur un pupitre où l’on voit la partition du Messie ouverte. Il est à désirer que le monument soit complété par l’achèvement de l’excellent ouvrage de M. Frédéric Chrysander, dont il n’a paru encore que le premier volume. On attend aussi avec impatience le quatrième et dernier volume de la Vie de Mozart, par M. Otto Jahn.

Puisque nous faisons le tour de l’Europe en nous efforçant de résumer les faits qui se rattachent à l’art, nous devons mentionner la fondation d’une grande société musicale russe, dont les statuts ont été sanctionnés par l’empereur Alexandre Il et promulgués dans la Gazette du Sénat de Saint-Pétersbourg. Le nombre des membres qui doivent composer cette société est illimité, et les femmes peuvent y être admises. À la bonne heure, voilà une institution complète, à laquelle il ne manque aucun élément de succès.

Pendant les terribles chaleurs de l’été, Paris n’a eu pour se distraire que les bulletins de la guerre d’Italie, la paix de Villafranca, les fêtes triomphales et les cantates qui en ont été le couronnement. On parlera longtemps de Magenta et de Solferino, mais qui se souvient encore de la poésie et de la musique officielles dont ces grands faits d’armes ont été l’occasion ? Le théâtre de l’Opéra-Comique a montré aussi beaucoup de bravoure pour traverser les mois caniculaires, qui ne sont pas pour les théâtres la saison des amours. Après la reprise des Mousquetaires de la Reine de M. Halévy, où M. Montaubry ne s’est montré ni plus naturel, ni moins affecté, moins content de son sort que dans les Trois Nicolas, on a donné deux petits opéras en un acte, le Rosier de M. Henri Potier, fils du célèbre comédien, et le Voyage autour de ma chambre, dont la musique est de M. Grisar, qui a été souvent plus heureux et moins économe de son fluide musical. Du reste, le théâtre de l’Opéra-Comique est dans l’état le plus florissant, car on y chante aussi peu et aussi médiocrement que possible. Rempli des meilleurs sujets que produit chaque année le Conservatoire, où l’on fait de si beaux discours sur l’institution d’un diapason légal qui n’empêchera pas de chanter faux, parce que c’est un droit qu’en France on acquiert en naissant, le théâtre de l’Opéra-Comique, disons-nous, se rapproche de plus en plus de son berceau, qui est le vaudeville. C’est bien le cas de chanter :

Et l’on revient toujours
A ses premiers amours.

Le Théâtre-Lyrique, qui n’est pas aussi protégé que celui de l’Opéra-Comique, et qui professe, en fait d’art, les principes salutaires du libre échange, a rouvert ses portes le 1er septembre par le délicieux chef-d’œuvre de Mozart, l’Enlèvement au Sérail, et l’agréable opérette de Weber, Abou-Hassan. Tout récemment on a repris le Faust de M. Gounod avec un nouveau ténor, M. Guardi, qui chante le rôle du docteur. Je ne sais pas d’où vient M. Guardi, ni quel est le maître qui lui a délié la langue ; mais il ne paraît être encore qu’un écolier dont la voix stridente et mal posée est déjà affectée de cette insupportable vibration qui dénote plus que de la fatigue, je veux dire une véritable altération de l’organe. Il est douteux que M. Guardi puisse fournir une longue carrière, surtout si on le place au premier rang et dans un rôle aussi long et aussi difficile que celui de Faust. La voix de M. Guardi n’a aucune flexibilité, et l’éclat métallique qui la distingue n’est obtenu que par des efforts visibles et pénibles à l’auditeur. Le directeur intelligent du Théâtre-Lyrique, M. Carvalho, s’efforce de suppléer à la protection qu’on lui refuse par une grande activité ; il nous promet pour cette année un programme magnifique, où l’on distingue l’Orphée de Gluck, qui serait chanté par Mme Viardot, et le Don Juan de Mozart :

Salutiamo l’altissimo maestro !

