Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1916

Chronique n° 2028
14 octobre 1916


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




L’occupation par les armées anglo-françaises des positions extrêmement fortes de l’ennemi à Thiepval et à Combles, que, la quinzaine dernière, nous n’avons pu qu’annoncer en grande hâte et sous la presse même, devait avoir, et elle aura, des conséquences que l’inclémence des élémens, — cette espèce d’hostilité des choses qui traverse souvent et contrarie les plus justes espoirs des hommes, — diffère, mais n’empêchera point. Quelque matin se lèvera, qui ne noiera pas dans la pluie et dans le brouillard l’ardeur impatiente de nos troupes. Alors les Allemands verront si, comme leurs journaux voudraient le leur faire croire, nous sommes las d’une offensive qui nous aurait coûté trop cher pour de trop minces résultats. En attendant, de proche en proche, nous élargissons nos gains et nous assurons notre avance : chaque embellie nous vaut un bond. Au surplus, que l’état-major prussien et les gazetiers qu’il inspire posent leur règle et leur compas : dans une guerre pareille à celle-ci, la victoire ne se mesurera pas au décimètre. Pour nous, nos départemens envahis ont consommé leur sacrifice ; prêts, s’il le faut, à reconquérir pied à pied le territoire violé, notre objectif principal est néanmoins d’user les Allemands et de les battre ; et nous savons qu’il importe relativement peu qu’ils soient usés une semaine plus tard ou battus une lieue plus loin. Un troisième hiver dans la boue des tranchées ne brisera pas plus la volonté française qu’un cinquantième ou un centième raid de zeppelins sur la banlieue de Londres ne brisera la volonté anglaise : ils les exciteront plutôt et les soutiendront par la contemplation du but le plus légitime que se puissent proposer des peuples : vivre, une ou deux générations, libres et laborieux, dans une paix certaine. Humble et honnête joie que, depuis la fondation de l’Empire allemand, et surtout depuis l’invention de la politique « mondiale, » l’Europe ne connaissait plus.

Sans négliger ce qui se fait ou se prépare ailleurs, on peut dire que, pour l’instant, l’intérêt militaire s’est reporté et concentré sur le nouveau théâtre de la guerre, où se développe le double front roumain, Transylvanie et Dobroudja. En Transylvanie, dans le secteur central, au-dessous de Sibiu (en magyar, Nagy Szeben, en allemand, Hermannstadt), une contre-attaque en masse de Falkenhayn a amené la retraite des détachemens roumains vers le col de la Tour Rouge, dont ils ont gardé les côtés, et d’où ils seront à portée de repartir pour une seconde poussée ou du moins une seconde pointe. Plus à l’Ouest, aussi, vers la passe de Vulkan, aux environs de Petroseny, nos alliés ont été refoulés ; et aussi vers Brasso. Ce sont, pour eux, des échecs qu’il n’y a pas lieu de nier ni de déguiser, mais des revers locaux et partiels, qu’il y a lieu encore moins, pour les Austro-Germano-Bulgaro-Turcs, d’exagérer et d’enfler en triomphe.

À l’arrivée précipitée des Sekles et des Saxons fuyant devant la vague roumaine, Budapest avait eu si peur, que maintenant elle exultait ; elle acclamait la vaillance allemande, la prévoyance allemande, l’organisation allemande, le génie allemand, le libérateur allemand, le sauveur allemand ; et elle dépouillait même toute réserve, toute retenue, toute pudeur patriotique. Dans cet hommage à l’Allemagne, peut-être y avait-il encore, par la force d’une vieille habitude, une fronde contre l’Autriche ; mais le fait est que la capitale hongroise pavoisait et illuminait en l’honneur du héros allemand. Le héros allemand laissait faire, se complaisait dans le bruit de son succès qui, contrairement aux lois de la physique, grossissait avec la distance. « La première armée roumaine a été cernée à Hermannstadt, par les Bavarois du général Krafft von Delmenstngen, écrivaient, le 1er octobre, les Münchner Neueste Nachrichten, ou Dernières Nouvelles de Munich. Les pertes de l’ennemi en prisonniers, en matériel de toute espèce, sont extraordinairement élevées. »

