Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1853

Chronique no 514
14 septembre 1853


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 septembre 1853.

Faut-il croire que la crise d’Orient est arrivée à son terme, ainsi qu’on le disait il y a quelques jours encore ? Doit-on penser plutôt qu’elle n’est rien moins que terminée, qu’elle ne fait au contraire qu’entrer dans une phase nouvelle et prendre un tour plus décisif en changeant d’aspect ? Elle serait terminée, si on consultait les penchans de l’opinion, les vœux des gouvernemens, une sorte d’impatience universelle d’eu finir avec cette éternelle question, posée devant l’Europe comme une énigme périlleuse et irritante. Elle n’est point au bout des surprises qu’elle nous réserve, si on observe les faits. D’un côté, les efforts continuent pour favoriser un accommodement, les cabinets agissent, la diplomatie redouble de zèle et de persistance dans la recherche d’une issue pacifique ; de l’autre, les incidens se succèdent chaque jour et échappent à toutes les prévisions. On n’a point oublié où en étaient assez récemment les affaires d’Orient. La conférence de Vienne avait mis toute son habileté, dans la rédaction d’une note destinée à tout concilier, — l’indépendance de l’empire ottoman, les griefs de la Russie et l’intérêt européen engagé dans ce conflit. On sait aussi que cette note, après avoir obtenu l’adhésion du tsar, allait à Constantinople, où le divan ne l’acceptait pas sans lui faire subir quelques modifications. Au premier abord, ces modifications n’étaient rien, disait-on ; bientôt on y apercevait quelque importance, et aujourd’hui enfin l’acceptation par l’empereur Nicolas de la note modifiée est devenue plus que douteuse. S’il en était ainsi, le but de la conférence de Vienne se trouverait manqué, et ce qu’il y a de plus grave, c’est qu’il serait manqué non par le fait de la Russie, mais par le fait de la Turquie. Expliquons-nous rapidement sur cette situation nouvelle, qui peut encore se dénouer heureusement par l’acquiescement du cabinet russe aux modifications proposées, mais qui peut devenir aussi, dans le cas d’un refus, le point de départ de complications d’un autre genre.

Quel était le but de la note préparée par la conférence de Vienne pour de moyen d’arrangement entre l’empire ottoman et la Russie ? C’était de maintenir autant une possible l’état actuel des choses. Le divan se déclarait prêt à observer dans leur esprit et dans leur lettre les traités de Kaïnardgj et d’Andrinople ; il assurait aux Grecs la participation dans une mesure équitable, aux avantages dont jouissent les autres chrétiens ; il parlait avec déférence de la sollicitude de la Russie pour l’église grecque, sans rien spécifier d’où on put inférer un droit formel de protectorat. La première condition de succès pour la note de Vienne, il faut le dire, c’était qu’on n’insistât pas trop sur ses termes, et que de part et d’autre on ne cherchât pas trop à en accuser le sens. Il est parfaitement clair que du moment où chacun prétendrait mettre sous les paroles de cette déclaration un sens entièrement conforme à sa propre politique, il n’y avait plus d’accord possible. C’est l’habileté de la Russie de n’avoir rien discuté dans la note de Vienne, d’avoir tout accepté, soit qu’elle se tint pour satisfaite des assurances nouvelles qui lui étaient offertes, soit que, dans sa situation actuelle en Europe, elle ne se crût point en mesure de pousser plus loin l’accomplissement de ses desseins sur l’Orient. La Turquie en a jugé autrement ; elle a cru de son honneur de faire des modifications qui sont aujourd’hui connue, par la publication de la note de Vienne elle-même et du mémorandum de Rechid-Pacha qui accompagne et explique les changemens opérés par le divan. Ces changemens, on le sait, tendent à préciser la portée réelle des traités de Kaïnardgi et d’Andrinople ; ils font la distinction entre les chrétiens relevant des gouvernemens étrangers, en vertu de dispositions particulières, et les chrétiens grecs sujets ottomans ; quant à ceux-ci, la sollicitude de la Russie est écartée pour ne laisser debout que la sollicitude et la protection des sultans. Avec toute la bonne volonté possible, ces modifications ne sauraient être considérées comme absolument dénuées de signification, elles sont même si essentielles, qu’elles déplacent la question telle qu’elle avait été posée à la conférence de Vienne, ou plutôt qu’elles la replacent, après trois mois de négociations et d’efforts, dans les termes où elle se trouvait au moment où le prince Menchikof quittait Conslantinople. Il y a seulement une différence considérable. À l’origine de cette triste querelle, la Porte ottomane avait pour elle les puissances de l’Occident, l’appui de leur diplomatie, de leurs conseils et de leurs flottes. Depuis, ces puissances ont interposé leur médiation et négocié un arrangement. Or, en présence des modifications Introduites par la Turquie dans cet arrangement, que pourraient-elles répondre à la Russie, si celle-ci venait dire aux cabinets : — Vous avez proposé un moyen de pacification, vous avez rédigé une note, j’ai accepté cette note sans y changer un mot ; c’est la Turquie qui refuse de souscrire à l’œuvre de votre médiation. Maintenant, c’est à vous de faire accepter par la Porte ce que vous avez proposé, ou laissez-moi vider seule ma querelle ! — Sans doute le meilleur moyen serait que la Russie acceptât la note de Vienne, même avec les modifications du divan ; sans doute aussi l’intérêt européen reste le même, et n’en est pas moins opposé aux tendances de la politique russe ; il est vrai encore qu’en tout ceci l’attitude de la Turquie n’est point sans dignité. Cela veut dire seulement que la situation n’est devenue facile pour personne. Il y a un autre inconvénient à signaler.

