Chronique de la quinzaine - 14 mars 1918

Chronique n° 2062
14 mars 1918
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Eh ! bien, non, l’histoire, qui a vu tant d’hommes et tant de choses, sous tous leurs aspects et jusqu’à leurs extrêmes de beauté et de vilenie, de grandeur et de bassesse, n’avait pas encore vu ce que les bolchevikis de Petrograd devaient lui montrer. Elle n’avait encore jamais vu un peuple, — et quel peuple, à ne considérer que le nombre ! — emporté par une poignée de fous ou de misérables dans un tel vertige de suicide. Nous avons, il y a quinze jours, laissé « le président du Soviet des Commissaires du peuple, Oulianoff-Lenine » et « le Commissaire du peuple aux Affaires étrangères, Trotsky, » à l’instant où, accablés, ou feignant de l’être, par la froide dureté d’un ennemi impitoyable, se réfugiant dans la pauvre excuse des sots, des faibles et des lâches : « C’est la faute de la fatalité ! » ils se déclaraient prêts à souscrire aux conditions qui avaient été proposées par les délégués de la Quadruple-Alliance à Brest-Litvosk. » Et quoique, avec le commentaire qu’eux-mêmes en donnaient, il fût trop clair que « proposées » était un euphémisme pour « imposées, » et pis s’il se pouvait, ils mettaient à se ruer sous le joug une sorte de fureur d’humiliation. L’Allemagne, elle, mettait une cruauté ironique à les traîner et comme à les faire mariner dans la honte. Pour se déshonorer, et en se déshonorant, qu’ils observent les usages et respectent les formes. Il fallait que l’univers entier comptât une à une les gouttes du breuvage d’abjection qu’elle allait les obliger à boire. D’abord, le radiotélégramme qui annonçait la capitulation était-il authentique, officiel : émanait-il vraiment du Soviet ; ou quelque imposteur n’avait-il pas eu l’idée, qui eût été au moins étrange, d’usurper les noms et les titres de Lénine et de Trotsky, dans le dessein, plus étrange encore, de leur dérober la gloire de se souiller éternellement devant les Alliés trahis et le monde dégoûté ? On attendrait donc un message écrit de leur main, et aussitôt leur parlementaire partait. Tandis qu’il voyageait, plus lentement que l’impatience du Soviet ne l’eût désiré, Pétrograd était dans les transes. La seule nouvelle de la rupture de l’armistice par les Allemands avait jeté et semé partout dans la ville, dont les nerfs, déjà ébranlés depuis quatre ans, avaient, depuis un an surtout, subi de si violentes secousses, et d’ailleurs affaiblie par les privations, sinon menacée absolument de famine, un indicible effroi, une épouvante morbide. La psychologie des foules connaît de longue date cette névrose : elle a, dans tous les temps et dans tous les pays, relevé de ces cas de folie collective. Entre autres, les cités italiennes des XIVe et XVe siècles, sous leurs tiranni, vivaient à l’état trépidant, en une espèce d’hyperesthésie, et le moindre incident, quelquefois ridicule, y déchaînait d’affreuses paniques. Ce qu’elles découvraient alors en petit, la Révolution française le fit, plus tard, voir en plus grand, si la Terreur fut réellement en ses origines une terreur, et une terreur double, où l’on tua de peur d’être tué. Mais la Russie était prédestinée, par les caractères de la race et par sa constitution sociale, par les conditions de son existence, à porter cette maladie à un degré que jamais et nulle part elle n’avait atteint auparavant. Sa masse même en multipliait les ravages ; et la passivité grégaire de ses quatre-vingt-cinq centièmes d’illettrés ne lui permettait pas de réagir. Il se passait dans le troupeau ce qui se passe dans tout troupeau ; quand la bête de tête s’affole, toutes les autres sont prises à tourner. Ce serait condamner l’avenir à ne rien comprendre à la catastrophe russe, que de ne pas marquer avec soin ces effets de panique, paralysant tout un peuple, l’hypnotisant durant des mois sur une pensée unique, impérieuse, obsédante : ne pas se battre, avec sa conséquence, absurde et ignominieuse : plutôt se tuer que se faire tuer. Ainsi les actes de Lénine et de Trotsky, de quelque épithète qu’on les qualifie lorsqu’on en saura mieux tous les mobiles, s’expliquent en une certaine mesure par l’épidémie morale qui a infecté et décomposé le milieu ; mais ils n’y trouveraient un prétexte à s’en justifier que si cette dissolution eût été spontanée, s’ils n’en eussent pas de leurs mains répandu et développé le ferment. Dans l’hypothèse la plus avantageuse, ce n’est pas une manière de soigner la folie d’une nation que de la conformer à sa propre folie.