Lorsque, pourtant, au lieu d’adverbes et d’adjectifs, on s’est vu obligé de donner des précisions et des chiffres, il s’est trouvé que ni la première armée roumaine, ni aucune autre, n’avait été « cernée, » et que ces pertes « extraordinairement » élevées en prisonniers n’étaient pas, par les Allemands eux-mêmes, évaluées à plus de 3 000 hommes. La victoire de Falkenhayn à Hermannstadt n’était pas, par conséquent, plus « décisive » que la victoire de Mackensen dans la Dobroudja ; ce qui n’empêchait point de la carillonner ; mais les cloches ont sonné en vain, ou, dans tous les cas, trop tôt et trop haut. À la vérité, dans la confusion d’opérations encours, qui ne sont pas achevées, dont les divers temps se succèdent avec des alternatives de bon et de mauvais, et où ce qui se passe ici compense, efface, annule ce qui s’est passé là, on ne sait jamais bien pour qui les cloches sonnent.

Il reste acquis, les Allemands ont le droit d’en prendre acte, que, sur deux ou trois points de la frontière de Transylvanie, vers Hermannstadt et vers Petroseny, l’offensive roumaine a été provisoirement enrayée. Au premier choc, la corne Sud-Est de la Transylvanie magyarisée, le coin par lequel la Hongrie entrait, pour ainsi parler, dans la chair roumaine, étaient tombés ; le rêve séculaire, la réunion des frères séparés, se réalisait. Falkenhayn s’est jeté au travers. Il a successivement accroché les colonnes roumaines dispersées, en train d’exécuter un mouvement analogue à celui d’un éventail qui se referme, mais dont les branches sont encore écartées. Le front roumain, désormais défensif dans cette partie, s’appuie au Danube, vers Orsovo, à son confluent avec la Cerna, dont il remonte le cours jusqu’à Mehedia ; escalade les crêtes des Alpes, qu’il suit, encadrant les passes, jusqu’au défilé de Prédéal, d’où l’on descend vers Brasso ; coupe les hautes vallées de l’Aluta et du Maros ; s’articule, plus ou moins solidement, vers Kelemen, à la gauche de l’armée russe de Letchitsky, que gênent des chutes de neige. Toute cette contrée est tourmentée, compliquée, embrouillée. Regairdons la carte. Autour de la double courbe que décrivent les Carpathes et les Alpes de Transylvanie, dans les deux boucles de l’S renversée que dessine la frontière roumaine, l’œil du profane aperçoit seulement, à cette heure, comme un enchaînement de menaces. Les Roumains, que renforcent les Russes, menacent du Nord-Est les derrières de l’armée de Falkenhayn, qui menace au Sud les derrières des Roumains, qui menacent au Sud-Ouest les derrières des Bulgares et le flanc gauche de l’armée de Mackensen, opérant sur la rive droite du Danube. Tout le front de Transylvanie et de Dobroudja serait donc ainsi comme emporté dans un vaste mouvement enveloppant, sans que l’on puisse savoir, du moins nous qui ne sommes pas des stratèges, qui des deux adversaires finira par envelopper l’autre.

De là (l’explication nous est commode) les fluctuations de la bataille. Quand l’Empereur a télégraphié à l’Impératrice la « victoire décisive » de Mackensen dans la Dobroudja, il le croyait vraiment victorieux, et il y a eu sans doute une minute où il l’a été, mais ce n’était que le troisième ouïe quatrième acte. Ayant enlevé Tourtoukaï et s’étant glissé dans Silestrie, enivré de ces exploits démesurément amplifiés, Mackensen avait assailli les Russo-Roumains, encore peu en forces, et les avait contraints à reculer. C’est cette minute, — ô temps, suspends ton vol ! — que Guillaume II a précipitamment saisie et saluée comme décisive. Mais, presque tout de suite, presque à la minute suivante, avant que l’encre de la dépêche fût séchée, les Roumains et les Russes revenaient à la charge ; pour couvrir et pour dégager le chemin de fer de Constantza à Cernavoda, ils offraient le combat sur une ligne allant de la Mer-Noire au Danube, des environs de Tuzla aux environs de Rasova ; et, le 20 septembre, Mackensen, à son tour, devait rompre jusqu’à une ligne que les communiqués déterminent imparfaitement, mais qui passe à une vingtaine de kilomètres au Sud de Cobadin. Du 20 septembre au 26, on se recueille. Le mardi 26, Mackensen se dit qu’il ne peut se dispenser d’être vainqueur, puisque l’Empereur s’est porté garant devant la nation et devant le monde qu’il l’était ; c’est lui qui attaque, et il est battu. Son plan paraît avoir été de détacher du fleuve la droite roumaine et de la rejeter vers la mer. Mais nos alliés, ayant repris l’offensive sur tout le front, ont enfoncé son aile droite, à lui, et fait plier son centre, tandis que d’autres contingens roumains, qui avaient franchi le Danube entre Routschouk et Tourtoukaï, l’inquiétaient à la fois sur son flanc gauche et sur ses derrières.

