Chronique de la quinzaine - 14 mars 1901

Chronique n° 1654
14 mars 1901


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mars.


L’exil donne de mauvais conseils. L’homme qui est mis contre son gré hors de sa patrie, et qui, n’ayant et ne trouvant rien à faire à l’étranger, passe sa vie à regretter ce qu’il a perdu, voit rapidement son imagination s’exalter dans le vide et son esprit s’aigrir. Il souffre, et sa douleur ne tarde pas à l’égarer. C’est, évidemment, ce qui est arrivé à M. Déroulède à Saint-Sébastien. Depuis quelques mois, un silence relatif s’était fait autour de lui : il s’y enfermait lui-même. Mais cela ne pouvait pas durer bien longtemps. Tout d’un coup, un grand bruit nous est venu de l’autre côté des Pyrénées : c’est M. Déroulède qui faisait explosion. Cet homme qui, né pour l’action, n’a jamais pu s’épancher qu’en discours, venait d’en faire un de plus. Nous savons ce que la situation de M. Déroulède a de pénible ; il est malheureux et cela suffit pour lui donner droit à des ménagemens ; mais enfin il est et il tient à être avant tout un homme public ; il vit pour la foule ; il attire violemment, et un peu par tous les moyens, l’attention à lui quand elle s’en détourne. Comment donc ne pas parler de son discours ? Ne l’a-t-il pas prononcé pour qu’on en parlât ? N’a-t-il pas prolongé et ne prolonge-t-il pas encore le retentissement de ses paroles par des manifestations d’un nouveau genre ? À quelques égards, le discours de Saint-Sébastien nous montre un Déroulède modifié, et, à quelques autres, un Déroulède aggravé. Les modifications qu’il a éprouvées ne sont pas moins regrettables que les aggravations qu’il a subies.

M. Déroulède a été longtemps et avant tout à nos yeux l’homme de la revanche. De tous ceux qui ont assisté à la terrible tragédie de 1870-1871, et qui y ont pris part, il était celui qui en avait conservé non pas peut-être la trace la plus profonde, mais la marque ; la plus apparente. Ce serait faire tort à beaucoup d’autres de dire qu’ils n’ont pas souffert des malheurs de la patrie aussi cruellement que M. Déroulède ; mais ils gardaient en eux-mêmes leur douleur et leur espérance, tandis que M. Déroulède, poète et orateur, confiait les siennes aux quatre vents du ciel, usant de tous les moyens de publicité et de propagande pour les faire partager à tous, et entretenir par là, dans l’âme de ses concitoyens, un ardent foyer de patriotisme. A tous ces titres, il était devenu éminemment représentatif, et ce qu’il représentait était à la fois simple, pur et grand. Nous ne disons pas que, même dans ce rôle, il ait toujours conservé la mesure qui convenait. Ses démarches ont été plus d’une fois intempestives et intempérantes. Mais elles étaient inspirées par un sentiment respectable et touchant. M. Déroulède avait adopté un rôle ; il le jouait avec une sincérité, avec une conviction, avec une passion communicatives. Moitié barde et moitié soldat, il se présentait aux générations nouvelles comme le témoin inapaisé d’une grande catastrophe, qui attendait encore sa réparation ; et c’est à cela que tenait, en grande partie, la popularité dont il était entouré. Si parfois on le trouvait gênant, on éprouvait néanmoins pour lui la sympathie qu’on ne refuse jamais au patriotisme, même lorsqu’il se trompe dans ses vues et qu’il s’égare dans ses moyens. Malgré tout, M. Déroulède entretenait, ou contribuait à entretenir chez nous quelque chose qu’il ne fallait pas y laisser mourir. Aussi lui avait-on pardonné beaucoup. Le premier reproche que nous adressons à M. Déroulède est de nous avoir, si on peut parler ainsi, dérangés dans l’idée qu’il nous avait donnée de lui. Il n’est plus tout à fait aujourd’hui ce qu’il était hier ; il n’est plus seulement un citoyen, nous allions dire le citoyen qui portait sur lui toutes les blessures de la patrie, ne voulait pas les laisser se cicatriser, les rouvrait sans cesse pour en raviver la douleur et demandait à grands cris réparation et revanche. Dieu nous garde de dire que le politicien a définitivement remplacé chez lui le patriote ! Patriote il a été, patriote il restera toujours. Mais enfin il commence à être un patriote comme tant d’autres. La même pensée ne l’obsède pas continuellement. Son esprit en admet de nouvelles, et leur donne, au moins provisoirement, la priorité. Peu à peu, les préoccupations de la politique intérieure ont pris le pas, dans son âme devenue confuse, sur les préoccupations exclusives que lui causait notre diminution dans le monde. Il rêve, — ce qui est vraiment un peu banal, — de nous donner une constitution : nous l’aimions mieux lorsqu’il voulait nous rendre nos provinces perdues. Ge changement est une déchéance pour M. Déroulède. En même temps il marque dans son histoire morale, et peut-être aussi dans la nôtre, la fin d’une période, comme si quelque chose de lui et de nous tombait définitivement dans le passé.