Lorsque la question d’Orient a éclaté, la politique de l’Europe, de la France et de l’Angleterre en particulier semblait s’identifier avec celle de l’empire ottoman. Cette identité n’était point réelle au fond évidemment, ou du moins elle n’était que transitoire ; mais enfin les circonstances l’avaient créée, les circonstances avaient un moment confondu les deux intérêts, celui de l’Europe et celui de la Turquie. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui ; il est évident qu’il va un intérêt européen qui parle à Vienne et un intérêt turc qui parle à Constantinople. L’intérêt turc a ses réserves et ses susceptibilités ; il stipule pour lui-même, pour l’honneur musulman, pour son présent et pour son avenir. L’Europe n’est point aussi ambitieuse peut-être ou aussi soigneuse de l’avenir de la domination musulmane. Elle défend l’indépendance et l’intégrité de l’empire ottoman, moins pour le bien de la Turquie elle-même que parce que cette intégrité et cette indépendance sont aujourd’hui un des élémens de l’équilibre continental. Ce n’est pas le pouvoir musulman qu’elle soutient, c’est le gouvernement neutre qui occupe Constantinople. Enfin l’intérêt européen, c’est surtout la paix, même au prix de quelques sacrifices. N’eût-il pas été plus sage pour la Turquie de ne point laisser éclater ces différences, et de remettre le soin d’interpréter la note de vienne aux puissances qui l’avaient préparée, et qui ne cessaient de conserver un intérêt opposé aux progrès de la Russie en Orient ? Oui, il faut l’avouer, c’est une faute de la part du divan, et elle est d’autant plus grave, que, deux fois en peu de temps la Turquie a eu l’occasion d’identifier sa politique avec celle de l’Europe, et deux fois elle l’a manquée. La première occasion a été l’affaire de l’emprunt turc. Certes rien n’était plus propre à créer une puissante solidarité d’intérêts entre la porte et les états européens. La Turquie a cédé à d’étroits et aveugles préjugés. La seconde occasion, c’est la conférence même de Vienne, par où l’empire ottoman pouvait entrer dans le concert européen et arriver à voir son indépendance de nouveau garantie par les cabinets. Ici surviennent encore des difficultés nouvelles tendant à créer une sorte de séparation avec l’Europe. Mais si la Turquie mais semble avoir mal calculé ses résolutions et ses intérêts, cela veut-il dire que la Russie, malgré les apparences, soit fondée à repousser absolument les modifications proposées ? L’empereur Nicolas aurait, ce nous semble, un rôle beaucoup plus élevé et plus généreux à remplir : ce serait de faire cesser l’état violent qui dure depuis six mois, en acceptant la note de Vienne telle qu’elle est revenue de Constantinople, ce qui aurait en outre l’avantage d’effacer les impressions pénibles qu’a dû susciter l’attitude de la Russie dans les commencemens de cette crise. Malheureusement il n’est point certain qu’une pensée de ce genre domine en ce moment le gouvernement russe. Quant à l’Europe, lors même que le cabinet de Saint-Pétersbourg n’accepterait pas les modifications proposées par le divan, il n’est point dit certainement qu’elle dût renoncer à l’emploi de tout moyen diplomatique, ou qu’elle pût laisser longtemps se poursuivre une guerre inégale entre la Russie et la Turquie, si elle venait à éclater définitivement. L’Europe, après tout, aurait toujours à sauvegarder l’intérêt de l’Occident ; mais pour cela, qu’on nous permette de le dire, il faudrait une unité d’efforts qui n’est point aussi réelle au fond peut-être qu’il l’a paru jusqu’ici. Il est possible que la situation actuelle eût été évitée, si l’Angleterre n’eût refusé pour sa part de laisser s’accomplir, il y a quelque temps, le passage projeté des Dardanelles par les flottes combinées, — passage que le cabinet de Saint-Pétersbourg, au reste, a cru un moment réalisé. Cela indique assez toutes les transformations, toutes les crises par lesquelles peut avoir encore à passer cette éternelle et énigmatique question d’Orient.

Si les difficultés s’élèvent aujourd’hui en Europe, ce n’est point certes qu’on les appelle et qu’on se plaise à les rechercher : elles naissent souvent de causes plus fortes que les volontés ; elles sont le produit du choc inévitable des intérêts et des tendances nationales, et c’est ce qui crée parfois un si singulier contraste entre le mouvement des choses extérieures et l’existence intérieure de chaque pays. Ici, après l’excès des agitations passées, tout est redevenu calme. La lassitude et le déplacement de toutes les conditions politiques ont amené cet état si difficile à décrire, et qui ne s’explique que par le besoin du repos. Qu’on observe la France : quelques élections de membres du corps législatif viennent de se faire, et c’est à peine si on y a songé. Du reste, les candidats du gouvernement étaient à peu près sans concurrens. Autrefois une élection devenait facilement un champ de bataille : c’était tout simple, il s’agissait de soutenir ou d’attaquer une politique, d’envoyer un auxiliaire ou un antagoniste à un ministère ; aujourd’hui ce n’est point un député, on le sait, qui peut changer une politique ni même un cabinet. Les conseils généraux viennent aussi d’avoir leur session annuelle, et le bruit de leurs travaux n’a guère dépassé l’enceinte locale. L’un d’eux, celui de l’Hérault, a renouvelé son vote habituel en faveur de la liberté commerciale, et il y a joint cette année un vœu pour l’abolition de l’échelle mobile qui règle le commerce des céréales : vœu de circonstance, car en définitive, au milieu de la stagnation politique, dans l’absence d’événemens intérieurs propres à émouvoir fortement l’attention, quel est le fait plus capable d’exciter un intérêt réel et sérieux que cette question des subsistances qui s’est réveillée récemment ?

