Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1899

Chronique n° 1622
14 novembre 1899


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 novembre.


65. Enfin ils s’élevèrent comme une blanche muraille, le long de la mer d’azur (les rochers d’Albion), et don Juan éprouva ce qu’éprouvent assez vivement à cet aspect les jeunes étrangers eux-mêmes, une espèce d’orgueil de se voir bientôt parmi ces fiers boutiquiers qui portent leurs marchandises et leurs lois d’un pôle à l’autre, et se font payer un droit par les vagues elles-mêmes.

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67. Hélas ! si l’Angleterre savait seulement combien son grand nom est partout méprisé, combien toute la terre désire le moment qui exposera son sein découvert au glaive vengeur, et comment tous les peuples la croient leur plus cruelle ennemie !

Ce n’est pas nous qui parlons ainsi, mais lord Byron : la citation qui précède est empruntée au Xe chant de Don Juan, et peut-être n’y a-t-il qu’un Anglais qui puisse traiter sa patrie et ses compatriotes avec ce ton d’ironie amère et violente. Lord Byron exagère ; et nous serions tentés, après avoir reproduit son imprécation, d’y introduire des réserves. Mais, si on dépouille le morceau de l’accent pessimiste dont son auteur était coutumier, ou pourrait croire qu’il a été écrit hier, tant il exprime bien l’indignation de l’Europe tout entière au sujet de la guerre du Transvaal. On a beau, de l’autre côté du détroit, accumuler les explications et les commentaires ; le sentiment de l’Europe continentale, depuis le Nord jusqu’au Sud, depuis l’Est jusqu’à l’Ouest, est celui d’une réprobation absolue.

Et si ce sentiment se manifestait seulement dans les pays que, pour des raisons diverses, on peut soupçonner de quelque aigreur à l’égard de l’Angleterre, il perdrait sans doute de son importance. Mais il n’en est pas ainsi, et nous serions même tentés de dire que c’est parmi les nations amies de l’Angleterre, ou parmi celles qui, ne faisant pas de politique coloniale, n’ont pas eu à souffrir de l’expansion parfois brutale qu’elle a donnée à la sienne, que ce sentiment a fait le plus vivement explosion. On n’accusera pas l’Italie, par exemple, de nourrir de mauvaises intentions à l’égard de l’Angleterre, car voilà déjà de longues années qu’on parle d’une entente cordiale entre les deux nations, et que les deux gouvernemens ont mis d’accord leurs politiques. Bien que l’Italie n’ait pas, jusqu’à ce jour du moins, gagné grand’chose à cette attitude, rien n’autorise à croire qu’elle en soit revenue. Cependant, il y a peu de pays en Europe où la presse se soit exprimée avec plus de dureté contre l’entreprise britannique. Et l’Autriche ? Au cours d’une séance récente de la Chambre des communes, un député s’écriait que toutes les nations continentales, même l’Italie, haïssaient l’Angleterre ; mais il faisait une exception pour l’Autriche, et on ne voit pas, en effet, quel pourrait être le motif d’un dissentiment ou d’un conflit d’intérêts quelconque entre l’Angleterre, puissante nation maritime et coloniale, et l’Autriche, dont la marine, d’ailleurs excellente, ne compte pourtant pas au nombre des plus considérables, et qui n’a pas de colonies. Si un jugement tout à fait impartial, parce qu’il est tout à fait désintéressé, peut se former quelque part, il semble bien que ce soit dans le vieil empire des Habsbourgs, le plus exclusivement continental des États continentaux. Néanmoins, là aussi, là surtout, la voix de la conscience humaine s’est fait entendre, avec d’autant plus d’éclat que, si rien n’en provoquait l’acrimonie, rien non plus n’en gênait la liberté. Faut-il parler des autres puissances ? L’Allemagne s’est distinguée, elle aussi, dans ce concert d’imprécations. Et certes, nous ne rangeons pas l’Allemagne parmi les nations qui, au fond de l’âme, éprouvent pour l’Angleterre la moindre sympathie ; trop d’intérêts les divisent déjà, et trop d’intérêts sont appelés à les diviser un jour davantage ; mais enfin l’opinion allemande, quelles que soient ses dispositions secrètes, a conservé jusqu’ici toutes les convenances extérieures à l’égard du redoutable rival qui encombre tous les chemins commerciaux de l’univers, et c’est peut-être la première fois qu’elle s’en affranchit. Il s’agit ici de l’opinion, et non pas du gouvernement. L’Espagne n’est pas plus favorable. Peut-être l’attribuera-t-on au souvenir encore récent et cuisant de ses malheurs, pour lesquels l’Angleterre a témoigné une si parfaite indifférence. Il est vrai que lord Salisbury, dans le discours qu’il a prononcé au banquet du lord-maire, discours sur lequel nous aurons à revenir, s’est efforcé de faire oublier cette froideur : il y a parlé de l’Espagne avec une bienveillance dont celle-ci lui aurait su meilleur gré si elle n’avait pas été bien tardive. Nous croyons d’ailleurs qu’on se tromperait en attribuant à cette cause le sentiment de ce peuple généreux. La Russie, à l’autre extrémité de l’Europe, l’a partagé. Quant aux petites nations du Nord, et en particulier à la Hollande, que tant de liens rattachent aux Boers du Transvaal, leur sévérité est plus grande encore, s’il est possible. On considère en Hollande les victoires des Boers comme des victoires nationales, et on s’en réjouit au même titre, sans se préoccuper en aucune manière de l’effet que ces démonstrations peuvent produire en Angleterre. En vérité, de tous les pays de l’Europe continentale, c’est encore la France qui a montré le plus de réserve dans le langage de ses journaux. Le blâme est formel, mais il s’exprime dans des termes atténués, qu’il faut attribuer sans doute à un sentiment de dignité personnelle. C’est précisément parce que nous avons eu à nous plaindre de l’Angleterre dans ces derniers temps, et que la manière dont l’affaire de Fachoda a été conduite pèse toujours sur nos cœurs, que nous ne voulons pas avoir l’air de poursuivre une querelle personnelle à propos d’un intérêt plus général. Puisque nous avons laissé tomber cette querelle, — et avec raison, certes, car elle aurait eu des conséquences tout à fait disproportionnées avec son objet, — il y aurait de notre part quelque chose de mesquin à la reprendre sous une forme indirecte et avec un autre champion pour la soutenir. Toutefois, les sentimens de la France sont ceux de tous les autres pays du continent, et, s’ils sont dénués de toute pensée hostile, ils témoignent d’une réprobation morale dont nous n’avons pas à atténuer l’énergie.

