Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1875

Chronique n° 1044
14 octobre 1875


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 octobre 1875.

C’est vraiment une fatalité qui conspire sans cesse contre la clarté des situations, et, on pourrait l’ajouter, contre le repos de la France, contre les vœux les plus légitimes et les plus évidens du pays.

À voir ce petit tourbillon assez superficiel, mais agaçant d’incidens ministériels, de correspondances et de discours, on dirait que rien n’a été fait depuis huit mois, qu’il n’y a ni une constitution votée, ni un ordre politique définitif, et qu’il s’agit encore de tout remettre en question par des conflits d’interprétations ou même par ces élections plus ou moins prochaines auxquelles tout le monde semble se préparer. La situation est cependant assez simple, elle a son origine, ses limites, son caractère, ses conditions, et le sentiment du pays s’accorde avec ses plus pressans intérêts pour demander aux hommes, aux partis de ne pas mettre un triste zèle à de faire ce qu’ils ont fait, de maintenir par raison l’œuvre créée par nécessité. Ce qui a été établi, c’est la république, une république conforme aux circonstances, évidemment constituée et organisée de façon à replacer la France parmi les nations régulières, en protégeant une grande renaissance contre les dangers extérieurs aussi bien que contre les agitations intérieures. La situation est claire et légalement définie, l’intérêt du pays est, on peut le dire, criant, la politique nécessaire appropriée à cet ensemble de choses serait, si on le voulait, simple, relativement facile, dans tous les cas possible et digne d’être tentée par des esprits sérieux. D’où vient donc cette apparence de confusion ou cette incertitude inquiète qui éclate dans les discours, dans les polémiques et souvent dans les actions ? C’est qu’on ne veut pas s’en tenir à la réalité, c’est qu’au lieu de se rapprocher, de s’unir, on se divise, on se défie mutuellement, et de tous les côtés on se réserve en restant sous les armes. M. le vice-président du conseil poursuit sa chimère de majorité conservatrice reconstituée avec des élémens hostiles, et il a de la peine à se défendre de la réaction qui l’attire. Les républicains modérés du 25 février se sentent désagréablement harcelés par le radicalisme, qui profite des vacances pour promener son drapeau en désavouant tout ce qui a été fait. Les légitimistes par l’organe de M. de La Rochette querellent le centre droit, qui répond par l’organe de M. O. d’Haussonville ou de M. Callet, et les bonapartistes, difficiles à décourager, cherchent l’issue par laquelle ils pourront revenir. Au milieu de tout cela, la constitution devient ce qu’elle peut, le ministère raconte ses petits démêlés ou ses réconciliations dans le Journal officiel, et c’est ainsi que cette malheureuse politique, qui serait facile, trébuche sur les incidens ou s’obscurcit de toute sorte de contradictions, sans avoir d’autre garantie que cette force des choses, cette sagesse intime du pays qui après tout finira sûrement par avoir le dernier mot.

Allons droit aux deux points essentiels de cette situation confuse : la difficulté qu’éprouve à se dégager, à se préciser, la politique conservatrice telle que l’entend le gouvernement, et les diverses manifestations républicaines qui se sont succédé depuis quelques jours. Une des choses les plus bizarres certainement, une des plus significatives peut-être, est cette apparence ou ce commencement de crise ministérielle dont on nous a réservé la surprise au moment où l’on s’y attendait le moins. Comment tout cela s’est-il passé ? Évidemment il ne faut rien grossir : c’est moins une crise qu’un nuage dissipe dès les premières explications. Lorsque M. le ministre des finances prononçait au château de Stors, devant les maires du canton de l’Isle-Adam, un discours à la fois si conservateur et si libéral, d’une si franche et si spirituelle allure, il ne pouvait avoir l’intention d’élever drapeau contre drapeau, de former un camp de dissidence dans le cabinet dont M. Buffet est le chef : c’est clair comme le jour. Si ce discours de Stors avait paru tout simplement le lendemain dans le Journal officiel, personne n’aurait songé à y voir le signe d’une sérieuse discordance de politique dans le ministère. Ce qui a fait l’incident, c’est que le discours n’a pas paru dans le Journal officiel, — et il n’a pas paru peut-être parce que M. le vice-président du conseil était dans les Vosges, parce qu’il était tout plein du souvenir du discours qu’il avait prononcé lui-même à Dompaire, probablement aussi parce qu’il a les susceptibilités de son rôle de chef de cabinet. Ce qui a compliqué l’incident, c’est qu’aussitôt les commentaires n’ont pas manqué, supposant ou exagérant le conflit, s’évertuant à mettre en relief une contradiction entre les paroles de M. Léon Say et les paroles de M. Buffet. On ne s’y est pas laissé prendre ; la raison des principaux membres du cabinet et le bon sens de M. le président de la république ont suffi pour dissiper le malentendu. La difficulté n’a pas été sérieuse, et tout a fini par la publication au Journal officiel du discours de Stors accompagné d’une lettre où M. Léon Say, en dégageant sa pensée de tous les commentaires, en expliquant ses paroles, n’a fait que maintenir avec une adroite fermeté ce qu’il avait dit. Mettons qu’il n’y a eu ni vaincu, ni vainqueur, nous ne demandons pas mieux : on s’est expliqué, on s’est entendu, et le Journal officiel a eu la bonne fortune de pouvoir enregistrer tout à la fois l’existence et le dénoûment de la crise.