Le théâtre de l’Opéra n’a pas suivi le mauvais exemple que donne la cigale. En chantant tout l’été des cantates en l’honneur de Magenta, de Solferino et de Villafranca, il a pensé aux nécessités de la saison prochaine en nous préparant l’agréable surprise d’un opéra italien de sixième ordre qu’il a fait traduire, arranger et compléter par une foule d’hommes de talent. On n’est pas plus modeste et plus franchement résigné à avouer sa misère et son inintelligence des choses élevées de l’art, et cependant on fait de bien beaux discours à la distribution des prix du Conservatoire ! I Montechi e i Capuletti, faible ouvrage que Bellini a composé à Venise en 1829 pour les deux Grisi, Giuditta et Giulia, ne méritait ni cet excès d’honneur ni cette indignité de se voir translaté sur la grande scène de l’Opéra, où l’on ne devrait admettre, en fait de musique étrangère, que les chefs-d’œuvre consacrés par l’admiration de l’Europe. Je ne sais pas même si la Semiramide de Rossini, qu’on prépare aussi et qu’on arrange pour les débuts de deux jeunes cantatrices qui excitent en ce moment l’enthousiasme de l’Italie, aura sur la scène de l’Opéra le succès qu’on s’en promet. J’en doute si fort pour ma part, que, si j’étais l’auteur de ce chef-d’œuvre, je défendrais aux faiseurs de maculer mes inspirations de leurs embellissemens. Quoi qu’il en soit, il est bien certain que l’Opéra n’est pas un théâtre de la foire. On doit y donner des ouvrages originaux, écrits expressément dans la langue du pays et pour le goût de la nation, et si l’administration de ce grand établissement lyrique en était réduite à la dure extrémité de prendre l’ours,… je veux dire les Troyens de M. Berlioz, où l’intrépide symphoniste a enfoncé et rafraîchi Gluck, à ce qu’assurent les buveurs d’eau de Bade, cela vaudrait encore mieux et serait plus gai que le Roméo et Juliette de Bellini, enrichi d’un quatrième acte de Vaccaï et d’un divertissement de M. Dietsch, poésie française de M. Nuitter.

Je sais bien que tous ces frais ont été faits pour les beaux yeux d’une nouvelle cantatrice, Mme Vestvali, qui vient de loin, et qui a longtemps parcouru le monde, qu’elle a séduit et charmé. D’origine polonaise, assure-t-on, Mme Vestvali est une grande et belle personne qui donne l’idée de ce que devait être une amazone dans les temps héroïques. Mme Vestvali, qui peut avoir environ vingt-cinq ans, — nel mezzo del camin della sua vita, — possède une voix de contralto assez étendue, mais dont les cordes basses n’ont plus la fraîcheur et la sonorité désirées. À l’aise sur la scène, dont elle semble connaître tous les détours, la nouvelle cantatrice ne manque ni de sentiment, ni d’une certaine facilité de style qui n’est pas tout à fait le grand art de chanter de l’école italienne, qui l’a évidemment élevée. Une qualité qu’on ne peut refuser à Mme Vestvali, c’est une assez bonne prononciation, une articulation franche, qui ne laisse perdre aucun mot à l’auditeur. Elle a eu de bonnes inspirations, particulièrement dans la scène pathétique du quatrième acte, qui est l’une des meilleures pages de musique dramatique qu’on doive à Nicolas Vaccaï. Chargée du rôle de Roméo, Mme Vestvali a été faiblement secondée par M. Gueymard, qui a crié tant qu’il a pu les ravissantes cantilènes que nous avons entendu soupirer à Rubini. Quant à Mme Gueymard, qui était chargée du rôle de Juliette, je trouve que sa grosse sensibilité de Flamande ne s’éclaircit pas, et qu’elle chante toujours comme un jeune lévite aux joues candides qui porte à l’autel l’encens et la myrrhe.