Mais le discours de Saint-Sébastien a encore un autre caractère. M. Déroulède s’est étendu longuement et il a donné des détails imprévus sur la tentative manquée qu’il a faite, il y a deux ans, entre la colonne de la Bastille et la caserne de Reuilly. C’est même pour rappeler cet événement, qui ne méritait peut-être pas d’être célébré dans un anniversaire, qu’il a jugé à propos de réunir ses amis et de leur adresser un discours. Et qu’a-t-il dit dans cet étrange discours ? Qu’on avait eu grand tort de ne pas croire de sa part à un véritable complot, complot très habilement combiné, qui aurait été aussi très heureusement exécuté, si les royalistes n’en avaient pas trahi le secret auprès du gouvernement de cette époque. On croit rêver en lisant de pareilles choses. Nous laissons de côté la question de savoir si M. Déroulède, en les affirmant, n’est pas la victime d’une erreur, pour nous demander à quoi pouvait servir leur brusque révélation. Puisque M. Déroulède entend être un homme politique, c’est comme tel qu’il faut le juger. Un homme politique a un but en vue lorsqu’il parle : quel était donc le sien ? Il fait profession de détester, et même de mépriser le gouvernement actuel, et il a quelques raisons pour cela. S’est-il proposé de lui nuire ? A-t-il cherché à l’ébranler ? A-t-il cru apporter un concours utile à ceux qui, au dedans, s’efforcent de le renverser ? En ce cas, il s’est singulièrement trompé. S’il avait voulu justifier le gouvernement dans le passé et le consolider dans le présent, il n’aurait pas tenu un autre langage. S’il avait voulu donner des argumens aux amis du ministère et en enlever à ses adversaires, il n’aurait pas tenu un autre langage. S’il avait voulu édifier une fois pour toutes sur le danger qu’il y a à le suivre lui-même des hommes qui s’en doutaient bien un peu, mais qui se laissaient séduire par les côtés entraînans de son caractère, il n’aurait pas tenu un autre langage. Certes, il a eu tort de pas rester ce qu’il était autrefois. Il était mieux fait pour un rôle où il ne fallait que de la noblesse d’âme et de la générosité que pour un rôle où il faudrait de l’habileté, un calcul exact, un coup d’œil sûr. La manière dont il conduit une opération politique suffit à nous expliquer, sans en chercher d’autres causes, le pitoyable échec qu’il a éprouvé voici deux ans.