Au fond, de quoi s’agissait-il ? M. Léon Say a signalé comme un « fait heureux » l’évolution parlementaire où a disparu l’ancienne majorité du 24 mai, et d’où est sortie la majorité nouvelle ralliée dans le vote du 25 février ; c’était, à ce qu’il parait, le point délicat. M. le ministre de l’intérieur cependant ne peut pas avoir une autre opinion de cette évolution parlementaire, à laquelle il a lui-même aidé par sa dextérité de président de l’assemblée ; il ne peut pas trouver bien malheureuse une situation dont le ministère est l’expression au pouvoir. Ce que M. le ministre des finances a dit, M. le vice-président du conseil ne peut le désavouer sans se désavouer lui-même. Le dissentiment ne pouvait donc être sérieux. Ce qu’il y a de grave, c’est cette obsession inquiète à laquelle M. Buffet semble obéir dès qu’il est question de tous ces événemens, de la majorité du 24 mai ou de la majorité du 25 février ; c’est cette préoccupation de dégager le ministère de tout élément nouveau, pour le ramener à la tradition strictement orthodoxe, à ce qu’il appelle d’une manière un peu mystérieuse la politique conservatrice. C’est là le point sur lequel semble toujours planer une équivoque dangereuse, dont le dernier incident n’est peut-être qu’un symptôme de plus. Que le ministère reste conservateur, rien de mieux assurément ; qu’il se présente compacte, uni sur les questions essentielles devant l’assemblée, et qu’il aille jusqu’au bout de sa tâche, jusqu’aux élections, rien de mieux encore, d’autant plus que ceux qui parlent légèrement de modifications ministérielles ne se rendent peut-être pas un compte exact des conséquences d’une crise de pouvoir à laquelle M. Dufaure et M. Léon Say ne survivraient probablement pas plus que M. Buffet. Encore faut-il s’entendre et savoir ce qu’on veut, ce que signifie ce mot de conservateur dont tout le monde se sert aujourd’hui. M. le vice-président du conseil est un homme assez sérieux pour qu’on parle sérieusement et nettement avec lui. Ce que nous lui reprochons, ce n’est pas d’arborer hautement le drapeau de la politique conservatrice, c’est au contraire de ne pas servir toujours l’intérêt conservateur bien entendu, de sacrifier à des préventions, à des défiances, à des partis-pris la vraie politique conservatrice, et en vérité d’avoir plus d’obstination que d’autorité. D’autres esprits plus éminens, dans des circonstances moins compliquées, ont essayé de jouer ce rôle, et ils y ont échoué, parce qu’il ne suffit pas de se fixer dans une certaine immobilité, de favoriser toutes les influences de réaction, de résister à tout mouvement.

Le meilleur moyen d’être conservateur dans la république d’aujourd’hui, puisqu’après tout nous vivons dans la république, ce n’est pas de paraître désavouer ce qu’on a fait, d’avoir toujours l’air de redouter plus que de désirer l’alliance des opinions libérales les plus modérées et de se rejeter vers ceux qui n’ont pas voté la constitution, qui la renient et qui ne comptent s’en servir que pour la ruiner. Il y a peu de jours, M. de La Rochette écrivait : « J’admire certainement beaucoup M. Buffet, qui lutte courageusement contre les conséquences logiques de son acte du 25 février… » Pas plus tard qu’hier, M. de Belcastel, dans une lettre pleine d’une fière sincérité, mais aussi d’illusions et d’un mysticisme ardent, M. de Belcastel à son tour disait son mot sur la constitution, sur « la misère de cet expédient comparé à la vraie constitution française » et fait pour inspirer « l’humiliation et la douleur ; » mais enfin les temps sont durs, et il n’est point impossible aux conservateurs de se servir de l’expédient, « si mauvaise opinion qu’ils aient de l’instrument qui leur demeure. » C’est à ce qu’il paraît une nouvelle manière de recommander la constitution.

M. Buffet ne l’entend pas ainsi certainement, pas plus qu’il ne mérite le singulier éloge de M. de La Rochette ; seulement il a l’air d’avoir passé, lui aussi, « sous les fourches candines, » selon le mot de M. de Belcastel, et de chercher son équilibre conservateur, non dans les conditions réelles où nous sommes, mais dans la reconstitution rétrospective, chimérique, d’une majorité hostile. Il ne veut pas qu’on dise que la majorité du 24 mai est « heureusement et définitivement dissoute. » Avec cela, une politique se rétrécit et se fatigue, elle s’expose à être toujours suspecte et à devenir impuissante.