Essayons d’établir, ne fût-ce que provisoirement, les premières responsabilités. On dit que ce fut Lénine qui préconisa l’acceptation des conditions de paix allemandes, et qu’il en donna pour raison « qu’il était nécessaire de signer la paix, afin de sauver la révolution ainsi que l’autorité des Soviets. » L’aveu est à retenir ; il sera répété tout le long du drame ou de la comédie. Au scrutin sur la motion, cinq voix se prononcèrent pour, quatre contre. La cinquième, qui fit la majorité, aurait été celle de Trotsky. Jusque-là partisan de la lutte à outrance, il aurait inopinément changé d’opinion, et, par ce brusque revirement, décidé du vote, non sans éveiller des soupçons chez ses amis mêmes, et, chez quelques-uns, de l’indignation. A partir du moment où le Soviet des Commissaires du peuple a eu décidé de se rendre, on ne peut pas dire, à merci et miséricorde, car l’Allemagne est incapable de pitié, et il le savait, de se rendre pourtant, à genoux, pieds et poings liés, il a inondé la Russie d’une pluie d’appels et de proclamations où se heurtent les phrases les plus incohérentes et s’entrechoquent les sentimens les plus contradictoires. A moins que le tout, phrases et sentimens, ne soit que jeu, apparence et grimace. Un premier manifeste, lancé le 21 février, à deux heures du matin, maudissait les gouvernemens des Hohenzollern et des Habsbourg, constatait l’impuissance de l’armée russe épuisée, la désorganisation des moyens de transport et de ravitaillement, et, comme conclusion à ces prémisses, affirmait que le Soviet avait « fait de nouveaux efforts pour arrêter l’offensive des Hohenzollern en acquiesçant aux propositions de paix » formulées par les ministres du Kaiser. La faute en était aussi à « la classe ouvrière allemande, » qui, à cette heure terrible, ne s’était pas « montrée assez forte et assez résolue pour saisir et pour détourner le bras fratricide du militarisme impérial. Bien sûr, les Commissaires du peuple ne cessaient pas de s’en dire convaincus, un jour viendrait où cette classe ouvrière allemande, en laquelle ils étaient réduits à placer toute leur défense, se dresserait contre la politique des classes dirigeantes qui, d’Allemagne, tentaient d’étouffer la révolution russe ; mais quand ? Ils ne pouvaient pas « le prévoir avec assurance. » En attendant, ils s’inclinaient sous le fouet et la botte ; prêts à accepter même une paix « asservissante, » — ils ont osé écrire le mot, et ils en écriront dans la suite d’équivalens, c’est-à-dire d’aussi bas et d’aussi infâmes, — disposés néanmoins à la résistance « si la contre-révolution allemande venait à essayer de leur serrer définitivement la corde au cou. » Résistance purement verbale, mais, dans les termes, d’une truculence outrancière, qui ne parlait que de « chasser des rangs les capons, les corrompus, les vagabonds, les maraudeurs, » et, au besoin, de « les rayer de la face de la terre. » Mais il ne s’agissait, bien entendu, que des Russes. Les Allemands s’arrangeraient entre Allemands. Chacun pour soi, chacun sa guerre, qui ne doit être qu’une guerre civile. Et périsse la patrie (qu’est-ce d’ailleurs que la patrie ?) pourvu que les révolutionnaires se perpétuent en sauvant la révolution !