Il a fait alors un complot, dit-il. C’est ce que le ministère et ses amis ne cessent pas de répéter depuis ; mais ce qu’une partie considérable de l’opinion s’était permis de mettre en doute. La presse ministérielle demande aujourd’hui, non sans ironie, à ceux qui ont combattu le renvoi de M. Déroulède devant la Haute Cour ce qu’ils pensent désormais de la question. Quant à nous, nous continuons d’en penser ce que nous en pensions naguère. Loin de nous convaincre de la réalité, ou du moins du sérieux de son complot, M. Déroulède, par le discours de Saint-Sébastien, achève de nous faire croire que beaucoup de choses se sont passées dans son imagination. Il a eu certainement la volonté d’ourdir un très noir complot, et il s’est livré à tous les gestes propres à lui donner la sensation qu’il le faisait en effet ; ses intentions ont été à cet égard aussi claires que possible ; mais ce qui est moins clair, c’est que la république actuelle ait couru réellement un danger. D’après le récit de M. Déroulède, il a suffi que le gouvernement, averti la veille au soir de ses projets, ait modifié quelques dispositions dans la journée du lendemain, où devaient avoir lieu les obsèques du président Faure, pour que l’échafaudage de ce complot, si bien machiné s’écroulât d’un seul coup. Si le gouvernement d’alors a atteint ce résultat à si peu de frais, et sans causer la moindre émotion au public, qui ne s’est douté de rien, il mérite d’être félicité. Nous nous rappelons parfaitement cette journée des obsèques de M. Félix Faure. Il faisait beau. Tout Paris était dehors. La tranquillité, la sécurité, la sérénité étaient profondes. C’est seulement le soir et le lendemain qu’on a appris l’échauffourée de M. Déroulède : on en a un peu ri, nul n’en a éprouvé la moindre inquiétude, l’opinion n’a pas cru qu’il valût la peine de se fâcher. M. Déroulède, d’accord sur ce point avec le ministère actuel, cherche à nous inspirer rétrospectivement la peur que nous n’avons pas éprouvée sur le moment : il n’y parviendra pas. L’affaire devait échouer comme elle l’a fait. Elle ne méritait certainement pas qu’on la déférât, longtemps après, à une juridiction aussi extraordinaire que celle de la Haute Cour. Mais, si tout le monde le croyait comme nous, le ministère perdrait beaucoup de son prestige auprès de ceux qui lui attribuent l’honneur d’avoir sauvé la République parlementaire. M. Déroulède vole donc au secours du ministère ; il lui donne raison ; il le justifie sur tous les points. Aucun des amis de M. Waldeck-Rousseau n’aurait pu le servir aussi bien.