Qu’en résulte-t-il en effet ? M. le vice-président du conseil se crée certainement une situation difficile devant l’assemblée. Pour son illusion de politique conservatrice, il s’affaiblit lui-même, il diminue ses propres chances dans les questions d’un ordre réellement conservateur. Il décourage ceux qui ne se sont jamais refusés, qui ne se refuseraient pas plus aujourd’hui à un vote de garanties utiles, fût-ce au prix de quelques concessions nouvelles, et il n’est pas pour cela plus certain de l’appui de ceux qu’il ménage, qui ne sont prêts à lui porter secours que dans les mauvaises affaires, lorsqu’il s’agira d’ajouter aux embarras de la république. Ce qui est vrai dans l’assemblée est bien plus vrai encore dans le pays lui-même, qui ne comprend pas toujours les combinaisons et ne se rend pas compte des difficultés. Le pays a besoin de netteté ; il a une constitution, des lois que M. le président de la république saura faire respecter, selon le mot tout récent de M. le préfet de l’Aisne, recueilli et relevé avec une confiante cordialité par M. Henri Martin. Rien de plus rassurant que ces déclarations, qui se succèdent de temps à autre ; puis viennent les incidens qui ravivent les incertitudes, que les partis exploitent, et en fin de compte c’est de l’incohérence tempérée par la raideur administrative. M. le vice-président du conseil fait de l’autorité, comme on dit, il ne gouverne pas, et, sans le vouloir, en croyant au contraire sauver l’ordre en péril, il diminue les chances des opinions conservatrices dans les élections prochaines. Il n’en serait point ainsi évidemment, s’il y avait une politique plus large, se plaçant avec une autorité confiante dans le courant de l’opinion, maintenant avec fermeté toutes les conditions de sécurité publique, mais en même temps ouverte, libérale, ralliant toutes les forces intelligentes sans s’inquiéter si elles viennent de la gauche ou de la droite, faisant sentir au pays une direction vigilante, qu’il appelle, dont il a besoin dans une situation pleine de périls. Ce serait, à vrai dire, la politique conservatrice la plus efficace, parce qu’elle serait nationale avant tout, parce qu’elle annulerait les partis en leur enlevant leurs griefs, leurs mots d’ordre et leur crédit.

On aime mieux trop souvent se traîner dans les vieilles luttes de partis, dans les vieilles combinaisons, et si les conservateurs, les modérés de France ont de la peine à prendre leur vrai rôle, peut-être faute d’un homme, les radicaux et même d’autres républicains, ceux qui n’ont rien appris ne se conduisent guère autrement. L’occupation des radicaux pour le moment est d’être désagréables aux républicains modérés, même à M. Gambetta, de se donner beaucoup de mal pour faire croire à leur importance, de poursuivre en un mot cette campagne de l’intransigeance qui a pour chefs de file M. Louis Blanc, M. Naquet et M. Madier de Montjau, suivis de quelques comparses. Ils ne sont pas nombreux et ils n’ont guère de succès ; mais n’importe, ils redoublent de feu, ils prodiguent manifestes, lettres, discours, et voilà M. Naquet qui devient un héros de légende, le messager le plus intrépide du tonnerre démagogique.

Il ne s’arrête pas, il est partout, au Luc dans le Var, à Toulon, à Marseille, et il n’a pas d’autre chance que de recevoir les complimens empressés des légitimistes et des bonapartistes qui savent bien ce qu’ils font lorsqu’ils mettent les exploits de ce personnage affairé et grotesque au compte de la république. M. Naquet, dans ses familiarités avec son monde, tire quelque orgueil des railleries dont les journaux modérés ont criblé il y a quelque temps une formule qu’il a usurpée : haut les cœurs ! Eh ! qu’en veut-il faire ? On a ri, non de la formule, mais de celui qui la prononçait, parce qu’il y a des paroles qui ont besoin de tomber d’une certaine hauteur. Pour expliquer son rôle, — ironie singulière ! — M. Naquet imagine reproduire aujourd’hui la campagne d’irréconciliabilité que M. Gambetta entreprenait en 1869, qui s’est terminée par la chute de l’empire, — non sans l’accompagnement des Prussiens, — et probablement il veut arriver au même résultat ! Il paraît que dans l’esprit de M. Naquet la constitution de 1875 est exactement la même chose que l’empire. Pas de transaction ! Et qu’offre-t-on au pays ? Mon Dieu ! c’est bien simple, M. Naquet ne croyait pas nécessaire de publier un nouveau programme ; « formulé en 1793, agrandi en 1848, le programme républicain existe… » Il ne s’agit que « de revenir à toutes les grandes revendications politiques et sociales de la révolution française… » Et M. Madier de Montjau à son tour a son programme d’intransigeance tout prêt : « réalisation et assurance mutuelle de la liberté et de l’égalité par l’égale participation de tous au pouvoir, par la participation quasi constante de la volonté nationale, effacement du pouvoir exécutif, mandataire respectueux et modeste, écartement de tout ce qui tendrait à tenir en échec la volonté nationale, à la paralyser de près ou de loin par la création de forces antagonistes… »

À la fin, sans parler du ridicule, il y a quelque chose d’irritant dans ces banalités creuses que ne comprennent pas ceux-là mêmes qui les jettent auvent, auxquelles ils croient encore moins, et qui cachent le plus profond mépris du peuple, puisqu’elles le supposent assez hébété pour se laisser séduire. Quant à M. Louis Blanc, lui, il ne comprend qu’un genre de transactions, « celles qui ont pour effet de faciliter ou de hâter la réalisation des principes de justice et de liberté. » C’est ainsi : assurez à M. Louis Blanc la réalisation des « principes de justice et de liberté » comme il les entend, donnez-lui la convention, le comité de salut public, les clubs, le socialisme au Luxembourg et un certain nombre d’autres choses, il se tiendra pour satisfait, il transigera, il daignera vous tolérer, — si toutefois les passions qu’il aura déchaînées le lui permettent. Et voilà comment dans ce monde on travaille à l’affermissement de la république !