Ce n’est point d’aujourd’hui qu’on s’est inquiété de l’insuffisance des dernières récoltes en France ; voici quelque temps que l’incertitude se prolonge. Dans ces derniers jours, la préoccupation a redoublé, et il n’est point même impossible que l’exagération s’en mêlant, les calculs du déficit probable dans la production des céréales n’aient dépassé la réalité ! Toujours est-il que le pays s’est senti menacé, que le prix des grains a haussé partout, et que la sollicitude du gouvernement a dû naturellement se porter sur une telle situation. Le gouvernement a fait la seule chose qu’il pût faire : il a rendu divers décrets abolissant certaines prohibitions, réduisant les droits d’entrée, provoquant l’abaissement du prix de transport des grains, farines et légumes sur les chemins de fer, affranchissant de tout droit de navigation intérieure sur les rivières et sur les canaux les bateaux chargés de ces mêmes produits. On sait bien qu’en tout le reste il serait trop périlleux pour un gouvernement de se substituer à l’action libre du commerce, — et des déclarations officielles réitérées n’ont fait que confirmer cette vérité. Le gouvernement en effet a cru devoir démentir des bruits qui avaient pu se propager sur des achats de grains faits par lui au dehors ; il s’est borné à demander à l’étranger les approvisionnemens pour l’armée et pour la marine. On peut rechercher et imaginer bien des procédée pour suffire à ces crises alimentaires ou pour les prévenir ; le plus simple et le plus efficace encore aujourd’hui, c’est la liberté de l’Industrie privée et du commerce : il n’en est point qui remplace celui-là. Tout autre moyen qui tendrait à transformer l’état en pourvoyeur général, outre qu’il aurait l’inconvénient d’être entaché d’un esprit peu en faveur auprès du pays, aurait pour effet de suspendre et de paralyser toutes les transactions. Quant à la mesure prise pour maintenir à Paris le prix du pain à un taux inférieur aux indications des mercuriales, ce qu’on en peut dire, c’est que ce n’est là qu’une mesure spéciale à Paris. Il n’est point probable que le gouvernement, au moment où il déclarait vouloir laisser toute liberté au commerce sous une de ses formes, eût la pensée de le gêner sous une autre forme.

Il y a quelques mois déjà, il paraissait un Mémoire, qui n’est point sans intérêt, sur ces périodes de disette en France. En décomposant les chiffres des importations et des exportations de grains, l’auteur, M. A. Hugo, est arrivé à découvrir que la disette et l’abondance alternaient par périodes de cinq ou six années : c’est l’éternelle histoire des sept vaches grasses et des sept vaches maigres. Il en est ainsi en France depuis 1816. Sept périodes alternatives se sont succédé. Nous touchons à la huitième marquée pour la disette. Seulement, en comparant dans ces trente-six dernières années le chiffre général des importations et des exportations, il se trouve qu’il y a pour la France un déficit en froment de plus de vingt et un millions d’hectolitres : d’où il résulterait que l’abondance ne compense pas la disette, et qu’en établissant une moyenne de production, la France ne se suffit pas à elle-même. S’il en est ainsi, n’est-ce point à l’étal d’Infériorité où est l’agriculture française qu’il faut l’attribuer. Quant à l’influence que la disette peut exercer sur les grands événemens publics, l’auteur du Mémoire en cite un exemple curieux : il rappelle que la campagne de Russie ne manqua peut-être en 1812 que par suite de la disette de cette époque, la nécessité d’assurer l’approvisionnement de Paris ayant retenu l’empereur du 10 mars au 9 mai. Il se peut qu’il en soit ainsi. Convenons cependant qu’il y a d’autres explications plus élevées, et que cela prouve seulement combien les causes secondes viennent concourir parfois aux grands résultats de l’histoire.

Un des caractères de la crise qui nous menace, c’est de se produire au milieu d’un mouvement immense d’industrie et de travaux qui peuvent être certainement une source de richesse, mais qui pour l’instant malheureusement absorbent les capitaux et les détournent du commerce ordinaire. Partout en effet les plus vastes entreprises se poursuivent il sont en voie d’exécution. La ville de Paris elle-même, au premier rang, a assumé la charge de se transformer matériellement. On a chaque jour le témoignage de ce qui peut s’accomplir en quelque sorte à vue d’œil. Ce n’est pas seulement le Louvre qui s’élève, — ce Louvre qu’on avait eu la si étrange idée de baptiser le palais du peuple ; — des voies nouvelles sont percées sur tous les points, des boulevards s’ouvrent presque à l’improviste, la grande artère de la rue de Rivoli traverse déjà Paris, des quartiers entiers disparaissent pour faire place à des quartiers nouveaux. Sait-onn combien de maisons sont tombées sous le marteau dans ces dernière temps ? M. le préfet de la Seine, dans un mémoire récent, en donnait le chiffre, qui est de 637, — 637 maisons occupant une surface de 76,841 mètres. L’expropriation de ces 637 maisons a été nécessaire pour la création des halles et de la rue de Rivoli seulement. Ces dépenses, qui forment un budget à part pour la ville de Paris, sont couvertes à l’aide d’un emprunt qui a produit un peu plus de 61 millions. Cependant, en supposant même que les dépenses réelles ne dépassent pas les prévisions, il restera un déficit de 5 millions ; mais ce déficit devra être imputé par année sur le budget municipal ordinaire à dater de 1855, époque probable de l’achèvement des halles. Ce n’est pas par un stérile besoin de supputer des chiffres, des maisons abattues, des quartiers qui disparaissent, des constructions qui s’élèvent, que nous constatons les travaux qui s’accomplissent dans Paris et en changent presque entièrement la face, — c’est parce qu’ils ont leur place dans le mouvement actuel, et ensuite parce qu’il y a quelque chose de curieux dans ce labeur d’une ville occupée à briser sa vieille enveloppe pour paraître sous une forme nouvelle. Dans ces maisons qui croulent de vétusté avant que le marteau vienne les achever, c’est un passé qui s’en va. On assainit la ville, un air plus salubre pénètre là où on ne respirait pas, les architectes tracent des voies droites, régulières et élégantes, on s’entend merveilleusement à tout ce qui constitue la vie extérieure, en même temps aussi il y a un sens moral des choses anciennes qui s’évanouit, il y a un caractère qui s’efface dans les monumens restés debout, isolés et dépaysés en quelque sorte au milieu des splendeurs des voies et des constructions modernes. On en a un exemple par cette tour Saint-Jacques-la- Boucherie, demeurée intacte dans la rue de Rivoli, et qui doit, à ce qu’il parait, être entourée d’une balustrade, d’une plantation d’ormes et d’acacias. Le monument n’a pas changé, c’est sa destination qui n’existe plus. Autrefois il avait un sens historique, aujourd’hui il n’est plus qu’une curiosité d’art appelée à figurer au milieu d’un square, il en sera de même de l’Hôtel-Dieu, qui doit, dit-on, être déplacé et reconstruit. On bâtira un plus bel hospice, ce ne sera plus la maison hospitalière, adossée à l’église, mettant les pauvres à côté du temple et résumant la vieille idée religieuse dans ce qu’elle avait à la fois de plus élevé et de plus touchant, c’est ainsi que, dans les transformations matérielles d’une ville, on peut voir partout les signes multipliés des transformations qui s’accomplissent dans le monde moral et dans le monde intellectuel.