Parallèlement, les Alliés, sans distinction, ont une mauvaise presse. Alliés, ennemis, on coud tout dans le même sac. La Révolution russe n’a pas d’alliés, n’ayant ni pairs ni pareils, étant une chose neuve et incomparable, une ère, une hégire, un temps de l’humanité. En ce sens, les Alliés sont des ennemis, et les ennemis peuvent devenir des Alliés. Les uns et les autres se valent. Cette note, de proclamation en proclamation, s’accentue. Que fait le militarisme allemand ? Rien que « d’exécuter les ordres des capitalistes de tous les pays. » Il veut « écraser les ouvriers et les paysans de Russie et d’Oukraine ; il veut rendre les terres aux propriétaires, les fabriques et usines aux banquiers, le pouvoir aux monarques. » Mais « les capitalistes de tous les pays » le veulent comme lui ; ils sont ses complices, il est leur agent, même s’ils étaient hier alliés de la Russie, s’ils se croient maintenant encore ennemis de l’Allemagne. Cependant le Soviet a fait une découverte. Lénine et Trotsky sont froissés du manque d’égards avec lequel le gouvernement allemand en use envers ses parlementaires. Partis pour Dvinsk, en toute hâte, dès le 20 février au soir, ils n’ont, le 21, reçu aucune réponse. « Il est clair, en déduisent les Commissaires du peuple, que ce gouvernement ne veut pas la paix. » Moins il la veut, plus ils la veulent. Toutefois ils s’écrient, à la mode jacobine modernisée : « La patrie du socialisme est en danger ! » Non pas, tout bonnement, la patrie socialiste, la leur, accommodée à leur guise, mais la patrie du socialisme, la Ville sainte, la Mecque nouvelle du nouvel Islam. Le Soviet va donc courir à son secours ? Sans doute : « Les ouvriers et paysans de Pétrograd, de Kieff, de toutes les villes, de tous les villages et hameaux qui se trouvent sur les lignes du front attaqué, mobiliseront des bataillons pour creuser des tranchées sous la direction des spécialistes militaires. Ces bataillons comprendront tous les membres de la classe bourgeoise qui sont capables de travailler, hommes et femmes, sous la surveillance de la garde rouge. Ceux qui résisteront seront fusillés. » C’est net et bref ; et voilà, pour l’aristocratie des ouvriers et des paysans, sur l’injonction de l’autocratie bolcheviki, une façon de faire la guerre à coups de bourgeois, à qui l’on adjoindra les journalistes suspects ou récalcitrans, pour être bien certain d’être obéi dans le plus parfait silence. Méthode admirable, d’user et de briser les uns par les autres les ennemis de l’intérieur et les ennemis de l’extérieur, le militarisme allemand par le capitalisme russe : et que ne peut-on faire travailler par surcroit aux tranchées des bataillons de bourgeois, hommes et femmes, de tous les pays alliés ! Encore, lorsque le Soviet fait semblant, le 22, de constituer « un haut conseil de défense, » moins de la nation ou de la patrie, formes abolies, préjugés vieillis, que de la révolution, les ouvriers se préparent-ils au moins à aller surveiller le travail des bourgeois. Au rebours de toute vraisemblance, au mépris de toute pudeur, « les soldats restent hésitans. » De tout ce peuple qui fuit la guerre, ce qui fut l’armée russe est ce qui la fuit le plus. Seuls, les Lettons, même de la garde rouge, s’entêtent à défendre la capitale, invectivent Lénine, somment Trotsky de s’expliquer. Mais déjà Lénine, Trotsky et tout le Soviet des