Il y a là un phénomène qui, par sa généralité même, mérite à coup sûr l’attention. Comment l’expliquer ? On a vu que la préoccupation de l’intérêt personnel n’y suffirait pas toujours, et qu’il fallait y chercher d’autres causes. Il en est que nous avons déjà exposées à plusieurs reprises, et qui tiennent au pharisaïsme par trop sensible dont le gouvernement de la Reine a enveloppé une politique faite de dureté et d’avidité. Dans la controverse diplomatique qui s’est poursuivie pendant plusieurs mois entre l’Angleterre et le Transvaal, il serait peut-être exagéré de dire que tous les torts ont été du côté de la première, mais elle a eu les plus graves. Dès le premier jour, on a eu l’impression que M. Chamberlain cherchait la guerre et la voulait, et cette impression a toujours été en s’accentuant. Elle s’est précisée encore après l’entrevue de Blœmfontein, où sir Alfred Milner, au lieu de demander pour les uitlanders du Transvaal ce qu’ils attendaient réellement de l’intervention britannique, à savoir des droits municipaux à Johannesburg, ville qu’ils ont fondée et qu’ils peuplent, des commodités plus grandes pour leur industrie, la suppression de certains monopoles onéreux, s’est appliqué à poser la question sur le terrain politique, et presque exclusivement sur celui-là. Et pourtant, parmi les revendications des uitlanders, celles qui se rapportaient à l’obtention de droits électoraux n’étaient pas à leurs yeux les plus importantes, ni les plus urgentes : suivant le mot de notre fabuliste, le moindre grain de mil aurait mieux fait leur affaire. Ils ne tenaient pas tant à devenir citoyens du Transvaal, qu’à y vivre commodément, en attendant le jour de le quitter après y avoir fait fortune ; et si le cabinet anglais s’était placé à ce point de vue, qui était le vrai, il aurait obtenu sans aucun doute de très larges satisfactions. En tout cas, il aurait eu pour lui le sentiment de l’Europe, au lieu de l’avoir contre lui, car partout la mauvaise humeur commençait à se manifester contre le Transvaal qu’on accusait de gêner, d’entraver, et d’exploiter les étrangers outre mesure. En se bornant à réclamer pour ces derniers des droits politiques, on n’a pas tardé à comprendre qu’il poursuivait un but qui était, lui aussi, exclusivement politique et personnel. Dès lors, les exigences britanniques ne devaient pas tarder à menacer les Boers dans leur existence nationale, c’est-à-dire dans ce qui leur était le plus cher au monde : on allait à un conflit qui ne pouvait se dénouer que par la force. Il est inutile de rappeler les anciennes conventions passées entre l’Angleterre et le Transvaal : à nos yeux, la dernière, celle de 1884, a remplacé toutes les autres, et si elle diminue la liberté du Transvaal dans ses relations extérieures, puisqu’elle les place sous le contrôle britannique, elle reconnaît formellement son indépendance intérieure. Or, personne ne niera que, les prétentions anglaises, telles que sir Alfred Milner les a fait connaître au président Kruger à Blœmfontein, et telles quelles se sont développées plus tard à travers la correspondance de M. Chamberlain, avaient précisément pour objet de porter atteinte à cette indépendance intérieure, qui avait été, à Londres, aussi formellement reconnue.