Ce ne sont que les radicaux intransigeans qui parlent ainsi, nous le savons bien ; ils ne sont qu’une poignée heureusement. Les républicains sensés, prévoyans, tiennent un autre langage. Ils sont assez éclairés par les malheurs du pays, par les expériences de toute sorte, pour sentir la force de la nécessité, pour se prêter aux transactions inévitables ; ils l’ont fait, ils le feront encore. Après tout, ils sont les premiers intéressés à répudier tous ces programmes de violence, à montrer que la république peut assurer les conditions de sécurité et d’ordre que les autres régimes promettent, à rompre enfin avec ce radicalisme bruyant qui les accuse de trahison ; ils y sont intéressés, parce que, si, pour les conservateurs, pour les libéraux, c’est un acte de raison, de fidélité à la loi, d’accepter sans arrière-pensée le régime actuel, pour les républicains ce régime est la réalisation jusqu’ici la plus régulière d’un idéal préféré. C’est pour eux surtout que le succès de la constitution de 1875, de cette modeste constitution, est une question sérieuse. Les républicains ont montré de la suite, de l’habileté, et, nous n’en doutons pas, de la sincérité, dans la campagne de modération qu’ils ont poursuivie depuis quelque temps. Ce qu’ils ont de mieux à faire, c’est de continuer, de dégager incessamment la république de toutes les compromissions dangereuses, d’éviter les impatiences et les écarts.

On ne peut certes mieux parler que ne l’a fait M. Jules Simon à Cette et dans quelques autres villes de l’Hérault. Évidemment il a voulu aller opposer la république modérée à la république de démagogie qui promène aujourd’hui son drapeau. M. Jules Simon est un orateur habile, sachant raconter avec une séduisante familiarité les péripéties de la politique, et trop nourri de toutes les cultures de l’esprit pour se plaire à certaines déclamations ; Ce n’est pas lui qui offrirait à la France une république d’agitation et de convulsion ; il connaît trop les nécessités de son temps, les malheurs, les dispositions d’opinion et les intérêts de son pays ; il pousse même la galanterie jusqu’à nous promettre une république « aimable. » Nous lui passons l’amabilité, pourvu que la république soit raisonnable. M. Jules Simon n’est point de ceux qui désavouent leur participation à l’œuvre constitutionnelle de 1875 ; il confirme au contraire cette participation en expliquant, en défendant la constitution, — non cependant sans s’adoucir un peu dès qu’il s’agit des radicaux ; on dirait qu’il sent le besoin de s’excuser. « Je n’attaque jamais un républicain, dit-il ;… ensuite, quels que soient mes dissentimens avec les personnes dont je parle, puis-je oublier leur talent, leurs services et l’honneur que fait par exemple M. Louis Blanc au parti que nous servons ?.. » Si M. Jules Simon n’attaque jamais un républicain, de quel droit peut-il s’étonner que M. Buffet ait des ménagemens pour la droite ? De plus M. Louis Blanc peut être un homme de talent ; mais en quoi et à quel moment a-t-il servi la république ? Est-ce au 15 mai 1848 ? est-ce aujourd’hui, lorsqu’il s’efforce de ruiner ce qui vient d’être établi si péniblement ? De quelle république M. Louis Blanc est-il l’honneur ? Il est l’illustration d’une secte et rien de plus.

L’erreur ou le malheur des républicains est de diminuer ainsi quelquefois par un mot l’effet de tout un système de conduite. Ils ont trop souvent l’air de diplomates disant avec un geste d’intelligence à ceux qui les écoutent : Prenez patience, ce n’est que le commencement. Sachez vous contenter de ce qui est possible aujourd’hui ; le reste, la vraie république des républicains viendra, attendons les élections. M. Louis Blanc et M. Naquet sont des maladroits qui servent nos adversaires. — Si on pensait ainsi, on pourrait se tromper, on jouerait dans tous les cas un jeu dangereux, et ce serait une étrange manière d’inspirer la confiance que d’avoir donné au pays une apparence de paix pour lui promettre après les élections des agitations nouvelles, des révolutions dont toutes les conséquences ne sont peut-être pas prévues par ceux qui se livrent à ces calculs. Et puis à quel titre appellerait-on des factieux ceux qui d’un autre côté, se faisant une arme de la révision, travailleraient à la réalisation de leurs espérances monarchiques ou impérialistes ? On ne voit pas qu’on semble ainsi de toutes parts se placer dans des conditions fausses, dont le seul effet est de dénaturer la situation, la politique de la France. Que les républicains sensés, qui ne sont pas des radicaux, acceptent donc sans façon la rupture qui leur est signifiée par les intransigeans ; qu’ils restent tout simplement des modérés républicains faisant alliance avec des modérés libéraux pour soutenir d’un commun effort l’œuvre qu’ils ont faite ensemble.

Est-ce qu’ils ne voient pas que les radicaux sont partout des précurseurs de dictature, qu’ils ne font que compromettre la république comme ils compromettent les libertés municipales quand ils cherchent à s’en emparer ? On vient de le voir encore une fois dans l’élection récemment faite dans un arrondissement de Paris. Les radicaux n’ont pas eu de peine, il est vrai, à triompher, ils sont restés seuls dans la lutte. Quel candidat sont-ils allés choisir ? Un homme qui commence par dire : « Je n’habite Paris que depuis quatre ans, et je suis inconnu de la plupart d’entre vous. » Voilà, ce nous semble, qui est un titre pour être élu conseiller municipal dans une cité comme Paris et dans un quartier comme celui de la Sorbonne ! Et quel est le programme auquel s’est empressé de souscrire le candidat découvert par le radicalisme ? Affirmation de la république, instruction obligatoire et laïque, séparation de l’église et de l’état, amnistie, rétribution des fonctions électives, etc., toutes choses dont pas une ne relève de la juridiction municipale. Et c’est ainsi que le radicalisme travaille à mettre le désordre dans les institutions les plus utiles.