Coup hardi, et peut-être aventureux, que ce passage du Danube. Maintenant que les troupes qui l’ont exécuté ont été rappelées et se sont retirées en sûreté sur l’autre rive, il est permis de l’avouer : de loin, les amis de la Roumanie l’admirèrent, mais ils en tremblèrent, dans l’incertitude où ils étaient sur l’importance des contingens ainsi exposés, qui ne pouvaient faire besogne utile que s’ils étaient assez nombreux, et qui, s’ils ne l’étaient pas, pouvaient courir à un désastre. L’un des meilleurs critiques militaires de l’Entente, le colonel Enrico Barone, se faisait l’interprète de ces craintes, et ce n’était pas pour les besoins de la cause, pour une excuse, après la retraite, c’était dans le Giornale d’Italia du 5 octobre : « Si la carte que j’ai sous les yeux ne me trompe pas, disait-il, la zone dans laquelle les Roumains auraient passé le Danube pour tomber sur le dos des Bulgaro-Allemands est à quatre bonnes journées de marche des positions que les Russo-Roumains occupent aujourd’hui dans la Dobroudja. » Et pour nous, si nous-mêmes nous ne nous trompons pas, cette simple constatation coupe court aux polémiques et fixe un point d’histoire : de ce premier passage du Danube, l’État-major roumain n’a jamais attendu autre chose que l’effet d’une « démonstration. » L’opération a commencé, continué, cessé, quand et comme il l’a voulu. Il en a pris, soutenu et conservé tant qu’il l’a voulu l’initiative, la direction, la maîtrise. Il a atteint son objectif, qui était de forcer Mackensen à se tourner et à se retourner, à regarder de côté et par-dessus l’épaule, tandis qu’il était déjà violemment frappé dans la poitrine et dans le flanc. Si bien qu’en somme, à faire le total des résultats dans la Transylvanie et dans la Dobroudja, le compte de Falkenhayn s’établit, — nous ne disons pas qu’il se solde, car ce n’est pas encore le moment de la liquidation, — à peu près comme celui de Mackensen : des succès, oui, mais pas de victoire, et surtout pas de victoire décisive ; nulle part le dernier mot n’est dit, ni dans un sens ni dans l’autre, ni pour les Allemands, Austro-Hongrois, Turcs et Bulgares, ni pour les Roumains et les Russes ; nulle part le Destin n’a prononcé une sentence irrévocable ; tout est encore en question, et en balance, sinon en équilibre.

C’est parce que la partie n’est encore, et loin de là, ni gagnée ni perdue, parce que nous avons la ferme confiance qu’elle peut et qu’elle doit être gagnée par nos alliés, que, notant l’effort de Falkenhayn et de Krafft von Delmensingen vers la Tour Rouge, vers la passe de Vulkan, tout récemment, vers Fogaras et le cours supérieur de l’Aluta, nous répéterons ce que nous écrivions, il y a un mois, au lendemain de la déclaration de guerre de la Roumanie à l’Autriche-Hongrie et de la nomination de Hindenburg au poste, abandonné par Falkenhayn, de chef d’état-major général de l’armée allemande ; en fait, de généralissime des armées de la coalition : « Pensez à ce que deviendrait l’idole, si elle pouvait mettre hors de cause en quelques semaines cette Roumanie qui a osé jouer et braver l’Allemagne ! » Et pensez à ce que l’idole est prête à tenter pour demeurer une idole ou devenir un Dieu ! La trinité des fétiches germaniques, Hindenburg, Mackensen, Falkenhayn, va chercher en Transylvanie et dans la Dobroudja, au prix de sacrifices qui ne lui coûteront pas, une sanglante consécration.