Aussi aurait-il fallu de part et d’autre une habileté suprême, inspirée par un très vif amour de la paix, pour échappera des conséquences devenues presque inévitables. Loin de là, l’Angleterre a mis toute 3in adresse à tourner chacune de ses démarches en provocations contre son malheureux adversaire. C’est ainsi du moins que les choses ont apparu à l’Europe : il n’y a eu nulle part la moindre hésitation à reconnaître que le véritable agresseur n’avait pas été celui qui avait matériellement déclaré la guerre, mais celui qui, avec une froide préméditation, l’avait imposée.

Et pourquoi cette guerre ? Quel était le but de l’Angleterre ? A quelle pensée de derrière la tête obéissait-elle en la déchaînant ? Certes, on ne fera pas croire au monde qu’il s’agissait seulement d’assurer des droits politiques aux uitlanders, et que la rupture a eu lieu parce qu’on ne s’est pas entendu sur la question de savoir si ces droits seraient acquis au bout de cinq ans ou de sept. La vérité, dont personne ne doute, est qu’il y avait au fond de l’affaire un intérêt politique et un intérêt financier, l’un et l’autre exclusivement anglais. Pour les réaliser, il fallait supprimer toute résistance de la part du Transvaal. Qu’à cela ne tienne ! L’Angleterre se sentait la plus forte. Elle croyait même l’être plus qu’elle ne l’était réellement ; elle comptait sur des succès immédiats et foudroyans, erreur bien naturelle chez des gens qui, il y a près de quatre ans, avaient espéré déjà que le docteur Jameson suffirait à détruire la puissance militaire des Boers. Il fallait plus, sans doute ; mais fallait-il beaucoup plus ? Sur ce point, les calculs de M. Chamberlain se sont de nouveau trouvés inexacts, et ses précautions ont été si mal prises que le prestige britannique, quoi qu’il advienne désormais, restera amoindri à la suite des mésaventures auxquelles il s’est trouvé exposé.

Mais revenons aux causes principales de la guerre, cause politique, cause financière. La première est d’une simplicité parfaite, et il faudrait n’avoir lu aucun journal anglais depuis quelques années pour ne l’avoir pas vue naître et grandir en quelque sorte, s’élaborer et prendre corps chaque jour avec plus d’évidence. Lorsque, pour la première fois, l’imagination effervescente, mais d’ailleurs pratique de M. Cecil Rhodes a lancé dans le monde l’idée de relier par un chemin de fer le Nord et le Sud de l’Afrique, et d’établir sur tout ce long parcours une continuité de territoires où s’exercerait, tantôt la prépondérance de l’Angleterre et tantôt sa souveraineté directe, un aussi prodigieux projet a paru tenir du rêve plus que de la réalité. Nous ne savons encore s’il sera complètement exécuté, car il rencontrera sur certains points des difficultés naturelles d’un ordre très grave ; mais du moins les difficultés politiques, qui se présentaient d’abord comme insurmontables, ont-elles été l’objet d’un travail assidu devant lequel elles ont peu à peu presque complètement disparu.