Quant à la querelle particulière de M. Déroulède avec le parti royaliste, nous en parlerons peu, et cela pour des raisons que tout le monde comprendra. M. Déroulède a raconté que, la veille de l’exécution du complot, quelqu’un lui a demandé ce qu’il ferait si le duc d’Orléans apparaissait subitement à ses côtés. « Je lui mettrais moi-même la main au collet, » a-t-il répondu. Le lendemain, jour des obsèques, M. Déroulède a constaté que l’ordre et la marche du cortège officiel avaient été modifiés, et il n’hésite pas à attribuer le fait à la trahison des royalistes, qui auraient avisé le gouvernement de ses projets. Il ne s’est pas demandé, à supposer que les changemens en question aient été vraiment le résultat d’un avis donné au ministère de cette époque, si celui-ci n’avait pas pu avoir d’autres informateurs que l’homme mystérieux dont il parle, sans d’ailleurs le nommer. Il ne s’est pas demandé davantage si son interlocuteur n’avait pas pu le questionner spontanément et sans être chargé d’une mission quelconque. Tout de suite, il a accusé le parti royaliste d’avoir joué le rôle de Judas. M. Buffet a donné un démenti à la double allégation de M. Déroulède. Il n’a pas dit que la conversation rapportée par ce dernier n’avait pas eu lieu, mais seulement que ce n’est pas lui qui l’avait provoquée. Il n’a pas dit que le gouvernement d’alors n’avait pas reçu avis de ce qui allait se passer, mais seulement que cet avis ne lui avait pas été donné par un de ses propres émissaires. N’importe : M. Déroulède a envoyé aussitôt ses témoins à M. Buffet. Deux hommes qui ont comparu ensemble devant la Haute-Cour, condamnés tous les deux, exilés tous les deux, malheureux tous les deux, vivant l’un à Bruxelles et l’autre à Saint-Sébastien, c’est-à-dire séparés par toute l’épaisseur de la France, égarés par un malentendu qu’un peu de sang-froid aurait suffi à dissiper, vont échanger des coups d’épée ou des balles. En vérité, cela fait pitié ! Cette manière de nous renseigner sur un incident contesté rendra vraisemblablement peu de services à l’historien futur. Si M. Buffet est blessé, qu’est-ce que cela prouvera ? Et si c’est M. Déroulède, que faudra-t-il en conclure ? Nous savons bien que le prétexte du duel a été changé, et qu’à une première affaire qui a été réglée par les témoins, en a succédé une autre provenant d’une insulte directe de M. Déroulède à M. Buffet. Mais personne ne s’y trompera, c’est toujours la première qui est en cause sous une autre forme. Que veut donc M. Déroulède ? Il veut mettre un peu de sang entre le parti royaliste et lui : c’est une façon d’affirmer l’intransigeance de sa foi républicaine. Mais en avait-il besoin pour être cru sur sa parole ? Quant à nous, nous n’avons jamais douté que M. Déroulède ne fût un républicain, républicain d’une espèce particulière, il est vrai, mais enfin un républicain ; il le dit, nous en sommes sûrs. A quoi bon, pour le prouver davantage, s’affubler d’un masque aussi farouche ? A quoi bon revenir à des incidens vieux de deux années, et jeter des accusations sur quelques-uns de ceux qui marchaient alors avec lui, des soupçons sur quelques autres ? Chacun s’explique, tout le monde proteste, et l’obscurité devient de plus en plus épaisse. On se demande avec effroi ce qu’aurait été le lendemain de la victoire de M. Déroulède, s’il avait pu la remporter. Ce qui se passe aujourd’hui permet de l’imaginer ! La politique avait déjà fait beaucoup de mal à M. Déroulède, l’exil lui en a fait davantage. Nous l’avons plaint et nous le plaignons toujours ; mais il nous oblige à plaindre encore plus ceux qui marchaient hier avec lui et qu’il accable aujourd’hui d’accusations telles qu’il n’en a jamais adressé de plus violentes au ministère qui l’a proscrit.


Ce ministère continue à la Chambre le cours de ses succès. M. Waldeck-Rousseau vient d’obtenir, à une forte majorité, l’approbation de sa conduite dans les grèves de Montceau-les-Mines et de Marseille. L’interpellation à laquelle il répondait avait été annoncée longtemps avant de se produire : c’est qu’elle venait des socialistes. Les socialistes sentaient bien qu’ils manqueraient à toutes leurs traditions, peut-être à leurs devoirs, certainement à leurs intérêts électoraux, s’ils laissaient passer une grève, et à plus forte raison deux, sans interpeller. D’autre part, ils avaient une peur extrême de faire quelque mal au gouvernement. Aussi cette interpellation, toujours annoncée, n’arrivait-elle jamais. Le principal interpellateur, M. Antide Boyer, a été malade avec une opportunité qui ressemblait à de l’opportunisme ; et cela a fait gagner huit jours. Enfin, il a fallu s’exécuter. Les socialistes l’ont fait avec des ménagemens infinis. Au lieu des accusations virulentes qu’ils adressaient aux ministères d’autrefois en pareille circonstance, ils n’ont fait entendre que des plaintes très douces, presque des gémissemens. Rien n’était plus amusant que de lire leurs journaux le lendemain. Ils s’écriaient tous : « Bonne journée, le ministère est sauvé ! » Et c’est eux qui l’interpellaient ! Le régime parlementaire a de ces ironies.