Ces transformations du monde intellectuel, il serait facile aussi d’aller le rechercher directement dans les œuvres de l’esprit Là les signes n’abonderaient pas moins ; on pourrait voir comment les goûts varient, comment les tendances se succèdent et se renouvellent, comment les mots eux-mêmes changent de sens fréquemment : ce serait une étude comparative à faire de l’esprit et des procédés intellectuels des divers siècles de notre littérature, et, après tout, notre temps ne serait point sans avoir encore dans ce large tableau une part suffisante à côté des tristes et violens excès qui ont pris trop souvent le nom d’inspiration. Pour aujourd’hui malheureusement, il n’y a pas beaucoup d’œuvres tout à fait actuelles qui pussent rentrer dans ce tableau, et en supposant que l’école réaliste y eût sa place, — une place toujours fort restreinte, — ce ne serait point par les Contes d’été, que M. Champfleury vient de publier. Ce n’est pas que M. Champfleury n’ait à certains points de vue un talent remarquable ; mais, — l’auteur lui-même l’avoue et ses ouvrages le disent assez, — c’est un réaliste ; et ce qu’il est véritablement, il affecte encore plus de l’être en poussant jusqu’à l’abus la minutieuse anatomie des choses qu’il entreprend de peindre et de décrire ; Nous ne parlons pas des étranges licences d’expressions qui représentent peut-être aux yeux de l’auteur le plus beau triomphe du réalisme. Que disent donc ces Souffrances de M. le professeur Delteil et ce Trio des Chenizelles, qui sont les principaux morceaux des Contes d’été ? Le pauvre professeur Delteil est une victime de l’amour du grec ; il travaille à un dictionnaire depuis sa jeunesse, et il vit de rien pour pouvoir le faire imprimer, il transporte son œuvre de collège en collège, et il tombe au lycée de Laon, où il est en butte à toute sorte de méfaits d’écoliers sans pitié qui le torturent et passent leur temps à élever des vers à soie. Le malheureux Delteil a un autre amour cependant que celui du grec : il est amoureux d’une modiste chez laquelle il loge, et qui a eu des infortunes dans sa jeunesse ; mais il ne s’en aperçoit que quand la modiste va se marier avec un gros docteur apoplectique, — et alors, chassé de son collège pour n’avoir pas su réprimer l’indiscipline de ses écoliers ; il n’a d’autre ressource que d’entrer dans le nouveau ménage comme précepteur de l’enfant que la modiste a eu dans ses malheurs de jeunesse. — Quant au Trio des Chenizelles, il serait encore plus difficile de donner une idée de cette aventure singulière, où le principal rôle appartient à un pauvre diable de musicien amoureux d’une jeune femme, laquelle finit par se donner quelque peu à lui pour punir son mari de sa tyrannie et de ses injustes soupçons.

Ces histoires ne sont rien en elles-mêmes : le sujet n’existe pas ; ce qui est quelque chose, c’est le talent d’observation de l’auteur, qui peint certaines souffrances obscures, certains côtés vulgaires de la vie provinciale avec une sagacité singulière parfois ; seulement l’auteur est atteint d’une maladie très difficile à guérir, parce qu’elle est le résultat d’un système. Il croit qu’il suffit d’observer, quelle que soit la chose qu’on observe, pourvu qu’elle ait un caractère réel. L’art cependant ne consiste pas exclusivement à observer, il consiste à observer des choses qui intéressent ; il consiste a choisir, à combiner, et à faire d’une fiction l’image idéale de la réalité. M. Champfleury croit que l’intérêt d’un roman ou d’un conte réside dans la reproduction minutieuse des vulgarités les plus crues, et voici l’auteur inconnu d’un recueil publié sous le titre de Six Nouvelles contemporaines, qui trace d’une main rapide quelques esquisses d’une vie plus relevée. Le livre vient de Genève, et c’est sans doute une plume mondaine qui l’a écrit. Là peut-être est le trait le plus distinctif de ces récits sans prétention, qui ne manquent parfois ni de facilité ni d’élégance. L’auteur peint un peu les mœurs sociales contemporaines ; il mêle même à quelques-unes des aventures qu’il raconte nos soldats de Rome et d’Afrique. Valentine de Trèves et Louise sont les meilleures de ces nouvelles ; mais quoi ! n’y a-t-il point quelque monotonie dans l’invention ? Ici, dans le premier de ces contes, c’est un mari embarrassant qui meurt fort à point pour permettre à sa femme de voler à un second mariage ; là, dans Louise, c’est une femme qui disparaît à propos pour permettre à son mari de se rapprocher d’une jeune fille du peuple qu’il a aimée, et qui avait eu la fortune d’épouser un amiral anglais. Heureusement un certain voile de distinction recouvre ces ressorts assez pauvres, et on lit les Nouvelles contemporaines sans ennui, comme aussi sans y attaches un trop grand intérêt littéraire, et sans se demander ce qu’elles prouvent. C’est au contraire le caractère d’un des premiers romanciers de la Suisse contemporaine, de Jeremias Gotthelf, de laisser une profonde empreinte morale dans chacun de ses récits. On n’a point oublié certainement Ulrich le valet de ferme, ce simple et saisissant tableau de la vie bernoise.