L’enjeu en vaut la peine : il ne s’agit pas seulement, et même il ne s’agit pas d’abord, de la possession de la Transylvanie et de la Dobroudja ; il s’agit de tenir ouverte aux Empires du Centre la route Berlin, Vienne, Budapest, Sofia, Constantinople ; de tenir fermée à l’Entente la route Odessa, Bucarest ou les Dardanelles, Salonique. C’est, en effet, du « décisif » qui s’élabore là-bas ; en cela, Guillaume II a vu juste, s’il a vu trop vite ; et il ne faut pas nous en effrayer, mais il faut le savoir, et il faut y parer. Nous l’avons voulu ; nous avons voulu que la guerre, élargie, étendue à tout le continent, revint ensuite à son origine, dans la péninsule des Balkans ; soit, mais il faut savoir que ce serait folie d’y risquer toute sa fortune et de n’y point employer toutes ses forces. Il n’est heureusement pas besoin de génie pour s’en persuader et ordonner en conséquence, il suffit d’une tête claire et volontaire. Nos forces, en leur ensemble, les forces de la Décuple Entente, ses moyens, ses ressources, dépassent assurément celles de la Quadruple Alliance. Elles sont plus grandes et elles sont plus fraîches. Nous n’en touchons, ni en quantité, ni en qualité, la limite. Pour avoir surpris quelques bataillons roumains dans Tourtoukaï, et fait, sous Hermannstadt, selon leurs propres bulletins, trois mille prisonniers, les Allemands,’enragés à se duper au dedans pour « bluffer » au dehors, tirent des conclusions extravagantes : ils auraient capturé ou anéanti ou paralysé le quart de l’armée roumaine : avec deux zéros, les milliers se transforment en centaines de milliers. Quelle plaisanterie ! Mais nous demandons sérieusement : que fait l’Autriche, dans la défense de la Galicie et de la Transylvanie ? Où sont les armées autrichiennes ? Broussiloff s’était-il vanté, en parlant, pour son printemps et son été, non pas de 3 000, mais de 420 000 prisonniers, sans ajouter, dans sa modestie, que le chiffre était « extraordinairement » élevé ?

Admettons, sur la foi des meilleurs renseignemens, qu’il reste à l’Au triche-Hongrie, sur le front oriental de Russie et de Roumanie, quarante-quatre divisions d’infanterie, plus onze divisions de cavalerie. L’Allemagne aurait, sur ce même front, soixante-six divisions et demie, plus dix divisions de cavalerie, remaniées, il est vrai, suivant la recette de Hindenburg, c’est-à-dire formées chacune de trois régimens, au lieu de quatre, et il s’y serait joint, en outre, trois ou quatre divisions turques, plus ou moins régulières, où l’on trouvait jusqu’à des Arabes de Syrie. C’est autour de Kovel et de Vladimir-Volinsky que, tant de la part des Russes que de la part des Austro-Allemands, l’action s’est engagée et se propage depuis trois semaines. Hindenburg est trop l’homme de la stratégie des chemins de fer pour confier à d’autres, dont il n’est pas très sûr, la garde et la protection de ces nœuds de chemins de fer, qui lui donnent, au moins relativement, la liberté de sa manœuvre. Aussi Kovel est-il, pour les neuf dixièmes, tenu par des troupes allemandes ; de même Vladimir-Volinsky ; et de même Halicz. Une formidable artillerie de tout calibre a été, par substitution, accumulée dans le secteur septentrional, de Riga au Pripet, et l’on a pu, cette précaution prise, en le réduisant à une rigoureuse défensive, le drainer, le vider presque, pour garnir les positions, plus disputées, au-dessous du Stockhod, où sont concentrés pkis des deux tiers des effectifs dont disposent encore, sur le front russe, les Austro-Allemands. Dans ces conditions, on comprend que la lutte soit âpre, longue et dure ; mais si Hindenburg y a enraciné ses Prussiens, Poméraniens et Brandebourgeois, Broussiloff et ses lieuterîans, Tcherbatcheff, Kaledine, Sakharoff, y peuvent puiser à pleines mains dans l’immense réservoir des peuples de Russie. Ce qu’on nous a dit jusqu’ici de la tournure que prend l’affaire est de bon augure. Le pire ennemi, c’est la saison ; mais elle n’est pas plus favorable, et elle l’est moins encore, aux Allemands qu’aux Russes.