Il fallait d’abord couper en deux les possessions portugaises que, le gouvernement de Lisbonne s’efforçait, au contraire, de réunir de l’est à l’ouest de l’Afrique : cela a été fait. Il fallait donner des satisfactions à l’Allemagne, de manière à désintéresser et à immobiliser provisoirement sa politique : cela vient de se faire. On a appris, ces derniers jours, qu’une négociation souvent démentie existait en réalité depuis plusieurs mois entre Londres et Berlin au sujet des îles Samoa : elle a finalement abouti à un résultat que l’Allemagne juge satisfaisant, et que tous ses journaux considèrent comme un succès. C’en est un, en effet ; mais il ne faut pas en exagérer l’importance. Les îles Samoa sont peu de chose ; lord Salisbury, suivant sa coutume un peu narquoise, n’a pas manqué de le faire remarquer en les cédant ; et il y a sans doute dans l’intérêt si vif que l’empereur Guillaume a témoigné à cette poussière d’archipel le souvenir de déboires dont sa politique y avait d’abord été abreuvée. Son amour-propre en avait souffert et avait besoin d’une réparation. Il suffisait qu’une négociation existât, et qu’elle se prolongeât, pour que la diplomatie allemande en fût, dans une certaine mesure, gênée et paralysée sur d’autres points. Grâce à cela, l’Angleterre a pu s’affranchir, au moins pour le moment, des préoccupations que pouvaient lui causer les ambitions germaniques, et, de ce côté encore, elle ne devait plus trouver sur sa route d’obstacles immédiats. L’abstention de l’Allemagne lui assurait celle du reste de l’Europe. Nous ne parlerons de la France que pour mémoire : elle aussi, cependant, à la fin de l’année dernière, a réussi à signer avec l’Angleterre un arrangement qui établit la continuité de ses possessions africaines, et qui, tout en limitant son champ d’action, le lui donne assez étendu pour occuper pendant assez longtemps son activité. Par tous ces moyens, l’Angleterre, avant d’en venir aux hostilités, avait fait tout ce qui dépendait d’elle pour isoler le Transvaal, afin de n’être pas dérangée dans l’œuvre de mort qu’elle préparait contre lui. On voit qu’elle n’a rien négligé pour se prémunir contre tout mouvement imprévu d’une autre puissance, et il est probable qu’elle y aura réussi. Cela suffit pour montrer que la guerre actuelle était préparée de longue main, sinon militairement, au moins politiquement. Dès lors, le plan gigantesque de M. Cecil Rhodes est entré dans les imaginations anglaises, qui se sont habituées à en regarder la réalisation comme possible. Un seul obstacle, en effet, se dressait sur la route : il venait de ces deux petites républiques, dont l’une s’appelle la République sud-africaine et l’autre l’État libre d’Orange. Nous savons bien que le tronçon du chemin de fer le plus direct que M. Cecil Rhodes a poussé déjà du Cap vers le Nord ne passe pas sur le territoire du Transvaal, ni sur celui de l’État libre d’Orange, et qu’il les laisse à côté de lui ; mais la sécurité de cette voie ferrée n’en était pas moins incertaine et aléatoire aussi longtemps que ces deux pays resteraient indépendans. Il fallait donc qu’ils cessassent de l’être.

À ce motif politique du conflit s’en ajoutait un autre, également politique. Depuis quelque temps, le mécontentement est très vif dans le sud de l’Afrique, et, sans qu’il soit nécessaire d’en rechercher en ce moment les causes, on a vu qu’il avait eu pour conséquence, lors des dernières élections dans la colonie du Cap, de faire passer le pouvoir entre les mains des Afrikanders. Le loyalisme de ceux-ci n’a subi aucune atteinte ; mais cela n’a pas empêché le gouvernement anglais d’éprouver quelque inquiétude. L’avenir lui a paru obscur et inquiétant. Il s’est demandé si ces sentimens de désaffection qu’il sentait grandir autour de lui ne trouveraient pas, un jour ou l’autre, un point d’appui et comme un centre de ralliement au Transvaal demeuré pays libre. Les Afrikanders et les Boers sont frères de race ; les liens du sang les rattachent les uns aux autres ; entre eux, les rapports de famille sont fréquens ; et, pour ce qui est de leurs intérêts, ils devenaient de plus en plus solidaires. On s’est ému de cette situation à Londres et au Cap, et on a cru devoir la faire cesser à tout prix. Voilà encore une des causes principales de la guerre, cause inavouée dans les discours officiels, mais très active dans les conseils du gouvernement. Il ne fallait, pour échapper à un danger éventuel, que la destruction d’un intéressant petit peuple : l’Angleterre en a eu bientôt pris son parti.