Les événemens dont la France porte le poids ne sont après tout que la triste suite de bien d’autres événemens qui ont laissé dans notre histoire comme une traînée d’inexorable lumière, et les difficultés au milieu desquelles nous nous débattons s’éclaireraient parfois bien utilement des souvenirs de cette révolution de 1848 que le second volume des Mémoires de M. Odilon Barrot fait revivre. Ils ne sont pas prodigues de révélations, ces Mémoires, ils ne multiplient pas les traits nouveaux sur la physionomie de cette mouvante scène où va se dérouler entre les émeutes et un coup d’état le drame des destinées d’une nation ; ils sont du moins le témoignage sincère, presque naïf, d’un homme qui a été mêlé à deux ou trois bouleversemens, qui a eu quelquefois un rôle disproportionné avec sa nature et qui a certainement représenté une moyenne d’instincts et d’opinions dans un pays aussi prompt à faire des révolutions qu’à les regretter.

M. Odilon Barrot se peint lui-même en racontant cette crise redoutable de la société française, et on pourrait dire à première vue qu’il y a en lui des personnages divers : il y a l’orateur d’opposition, le révolutionnaire sans le vouloir, sans le savoir, avant le 24 février, le ministre d’une heure dans cette néfaste journée, et le conservateur, le réactionnaire du lendemain ; mais sont-ce bien là des hommes différens ? N’est-ce pas toujours le même personnage ? Au fond, à y regarder de près, M. Odilon Barrot et M. Dupin sont, dans la même génération, deux types curieux de l’avocat politique, l’un un peu banal, un peu solennel, indépendant avec gravité, toujours désintéressé et consciencieux, l’autre versatile, caustique, n’appartenant qu’à lui-même, fidèle au succès et destiné à mourir en plein empire comme il avait vécu en pleine monarchie de juillet, sous la robe de procureur-général. Un des traits de M. Barrot, c’est d’avoir été toujours déçu dans ses espérances de libéral comme dans son rôle de conservateur, en restant persuadé qu’il ne s’est jamais trompé. Évidemment, si tout a si mal tourné, c’est qu’on ne l’a pas écouté, c’est la faute de tout le monde, seul il a eu raison ! Même à l’heure où il écrit ses Mémoires, il garde une imperturbable sérénité de confiance en lui-même, faisant assez naïvement la confession des autres, prenant d’assez vives libertés de critique à l’égard du roi Louis-Philippe et de M. Guizot, plus dur encore pour le gouvernement provisoire, et en fin de compte la meilleure garantie de sa sincérité dans son opposition avant février, c’est la netteté de son attitude conservatrice après février. C’est un vaincu qui s’efforce de sauver la société française après avoir vu périr la royauté constitutionnelle. Aujourd’hui on ne sait ce qui doit étonner le plus de voir les ministres de là monarchie de juillet traiter M. Odilon Barrot en ennemi, ou de voir M. Odilon Barrot se laisser aller jusqu’à préparer par l’agitation des banquets la crise suprême de cette monarchie à laquelle il était sincèrement attaché. Exemple également instructif pour ceux qui cherchent des ennemis partout, et pour ceux qui préparent la ruine de ce qu’ils voudraient conserver !

Cette triste révolution de 1848, M. Odilon Barrot la raconte dans ses Mémoires en homme surpris et brusquement réveillé de ses rêves confians d’opposition libérale, jeté tout à coup assez désagréablement en face d’une maussade réalité. Il la traite avec la dureté d’un esprit déçu, presque irrité. Lorsqu’un peu plus tard, M. Ledru-Rollin, par une représaille d’ironie sanglante, représentait l’ancien orateur de l’opposition dynastique, devenu un des chefs de la réaction dans l’assemblée constituante, comme un homme de négation, ayant travaillé à son insu, aveuglément, à la chute de la monarchie et à l’avènement de la république, il avait beau jeu. M. Odilon Barrot à son tour a des occasions de facile vengeance dans ses Mémoires ; il n’a qu’à tracer le portrait de M. Ledru-Rollin lui-même et de M. Louis Blanc, et de tous ceux qu’il a combattus courageusement avant de raconter leur histoire. En réalité, cette révolution de février que Lamartine a vainement décorée de son éloquence et de sa gloire, cette révolution a été, même pour des républicains sérieux et réfléchis, un des événemens les plus désastreux et les plus inutiles.

On peut dire encore aujourd’hui ce qu’on voudra de la révolution de 1830 et de son opportunité ; mais du moins elle était une résistance légitime, elle avait sa raison d’être et sa moralité dans la suppression dictatoriale des lois, dans une sorte de déclaration de guerre de la royauté, elle était une revendication légale et constitutionnelle dont le changement dynastique n’était que la sanction. La révolution de février a cela de particulier qu’elle ne s’explique ni par une violation des lois, ni par un mouvement d’opinion irrésistible, ni par une de ces nécessités imprévues qui s’imposent, ni par une impossibilité de progrès régulier. Tout était possible par les manifestations d’opinion, par le jeu naturel des institutions, par l’extension progressive des droits politiques.