Les modérés, seuls, ont donné un caractère sérieux à l’interpellation. Les discours de MM. Drake, Thierry, Aynard, ont eu une autre portée que celui de M. Antide Boyer. Ils ont posé une question générale et discuté une question de fait : l’une était de savoir si le ministère actuel, qu’il le voulût ou non, votens nolens, n’entretenait pas le danger de ces grèves de plus en plus fréquentes ; l’autre se rapportait plus particulièrement à la grève de Marseille, qui pouvait servir d’exemple et de preuve à leurs allégations. Sur le premier point, qu’a répondu le ministère ? M. Millerand d’abord, M. Waldeck-Rousseau ensuite ont protesté avec énergie contre le reproche d’avoir « fomenté » les grèves dont souffre si cruellement l’industrie nationale. lisse sont un peu indignés des intentions qu’on semblait leur prêter. C’était déplacer la question pour y répondre plus facilement. Il n’est venu à l’idée de personne que le ministère actuel s’appliquât à faire naître les grèves, ni à les faire durer. Loin de là, les grèves le gênent, et il donnerait beaucoup pour en être débarrassé. M. Millerand a pu, autrefois, favoriser les grèves et se servir d’elles à l’appui de ses théories politiques et sociales ; mais il était alors dans l’opposition. Depuis qu’il est au gouvernement, son point de vue s’est modifié. Mais les ouvriers n’ont pas oublié ses anciens discours, et le mouvement qu’il a contribué à provoquer continue son évolution logique et fatale. Sa présence au ministère est un encouragement donné à toutes les espérances, à toutes les impatiences, à toutes les avidités. Assurément le ministère n’encourage pas les grèves par sa volonté, mais il le fait par sa seule composition. M. Waldeck-Rousseau, venant après son collègue du Commerce, a exposé la conduite de son gouvernement dans les diverses grèves qui se sont succédé. Voilà ce que j’ai fait, disait-il : que pouvais-je faire de plus ? Rien, sans doute. Mais, si nous avions eu un autre ministère, d’abord quelques-unes des grèves actuelles ne se seraient pas produites, et les autres n’auraient pas duré aussi longtemps. M. Aynard a reproché au ministère la mollesse de son intervention. Le malheur est que cette intervention ne peut pas être plus ferme, car, si elle l’était, le ministère serait aussitôt renversé. Il perdrait les bonnes grâces des socialistes, dont, pour vivre, il ne saurait se passer. Les socialistes savent bien qu’on a besoin d’eux et ils agissent en conséquence. De Montceau ou de Saint-Étienne, ils ont envoyé à Paris des délégués que M. Waldeck-Rousseau s’est empressé de recevoir. Il a bien fait assurément ; ce n’est pas là ce que nous lui reprochons ; mais n’y a-t-il pas quelque chose de singulier et d’inquiétant à voir les délégués des ouvriers discuter avec le chef du gouvernement, et discuter quoi ? Si c’était les exigences qu’ils veulent imposer à leurs patrons, ce serait déjà excessif ; mais c’est bien autre chose encore ! Ils ont énoncé des conditions qu’ils imposaient au gouvernement lui-même. Ils semblaient s’être mis en grève contre le gouvernement, grève partielle et locale jusqu’à aujourd’hui, mais qu’ils annonçaient le projet de rendre générale dans toute l’industrie minière, si on ne leur avait pas cédé avant le mois de mai. Ce n’était donc plus la compagnie de Montceau qui était en cause, mais le gouvernement ; et que lui demandait-on ? D’abord, de retirer les troupes envoyées à Montceau ; ensuite, de retirer la mine à la Compagnie pour la donner aux ouvriers ou pour l’exploiter lui-même. M. Waldeck-Rousseau a répondu que cela était impossible. C’est fort bien. Il faut lui en savoir gré. Mais, les délégués lui ayant demandé en outre de déposer sur-le-champ des projets relatifs aux retraites ouvrières et à la réduction des heures de travail, il a pris l’engagement de le faire. Que le gouvernement dépose ces projets, rien de plus légitime ; ils méritent sans doute d’être étudiés ; ce que nous déplorons, c’est qu’il le fasse sous l’injonction des grévistes, comme s’il en avait eu besoin pour prendre sa détermination ou pour l’exécuter. Voilà ce qui est grave, et ce qu’on n’avait pas encore vu. Récapitulons. Quand des ouvriers se mettent en grève, ce qui est leur droit, encore ne devraient-ils le faire que pour des motifs de l’ordre professionnel. Ces motifs, ils devraient les discuter avec leurs patrons, et non pas avec le président du Conseil. Quand ils introduisent celui-ci, qu’on nous passe le mot, dans leur jeu, ils commettent un abus. Quand le gouvernement s’y prête, il commet une faiblesse. Mais que dire lorsque c’est au gouvernement lui-même, ouvertement, directement, impérieusement, que les ouvriers dictent des conditions ? Que dire lorsqu’ils obligent les pouvoirs publics à légiférer sur l’heure et dans un sens déterminé ? Que dire lorsqu’ils font cela sous l’intimidation d’une grève partielle déjà ouverte, et sous la menace d’une grève générale prochaine ? C’est pourtant là ce que M. Millerand a appelé dans son discours, par un merveilleux euphémisme, « la manifestation d’un phénomène économique général dû à des causes économiques générales. » En d’autres termes, c’est le progrès. Nous lui laissons cette explication.