L’autre cause déterminante de la guerre est toute financière : à ce titre, elle est particulièrement odieuse. Lord Salisbury l’a bien senti, et, dans son récent discours au banquet du lord-maire, il a tenu à s’expliquer à ce sujet. S’est-il expliqué réellement ? Non ; il s’est contenté d’opposer un démenti à un reproche dont il se montrait particulièrement touché. Ce reproche lui revenait de partout, non pas seulement de France, mais de tous les pays de l’Europe continentale ; néanmoins lord Salisbury a choisi, pour en faire l’objet de ses protestations, un article de journal écrit par un homme qui, a-t-il dit, n’est pas le premier venu, puisqu’il a fait partie du gouvernement français. Ce publiciste d’occasion est M. Eugène Etienne, ancien sous-secrétaire d’État des Colonies, dont on connaît la compétence dans les questions coloniales. Nous avons lu l’article de M. Etienne : c’est à peine s’il y est fait allusion à cette question d’argent qui a joué un si grand rôle dans la guerre actuelle. Mais le trait a porté. Au reste, lord Salisbury, avec l’humeur caustique qui lui est propre, s’est bien gardé d’aborder un tel sujet directement ; il a préféré donner le change à ses auditeurs en affirmant que, malgré les allégations contraires, aucun membre du ministère anglais n’avait reçu un farthing du Transvaal. Soit, mais ce n’est pas là ce qu’on avait dit : personne, et M. Etienne moins que personne, n’a accusé un membre du ministère de s’être laissé guider par un intérêt personnel de cette nature. M. Chamberlain lui-même, qui s’est trouvé être un des actionnaires de la Compagnie du Niger, le lendemain du jour où cette compagnie a été rachetée par l’État, M. Chamberlain est étranger à la Chartered, la fameuse Chartered dont les opérations dans le sud de l’Afrique ont fait de M. Cecil Rhodes un si puissant personnage. Nous en sommes convaincus ; mais, si cela est vrai pour les ministres, cela ne l’est certainement pas pour un nombre infiniment considérable d’Anglais qui tiennent à la politique et qui comptent dans les classes les plus élevées et les plus influentes. Ici, les dénégations de lord Salisbury ne convaincraient personne ; aussi s’en est-il abstenu.

On a été très sévère pour nous lorsque des événemens pénibles ont montré que notre monde politique et parlementaire n’avait pas toujours été exempt de faiblesses à l’égard des entreprises où il y avait de l’argent à toucher, et il en est résulté quelque déconsidération passagère pour le gouvernement de la République. Eh bien ! on peut dire hardiment que le mal qui s’est révélé chez nous paraîtrait, en somme, très superficiel, si on savait combien plus profondément il est entré dans certaines autres sociétés et les a gangrenées tout entières. On attaque continuellement la France et où s’applique à la discréditer. Tantôt c’est un pays où les consciences sont à acheter et appartiennent au plus offrant ; tantôt un pays où le sentiment de la justice est éteint, s’il y a jamais existé, et où la loi descend, dans les mains mêmes des juges, au niveau des intérêts politiques ou des passions de parti. Nous ne prétendons pas être sans péché, mais, si ceux qui n’ont rien à se reprocher se permettaient seuls de nous jeter la pierre, nous serions bien tranquilles. Ce n’est pas, en tout cas, du côté de l’Angleterre que nous viendrait la lapidation. M. Cecil Rhodes doit sourire de pitié lorsqu’on lui dit qu’il n’a corrompu personne, et que le mouvement d’opinion qui s’est produit en faveur de ses projets tient aux causes les plus pures et les plus désintéressées ; il sait à cet égard à quoi s’en tenir ; mais il s’en faut de peu que le monde entier ne le sache aussi bien que lui. Il s’est assuré des concours extrêmement précieux, des complicités très efficaces, et on peut croire qu’il n’a pas manqué d’y faire appel dans ces derniers temps. En effet, les affaires de la Chartered allaient médiocrement ; elles allaient même mal, et on commençait à craindre un de ces kracks douloureux qui n’accumulent pas seulement des ruines matérielles, mais qui mettent à nu tant de défaillances et de complaisances morales. C’est que la Chartered opérait sur des territoires dont on avait exagéré la richesse : la situation changerait du tout au tout si les mines du Transvaal, mines d’or et de diamant, entraient dans le domaine de son exploitation. Il n’y a aucune crainte d’injustice à dire que, là encore, a été une des causes de la guerre, et nulle autre n’a plus contribué à rendre cette guerre impopulaire en Europe. Quand on a vu que cet or si âprement convoité devait être le prix du sang, le sentiment qui s’est produit a été voisin de l’horreur ; et, en effet, en d’autres temps, en d’autres lieux, d’autres guerres iniques ont éclaté ; l’histoire en est même toute pleine ; mais jamais peut-être et nulle part la corrélation n’avait été aussi étroite, aussi visible, aussi tangible, entre le moyen et le but, entre la force et l’argent. C’est ce qu’on appelle, en Angleterre, l’intérêt ou le triomphe de la civilisation ; mais cela a conservé jusqu’ici un autre nom dans le reste du monde, et, quel que soit le prestige toujours grandissant dont la richesse matérielle est entourée dans les sociétés contemporaines, il en est encore quelques-unes qui n’en sont pas encore fascinées au point de ne plus distinguer le juste de l’injuste, le bien du mal, le droit de la violence, distinction qui a fait jusqu’ici l’honneur de la nature humaine. Elle disparaît ou s’obscurcit de plus en plus en Angleterre, grand pays, certes, admirable par bien des côtés, et qu’on calomnierait indignement si on le disait étranger aux sentimens nobles et généreux, mais où la société tout entière repose sur l’amour et sur la poursuite du gain matériel. L’or y colore tout de ses teintes prestigieuses, il y déguise et excuse tout. On a prêté autrefois au cardinal de Richelieu, à propos de certains actes cruels de sa vie, ce mot, qu’il a prononcé peut-être : « Je couvrirai tout cela avec ma robe rouge. » La société britannique croit pouvoir, elle, tout couvrir avec un manteau doré ; car l’or y est respecté pour lui-même, il y est pur, il y est saint.