Ceux qui ne voient le progrès populaire que dans les révolutions ont été satisfaits ; seulement ils ne se sont pas doutés que les coups d’état populaires dont ils triomphaient conduisaient quelquefois à d’autres coups d’état. Moralement c’est le 24 février que l’empire a commencé à se refaire, apparaissant dans la personne de celui-là même qui devait être Napoléon III, grandissant par le 15 mai, par les journées de juin, par l’éclipsé des idées parlementaires, par l’effarement d’une société menacée, par l’extension indéfinie du suffrage aux masses nourries de gloire napoléonienne. M. Odilon Barrot n’en est point encore au dénoûment ; mais déjà tout est là, dans cette anarchie qu’il décrit. La présidence napoléonienne est dans les journées de juin, l’empire est dans la présidence mise à côté d’une assemblée unique dévorée de divisions, et dans cet empire qui eût été impossible sans la commotion de février, il y a plus que Waterloo et la première invasion, il y a Sedan, Paris assiégé, les provinces perdues et la commune ! Ceux qui en sont encore à célébrer l’anniversaire du 24 février, à glorifier par habitude la révolution de 1848, n’ont qu’à étudier cette histoire, et ceux-là aussi peuvent la relire, qui, sous prétexte de servir la vraie république, trouvent qu’il n’y a rien de mieux à faire que de recommencer ce qu’on a fait, de poursuivre surtout les parlementaires et les libéraux.

Ce qui reste fatalement de cette succession d’épreuves, c’est ce qui se passe aujourd’hui, c’est cette situation où la France est réduite aux plus énergiques et aux plus patiens efforts pour se relever à l’intérieur comme à l’extérieur, pour reprendre par degrés sa place en Europe. Elle est parvenue déjà à surmonter plus d’une difficulté, à déjouer plus d’un péril, et sa sagesse finit par avoir raison des défiances comme des hostilités ; du moins les nuages semblent pour le moment dissipés. Sa condition même lui fait une obligation d’être la plus pacifique parmi les nations, et certainement sa diplomatie n’a pu avoir qu’une action toute pacifique dans cette crise d’Orient qui s’est rouverte récemment par l’insurrection de l’Herzégovine, qui paraît aujourd’hui se dégager de plus en plus de tout ce qu’elle avait de périlleux. De toutes parts en effet les signes de paix reparaissent. Lord Derby, dans une réunion à Liverpool, a considéré presque la question comme terminée. À son tour, le comte Andrassy, dans les délégations autrichienne et hongroise, faisait récemment les déclarations les plus rassurantes sur la politique autrichienne comme sur les chances de paix. D’un autre côté, la Serbie vient d’être le théâtre d’un événement singulier qui a sa signification. La skoupchtina, réunie dernièrement dans la petite ville de Kragujewatz, se montrait assez disposée à porter secours aux insurgés de l’Herzégovine. Le nouveau ministère, qui s’était formé sous l’influence de M. Ristitch et que le prince Milan avait dû subir, semblait favoriser les ardeurs belliqueuses de la représentation serbe. Que s’est-il passé ? Si le jeune prince Milan n’est pas encore botté et éperonné dans la skoupchtina appelée un peu brusquement à Belgrade, il a fait du moins dans l’assemblée une apparition assez originale, pour déclarer que la guerre était impossible, — après quoi il a changé son ministère. C’est un vrai coup de théâtre, qui ne s’est peut-être accompli que sous l’énergique pression des conseils pacifiques de l’Europe. Quant à la Porte Ottomane, elle vient encore une fois de publier tout un programme de réformes pour les provinces insurgées. Qu’en sera-t-il de ces réformes nouvelles qui succèdent à tant d’autres réformes promulguées aux heures de crise ? Malheureusement la Turquie n’en est pas à un embarras près. Assiégée par les influences extérieures, incessamment menacée de troubles dans ses provinces, ne sachant comment faire face à ses dépenses avec un budget plus qu’obéré, elle vient de recourir à un remède qu’on ne peut pas appeler héroïque. Est-ce une banqueroute de plus ? Toujours est-il que le gouvernement turc vient de réduire de moitié le paiement en numéraire des intérêts de la dette, sauf à capitaliser ce qu’elle ne paie pas et à lui donner la forme d’un nouveau papier fort équivoque. Évidemment les réclamations européennes vont se produire, et la Turquie se retrouvera plus que jamais dans son élément, au milieu des insurrections, des banqueroutes et des réclamations étrangères.

CH. DE MAZADE.


Le Crime et la Folie, par M. H. Maudsley (Bibliothèque internationale). Paris 1875. Germer-Baillière.

La doctrine moderne sur la folie, qui ramène les troubles de l’esprit à des lésions pathologiques des organes, ne constitue pas un mince progrès réalisé par la science sur les cruels préjugés du moyen âge, et pourtant ces idées si humaines, que partagent aujourd’hui tous les médecins, sont encore loin de produire partout leur plein effet. En Angleterre notamment, la jurisprudence s’en tient toujours à son vieux critérium de la responsabilité : le discernement du bien et du mal en ce qui touche l’acte particulier dont le coupable est accusé, et au moment où cet acte a été commis. Lorsqu’un aliéné doit répondre en justice de quelque violence criminelle, dès qu’on peut découvrir à cette action un motif ordinaire tel que la colère, la vengeance, la jalousie ou toute autre passion, la question de folie est écartée, ou tout au moins l’exemption de responsabilité pour cause de folie n’est plus recevable. Le fou idéal que crée la loi anglaise est censé agir sans motif ou par un motif auquel un homme d’esprit sain ne saurait obéir. Rien n’est plus faux : la science affirme que le fou a les mêmes passions et se décide par les mêmes motifs prochains que l’homme sensé ; seulement il ne peut opposer la même résistance au penchant qui l’entraîne, il y a une limite où la crainte du châtiment et l’espoir d’une récompense n’ont plus de pouvoir sur lui. C’est là que se fait sentir l’influence maladive, la tyrannie de l’organisme, qui devient de moins en moins contestable à mesure que l’étude attentive des faits permet de construire l’édifice d’une science mentale positive, et de démontrer la déchéance morale qui accompagne l’abâtardissement physique.