On se demande quel est le répertoire que la nouvelle cantatrice devra aborder après la tentative de Roméo et Juliette, qui ne saurait avoir des suites bien sérieuses. Chantera-t-elle les rôles de Léonor de la Favorite, de Catarina de la Reine de Chypre, d’Odette de Charles VI ? Il est permis de craindre que les qualités physiques de Mme Vestvali, sa haute stature, l’ampleur de ses formes et son penchant visible à exprimer plutôt les sentimens virils que la grâce et la tendresse de la femme, ne lui soient un embarras dans des rôles où déjà Mme Stoltz dépassait la mesure. Quoi qu’il en soit de ces craintes, nous souhaitons que Mme Vestvali ne les partage pas.

Il serait injuste de ne pas mentionner ici la fête musicale qui a eu lieu dans la ville de Niort le 5 et le 6 juillet. Fondée il y a vingt-cinq ans par M. de Beaulieu, compositeur distingué, la grande association musicale de l’ouest a fait entendre cette année plusieurs chefs-d’œuvre de grands maîtres tels que la deuxième partie de l’Élie, oratorio de Mendelssohn, un psaume de Marcello, un motet de Vittoria, la symphonie en majeur d’Haydn, l’ouverture d’Euryanthe de Weber, le finale de Fidelio, etc. Près de deux cents choristes et de cent-cinquante instrumentistes, tout ce que les six départemens associés possèdent d’artistes et d’amateurs distingués, étaient habilement conduits par M. de Beaulieu, qui depuis longtemps a bien mérité de l’art qu’il cultive avec autant de zèle que de désintéressement.

La mort, l’impitoyable mort, nous a enlevé cette année une cantatrice charmante, Mme Bosio, dont le public parisien avait presque fait l’éducation. Née à Turin, élevée à Milan, où elle reçut des conseils d’un certain Cattaneo, Angiolina Bosio a débuté de fort bonne heure dans i Due Foscari de M. Verdi avec un succès de bon augure. Après avoir chanté successivement à Vérone, à Copenhague et à Madrid, Mme Bosio vint à Paris en 1848, où d’abord elle ne fut pas remarquée. Engagée à l’Opéra, Mme Bosio fît une grande sensation dans Luisa Miller de M. Verdi et dans le chef-d’œuvre de Rossini, Moïse. Revenue au Théâtre-Italien, Mme Bosio aborda les rôles les plus difficiles de l’école de Rossini avec un éclat qui lui valut une réputation européenne. Elle fut surtout admirable dans Matilde di Shabran par la grâce de sa personne et la prodigieuse flexibilité de sa voix limpide. Engagée au théâtre italien de Saint-Pétersbourg, Mme Bosio y est restée plusieurs années, vivement appréciée par la haute société russe, dont elle avait gagné les suffrages. C’est là qu’elle est morte le 31 mai 1859, à peine âgée de trente ans. C’était une femme remplie de grâce, d’une taille élancée et d’une physionomie charmante. Douée d’une voix de soprano étendue, éclatante et très flexible, Mme Bosio était surtout une cantatrice brillante, dont le style fleuri et tempéré ne s’est jamais élevé jusqu’à l’expression de la passion. Mme Bosio appartenait à cette famille de cantatrices élégantes qu’a fait éclore en si grand nombre la musique de Rossini et de son école.