L’armée de Salonique, dès qu’elle s’est mise à marcher, a marché très bien. Elle n’a guère enregistré que des progrès. Les élémens nationaux qui composent cette troupe bigarrée, comme disent, avec dédain les Allemands, rivalisent d’endurance et d’entrain : l’amalgame se découvre excellent, à l’user. Sur la Strouma, à l’aile droite, les Anglais, d’étape en étape, se fraient un chemin vers Sérès et vers Demir-Hissar, en nettoyant les bords du lac Tachyno. Au centre, au sommet de l’arc, sur les monts Bélès, le contingent italien du général Petitti, qui s’était heurté, dans un pays très difficile, à de grosses unités bulgares, attaque et avance de nouveau. A l’aile gauche, les Serbes, dévalant du Kaïmakcalan, les Français et les Russes, partis de Florina, tiennent les massifs et s’alignent à la même hauteur, vers KenaU, qui est dans la plaine, à douze kilomètres de Monastir. Les Serbes sont rentrés en territoire serbe, et l’on n’a pas lu sans émotion le communiqué du charmant et héroïque prince Alexandre, annonçant le commencement de reconstitution de son royaume par la conquête de sept villages. Mais si ressusciter la Serbie martyre est, pour tous les alliés, une tâche sacrée, et la première des tâches, ce n’est pas la seule qu’ils aient à remplir, et même ils n’auront sûrement accompli celle-là que lorsqu’ils auront accompli l’autre, militairement et pohtiquement la principale, qui est de briser la résistance des Empires du Centre, qu’ils doivent réduire à merci. La région obscure qui s’étend ou plutôt s’étage à la gauche de notre aile gauche, en un entassement de rochers, en un dédale de lacs déchiquetés et de sinueux cours d’eau, était pleine de mystère ; on ne savait pas ce qui pouvait s’y cacher, ni quels petits, albanais ou bulgares, les aigles impériales, à une tête ou à deux têtes, y avaient pu pondre. Le débarquement des Italiens à Santi-Quaranta, l’occupation de Delvino et d’Argyrocastro, du port de Pagania, en face de Corfou, la domination des routes, fort rares en ce pays, — où il n’y en a qu’une qui soit carrossable, — et qui justement se rattachent à Argyrocastro pour conduire de là par Tepeleni à Valona, d’une part, d’autre part, à la baie de Butrinto et à Janina, enfin vers la Macédoine, par Koritza et le lac de Prespa ; l’ensemble de ces mesures bien combinées va concourir utilement à nous éclairer et nous garantir. Elles prouvent, par surcroît, que le Trentin, la Carnie et l’Isonzo n’absorbent pas toute la puissance, ni toute l’activité de nos voisins. Que des troupes royales aient posé le pied et planté leurs tentes en Épire, c’est l’aspect italien de l’opération. Mais elle a en même temps un aspect européen, qui est que, la jonction une fois faite par le lac de Prespa, sur l’autre rive duquel nous sommes établis, le front de Macédoine, lui aussi, s’appuiera à la mer, et qu’il n’y a, ura plus d’hiatus entre nos deux bases de Corfou et de Salonique. L’arc des alliés sera tendu de l’Adriatique à l’Egée.