C’est à ce point de vue que se place M. Maudsley, professeur de médecine légale au collège de l’université de Londres, dans, le livre qu’il vient de publier sur le Crime et la Folie. M. Maudsley ne s’occupe que des formes de l’aliénation mentale pouvant donner lieu au doute et prêter à la controverse : il discute, par rapport à ces états vaguement maladifs, la valeur du critérium de responsabilité adopté par le législateur ou par la pratique des tribunaux. Les nombreux exemples qu’il rapporte sont bien choisis pour, faire apercevoir toutes les difficultés de ce grave problème qui consiste à tracer la ligne de démarcation entre la folie et le crime. Il y a évidemment une zone frontière où la démence et la passion criminelle se confondent. Il y a des périodes de transition où la folie n’existe encore qu’à l’état de germe latent, et c’est là surtout qu’il devient difficile de déterminer le degré de responsabilité des criminels.

Si ce sujet est éminemment digne des méditations du législateur, il est une autre question qui ne mérite pas moins d’être étudiée, et à laquelle M. Maudsley a consacré l’un de ses chapitres les plus curieux : quels sont les moyens de se préserver de la folie ? Pour ceux chez qui la folie est dans le sang, — et l’influence de l’hérédité ne peut être niée en cette matière, — l’effort doit être rude et de tous les instans. Et pourtant il y a une hygiène à la fois physique et morale qui peut obtenir ce résultat, car la folie n’est autre chose qu’une abdication de la volonté, et il est certain que, par le sage développement du contrôle de la volonté sur les sentimens et sur les idées, l’homme peut arriver à se raidir contre les propensions qui l’entraînent hors du cadre de la raison. « Peut-être peu de personnes deviendraient folles, au moins pour des causes morales, dit M. Maudsley, si elles connaissaient toutes les ressources de leur nature et savaient les développer systématiquement. » À ces considérations, qui ne regardent que l’individu, s’en rattachent d’autres qui soulèvent un problème social. Si l’on avait sérieusement l’intention de diminuer le nombre des fous ou simplement d’empêcher qu’il n’augmente chaque année, il faudrait chercher le moyen de s’opposer à la propagation d’un fléau qui de tous est celui que l’hérédité transmet le plus. Presque toujours la folie est annoncée par des symptômes précurseurs ; mais l’incroyable légèreté avec laquelle se font les mariages est cause qu’on ne se préoccupe guère de l’organisation physique ou mentale de ceux qui se chargeront de propager l’espèce sans le moindre sentiment de la responsabilité encourue pour les misères qu’ils légueront à leurs héritiers. « L’homme s’est persuadé, à tort ou à raison, qu’il y a dans l’amour entre les deux sexes quelque chose de sacré et de mystérieux qui légitime le dédain des conséquences du mariage. Il n’y a qu’à voir la large part qu’occupe l’amour dans les romans, dans la poésie, dans la peinture, et à considérer comment ce mot seul justifie devant l’opinion les actes les plus déraisonnables, pour comprendre quel haro soulèverait la tentative d’opposer à son prestige les froids préceptes de la raison. » Et encore si l’amour était l’excuse de tant d’unions funestes pour l’avenir de la race ! Assurément les moyens ne manquent pas de nous garantir de la dégénérescence intellectuelle dont semble nous menacer la multiplication des cas de folie ; mais des vérités comme celles qu’établit M. Maudsley ont besoin d’être prêchées sans relâche pendant bien des années avant que les hommes trouvent le courage d’en faire l’application pratique.

Paris, 22 septembre 1875.

A M. le directeur de la Revue des Deux Mondes.

Monsieur le directeur,

Vous avez publié dans votre numéro du 1er septembre courant, sous la signature de M. Emile Burnouf, un article intitulé : la Grèce et la Turquie en 1875.

Cet article tire une grande importance, non-seulement de l’autorité dont jouit votre Revue dans le monde entier, mais encore de la haute situation que M. Burnouf a occupée en Grèce, comme directeur de l’école d’Athènes. Ce sont autant de raisons pour moi de relever de graves erreurs qui se sont glissées sous la plume de M. Burnouf, et qui sont de nature à porter atteinte à ma considération personnelle.

Parlant de l’affaire des Scories du Laurium, M. Burnouf dit :

« Un banquier sorti du groupe des spéculateurs de Kaviarokhan acheta pour 12 millions 1/2 la propriété entière de la compagnie, et la revendit quelques jours après au public, sous la forme d’actions, pour une somme totale de 20 millions. »

J’ai l’honneur d’être le banquier dont parle M. Burnouf, et, quoique mon nom propre ne soit pas prononcé, la désignation est assez formelle pour que personne ne puisse s’y tromper. M. Burnouf ajoute d’ailleurs que ce banquier est désormais célèbre dans le monde hellénique. « Célèbre, non, connu, oui ; » il l’était avant l’affaire du Laurium, il l’est encore après, et vous conviendrez que j’ai intérêt à ce que le public ne soit pas induit en erreur sur la valeur morale de ce banquier-là.