Politiquement aussi bien que littérairement, la France en est donc à traverser une période peu féconde en œuvres et en événemens de premier ordre. La saison vient contribuer à une stagnation qui s’explique aussi par la nature des temps ; les seuls faits significatifs sont ceux par lesquels le mouvement politique de la France se rattache à la situation générale de l’Europe. Or, en observant cette situation dans son ensemble, qu’aperçoit-on ? quels symptômes se manifestent ? quelles affaires se poursuivent ? Il y a d’abord sans doute la crise orientale, la première de toutes les préoccupations dans ces derniers mois, la première de toutes les affaires pour la France comme pour l’Autriche, pour la Prusse comme pour ’Angleterre, sans compter même les deux puissances le plus directement en lutte, la Russie et la Turquie ? N’y a-t-il point en outre cependant un certain nombre de questions fait pour ramener l’Europe au sentiment de sa situation intérieure, ou qui peuvent, dans un temps donné et dans une mesure différente, exercer leur influence sur la politique générale ? Il ne serait peut-être point impossible qu’après s’être beaucoup occupée de l’Orient, la diplomatie n’eût profité de ses réunions récentes pour s’occuper un peu de l’Occident et de quelques-unes de ces questions dont nous parlons, — du travail des sectes révolutionnaires, des relations très refroidies de l’Autriche et du Piémont, des difficultés survenues à Smyrne entre l’Autriche et tes États-Unis au sujet d’un réfugié hongrois. L’état de l’Europe est resté tel après les dernières commotions, qu’il suffit de la moindre crise pour réveiller les espérances de tous les agitateurs révolutionnaires ; aussitôt les congrès occultes sont convoqués, les tronçons dispersés des sociétés s crêtes cherchent à se rejoindre, l’effervescence se ranime au premier bruit de guerre qui éclate sur un point quelconque. On vient d’en avoir un exemple par une réunion dont on parlait récemment, et qui a eu lieu, dit-on, en Suisse ; c’était, à ce qu’il parait, la Jeune Allemagne qui cherchait à se réorganiser sur le modèle à la Jeune Italie. La création primitive de la Jeune Allemagne est déjà ancienne, elle est antérieure à l848 ; mais ces derniers temps ne lui avaient point été favorables ; il lui a toujours un peu manqué ce que la Jeune Italie sait si bien trouver, — les ressources financières. Ce ne sont pas les adhérens qui font défaut, seulement à l’article de la contribution pécuniaire l’enthousiasme perd visiblement de son intensité ; il n’en reste pas moins un contingent suffisant et fanatisé que les chefs de la Jeune Allemagne semblent se proposer d’organiser et d’accroître pour être en mesure d’agir à l’heure voulue. En dehors même des répugnances qu’inspirent les idées et les pratiques révolutionnaires à un point de vue général, n’est-ce point une chose étrange que ce travail occulte d’hommes à qui la grande et vraie société ne suffit pas pour vivre, pour agir, pour produire leurs pensées, — qui ont besoin de l’ombre des conciliabules, du mystère des organisations ténébreuses, et qui passent leur temps à créer une autre société invisible et souterraine, entièrement fondée sur l’esprit de destruction ? Que les gouvernemens cherchent à se préserver de ces armées secrètes, formidables en certains momens par leur organisation même, qu’y a-t-il de surprenant ? C’est là au surplus un fait général tenant aux conditions politiques dans lesquelles se trouvent placés tous les pays secoués par les révolutions des dernières apnées.

Mais à côté, comme nous l’indiquons, il est des questions internationales qui ne sont pas moins graves pour l’Europe. Nous passons le différend austro-suisse, bien qu’il ne soit point terminé, et qu’il semble même faire peu de chemin vers une solution. Il reste toujours le démêlé qui est venu, il y a quelques mois, réveillon les difficultés les plus épineuses entre l’Autriche et le Piémont. On sait quelle a été l’origine de ce démêlé ; c’est le décret de séquestre rendu par le gouvernement autrichien sur les biens des émigrés de la Lombardie. Un certain nombre de ces réfugiés étant devenus sujets piémontais, le gouvernement sarde s’est vu dans l’obligation de réclamer d’abord, de protester ensuite et enfin de rappeler son ministre à Vienne, M. de Revel, en déguisant ce rappel sous la forme d’un congé. Le représentant de l’Autriche dans le Piémont, M. le comte Appony, n’avait point cependant jusqu’ici quitté Turin ; les relations officielles des deux pays restaient donc dans des conditions à demi régulières, des négociations étaient possibles encore, lorsqu’une circonstance particulière est venue jetée un élément nouveau de froideur dans des rapports devenus déjà assez difficiles. L’Autriche avait demandé l’extradition d’un sujet lombard qui avait assassiné le docteur Vandoni à Milan. Le gouvernement piémontais mettait-il tout le zèle possible à accueillir la réclamation de l’Autriche ? Est-il vrai au contraire ; comme on l’a dit, qu’il ait favorisé le départ du coupable revendiqué par le ministre autrichien ? Quoi qu’il en soit, la demande d’extradition n’a point eu de suites, et il en résulte aujourd’hui que. M. le comte Appony quitte Turin à son tour par voie de congé. Quant à l’époque du retour du représentant de l’Autriche, elle est d’autant plus incertaine, qui M. le comte Appony est, dit-on, désigné pour le poste de ministre à Rome. Ainsi, bien loin de marcher vers un arrangement, les difficultés entre l’Autriche et le Piémont n’ont fait que s’envenimer, au point de devenir une rupture à peine déguisée : , qui peut laisser place aux plus sérieuses complications.

Ces faits prennent un caractère plus grave encore quand on considère l’état général de la péninsule italienne, le malaise profond de ce pays si cruellement éprouvé, les symptômes presque permanens d’agitation, le travail obstiné des propagandes révolutionnaires, auquel viennent répondre périodiquement les répressions des gouvernemens. En ce moment même, à Milan, soixante-quatre condamnations viennent d’être prononcées par les commissions militaires pour des faits relatifs à la tentative insurrectionnelle du 6 février dernier. Dans les états pontificaux, à Rome, à Bologne, les arrestations continuent à la suite du complot récemment découvert, et prennent chaque jour des proportions plus considérables. Enfin, à Naples, le dernier procès sur l’insurrection du 18 mai 1848 vient de se dénouer par vingt sentences de mort, quinze condamnations aux fers et trois au bannissement perpétuel. Parmi les condamnes à mort se trouvent d’anciens ministres, d’anciens députes, des prêtres, des écrivains, le duc Cirelli, le bacon de Dominicis, M. La Cecilia, M. Salicetti, M. Paolo Ruggiero. On a certainement quelque droit de croire que le roi de Nantes ne laissera pas s’exécuter ces sentences terribles. Ce qui fait, disons-nous, que la situation du Piémont est d’autant plus grave dans des conditions difficiles où se trouve l’Italie, c’est que le sol piémontais sert d’asile à beaucoup de ces réfugiés atteints par les autres gouvernemens, par l’Autriche en particulier. Le Piémont doit aux émigrés italiens la sécurité de l’asile qu’il leur offre, et il doit aussi à son propre intérêt, à la sûreté de ses institutions, de vivre le plus possible en bonne intelligence avec les autres gouvernemens de la péninsule. Si le prestige du droit a fait sa force au commencement de son démêlé avec l’Autriche, c’est sa modération et sa prudence qui doivent maintenir ces avantages.