Dans le grand bouleversement de l’Europe, il ne faut pas, — comme on y serait peut-être enclin, ne fût-ce que pour avoir une occasion de sourire, — faire à la Grèce plus de place qu’il ne lui en revient. Il ne faut pas que l’intermède détourne de la tragédie qui se poursuit et se déroule, implacable. La chronique du 1er octobre donnait des débuts de cet épisode une analyse fidèle. Elle n’était pas encore « tirée, » que nous apprenions et que nous signalons d’un mot le départ de M. Venizelos, qui venait de quitter Athènes, accompagné du chef le plus populaire de la marine hellénique, longtemps en faveur près du Roi, l’amiral Coundouriotis. Nous ne connaissions pas alors les circonstances de ce départ, qui furent amusantes, et dont la moins pittoresque n’est pas qu’il se serait organisé et exécuté, au milieu d’un souper joyeux, dans un cabaret de nuit du vieux Phalère, à l’enseigne de Platon. Nous ne savions pas davantage vers quelle destination ni dans quelle intention M. Venizelos était parti. Les uns indiquaient Salonique, les autres la Crète. A dire le vrai, l’appareil même dont l’éminent homme d’État avait entouré son départ était le signe qu’il ne se déplaçait pas tout simplement pour une villégiature, comme il avait jugé prudent de le faire plusieurs fois depuis deux ans dans les conjonctures difficiles.

C’est la Crète qu’il avait choisie, et ce choix aussi était un indice. La Crète, terre natale de M. Venizelos, est une terre de révolution, et les origines personnelles de M. Venizelos lui-même sont des origines révolutionnaires. Était-ce donc en révolutionnaire que l’ancien président du Conseil rentrait dans son île, acclamé tout le long du chemin, de la Sude à la Canée ? Il en repoussait à l’avance l’accusation, par des distinctions qui, nous le confessons, ne laissent pas que d’être un peu subtiles pour quiconque ne sent pas couler dans ses veines le sang d’Ulysse. Une révolution, peut-être, mais non pas une révolution contre le Roi ; seulement une révolution pour la patrie. Espèce nouvelle : ceux qui passaient jusqu’ici pour avoir creusé le plus profondément la matière des conjurations n’en avaient discerné que de deux sortes : contre le prince ou contre la patrie ; mais point, dans un cas comme celui de la Grèce, qui fussent pour la patrie sans être contre le prince. Quoi qu’il en soit, — et il n’en sera jamais qu’un jeu d’esprit, — comme c’est un principe supérieur « que la patrie se doit défendre ou avec ignominie ou avec gloire, et que de toute manière, elle est bien défendue, » M. Venizelos s’est résolu à prendre, sinon contre le Roi, du moins en face du Roi, une attitude, sinon de chef de révolution, du moins de chef de gouvernement. Il a cru qu’il en tirait le droit de son passé et de ses services ; qu’il avait sur la Grèce, doublée par ses soins, le titre que l’auteur a sur son œuvre, et que son devoir était, l’ayant faite, de veiller à ce qu’elle ne fût pas détruite ; ce qui constitue, après tout, une façon de légitimité. Mais ne pouvait-il, en outre, invoquer un prétexte, une raison de légalité positive ? La seule Chambre légalement élue, dans le royaume de Grèce, était celle qui l’avait soutenu, lors de son dernier passage, au pouvoir. Le seul ministère légal était le dernier qu’il avait présidé, et qui avait toujours eu la majorité dans la seule Chambre légalement élue. C’est par un véritable coup d’État que le Roi avait exigé la démission du Cabinet, prononcé la dissolution de la Chambre, fait procéder à des élections fictives et tronquées où n’avait participé qu’un tiers du corps électoral, imposé à cette ombre de Chambre un ministère fantôme, et, du coup, avait transformé en monarchie absolue une monarchie qui n’avait de substance et d’existence que constitutionnelle.