Commissaires du peuple, Sverdloff et tout le comité central exécutif, en toute circonstance plus préoccupés de la révolution que de la patrie, paraissent plus préoccupés de leurs personnes que de la révolution elle-même. Ils sentent que c’est l’heure grave et lourde pour tous les despotismes, que celle où ils ont peur et ils ne font plus peur ; que justement la terreur ne se soutient que tant qu’elle est double, et que rien ne rend féroce comme d’avoir trop tremblé. « Nous avons, gémissent-ils par la voix de Sverdloff, la conviction inébranlable que les ouvriers, soldats et paysans ouvriront leurs rangs pour donner un appui amical aux autorités des Soviets et assurer leur défense contre tout attentat. »

Malgré l’insuffisance des informations, on devine que les journées des 22 et 23 février, à Pétrograd, furent agitées par des angoisses qui, le 24, s’exaspérèrent jusqu’au paroxysme. Le 22 au soir, ou le 23 au matin, était arrivée la réponse des Empires par l’entremise du comte Czernin. La Russie avait quarante-huit heures pour accepter les conditions de l’Europe centrale. C’étaient les conditions de Brest-Litovsk renforcées ; mais il est inutile de les rappeler ici, puisque nous les retrouverons, renforcées encore, dans le texte du traité. Toute la journée, toute la nuit du 23, Pétrograd est en ébullition ; la panique élargit ses cercles ; c’est le tourbillon, le gouffre, l’abîme. Le Soviet ne prend même pas les quarante-huit heures de réflexion ou de répit qui lui sont accordées. Le dimanche 24, à cinq heures du matin, Lénine et Trotsky télégraphient « qu’il a décidé d’accepter les conditions de paix proposées par le gouvernement allemand et d’envoyer une délégation à Brest-Litovsk. » Afin que cette fois il n’y eût pas d’erreur, et que, de Berlin, on ne pût pas reprocher au Soviet de ne s’être pas assez pressé, à midi, son parlementaire partait pour Dvinsk ; et, à huit heures du soir, la délégation maximaliste partait pour Brest-Litovsk.

Un gros souci rongeait les Commissaires du peuple ; tant de précipitation dans la docilité suspendrait-elle au moins les mouvemens commencés des armées allemandes ? Mais non : Eichhorn continue de marcher, Linsingen continue de marcher. Tout le territoire que leurs troupes, qui ne rencontreront pas d’obstacle, couvriront en avançant vers l’Est sera autant d’occupé ; tout le matériel, tout le butin qu’ils ramasseront sera autant de pris ; et plus loin ils seront allés en Russie, plus on obtiendra d’elle, plus on lui arrachera. Plus les Allemands approchent de Pétrograd, à quelque distance qu’ils en soient encore, plus ils ont l’air de pousser des pointes vers la capitale, plus le frisson devient fièvre, et la fièvre, délire. La pluie de proclamations se change en déluge ; de plus en plus contradictoires, de plus en plus incohérentes. Résister en cédant tout ; reculer pour ne pas sauter ; mourir, pourvu que ce soient les bourgeois qui meurent. A quoi bon nous empester dans ce cloaque d’un grand peuple tombé subitement en déliquescence ? Allons à présent droit au fait. Le 2 mars, le secrétaire de la délégation maximaliste à Brest-Litovsk informait Lénine et Trotsky qu’à la suite du refus des Allemands de cesser les opérations de guerre jusqu’à la signature du traité, les délégués allaient « signer le traité, sans en examiner les clauses ; » et, le 3 mars, c’était fait, c’était signé.