Une autre question assurément aussi délicate et qui se rattache à un ordre de conflits politiques dont l’importance doit inévitablement s’accroître dans un avenir plus ou moins lointain, c’est un incident survenu dans le port de Smyrne et qui a mis en présence l’Autriche et les États-Unis. De quoi s’agissait-il ? un réfugié hongrois du nom de Martin Costa se trouvait à Smyrne. Le consul d’Autriche a eu la malheureuse pensée de vouloir s’emparer de ce réfugié ; il l’a fait enlever, à l’aidé de quelques hommes armés, dans un café turc, et il l’a remis au brick autrichien le Hussard. Aussitôt le capitaine américain Ingraham, commandant le vaisseau le Saint-Louis, a préparé ses batteries et a menacé d’ouvrir le feu sur le navire autrichien, si on ne lui livrait le réfugié prisonnier, en se fondant sur ce que Costa avait fait aux États-Unis les démarches nécessaires pour devenir citoyen américain, et avait acquis ainsi des droits à la protection du pavillon de l’Union. Heureusement le conflit matériel s’est arrêté là, et le réfugié Costa a été en fin de compte remis à la garde du consul de France, qui ne doit le livrer que sur la demande collective des consuls d’Autriche et des États-Unis. Quand cette demande viendra-t-elle ? Elle ne peut évidemment se produire que quand la question sera diplomatiquement vidée entre les deux pays. Or cette question ne se présente pas dans des conditions très propres à favoriser un prompt et surtout un amiable dénoûment. Le gouvernement autrichien, pour sa part, a récompensé le commandant du brick le Hussard et son consul à Smyrne pour leur conduite énergique ; il a adressé au cabinet de Washington et aux autres gouvernemens un mémorandum où, d’après le droit des gens, il repousse les prétentions des États-Unis, et appelle la condamnation sur la conduit, du capitaine Ingraham : de son côté, le cabinet de Washington paraît approuver entièrement l’acte du commandant du Saint-Louis. Dans les villes américaines le nom du capitaine Ingrabam est salué par des applaudissemens enthousiastes.

Si on se souvient qu’il y a deux ans les ovations décernées à M. Kossuth amenaient une sorte de rupture entre l’Autriche et les États-Unis, on comprendra que des incidens comme celui de Smyrne soient assez propres à réchauffer ce vieux levain. Le malheur est que, des deux côtés, il y a eu des actes également injustifiables. Il est évident que le consul d’Autriche ne pouvait sérieusement se prévaloir d’aucun privilège pour mettre la main de sa propre autorité sur un homme résidant en pays neutre : en usant de violence, il s’exposait à provoquer l’emploi d’un moyen semblable ; mais en même temps comment admettre que, sans déclaration de guerre, le commandant d’un vaisseau puisse ouvrir le feu sur un autre navire dans un port neutre ? Et en outre, le réfugié Costa eût-il fait les démarches préliminaires pour acquérir le titre de citoyen américain, il n’avait pas encore ce titre, d’après la législation américaine elle-même, il y a donc eu des deux côtés excès de prétentions et abus de la force. Ce qui est le plus caractéristique et le plus grave dans ce fait, c’est la tendance qu’il révèle, c’est la politique qu’il annonce une fois de plus de la part des États-Unis vis-à-vis de l’Europe. On a vu récemment les protestations de M. Soulé en faveur de tous les opprimés, selon son langage ; l’acte du capitaine Ingraham est la mise en pratique des paroles du ministre de l’Union à Madrid, c’est la protection des Elals-Unis étendue et assurée à tous ceux qui sont en lutte avec leur gouvernement. Et dans ces termes, on en conviendra, il est difficile que l’Europe reconnaisse ce droit singulier d’intervention en faveur de tous les révolutionnaires à qui il peut plaire d’invoquer le nom américain. Aussi ne serait-il pas surprenant que les gouvernemens européens se concertassent pour repousser ces prétentions. Déjà, dit-on, les cabinets s’en sont occupés En attendant, le fait de Smyrne subsiste avec les conséquences qu’il peut avoir, et le réfugié Costa nous semble fort devoir prolonger son séjour au consulat de. France, s’il faut, pour le rendre complètement à la liberté, une demande collective de l’Autriche et des États-Unis.

À ces incidens divers, dont l’ensemble forme la situation actuelle de l’Europe dans ce qu’elle a de plus de saillant, se rattachent, on le voit, bien des questions délicates et graves touchant à la sécurité générale du continent, aux relations internationales, aux rapports qui tendent sans cesse à s’accroître en se compliquant entre l’ancien monde et l’audacieuse race américaine. Il y a aussi les faits purement domestiques pour chaque pays. Sans doute, même dans un événement comme celui qui vient de s’accomplir en Belgique, — le mariage du prince royal avec une archiduchesse d’Autriche. — même dans les efforts que ne cesse de faire l’Espagne pour savoir dans quel sens elle doit marcher, à quelle influence elle doit obéir, — sans doute dans ces faits il y a un intérêt général ; mais ici les considérations intérieures prédominent. Dans cet ordre de faits suffisamment graves, mais qui ne perdent pas entièrement le caractère domestique, la Hollande a sa part comme les autres pays. Les questions religieuses suscitées il y a quelques mois viennent de trouver leur solution. La loi proposée par le cabinet hollandais pour régler la surveillance de l’état sur les communions religieuses a reçu aujourd’hui la sanction des deux chambres de La Haye.