Or ce banquier, monsieur le directeur, n’est point un spéculateur de Kaviarokhan, il est l’administrateur d’un établissement bien connu, constitué au capital de 25 millions de francs, et qui a nom la Banque de Constantinople. C’est au nom de la Banque de Constantinople que j’ai traité à Athènes l’affaire du Laurium, que M. Burnouf dépeint comme inextricable dans ce moment. Ce qui me fait croire qu’elle ne l’était pas, c’est que je l’ai dénouée et arrangée. A quelles conditions l’ai-je fait ? A des conditions qui sont tout justes le contraire de ce qu’indique M. Burnouf.

Il dit que j’ai acheté la propriété entière pour 12 millions 1/2, et que quelques jours après je l’ai revendue 20 millions au public.

Or, 1° je n’ai pas acheté la propriété 12 millions 1/2, mais 11 millions 1/2 seulement.

2° J’en ai fait l’apport au nom de la Banque de Constantinople à la nouvelle société, non pour 20 millions, mais pour 11 millions 1/2, c’est-à-dire au prix coûtant.

3° La nouvelle société, constituée au capital nominal de 20 millions, n’a appelé qu’un capital effectif de 14 millions de francs, " représenté pour 11 millions 1/2 par l’apport transmis au prix coûtant, et pour 2 millions 1/2 Par l’argent nécessaire aux frais d’installation et au capital de roulement.

Telle est, monsieur, sur cette affaire, la vérité attestée par des actes publics que je tiens à votre disposition et à celle de M. Burnouf.

Peut-être me permettrez-vous d’ajouter un mot. C’est que, s’il est vrai que la question du Laurium fût à la veille d’amener des complications graves entre la France, l’Italie et la Grèce, et que le gouvernement hellénique se trouvât, selon les appréciations de M. Burnouf lui-même, en présence « d’un échafaudage surprenant d’intrigues, de discussions, de consultations juridiques, de procès, d’articles de journaux, qui ont occupé la Grèce entière pendant plus d’une année, » celui qui, non sans courage, a tranché la question d’un seul coup, se fût-il trompé sur la valeur réelle de la propriété, ne mérite aucun reproche.

Je suis sûr, en tout cas, que, dans une affaire pareille, il me suffira de vous avoir signalé ces erreurs pour que vous vous empressiez de les rectifier par l’insertion de ma lettre dans votre prochain numéro.

Je vous prie, monsieur, de vouloir bien agréer l’expression de mes sentimens les plus distingués.


A.-D. SYNGROS.


Aux chiffres donnés ci-dessus par M. Syngros, nous n’opposerons que deux documens : 1° La lettre officielle (dont nous avons la copie sous les yeux) par laquelle M. Serpiéri informe le ministre de France à Athènes, M. J. Ferry, que le 27 février il a signé avec M. Syngros, administrateur de la banque de Constantinople, « une convention, dit la lettre, par laquelle je cède à cette dernière tant en mon nom qu’à celui de la société Mon Roux et Cie, toutes nos propriétés et tous nos droits dans la commune du Laurium, moyennant la somme de douze millions et demi de francs. »

2° Le passage suivant d’une brochure (Description des produits des mines du Laurium et d’Oropos, etc. Athènes 1875) publiée par M. Cordellas, ingénieur des mines du Laurium. D’accord avec M. Syngros sur le chiffre de 11,500,000 francs, que contredit la lettre officielle, M. Cordellas ajoute, p. 43 : « La société des mines du Laurium fut alors formée avec un capital nominal de 20 millions, représenté par 100,000 actions, qui toutes furent distribuées dans le pays. »

M. Syngros donné le détail de l’opération de banque qui eut lieu alors. En pareil cas, le public s’inquiète surtout des résultats obtenus. Or voici ce qu’en dit M. Cordellas : « Le peuple athénien, mal éclairé par les rapports de la commission hellénique et par la presse, qui ne cessait d’attirer l’attention publique sur les immenses richesses, hélas ! imaginaires, contenues dans les ecvolades (terres rejetées par les anciens), se jeta aveuglément sur les actions, et cela avec tant d’ardeur que ces dernières firent jusqu’à 200 francs de prime,… et c’est ainsi que fut introduit chez nous le jeu de bourse, si funeste à l’industrie, surtout lorsqu’il s’agit de mines… La loi (qui imposait 53 pour 100 sur les produits du Laurium) à peine promulguée, on voit les actions perdre leur prime, leur valeur, et arriver successivement de chute en chute au chiffre dérisoire de 60 francs. Voilà donc une affaire pleine d’avenir et de prospérité, dont la valeur est portée de 25 millions à 35 millions, et qui tombe en peu de temps à 6 millions… La Société vit qu’elle marchait à grands pas vers sa ruine. »

M. Syngros se félicite d’avoir résolu les difficultés diplomatiques de l’affaire du Laurium : personne ne le conteste ; mais il eût mieux valu pour le peuple grec qu’elles ne fussent pas résolues par une vente qui, selon M. Cordellas, a étouffé cette industrie dans sa naissance, et que l’éducation industrielle du pays se fît autrement. C’est ainsi que l’histoire impartiale appréciera cette affaire, si l’histoire s’en mêle. Rien d’étonnant que M. Syngros en juge autrement.

Quant au Kaviarokhan, nous sommes heureux d’apprendre de la bouche de M. Syngros qu’il n’a point de relations avec lui. Nous lui en donnons acte bien volontiers.


É. BURNOUF.

Le directeur-gérant, C. BULOZ.