Personne, parmi les plus insensés, les plus inconsciens des bolchevikis, ne se méprenait sur le caractère, sur la qualité d’un tel acte : « une paix asservissante, » avaient-ils dit ; « la paix la plus humiliante, » disaient-ils ; mais il semble qu’à s’humilier ainsi et à s’asservir, ils aient goûté une espèce de plaisir pervers, et que, dans l’excès de leur démence, méprisant tout ce que les hommes avaient coutume d’honorer, ils aient puisé comme un supplément de volupté. C’était leur exploit d’Érostrate ; eux aussi incendiaient le temple, pour que leur nom, même exécré et flétri, fût célèbre ; car, dans tout anarchiste, il y a un cabotin. Mais le temple était bien brûlé. Voici en effet ce qu’ils acceptaient sans examen, presque sans lecture : 1° La Russie se déclare résolue à vivre désormais en paix et amitié avec l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Bulgarie et la Turquie. — Avec l’Allemagne impériale et militariste : « Les parties contractantes cesseront toute propagande, toute agitation contre le gouvernement, les institutions d’État et l’armée. » — Avec l’Allemagne annexionniste : « Les territoires situés à l’Ouest de la ligne convenue et qui ont appartenu à la Russie ne seront plus soumis à la souveraineté russe... L’Autriche-Hongrie et l’Allemagne ont l’intention de régler le sort futur de ces pays, d’accord avec la population. » Annexions non seulement au Nord, mais au Sud ; la Turquie elle-même récupère et annexe : « La Russie fera tout ce qui est en son pouvoir pour assurer l’évacuation rapide des provinces orientales d’Anatolie et leur restitution régulière à la Turquie. Ardahan, Kars, Batoum seront également évacués sans retard par les troupes russes. » Par crainte d’un retour de raison, d’un réveil fort improbable, « la Russie procédera sans délai à la démobilisation complète de son armée, » y compris la fantastique ou fantomatique armée révolutionnaire. Elle internera ou désarmera ses navires de guerre, et ceux de ses alliés, s’il s’en trouve dans ses ports (cela, comme le reste, la délégation du Soviet l’a accepté sans examen ; ils ont fait pour nous comme pour eux, grand merci ; mais il leur était plus facile de signer que de garantir l’exécution). La Russie reconnaît la République de l’Oukraine et adhère au traité que le nouvel État a conclu avec la Quadruplice. Le territoire oukranien sera immédiatement « débarrassé des troupes russes et de la garde rouge. » Plus d’agitation, plus de propagande contre la Rada. — Sur la Baltique, l’Esthonie et la Livonie seront évacuées sans délai par les troupes russes et par la garde rouge. Ces deux provinces seront occupées par une force de police allemande. » Jusques à quand ? « Jusqu’à ce que la sécurité soit assurée par des institutions nationales propres et l’ordre constitutionnel établi. » La sécurité : autrement dit, la domination des barons baltes, des descendans des chevaliers porte-glaives ; l’occupation : autrement dit, le protectorat allemand, tant qu’il plaira à l’Allemagne. Plus haut, les îles Aland seront incontinent, ni plus ni moins que la Livonie, l’Esthonie et l’Oukraine, évacuées par la garde rouge et par les troupes russes. La flotte russe quittera les ports finlandais. Les fortifications élevées sur les îles Aland devront disparaître aussi tôt que possible. Un paragraphe entortillé amorce la prépondérance de l’Allemagne dans la Baltique. (On sait qu’elle n’a pas perdu de temps pour faire lever le germe qu’elle y avait introduit, et que, sous prétexte d’être appelée à l’aide par le gouvernement finlandais, elle a, sans nul souci des justes susceptibilités de la Suède, combiné un débarquement, avec occupation soi-disant temporaire, dans ces îles où Stockholm voyait une menace permanente, quand elles étaient russes.) A l’autre extrémité du défunt Empire des Tsars, la Perse et l’Afghanistan, qui n’étaient pas en cause, sont proclamés libres et indépendans ; les bolchevikis s’engagent à les respecter, et l’Allemagne s’applaudit sans doute d’avoir pu, par là, commencer à punir l’Angleterre. Le reste du traité est secondaire ; notons pourtant encore que les prisonniers de guerre seront restitués de part et d’autre ; en ce qui concerne les indemnités, il n’y en aura, de part et d’autre, ni pour frais de guerre ni pour dommages de guerre, résultat de mesures militaires ou de réquisitions en pays ennemi. Le Soviet n’en voulait pas : la Russie est bien sûre de n’en pas recevoir ; mais elle paiera la nourriture de ses prisonniers. — Telle est cette paix, s’il est permis, au revers d’un tel document, d’écrire ce mot profané, sali désormais d’une souillure qui fera époque, et tache, dans l’histoire.