C’est après quinze jours de débats remarquables que ces difficultés ont été tranchées par le vole des états-généraux. Dans cette lutte parlementaire, le gouvernement était appuyé par le parti réformé historique, par la fraction modérée du parti libéral qui s’est rattachée au nouveau ministère ; de l’autre côté étaient naturellement au premier rang les catholiques et les libéraux plus avancés qui avaient soutenu l’ancien cabinet, dirigé par M. Thorbecke. Or que résulte-t-il des débats qui viennent d’avoir lieu à La Haye ? Sans parler des points secondaires ou spéciaux de cette discussion consistant à savoir si la loi française de germinal an X conservait sa force en Hollande et dans quelle mesure elle était appliquée, si le concordat de 1827 existait légalement ou s’il n’était qu’une lettre morte, le projet du gouvernement hollandais soulevait plusieurs questions des plus sérieuses qui peuvent se résumer en ceci : — La loi était-elle constitutionnelle d’abord ? Secondement, était-elle nécessaire ? Quant au caractère constitutionnel de la loi, le gouvernement et ses partisans ne le mettaient point en doute ; ils maintenaient le droit inhérent à l’autorité publique d’intervenir par sa surveillance dans l’organisation et dans l’exercice des divers cultes. Ce droit, les adversaires du projet ne l’eussent point nié peut-être absolument en principe ; mais, à leurs yeux, ce qui était dans la loi fondamentale, c’était le droit d’intervention de l’état par voie répressive, et non par voie de prévention, comme l’établissait la législation nouvelle. Prétendre s’immiscer à un titre quelconque dans l’organisation des divers cultes en présence de la constitution, qui proclame la liberté religieuse, c’était se mettre en contradiction avec le droit public inauguré en 1848. C’est toujours, comme on voit, l’éternel et insoluble problème de la réglementation de la liberté, — problème insoluble, disons-nous, tant qu’on se débat avec des théories, et qui n’est susceptible de solutions pratiques que dans les faits, à la lumière de l’expérience. Quant à la nécessité et à l’opportunité de la loi, c’était peut-être le point le plus gravé.

Le gouvernement, pour sa part, n’hésitait pas à considérer cette nécessité comme pleinement démontrée par les faits mêmes qui s’étaient produite, par l’agitation qui s’était propagée soudainement en Hollande à la suite de l’organisation du culte catholique. Seulement ici encore les partisans et les adversaires de la loi ne pouvaient pas s’accorder davantage. Là où les premiers avaient vu une agitation sérieuse et profonde, les seconds voyaient une émotion réelle sans doute, mais singulièrement exagérée dans un intérêt politique, afin d’arriver à un changement dans la direction des affaires générales du pays, ce qui s’était réalisé en effet par l’avènement d’un nouveau ministère. La loi nouvelle était donc une loi de tendance, de parti ; pour un avantage douteux, pour donner satisfaction aux susceptibilités d’une fraction de l’opinion, elle risquait de froisser une autre traction considérable de la population, et de plus la mesure prise aujourd’hui en vue des catholiques se retournerait demain infailliblement contre toutes les communions. C’était justement ce caractère de loi de tendance que repoussait le gouvernement, en ajoutant qu’il n’avait fait que s’interposer dans la crise religieuse en conciliateur, afin de prévenir le retour d’agitations de ce genre, il faut dire du reste que, sans abandonner le principe de la loi, le gouvernement s’appliquait à en atténuer la portée dans l’application, en désavouant toute pensée d’immixtion dans l’organisation intérieure des cultes. Ce sont là quelques-uns des traits principaux de cette grande discussion, qui tenait en suspens de si sérieux intérêts, et à laquelle prenaient part, — d’un côté, le ministre des affaires étrangères, M. van Hall, le ministre de la justice, M. Douker Curtius, MM. Groen, van Lynden, Mackay, — de l’autre, les anciens ministres, MM. Thorbecke, van Bosse, Strens, et les députés catholiques, MM. Luyben, van Nyspen, Meeussen.

Le même caractère se retrouvait à peu près dans les débats plus récens de la première chambre, sauf les explications parliculières de M. de Lightenvelt, ministre des affaires catholiques dans le cabinet de Le Haye. M. de Lightenvelt avait à éclaircir une situation personnelle assez délicate, puisqu’on l’avait dit opposé à la présentation de la loi, et que depuis il avait fait un voyage à Rome qui avait été l’objet de plus d’un commentaire dans la seconde chambre des états-généraux. La vérité est que le ministre des affaires catholiques était opposé à la loi, et qu’il n’a point cru pour cela devoir déposer son portefeuille, sacrifiant son goût à un intérêt plus élevé et pensant mieux servir son culte religieux par sa présence dans le conseil que par sa retraite. Ce qu’il y a à remarquer au reste, et ce qui se rattache essentiellement à la mission de M. de Lightenvelt à Rome, c’est qu’au milieu des vives inquiétudes nées de la dernière crise, — inquiétudes qui se sont traduites et se traduisent encore en pétitions de tout genre, — l’esprit de conciliation tend évidemment à dominer tous les conseils et à mettre fin au différend survenu entre le gouvernement néerlandais et la cour de Rome. Quel autre sens pourraient avoir quelques-uns des derniers actes du saint-siège vis-à-vis de la Hollande. Non-seulement le souverain pontife a consenti à ne point laisser l’archevêque d’Utrecht et l’évêque de Harlem s’établir dans ces deux villes, où le gouvernement de La Haye considérait leur présence comme pouvant offrir quelques inconvéniens, mais encore il accédait récemment à des modifications dans la formule du serment canonique par une addition qui réserve la fidélité au roi et à ses successeurs, lui outre, les sermens déjà prêtés par les évêques néerlandais doivent être interprétés dans le sens de l’addition récente. Enfin les évêques sont autorisés par le jupe à prêter le serment civil de fidélité aux lois du royaume. La mission de M. de Lightenvelt n’est point indubitablement étrangère à ces résultats, qui témoignent des dispositions du saint-siège à faire tout ce qui est en son pouvoir pour désarmer les susceptibilités hollandaises.