Toutefois, laissons les motifs ou les griefs de M. Venizelos ; quelque fondés qu’ils soient, ils ne lui auraient fourni que des argumens de forme. L’argument de fond est autrement fort, bien plus irréfutable, bien plus irrésistible : c’est un impératif catégorique ; et c’est que, faute de gouvernement, « la vie de la nation ne peut pas être interrompue. » Si le gouvernement est défaillant, il faut qu’aussitôt un gouvernement renaisse, surgisse du sol ou du pavé, pour maintenir cette continuité de la vie nationale. Le terme où s’achève « l’anarchie spontanée » est « le gouvernement spontané. » M. Venizelos, de retour à la Canée, avait, sans perdre un jour, institué un gouvernement exclusivement voué à l’œuvre de la vie nationale, un duumvirat, — lui-même et l’amiral Coundouriotis, — devenu plus tard, par l’accession du général Danglis, un triumvirat, type classique de ces régimes improvisés. Il a lancé des proclamations, provoqué et recueilli des adhésions, signé des nominations ; et il n’a eu, du reste, aucun effort à faire pour assurer les fonctions publiques, pas même à changer les fonctionnaires. Le Comité de Défense nationale de Salonique, représenté par deux de ses membres les plus influens, l’ancien préfet Périclès Argyropoulos et le général Zymbrakakis, s’est immédiatement rallié au gouvernement de M. Venizelos, qui prenait en charge l’honneur et le salut de la nation. Par petits groupes, les officiers, et les soldats par petits paquets, sont venus mettre à leur disposition leur volonté de chasser le Bulgare et ce qu’un état-major complice de l’ennemi leur avait laissé d’armes. La marine royale imite l’exemple de l’armée royale : un à un, ses navires passent à cette révolution qui ne veut être qu’une révolution pour la patrie. Et une à une les îles, on ne peut pas dire s’insurgent, mais doucement, paisiblement, se détachent. M. Venizelos est reçu partout, à Samos, à Chio, à Mytilène, à Salonique même, comme le père et le rédempteur de son peuple.

Sur les entrefaites, à Athènes, le pseudo-ministère Calogeropoulos, mis en quarantaine par l’Entente, donne sa démission, et le roi Constantin lui cherche des successeurs, qu’il a de la peine à décider. Pour nous, il nous serait difficile de dire qu’il y ait eu en Grèce une crise ministérielle, puisque, depuis la retraite de M. Zaïmis, nous nous étions refusés à reconnaître qu’il y eût un ministère. Eh quoi ! le roi Constantin n’aurait plus de ministère ? Il en avait déjà si peu ! Mais il en aura de moins en moins, tant qu’il ne se résignera pas à donner à la crise, qui est une crise de la conscience et de l’âme nationales, la seule solution qu’elle comporte. Il n’en a pas beaucoup plus, maintenant qu’il en a un, que ces jours passés, lorsqu’il n’en avait pas. En gros, la situation, à cette heure, est celle-ci : à Athènes, un roi qui peut avoir un ministère, mais n’a pas de gouvernement ; à la Canée ou à Salonique, un gouvernement qui n’a pas encore répudié la monarchie, mais qui n’a pas de roi. S’il n’y a pas d’antagonisme irréductible, ni sur les personnes, ni sur la forme même des institutions, il semble qu’il n’y aurait qu’à faire la combinaison, pour que le pays rentre dans sa voie et suive son étoile. Un Victor-Emmanuel ne se serait pas privé d’un Cavour, à la veille des grandes épreuves, et il avait trouvé le moyen de se servir même des témérités d’un Garibaldi. Seulement, tout est là, il croyait aux destinées de la patrie, et le Piémont ne lui cachait pas l’Italie. Le roi Constantin ne voit au mur que le poing, ganté du gant à crispin, de son beau-frère. Quand il faudrait une résolution, il s’obstine en des expédiens. Après avoir promené sa lanterne parmi des hommes dont les noms ne nous révéleraient rien, il s’est finalement arrêté à la porte de son professeur d’histoire, M. Spiridion Lambros. Il y a du symbole dans ce choix, et de l’ironie dans ce symbole, M. Lambros enseignant justement, à l’Université d’Athènes, l’histoire de la Grèce antique. Et, puisque nous en sommes aux comparaisons étrangères, voici un souvenir qui sera bien à sa place. Lorsque, parlant comme chef du ministère-régence, au nom du roi don Alphonse XII, Canovas se présenta devant les premières Cortès de la Restauration : « Je viens, fit-il dire au Roi, continuer l’histoire d’Espagne. » Beau modèle pour la harangue inaugurale de M. Lambros, si le roi Constantin lui permettait de dire : « Je suis venu recommencer l’histoire grecque ! »