Quant à la grève de Marseille, elle est doublement déplorable, aussi bien dans sa cause que dans ses effets, et, si elle se prolonge, elle nous donnera, par le nombre des industries qu’elle atteint, un avant-goût de ce que pourra être la grève générale. On sait comment elle est née. Il y a deux syndicats à Marseille, un syndicat international qui comprend beaucoup d’étrangers, presque tous Italiens, et un syndicat français. C’est le premier qui a fait la grève. Pourquoi ? Parce qu’il voulait et n’obtenait pas le renvoi d’un certain nombre de contremaîtres qui, dans leurs embauchages, donnaient la préférence aux ouvriers français sur les ouvriers italiens. Certes, nous sommes partisans autant que qui que ce soit de l’admission large et hospitalière des ouvriers étrangers chez nous, et nous avons souvent protesté contre la malveillance qu’on leur témoignait quelquefois ; mais est-il admissible qu’ils viennent faire la loi chez nous, et que, non contens de la place que nous leur attribuons, ils veuillent occuper celle de nos propres ouvriers ? Le travail étranger peut aider utilement le travail français, il ne doit pas le supplanter. Jamais encore grève n’avait éclaté pour un pareil motif. Celle-ci, qui a eu tout de suite les faveurs du maire de Marseille, M. Flaissières, laissait-elle le gouvernement sans moyen d’action ? Non, assurément. D’abord, le syndicat international est, d’après les renseignemens apportés à la tribune par M. Thierry, organisé dans des conditions illégales ; ensuite, le gouvernement a des droits particuliers sur la police des étrangers en France. Mais, suivant sans doute les inspirations du maire de Marseille, M. le préfet des Bouches-du-Rhône ne s’est pas montré moins complaisant que lui envers le syndicat international et ses ressortissans. La grève s’est généralisée. Le fonctionnement du port de Marseille a été complètement arrêté ; on n’a pu ni y charger, ni y décharger les navires ; on a vu alors ceux qui devaient s’y arrêter continuer leur roule, les uns vers l’Italie, les autres vers l’Angleterre. Nous voulons croire que les ouvriers italiens, si nombreux à Marseille, n’ont songé qu’à leurs intérêts professionnels en provoquant la grève, mais ils ont rendu au port de Gènes, c’est-à-dire à leur pays, un service égal au préjudice qu’ils nous causaient. En peu de temps, plusieurs des industries qui faisaient vivre le port de Marseille, ou qui vivaient de lui, se sont ralenties ou arrêtées. Les raffineries de sucre se sont fermées. Les arrivages qui devaient venir du dedans comme du dehors ont été contremandés. Une perte en partie irréparable a été consommée. Et ce n’est qu’un début. Quelques jours ont suffi pour produire ces conséquences : que sera-ce si la grève se prolonge ?