Un artiste honorable, un professeur connu par des travaux utiles à l’enseignement de la musique, M. Auguste Panseron, a été aussi enlevé par la mort le 27 juillet 1859. Né à Paris le 26 avril 1795, M. Panseron était fils d’un professeur de musique qui fut l’ami de Grétry, et qui l’a aidé à écrire l’instrumentation de plusieurs de ses derniers opéras. Admis au Conservatoire en 1805, le jeune Panseron y remporta successivement le prix de solfège, celui d’harmonie, et en 1813 le grand prix de composition, qui lui fit faire le voyage d’Italie. Il se trouvait à Rome en 1816, alors que Rossini composait pour le théâtre Apollo ce chef-d’œuvre de grâce, de jeunesse et de folle gaieté qu’on appelle il Barbiere di Siviglia. De l’Italie, M. Panseron passa en Allemagne, s’arrêta à Vienne, à Munich, et puis à Eisenstadt, chez le prince Esterhazy, qui le nomma son maître de chapelle honoraire, poste qu’avait occupé l’immortel Haydn. Ce que c’est que de nous ! Revenu à Paris en 1818, après une excursion à Saint-Pétersbourg, M. Panseron s’est essayé dans toute sorte de compositions, et voulut même aborder le théâtre, où le ciel ne lui fut pas propice. Il se rabattit alors sur un genre plus modeste, et chanta sur tous les tons ; et avec accompagnement de toute sorte d’instrumens agrestes, Malvina, On n’aime bien qu’une fois, appelez-moi, je reviendrai, Petit blanc, et surtout Au revoir, Louise, romance devenue très populaire, dont les paroles sont d’un gracieux esprit, M. Emile Barateau, Panseron était si heureux du succès de ses barcarolles qu’il allait les chanter partout, assis sur son léger bateau et avec une voix qui n’a jamais pu être classée. Comme il était bon harmoniste et passablement content de tout ce qu’il faisait, M. Panseron eut un jour l’idée de se permettre une légère fraction aux règles, et mit au bas d’un passage qui contenait deux quintes de suite par un mouvement semblable, ces mots importans : Je le sais ! C’était en effet un bon musicien que M. Panseron, qui s’abusait un peu sur l’importance de ses travaux, et qui prenait grand souci de sa renommée. Ce genre d’habileté est devenu bien commun de nos jours. Je ne veux pas médire assurément de M. Panseron, qui était un bon homme au fond, un zélé admirateur de Rossini et de presque toute l’école italienne. Professeur de chant au Conservatoire, auteur de nombreux ouvrages scolastiques qui ont fait sa fortune, M. Panseron était aussi heureux que possible en n’étant pas de l’Institut. Il y serait entré sans doute, s’il avait vécu davantage. Il avait tant d’amis, tant de croix à la boutonnière, et de si bonnes relations ! Il est mort après une douloureuse et courte maladie, âgé de soixante-quatre ans. Le coup d’œil rapide que nous venons de jeter sur les faits accomplis qui se rattachent à l’art musical serait incomplet, si l’on oubliait de mentionner le triste événement qui a frappé M. Roger, de l’Opéra. On sait que le virtuose éminent, étant à la chasse dans une propriété qu’il habite près de Fontainebleau, a eu l’imprudence, en franchissant une haie, de soulever d’une seule main et d’attirer à lui un fusil chargé. Le coup est parti et lui a fracassé le poignet. On a été obligé de lui amputer l’avant-bras. Cette catastrophe, on peut l’affirmer, a ému toute la France. M. Roger est du petit nombre de ces artistes privilégiés dont le public estime autant la personne qu’il admire le talent. Au nom d’un idéal qui préside à notre critique et qui rend parfois nos jugemens un peu sévères, nous avons pu relever avec plus ou moins de vivacité quelques imperfections dans le style, d’ailleurs élevé, de M. Roger ; mais nous n’avons jamais méconnu ni l’intelligence éclairée ni les qualités nombreuses qui distinguent ce brillant chanteur, dont la carrière, espérons-le ne sera pas entièrement interrompue.