Paix anti-russe, puisque le Soviet, au nom de la Russie qui ne s’est pas révoltée et ne l’a pas rejetée, démembre du Nord au Sud le territoire national. Paix anti-révolutionnaire, puisque Lénine et Trotsky démobilisent les gardes rouges comme l’armée régulière, jurent de cesser désormais toute propagande contre les gouvernemens ennemis, leurs institutions, leurs armées. Et, naturellement, nous entendons sans qu’on nous le crie, ce qui se murmure à Pétrograd : « Chiffon de papier ! » Point de mandat, point de consentement. C’est ce que va confirmer ou démentir le Congrès des Soviets qui se réunit le 12 à Moscou, en vue d’une ratification pour laquelle a été stipulé un délai de deux semaines ; ratification à apporter par un organe d’ailleurs inexistant et non prévu. Il y aurait bien la Constituante, mais — quoiqu’en majorité socialiste, c’est une assemblée de « bourgeois, » pour Lénine et Trotsky qui ne sont pas sûrs d’elle. Et puis, toute ratification à part, pourquoi les maximalistes, qui n’ont pas trouvé de couleur au drapeau allemand ni d’odeur à l’argent allemand, qui ont montré, de toutes choses crues, vécues et vénérées, un dédain si transcendantal, pourquoi attacheraient-ils une valeur à un texte allemand ? Pourquoi se gêneraient-ils de renier leur signature, eux qui ne se sont pas fait scrupule de nier la patrie ? Dans tous les cas, si le prétendu traité du 3 mars n’est point un chiffon de papier pour eux, il est évident que c’en est un pour nous ; que l’Entente, il faut le redire, « tient pour nulles ces paix séparées, que tout se réglera, mais ne se réglera définitivement qu’à la fin. » La félonie consommée, les ambassades des Puissances alliées ont quitté Pétrograd. Quel motif auraient-elles eu d’y rester ? Écouter les flatteries que le Soviet n’a pas cessé de prodiguer au « prolétariat allemand, » de qui il espère toujours le salut, et les outrages qu’il déverse infatigablement sur « les impérialistes occidentaux qui, suivant lui, se seraient arrangés avec l’Allemagne pour partager la Russie ? »

Mais si les représentans de l’Entente n’avaient plus rien à faire à Pétrograd, l’Entente elle-même a encore beaucoup à faire en Russie. Beaucoup à faire, beaucoup à empêcher. L’heure des alliés d’Occident y est peut-être passée ; celle de l’allié d’Orient est venue. Pétrograd n’est pas toute la Russie, qui n’est pas toute en Europe. Il est temps que le Japon se lève pour barrer, du fond de l’Asie, la route à la Weltpolitik allemande. La première précaution à prendre est de s’assurer de Vladivostok et du Transsibérien. La Chine aussi paraît s’émouvoir, et, bien que travaillée dans le Sud par des maux dont quelques-unes des causes ne sont pas inconnues de la Wilhelmstrasse, manifeste l’intention de se couvrir et de se fermer. Voici qu’il entre dans le domaine du possible que la Russie, défaite en Europe, soit sauvée et reconstituée en Asie, et que l’Extrême-Orient fasse barrière à un péril plus redoutable dans le présent pour le monde que le Péril Jaune si bruyamment et théâtralement dénoncé. Si, comme certains symptômes l’indiqueraient, quelque chose de sain survit ou se reforme en Russie même, au milieu de la pourriture maximaliste, si un certain bourgeonnement présage la réparation de quelques cellules, si les élémens demeurés normaux du peuple russe s’aident un peu, si leur colère et leur répugnance prennent tout de suite des formes énergiques, il point encore, vers le Levant, une lueur d’espérance.

La Roumanie non plus, malgré l’abominable violence qui lui est faite, ne descend pas éternellement au tombeau ; mais elle n’en est pas moins, jusqu’à ce que la justice se soit frayé ses voies, la seconde victime des bolchevikis. Paix extorquée, paix par ultimatum, paix sous conditions, — de son nom judiciaire, chantage, — le procédé avait trop bien réussi aux Empires centraux vis-à-vis de la Russie pour qu’ils ne fussent pas tentés de l’appliquer à d’autres, et en premier lieu au petit État latin, de grande âme, que sa résolution soutenait, mais que son isolement rendait faible. Ils sont venus à quatre, l’Allemand, l’Austro-Hongrois, le Turc et le Bulgare, et ils lui ont mis le sabre, le pistolet, le yatagan et le couteau sur la gorge. Le ministère du général Averesco, — ainsi que nous en avions aussitôt exprimé la crainte, — a été contraint de s’incliner devant la force sans foi ni loi, et d’en passer par où ils ont voulu.