Le gouvernement dit à cela ce qu’il dit toujours en pareil cas, à savoir qu’il n’y peut rien. Nous croyons au contraire qu’il y aurait pu quelque chose, mais qu’assurément il y peut moins qu’un autre. Rien ne parle plus fortement à l’esprit des foules que les leçons de choses, et c’est une terrible leçon de choses qu’on a donnée aux ouvriers par la seule composition du cabinet actuel. On les a habitués à la pensée qu’ils avaient, sinon un ministère, du moins un ministre à eux, et ils savent fort bien que ce ministre est le véritable maître de la situation. Le jour où il serait mécontent, le cabinet disparaîtrait. Cela suffit à expliquer leur audace. Néanmoins la Chambre a donné, une fois de plus, un vote de confiance à M. Waldeck-Rousseau. Ce n’est pas ce vote qui découragera les grèves de Montceau et de Marseille, et qui y mettra fin.

En Espagne, la crise ministérielle s’est dénouée par le retour des libéraux au pouvoir. M. Sagasta est trop avisé pour avoir désiré beaucoup cette solution un peu prématurée. Il connaît les faiblesses de son parti, mais celles du parti conservateur se sont trouvées plus grandes encore, et, comme tout est relatif, la force des libéraux est venue de là.

Nous ignorons si la reine régente a voulu donner à ces derniers le maximum d’autorité qui pouvait leur échoir en ce moment : en tout cas, elle a fait tout ce qu’il fallait pour cela. On assure, — ce qui était d’ailleurs très correct de sa part, — que ses préférences étaient pour le maintien des conservateurs au gouvernement. Elle a essayé effectivement tout ce qui était possible pour les y conserver ; mais ces tentatives successives, aboutissant toujours à une même impuissance, ont été la démonstration la plus éclatante de la nécessité d’une autre solution. La reine, après avoir entendu les hommes politiques les plus propres à la renseigner sur l’état des partis, a fait appeler M. Silvela, le chef très distingué et respecté du parti conservateur. M. Silvela a dû quitter le pouvoir il y a quelques mois et l’a laissé au général Azcarraga : pouvait-il le reprendre aujourd’hui ? Il n’a pas tardé lui-même à reconnaître que non, et il a déclaré à la reine qu’il ne pouvait pas former un cabinet. Quels que soient ses mérites, M. Silvela n’a pas les qualités de caractère qui permettaient autrefois à M. Canovas del Castillo d’imposer sa volonté et de la faire prévaloir. Il s’est donc retiré. La reine s’est alors adressée au général Azcarraga, homme conciliant et estimé, très capable de présider quelque temps un ministère d’attente et de transition : seulement, il venait de remplir ce rôle, et, pour ce motif même, il n’était peut-être pas en mesure de recommencer. La reine Christine lui sait gré d’avoir accepté la responsabilité du mariage de la princesse des Asturies ; mais ce qui était une recommandation auprès d’elle n’en était pas une auprès de la majorité du pays. Enfin, si le général Azcarraga a montré de la fermeté pour le rétablissement de l’ordre, comment oublier que les motifs ou les prétextes pour lesquels il avait été troublé tenaient aux tendances qu’on avait attribuées à son gouvernement ? Il est probable que le général Azcarraga se rendait compte des difficultés qu’il devait rencontrer : néanmoins, il n’a pas décliné tout de suite le mandat que la régente voulait lui confier, et il a fait en cela preuve de dévouement. Mais, après un entretien avec M. Silvela, il a renoncé définitivement à une tâche qu’il sentait trop au-dessus de ses forces. Cette seconde tentative conservatrice ayant échoué comme la première, la reine n’a pas reculé devant une troisième : elle a recouru une fois de plus à un ancien ministre qui s’était vu obligé de quitter le pouvoir sous le coup d’une impopularité peut être injuste, mais sur le moment très vive, nous voulons parler de M. Villaverde, devenu président de la Chambre. M. Villaverde, conformément à une parole de la reine, qui, à l’ouverture des Cortès de 1899, avait annoncé à la nation qu’on lui demanderait des sacrifices, « car les temps étaient durs, » avait présenté des projets d’impôts nouveaux, genre de calice auquel tous les parlemens et tous les pays ont l’habitude de faire mauvais visage. Ces souvenirs sont encore trop récens, et les préventions qui s’y rattachent sont trop tenaces pour que le choix de M. Villaverde reçût un bon accueil : aussi la protestation a-t-elle été générale, et M. Villaverde s’est dérobé. Cette fois, il a bien fallu s’incliner. Tous les efforts qu’on avait faits en vue de réunir les groupes conservateurs dans une grande concentration monarchique avaient échoué. La reine a fait appeler M. Sagasta, et celui-ci, qui avait prévu ce dénouement, s’est trouvé avoir un ministère tout prêt. Les conservateurs ne pourront pas dire qu’ils n’avaient pas fini leur temps de pouvoir et qu’on le leur a enlevé avant l’heure : ils y ont renoncé eux-mêmes.