P. Scudo.


C’est une tâche difficile que d’introduire le public français dans les profondeurs de la philosophie hégélienne. L’auteur d’une récente traduction de la Logique de Hegel semble avoir compris ce que cette entreprise a d’ardu[1]. Il y a quelques années déjà, M. Véra publiait une Introduction à la Logique de Hegel qui devait préparer le lecteur à l’intelligence de cette partie importante de la doctrine hégélienne. Aujourd’hui c’est la Logique même qu’il traduit, mais en la faisant précéder d’une préface explicative et en l’accompagnant d’un commentaire très développé. Toutes ces précautions, toutes ces explications préliminaires n’ont rien de superflu : l’œuvre de Hegel n’est pas de celles qu’on aborde aisément ; sa pensée, habituée à se produire dans les régions les plus élevées de l’abstraction, ne connaît guère les nuances, les figures, les détours du langage ordinaire. La philosophie spéculative dédaigne la popularité facile ; elle s’adresse aux esprits assez supérieurs pour ne pas croire à leur infaillibilité, et qui, pour atteindre la vérité, savent qu’il faut de longs efforts. Parmi ceux qui cultivent les sciences mathématiques, personne n’a la prétention de comprendre le calcul différentiel ou la mécanique rationnelle avant de connaître les méthodes les plus simples du calcul. Les idées philosophiques étant d’une nature plus générale et plus compréhensive que toutes les autres, on ne voit point pourquoi l’on refuserait de discipliner son esprit pour se préparer à les recevoir et à les combiner entre elles.

L’importance de la publication de M. Véra n’a pas besoin d’être démontrée aux amis de la philosophie. La pensée de Hegel a été si souvent défigurée en Allemagne par ses prétendus successeurs, sa doctrine est un tel événement dans l’histoire de l’esprit humain, que nous devons rendre grâce à quiconque essaie de la faire connaître dans sa sincérité et sa véritable expression. La place de Hegel au milieu des grands noms de la philosophie est une place à part : son nom trouble et inquiète les esprits les plus éclairés. On ne peut songer un instant à compter parmi les matérialistes le fondateur de la philosophie spéculative ; on ne peut davantage le ranger parmi ceux qui font rentrer toutes choses dans l’abîme de l’individualité humaine. Son audacieuse pensée a en effet embrassé à la fois les deux termes du problème de la philosophie ; il les a réconciliés en montrant que, bien que contradictoires, ils étaient corrélatifs et s’engendraient mutuellement, que l’un et le divers, le fini et l’infini, l’être et le non être, la liberté et la fatalité, ne peuvent être conçus séparément et s’expliquent l’un par l’autre. Là est la vraie grandeur de la philosophie hégélienne : elle heurte d’abord notre pensée, enlacée dans les formes imparfaites du langage ; mais quand, remontant aux idées elles-mêmes, nous sommes parvenus à les pénétrer, nous en saisissons peu à peu les accords, nous les voyons se former, se dédoubler, nous en suivons la hiérarchie. Hegel nous apprend comment les unes sont comprises dans les autres et se pénètrent mutuellement : c’est quelque chose de pareil aux sphères idéales sur lesquelles les astronomes supposaient jadis que les astres exécutaient leurs rotations, et qui s’entrecoupaient les unes les autres. Cette partie de la logique de Hegel est une tentative philosophique toute nouvelle : Platon et d’autres idéalistes ont eu sur la nature même des idées, des intuitions aussi profondes que Hegel ; mais qui avait, avant lui, établi ce qu’on pourrait nommer la génération des idées ? qui en avait avec une telle rigueur établi la filiation ? Dans une heure peu propice à la philosophie, on est allé jusqu’à en supprimer le nom dans nos collèges ; les classes correspondantes portent aujourd’hui le nom de classes de logique. Que ceux qui professent cette science se consolent en lisant l’ouvrage de Hegel : ils y verront que la logique, comprise ainsi qu’il le fait, étant la science de l’idée, est la philosophie tout entière. Les deux parties qui doivent suivre la Logique, la Philosophie de l’esprit et la Philosophie de la nature, n’en sont que des applications. Espérons que M. Véra nous les fera bientôt connaître. Les honorables sympathies qui ont entouré son œuvre en Angleterre doivent l’y encourager, et nous ne doutons pas qu’elle ne rencontre le même accueil en France, son ancien pays d’adoption.

A. Laugel.


  1. Logique de Hegel, traduite pour la première fois et accompagnée d’une introduction et d’un commentaire perpétuel, par M. A. Véra. — 2 vol. in-8o. Paris, Ladrange.