II a signé, le 6 mars, trois jours après le traité de Brest-Litovsk, si le geste machinalement fait par une main tenue et écrasée peut s’appeler une signature, les préliminaires d’une paix draconienne. La Roumanie cède aux Puissances centrales toute la portion de la Dobroudja jusqu’au Danube. Regardez la carte ; la Roumanie n’a plus d’accès direct à la mer. On lui ôte son poumon droit, celui par lequel elle respirait largement. Quant à ce que les Puissances centrales feront de la Dobroudja, sera-ce dans leur jeu une seconde Vénétie dont elles récompenseront la « fidélité » des Bulgares ; la garderont-elles, sous les espèces d’un État danubien restreint à elles quatre, où le fleuve « maternel » de la Germanie, la Mutter Donau, serait comme la route impériale de la Mittel-Europa ? Elles daignent promettre qu’elles « feront en sorte que l’accès à la Mer-Noire par Constanza reste ouvert au commerce de la Roumanie ; » mais cette liberté, cette faculté ne peut pas dépendre d’elles ; cette clause de vassalité est d’ores et déjà non avenue, et il est bon de les avertir dès maintenant que la question de la navigation du Danube, comme celle de la navigation du Rhin, est pour toutes les puissances de l’Entente une question éminemment et nécessairement internationale. Mais on ôte à la Roumanie son poumon gauche ; on lui enlève à l’Ouest la région du Jiu, dont la perte amena l’invasion foudroyante de la Valachie ; au Nord-Est, la région de la Bistritza, qui commande l’entrée de la Moldavie. Pour employer une autre image : d’un même coup, les deux portes sont descellées. La Roumanie « accepte les mesures d’ordre économique appropriées à la situation, » et le vague de la formule autorise toutes les inquiétudes. Le gouvernement roumain démobilisera sur-le-champ huit corps d’armée ; ses troupes évacueront la portion du territoire austro-hongrois qu’elles occupent encore ; il devra faire plus : « aider de son mieux, en utilisant ses chemins de fer, au transport des troupes à travers la Moldavie, et la Bessarabie jusqu’à Odessa. » — Dans quel dessein ? La création de quelque autre État satellite ? Ou bien un objectif plus éloigné, vers Salonique ou vers Bagdad ? — Si le traité roumain, par-dessus le traité russe, devait jamais devenir définitif, il consacrerait la victoire de l’Allemagne en Orient ou à l’Orient ; elle s’y installerait et s’y étalerait, y triompherait, y régnerait, l’envahirait, l’exploiterait, en rayonnerait tentaculairement, sous des pseudonymes divers ; sous le pseudonyme bulgare à Constantza, comme elle eût voulu le faire sous le pseudonyme grec à Salonique ; sous le pseudonyme turc à Constantinople, et, à Odessa, sous un pseudonyme quelconque. Mais l’Allemagne victorieuse en Orient, ce serait l’Europe esclave et le monde confisqué.