M. Sagasta s’est entouré de quelques-uns de ses anciens collaborateurs, plusieurs fois ministres avec lui, comme M. Moret, un des plus brillans orateurs de la tribune espagnole, et le duc de Almodovar ; mais il a fait dans son cabinet une large place à des hommes nouveaux et encore peu connus au dehors, et a donné jusqu’à cinq portefeuilles à MM. le duc de Veragua, Angel Urzaiz, le comte de Romanones, le marquis de Teverga et Miguel Villanueva. C’est donc avec une équipe renouvelée dans beaucoup de ses élémens qu’il se met en campagne. Toutefois le trait le plus hardi de sa combinaison ministérielle, — et nous ne sommes pas sûrs que ce soit précisément par hardiesse qu’il l’y ait introduit, — est la nomination du général Weyler à la Guerre. Le général Weyler appartient au parti libéral ; mais dans quelle mesure et quelles conditions, c’est ce qu’on ne sait pas au juste. Le personnage a paru jusqu’à ce jour équivoque et dangereux : aussi tous les partis l’ont-ils ménagé, et, en somme, il n’est pas bien surprenant que les libéraux dont il se dit partisan l’aient nommé ministre de la Guerre, puisque les conservateurs dont il était l’adversaire l’avaient nommé gouverneur de Madrid. Il est probable que M. Sagasta, en faisant ce choix, a été mû par une double préoccupation : il a préféré, suivant un mot connu, prendre le général Weyler dans son ministère que de le laisser dehors, et il a voulu donner une satisfaction à l’armée. Le général y est populaire, et pour de bonnes raisons ; il a couvert de faveurs, de grades, de décorations et d’argent ses anciens compagnons d’armes qui ont fait campagne avec lui. Son entrée dans le cabinet n’annonce donc pas précisément des économies à la Guerre, non plus qu’à la Marine, car ici et là les exigences sont les mêmes.

Quoi qu’il en soit, le ministère est fait ; il ne lui reste plus qu’à se faire une majorité, et ce n’est pas ce qui l’embarrasse le plus. M. Moret, qui détient le portefeuille de l’Intérieur, sait comment il faut faire les élections en Espagne. Le ministère aura donc, à peu de chose près, la majorité qu’il voudra : c’est une des conditions indispensables pour vivre, mais c’est aussi la plus facile à remplir, et il y en a d’autres qui lui donneront plus de difficultés. La grande expérience, jointe à l’esprit fin et avisé de M. Sagasta, en viendra probablement à bout, et nous le souhaitons sincèrement. Nous n’avons pas à entrer dans les affaires intérieures de l’Espagne. Que ce soit le parti conservateur ou le parti libéral qui soit au pouvoir, nous avons toujours eu, depuis de longues années déjà, les meilleurs rapports avec l’un et avec l’autre, et la présence du duc de Almodovar au ministère des Affaires étrangères, qu’il a déjà occupé, nous confirme dans l’espérance qu’il en sera toujours ainsi. Le roi sera majeur l’année prochaine : raison de plus pour faire une trêve entre tous les partis constitutionnels, et cette circonstance sera probablement de nature à faciliter la tâche que M. Sagasta, devant la retraite des conservateurs, a courageusement assumée.


FRANCIS CHARMES.