C’est donc sous le bénéfice de ces rapprochemens et de ces tendances conciliantes que la loi destinée à régler la surveillance de l’état sur les cultes vient d’être votée, — dans la seconde chambre des états-généraux par 41 voix contre 27. — dans la première chambre, par 21 voix contre 16. Le chiffre même de la majorité indique assez les divisions profondes de l’opinion publique. Maintenant le gouvernement a dans la main l’arme qu’il demandait ; c’est à lui d’en user dans des vues libérales et tolérantes, de corriger en quelque sorte le principe, par l’application. De quelque manière qu’on juge sous d’autres rapports la loi nouvelle, il est bien clair que ce n’est point la liberté religieuse, au moins complète et telle qu’elle semblait exister ; il est bien évident qu’il peut surgir des difficultés imprévues. Ces difficultés, il est au pouvoir du gouvernement néerlandais de les rendre moins possibles et moins graves, en ne laissant place à aucune considération étroite et exclusive dans l’organisation des cultes qui devra suivre probablement la promulgation de la législation nouvelle. Ce n’est pas seulement l’intérêt des communions religieuses, c’est l’intérêt de la Hollande, qui s’est souvent fait un juste titre de son renom de tolérance.

La crise que traverse l’empire ottoman continue d’être l’objet, au sein des diverses populations chrétiennes de la Turquie, de publications nombreuses ; il est curieux d’y rechercher l’effet produit sur les chrétiens d’Orient par l’attitude du gouvernement russe. En définitive, la stabilité du pays dépend de l’obéissance de ces populations. Le jour où elles auraient pris le parti de repousser la domination turque les armes à la main, la tâche à laquelle on soupçonne la Russie de viser serait singulièrement simplifiée. La Turquie d’Europe, on le sait, est habitée presque exclusivement par des chrétiens ; les musulmans ne sont que dans la proportion de 1 contre 6 ; dans quelques provinces même, comme la Serbie, ils sont presque imperceptibles, et en Moldavie ainsi qu’en Valachie l’on n’en rencontre pas un seul. Une insurrection des chrétiens sur un point quelconque de la Turquie d’Europe causerait donc aux Osmanlis de terribles embarras ; et si une pareille tentative se généralisait, elle mettrait leur existence politique en péril. S’ils n’ont pas jusqu’à ce jour couru de plus grands dangers, c’est qu’à aucune époque les chrétiens n’ont su agir de concert dans leurs insurrections, et qu’au lieu de s’entr’aider dans ces momens de crise, ils ne songeaient qu’à se contrecarrer. C’est ainsi, pour ne rappeler qu’un seul exemple, que les Serbes sont restés absolument indifférens pour le soulèvement de la Grèce en 1821, et que les Valaques l’ont combattu de toutes leurs forces à l’heure même où Ypsilanti essayait de se former une armée sur leur territoire. Les dispositions des chrétiens sont-elles aujourd’hui ce qu’elles étaient alors ? Comment envisagent-ils les événemens qui depuis six mois se passent sous leurs yeux, et dont ils sont le prétexte ? Sont-ils animés d’un vif désir de rompre tout lien avec la Turquie, et sont-ils aussi jaloux de leurs privilèges et de leurs immunités religieuses qu’une grande puissance voisine affecté de l’être pour eux ?

Nous n’hésiterons pas à répondre négativement. À plusieurs reprises, nous avons montré, par des écrits publiés en Orient que les chrétiens ne songent pas à la destruction de l’empire ottoman, parce qu’ils comprennent admirablement que, si une pareille catastrophe arrivait aujourd’hui, ils pourraient bien en être les premières victimes. Les Serbes, les Bosniaques, les Albanais, les Bulgares eux-mêmes, quoiqu’ils aient plus à se plaindra que les autres de l’administration ottomane, trop peu intelligente à leur égard ; pensent comme que les Grecs sur les conséquences éventuelles d’une chute précipitée de l’empire turc. Les Moldo-Valaques seraient-ils plus désireux de s’affranchir de la domination ottomane ? Plus rapprochés de la Russie, auraient-ils plus de penchant à seconder ses vues ? Ce serait une erreur de le penser. Bien qu’il y ait dans les principautés quelques familles puissantes, les phanariotes en particulier, pour qui l’annexion à la Russie est un but depuis longtemps poursuivi, la masse des boyards du clergé, de la bourgeoisie et du peuple redoute une pareille éventualité. C’est ce sentiment qui perce dans un écrit publié récemment sous le titre de Dernière Occupation des principautés danubiennes par la Russie, et qui sort évidemment d’une plume valaque. Cet écrit renferme des considérations pleines d’intérêt sur la situation des principautés et sur leur attitude vis-à-vis du protectorat que la Russie présente aux autres populations chrétiennes comme le bonheur qu’elle a rêvé et préparé pour elles. L’écrivain valaque prouve sans peine que le droit peut fournir des argumens irréfragables à ses concitoyens contre toute prétention au protectorat ; malheureusement il oublie que la question de droit disparaît ici devant la question de force, et que l’on aura vainement démontré que la justice est du côté des Valaques, si en même temps ils n’ont pour eux le nombre des baïonnettes. Ce qu’il y a d’important à relever dans ce travail, c’est le sentiment qui l’inspire plutôt encore que la conclusion à laquelle il arrive ; c’est le désir qu’il révèle du maintien de la suzeraineté ottomane et de l’intégrité de l’empire, si, parmi les populations de cet empire, il en est une pourtant qui semble avoir, par l’état avancé de ses mœurs et de ses lois civiles, des raisons de cesser de faire partie d’une société où la religion et les usages sont si éloignés de ceux de l’Occident, ce sont les Moldo-Valaques. Que l’on juge par là des tendances des slaves, qui, sous l’influence du génie de l’Orient, ont pris la plupart des habitudes des Ottomans et ne sont séparés d’eux que par la religion.

CH. DE MAZADE.