Ni l’Europe ni le monde ne le peuvent souffrir. Tant qu’un souffle les animera, ils le doivent à l’œuvre de leur libération. Jamais hommes autant que nos soldats n’ont été les témoins du genre humain. Leur devoir s’amplifie sans cesse devant eux et se magnifie. Bien des discours ont été prononcés dans ces deux semaines ; il y en a eu de mielleux et de fanfarons, d’hypocrites et de sincères, de voilés et de transparens ; il y en a eu de vains, et il y en a eu d’utiles. Nous ne voudrions pas, pour les bons du moins, pour ceux qui mériteraient d’être relus, paraître les avoir si tôt oubliés ; mais verba volant, et l’esprit fléchit sous le choc des événemens lancés à une vitesse vertigineuse. Des faits mêmes, et qui, en des temps plus calmes, eussent été considérables, comme les élections et la crise espagnoles, peuvent à peine obtenir une mention. Parmi tous ces récens discours, aucun n’a été plus utile que celui où M. Paul Deschanel, à la Sorbonne, a résumé, avec une sobriété magistrale, l’histoire française de l’Alsace-Lorraine, si ce n’est celui où, sans phrases, M. Pichona révélé les menées perfides de l’Allemagne sur Toul et Verdun pris comme gages d’une neutralité infamante dont la seule pensée, jusque dans les amertumes de la déception russe, nous est insupportable. Aucun n’a été plus topique que ceux de M. Balfour, de M. Winston Churchill et de M. Bonar Law, à la lumière desquels rien ne sera apparu plus vain que la deuxième ou troisième épitre de lord Lansdowne Aucun n’a été plus mielleux, doucereux, hypocrite que le discours du comte Hertling, vieux professeur de philosophie de l’Université de Munich, vieil homme du Centre catholique allemand, vieux pangermaniste à la mode de la Société Gœrres qu’il présida longtemps, « vieux renard, » ajoutent ses admirateurs. Mais c’est le renard de la fable, qui avait la queue coupée. D’autres, songeant à l’habileté avec laquelle il a toute sa vie profité des travaux de ses collègues et de ses élèves, le comparent plus volontiers à cet oiseau qui se plaît à pondre dans le nid du voisin. Ainsi M. de Hertling essaie de loger ses sophismes dans les messages du Président Wilson. Mais la Maison-Blanche est trop claire pour qu’il y puisse déposer ses œufs. L’Empereur, enfin, l’Empereur ! Imperatoria loquacitas. Aucun éclat de trompette n’approche, en sonorité, de la musique que font les félicitations adressées au roi de Bavière, à Hindenburg, au comte Hertling lui-même, par Guillaume II, dont le caquet avait été bien rabattu durant deux ans. Et c’est significatif : il y a de l’écho ; le ton de l’Allemagne est remonté à son diapason le plus haut. Lorsque le Kaiser fait honneur au génie de ses généraux et à la supériorité de ses troupes des succès remportés en Russie et en Roumanie, il se vante et il les vante. L’intrigue et la corruption y ont eu leur forte part. Mais n’allons pas dire que sa prose ne contient pas un mot de vrai. Il en est un qui le sera, si nous le prenons pour nous.

« La paix par l’épée. » C’est l’épée qui fera la paix. Maintenant que l’Europe centrale a rompu, du côté de l’Orient, le cercle de fer où elle étouffait, et que, dans quelques mois, elle en pourra tirer de quoi se ravitailler et se réapprovisionner, on ne la réduira plus par la famine ou le manque de matières premières. « Jusqu’au bout ! » nous devons le dire plus que jamais ; oui, mais, « le bout, » nous devons savoir que ce n’est plus le blocus qui nous le donnera. Cette guerre ne finira plus que militairement. Mais, pour qu’elle finisse militairement, et qu’elle finisse bien, il nous faut « la penser, » et « l’agir, » la conduire ; la faire, non la laisser se faire. Le temps n’est plus notre plus puissant auxiliaire, et l’espace, avec la Russie, se dérobe. Le champ de bataille se circonscrit, se précise ; peu à peu, l’Yser, l’Aisne, la « montagne » de Reims, la Champagne, la tranchée de Calonne, la banlieue de Lunéville, les vallées des Vosges s’allument. Nous avons assez parlé. C’est l’heure du silence propitiatoire, c’est la sainte veillée des armes. Nourrissons, de nos amours et de nos haines, de nos souvenirs et de nos deuils eux-mêmes, notre volonté de vaincre. Recueillons-nous dans la communion de la patrie. « Ils ne passeront pas ! » Mais l’endurance ne suffit point, il faut l’effort. La patience n’est peut-être pas la moindre des vertus guerrières ; toutefois, la plus féconde, la seule décisive, est l’action. Et il n’y a pas d’action pleine, totale, intégrale, capable de forcer le Destin, si, par principe ou par accoutumance, on en retranche l’initiative.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant :

RENE DOUMIC.