Est-ce que nous dépassons la mesure ? Est-ce que nous sortons de la vérité ? Eh bien ! laissons parler un écrivain, mort aujourd’hui, mais dont les lecteurs de cette Revue ont apprécié longtemps l’esprit si lin et si pénétrant, M. Emile Montégut. Il est, parmi les publicistes de notre époque, un de ceux qui ont le mieux connu l’Angleterre, et qui, malgré les réserves qu’il se croyait tenu de faire, ont éprouvé pour elle un attrait dont il ne se défendait pas. Il signalait pourtant, — et ce passage n’a pas été écrit pour des besoins de polémique, — il signalait en ces termes, dans une étude sur le caractère anglais, ce qu’il appelait « le péché moral de l’Angleterre : l’importance exagérée donnée à la richesse. » — « La richesse est, disait-il, à prendre les choses d’un point de vue étroit et matériel, la plus solide réalité de ce monde ; c’est, en outre, un moyen commode d’apprécier la valeur d’un homme et de mesurer sa situation sociale. Le sentiment de la dépendance à laquelle la pauvreté soumet l’homme augmente encore, chez cette indépendante nation, l’admiration de la richesse. Les Anglais semblent penser avec les anciens que la pauvreté fait perdre à l’homme la moitié de sa valeur, ils chantent avec Aristophane les mérites du dieu Plutus, et avec Pindare les vertus du vainqueur du turf, possesseur des splendides équipages et des riches coupes d’or. Ils sont, sous ce rapport, aussi païens et aussi anti-chrétiens que possible. Ils semblent n’avoir jamais eu même le sentiment lointain de cette indépendance dans la pauvreté qui a été le partage de races plus délicates. Emerson cite un mot de Nelson qui fait frémir : « Le manque de fortune est un crime que je ne puis pas pardonner. » — « La pauvreté est infâme en Angleterre, » disait Sidney Smith. N’en déplaise à Nelson et à Sidney Smith, ce n’est pas la pauvreté qui est infâme, c’est cet abominable culte de Mammon. Ce respect de la richesse est plus qu’un défaut, c’est un crime ; c’est la grande corruption que les Anglais ont jetée dans le monde ; ils ont infecté de cette fausse idée, inconnue avant eux, toutes les autres nations. Dieu seul sait quel châtiment il tient en réserve pour punir cet attentat contre l’humanité ; ce qui est certain, c’est que les Anglais paieront leur coupable idolâtrie, comme les autres peuples ont payé toutes les corruptions dont ils ont donné l’exemple aux nations et qu’ils ont rendues enviables. » Idolâtrie, est le mot juste : une idolâtrie qui a besoin quelquefois de victimes sanglantes. Nous avons reproduit ce passage de M. Montégut, d’abord parce que nous n’aurions pas dit aussi bien, et de plus parce que, en le disant aujourd’hui, nous serions peut-être suspects d’y mettre quelque excès. L’opinion de M. Montégut n’a rien emprunté à des circonstances particulières. Il l’a exprimée dans une étude qu’il ne faut pas juger par cette citation, car elle est, au total, sympathique à l’Angleterre. Mais il a mis le doigt sur la plaie vive : elle l’était alors, elle ne l’est pas moins aujourd’hui.