Mais, sans manquer de respect à cet honnête homme, à cet excellent maître, nous n’en attendons pas tant, de lui ni de son élève ; et, au surplus, c’est leur affaire. La nôtre, nous ne nous lasserons pas de le redire, est la sécurité de notre armée de Salonique. C’est tout ce que nous voulons de la Grèce, mais nous la voulons, et nous la recevrons de qui nous la donnera. Du roi, s’il y en a un, et de son ministère, s’il en a un qui ait une autorité suffîsante ; d’ailleurs, si c’est ailleurs qu’est le gouvernement. Nous n’avons pas connu M. Calogeropoulos, nous ne connaissons en M. Lambros que l’archéologue ; mais toute l’Europe connaît M. Venizelos ; et, de le connaître à le reconnaître, il n’y a que l’épaisseur d’une syllabe. Que les Grecs s’arrangent en famille, pour ce qui ne regarde qu’eux. Pour ce qui nous regarde, nous, et ce qui nous importe, nous le réglerons nous-mêmes avec qui se montrera capable de nous entendre et de nous répondre.

La preuve que, dans l’ensemble, les choses ne vont pas à la satisfaction de l’Allemagne, c’est qu’elle s’énerve, déraisonne et même délire de plus en plus. Tandis que M. de Bethmann-Hollweg se débat péniblement contre M. de Tirpitz, les ligues, les pangermanistes, les partisans quand même, à tout risque et à toute outrance, de la piraterie aérienne et sous-marine, l’amirauté se passe de son assentiment, et, au mépris de ses perplexités, — car le chancelier se juge digne d’être pendu s’il n’use pas de toutes les armes, et l’Angleterre l’a prévenu qu’il sera pendu s’il en use, — envoie ses U 53 et ses U 61 assassiner jusque sur les côtes américaines. Qu’en Méditerranée, un croiseur auxiliaire, qui transporte des troupes, et qui, à double titre, est un navire de guerre, soit torpillé, c’est un fait douloureux, que nous déplorons amèrement, que nous voudrions qu’on rendit impossible par une vigilance incessante et la pleine domination de la mer, mais c’est un fait de guerre. Il n’en est pas ainsi pour les neuf navires de commerce, parmi lesquels plusieurs neutres, qui ont été coulés, en bordure, si ce n’est déjà dans la limite des eaux territoriales, et dont l’un, le Stefano, promenait d’innocens touristes. On nous assure que le président Wilson et le département d’État sont « grandement préoccupés de la situation dans les parages de Nantucket ; » qu’ils « désirent savoir s’il y a des victimes, » surtout « quelque citoyen des États-Unis, » et si les bâtimens détruits avaient été, du moins, par une attention suprême, l’objet d’un avertissement préalable. Ils ont prescrit, sans nul délai, qu’une enquête sévère fût ouverte… Mais il n’est pas besoin de tant de recherches pourvoir que l’audace criminelle des sous-marins allemands, formés peut-être en escadrilles, aboutit pratiquement au blocus des ports américains, où ils entrent comme chez eux, et d’où les bateaux de l’Union eux-mêmes, eux les premiers, n’osent plus sortir. Et il n’est pas besoin non plus de fouilles bien longues dans les archives pour retrouver un document qui disait : « A moins que le gouvernement impérial allemand renonce à ses méthodes de guerre contre les navires transportant des passagers ou des marchandises, le gouvernement américain n’aura pas d’autre alternative que de rompre complètement ses relations avec le gouvernement de l’Empire allemand. » L’Allemagne, alors, se soumit et jura. Celui-là aussi, cet engagement solennel, souffrira-t-on qu’il soit traité comme un simple « chiffon de papier ? »

Par cet accès de fureur épileptique, il ne s’agit pas pour l’Allemagne de chauffer l’esprit public, en vue de son cinquième emprunt. Il est clos ; et il n’a donné nominalement qu’une dizaine de milliards de marks ; — un peu moins que le quatrième ; — en réalité, trois milliards d’argent liquide. L’Empereur, qui en est arrivé à se méfier de sa propre popularité, l’avait pourtant placé « sous le signe » de Hindenburg. Le nôtre se place hautement sous le signe de la Victoire.

Charles Benoist.
Le Directeur-Gérant,
René Doumic.