Est-ce à dire que cette vengeance du ciel, dont parlait M. Montégut, soit sur le point de s’exercer ? Quand on fait des prophéties, il est toujours sage de ne pas préciser le moment où elles se réaliseront. L’heure de Dieu est toujours inconnue : à parler franchement, nous ne croyons pas qu’elle soit encore sur le point de sonner. Dans son discours au banquet du lord-maire, lord Salisbury s’est appliqué à rassurer ses compatriotes contre toute crainte d’une intervention du dehors, et il l’a fait avec un ton d’assurance évidemment sincère. « Vous penserez peut-être, a-t-il dit, que j’exagère en déclarant que, sur le continent de l’Europe, nous n’avons pas d’hostilité à craindre. Il est hors de doute qu’une certaine aigreur de langage existe chez ceux qui fournissent des informations aux lecteurs de journaux dans les pays étrangers ; je puis toutefois dire avec grande confiance que je ne crois pas que ce langage affecte les peuples étrangers ; je suis, en tout cas, complètement certain qu’il n’affecte pas leurs gouvernemens. » Lord Salisbury se trompe sans doute sur le premier point : la voix de la presse, lorsqu’elle s’élève avec cette unanimité, peut être regardée comme celle des peuples eux-mêmes. Mais il a raison sur le second. La presse exprime en toute liberté les sentimens d’un pays, parce qu’elle n’engage personne, et qu’elle parle sans agir : il n’en est pas de même des gouvernemens, qui ne sauraient parler sans mettre plus ou moins leurs actes en rapport avec leur langage, et dont la responsabilité doit tenir compte de considérations d’un autre ordre. Cela ne veut pas dire que les gouvernemens ne sentent pas comme les peuples, ni avec la même vivacité ; mais une réserve plus grande s’impose à leurs démonstrations extérieures, parce qu’ils ne sont pas seulement chargés d’exprimer les sentimens des nations qu’ils représentent, mais encore, et surtout, de veiller à leurs intérêts. Nous avons déjà dit qu’avant de s’engager dans la guerre du Transvaal, l’Angleterre avait concédé quelque chose à chacune des grandes puissances dont la présence en Afrique aurait pu lui causer quelque embarras ou quelque inquiétude : elle s’est assuré par-là leur neutralité, et, que cette neutralité soit bienveillante ou non, peu lui importe, pourvu qu’elle soit effective.

Ses appréhensions devaient lui venir surtout du côté de l’Allemagne, dont les possessions à l’est et à l’ouest de l’Afrique ont déjà pris un développement considérable, et qui ne pouvait pas voir sans quelque mauvaise humeur ce développement menacé, sinon arrêté dans son évolution ultérieure. On sait comment l’Angleterre a calmé, pour le moment, les susceptibilités ou les ambitions germaniques ; et sans doute nous ne savons pas encore tout. L’avenir nous réserve peut-être d’autres révélations. Quoi qu’il en soit, la signature de la convention des Samoa, le discours de lord Salisbury, la visite faite par l’empereur de Russie à Potsdam, sont survenus à la fois, et il y a lieu de penser que ce n’est pas là le simple fait du hasard. Lord Salisbury, pour rassurer l’Angleterre au moment où l’empereur Nicolas allait passer plusieurs heures avec l’empereur Guillaume, a montré le lien par lequel il avait en quelque manière enchaîné le second : ce lien n’aura vraisemblablement pas une solidité bien durable, mais il suffit de quelques mois pour sortir de la crise actuelle. Lord Salisbury croit donc n’avoir rien à redouter, et il ne traite pas sans quelque dédain, on pourrait même dire sans quelque intention de défi, toute idée d’une intervention de l’Europe dans une affaire qui, à son avis, ne la regarde pas. « J’ai vu, dit-il, qu’on avait suggéré, et c’est là une suggestion plus qu’étrange, que les autres puissances s’ingéreraient dans cette question, et que, sous une forme ou sous une autre, elles dicteraient aux intéressés les résultats à obtenir. Que personne n’imagine que c’est ainsi que pourrait se terminer le conflit ! C’est nous seuls qui le conduirons jusqu’au bout. L’ingérence de qui que ce soit n’aura pas d’influence sur le dénouement, d’abord parce que nous n’accepterions pas cette ingérence, ensuite parce que je suis convaincu que cette idée n’est venue à l’esprit d’aucun gouvernement du monde. » Et lord Salisbury rappelle les dernières guerres qui ont conduit à de grandes modifications territoriales : aucune, dit-il, ne s’est terminée par l’intervention des autres puissances. Rien n’est plus vrai. Peut-être cette abstention, cette inertie des puissances est-elle un phénomène historique dont le XIXe siècle aura médiocrement à se glorifier dans l’avenir ; mais, quant au fait en lui-même, il ne saurait être contesté. Lord Salisbury est convaincu qu’il en sera du présent comme du passé : il a raison. Aucune des puissances qui pourraient intervenir n’a, dans l’affaire, un intérêt assez grand pour s’exposer aux inconvéniens d’une fausse démarche. L’abstention de l’Allemagne est un gage de toutes les autres, et on ne saurait douter, après avoir lu le discours triomphant du premier ministre anglais, que cette abstention lui a été promise, qu’il y compte, qu’il a le droit d’y compter.

Et, d’ailleurs, y a-t-il encore une Europe ? On a déjà dit le contraire, et, depuis que cette grave parole a été prononcée, rien ne l’a démentie. Pourquoi l’Europe interviendrait-elle au profit de l’équilibre africain, puisqu’elle n’est pas intervenue pour maintenir l’équilibre européen lui-même ? L’Angleterre ne rencontrera d’autres difficultés dans son entreprise que celles qui résultent de la nature des lieux et de la résistance héroïque et désespérée des Boërs. Ces difficultés, on s’en aperçoit déjà, ne sont pas négligeables, et il faudra à l’Angleterre beaucoup de temps pour les vaincre. Elle y parviendra. Le soulèvement général des Afrikanders pourrait seul mettre ce dénouement en question, et aucun indice sérieux ne permet jusqu’ici de croire qu’il puisse se produire. L’Angleterre vaincra donc, mais à quel prix ! Et nous verrons, le lendemain de sa victoire, ce qu’a voulu dire lord Salisbury qui, au banquet du lord-maire, a déclaré avec le plus noble désintéressement qu’elle ne poursuivrait ni acquisition de territoire, ni accaparement, de mines d’or. Pour le moment, les journaux anglais ne comprennent rien du tout à ce passage, et nous avouons n’être pas en état de le leur expliquer.

En attendant que ce grand exemple de vertu nous soit donné, les sentimens de l’Europe continentale ne se modifieront pas. Les gouvernemens se tairont, mais l’opinion générale continuera de s’exprimer par tous les moyens dont elle dispose. On demandera à quoi bon ? Nous pourrions répondre que cela soulage un peu la conscience humaine, et qu’une protestation aussi générale, faite en son nom, n’est pas en soi un acte indifférent. Mais ce n’est pas assez dire : il importe que cette protestation s’élève, car, si, à l’abstention des gouvernemens, venait s’ajouter le silence des peuples, on pourrait croire que la résignation étant générale, sera éternelle. Et nous ne le croyons pas. L’Angleterre est tombée sous le joug de politiciens d’une nouvelle école qui, en vérité, ne respectent pas suffisamment les intérêts et la dignité du reste du monde : s’il y a là un danger pour les autres, il y en a aussi un pour elle. Cette grande nation, qui s’est élevée si haut par la paix, rêve aujourd’hui de s’élever plus haut encore par des moyens différens. Nous doutons qu’elle y trouve plus de profit et plus de véritable gloire. Son début n’a augmenté ni le prestige dont elle jouissait, ni l’admiration qu’elle provoquait, ni les sympathies qu’elle inspirait, et il n’est pas sûr qu’un peu plus d’or ajouté à tant d’autre vaille pour elle les richesses morales auxquelles elle paraît le préférer. Le meurtre d’un petit peuple, froidement préparé et non moins froidement exécuté, laissera sur elle une tache que tout l’or du Rand ne cachera pas.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIÈRE.