Chronique de la quinzaine - 14 mai 1920

Chronique n° 2114
14 mai 1920


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Pour avoir l’occasion d’observer la France, en quelques heures, sous trois aspects bien différents, mais également symboliques, il m’a suffi de passer à Paris la matinée du 1er mai, de traverser en automobile, l’après-midi, les plaines de l’Ile-de-France et de la Champagne et de m’arrêter, à la tombée du soir, dans un village des régions dévastées. Bien que baigné dans une fine lumière de printemps, Paris était morne et boudeur. Des cortèges de manifestants n’avaient pas encore envahi les rues, toutes silencieuses et tristes. Les chaussées étaient presque désertes. On ne voyait passer ni taxis ni fiacres. Par intervalles, un tramway, rempli de voyageurs et conduit par un mécanicien volontaire, filait sur les rails. Un grand nombre de boutiques dormaient derrière leurs volets clos. Sur les trottoirs, des groupes d’ouvriers causaient, flânaient, les bras ballants, et semblaient comme embarrassés de leur oisiveté. Çà et là, quelques cavaliers au repos devisaient en caressant leurs montures. Partout, la vie paraissait suspendue, comme si l’humanité n’avait plus foi dans le travail et attendait, avec plus de résignation que d’enthousiasme, je ne sais quelle apparition miraculeuse.

Au-delà des barrières, la banlieue avait, à peu près, la même physionomie que la ville, avec quelque chose cependant de moins morose et de moins fataliste. Déjà, sur des cycles fleuris de muguets, pédalaient allègrement des jeunes gens et des fillettes, qui ne faisaient pas du chômage un sacerdoce, mais qui en profitaient comme d’une aubaine inespérée. Puis, tout à coup, aussitôt franchie la ceinture de Paris, la campagne s’ouvrait, dans la pure chute d’un soleil printanier, et devant l’horizon subitement élargi, on avait l’impression de s’évader d’un cauchemar. Sur les routes qui se déroulaient à l’infini et qui gardaient encore les funestes vestiges du va et vient des poids lourds militaires, la tendre verdure naissante des peupliers et des ormes [1] secouait joyeusement, à la brise de mai, la poussière que soulevaient les autos. Ce n’étaient partout que fleurs blanches de pommiers et fleurs roses de cerisiers. Dans les champs soigneusement cultivés ondulaient les blés verts ; des laboureurs conduisaient leurs charrues ; aucune grève ne venait interrompre les travaux rustiques ; seuls les troupeaux musaient dans les pâturages ; tout respirait la joie du labeur et de l’activité. On se rappelait involontairement le mot de Cowper : 'God made the country and man made the town. Dieu a fait la campagne et l’homme a fait la ville.

Mais peu à peu, les villages traversés devenaient moins riants. On apercevait des toits effondrés, des murs éboulés ; la zone dévastée commençait. La culture était plus rare et moins florissante. Aux lisières des bois et au travers des prairies subsistaient, comme une survivance des épreuves récentes, des réseaux rouillés et détendus de fils barbelés. Par moments, dans la tranquillité champêtre, se succédaient des explosions qui réveillaient brusquement les souvenirs de la guerre : c’étaient les obus qu’avaient retrouvés dans les terres les équipes de recherches et qu’elles faisaient, par précaution, éclater loin des habitations. De proche en proche, les ruines s’étendaient, toujours plus lamentables. Récemment revenus de l’Ouest, du Centre et du Midi, où ils avaient dû se réfugier pendant plusieurs années, les paysans n’avaient pu se réinstaller dans leurs foyers détruits et ils occupaient encore des abris provisoires, pavillons en ciment ou baraques en planches, insuffisants pour recueillir toute la population exilée. Les difficultés des transports, la rareté de la main-d’œuvre, le manque de matériaux, ralentissaient la renaissance du pays. Dans une telle détresse, les habitants ne se plaignaient pas ; pour fêter le premier jour du mois, ils avaient, suivant la coutume champenoise et lorraine, planté un mai devant leurs demeures de fortune ou décoré d’une branche de feuillage leurs chaumières éventrées ; et ils travaillaient ; ils se multipliaient pour remplacer les morts et les absents ; ils ne s’absorbaient pas dans la contemplation mystique d’un monde nouveau ; ils ne perdaient pas une heure de leur journée laborieuse ; mais ils n’avaient ni briques ni pierres pour relever leurs murs, ni tuiles ni ardoises pour recouvrir leurs toits, et ils attendaient, avec impatience, les objets qui leur étaient indispensables et dont l’arrivée était sans cesse retardée par les grèves et les chômages.

Ce contraste entre des parties de la France qui paraissent momentanément s’ignorer s’est accusé plus fortement encore dans les jours qui ont suivi le 1er  mai. Dans toutes les préfectures, se sont assemblés, pour la session des Conseils généraux, des hommes qui touchent de très près au peuple, cultivateurs, médecins ou notaires de campagne, industriels, maires de villages, et ils se sont mis ardemment à la tâche au moment même où une oligarchie ouvrière croyait devoir décréter, contrairement au vœu de l’immense majorité des intéressés, la cessation immédiate du travail.

Certes, dans le cadre étroit de nos départements, les Conseils généraux sont condamnés à une vie un peu végétative et, de leurs fenêtres grillagées, ils n’ont guère d’échappées sur les grandes affaires nationales. La forme arbitraire de nos circonscriptions administratives et les prescriptions restrictives de la loi de 1871 leur laissent peu d’aliments et peu de liberté. Dans les limites de leurs attributions légales, ils rendent cependant de précieux services au pays et ils interprètent, d’ordinaire, avec intelligence et fidélité, la moyenne de l’opinion publique. À une immense majorité, ils ont protesté contre toutes tentatives révolutionnaires, dénoncé le péril des grèves politiques, et encouragé le gouvernement à ne pas fléchir dans l’accomplissement de son devoir essentiel, qui est le maintien de l’ordre. Les assemblées départementales des régions libérées se sont montrées particulièrement empressées à réclamer la protection du travail et le développement de la production. Elles ont elles-mêmes donné l’exemple en se mettant passionnément à la besogne et, aussi bien, quel formidable programme de restauration n’ont-elles pas à exécuter ! Aider les communes à reconstruire leurs écoles et leurs églises, remettre en état un réseau vicinal bouleversé, subvenir aux besoins décuplés des services d’assistance, donner aux fonctionnaires départementaux des traitements qui correspondent à peu près à ceux que touchent désormais les fonctionnaires de l’État et pourvoir à toutes ces dépenses avec des ressources appauvries, avec un centime dont l’exil des habitants et la destruction des villages ont diminué d’un tiers ou de moitié la valeur d’avant-guerre, c’est un problème qui ressemble un peu à la quadrature du cercle et qui pourtant ne décourage aucune bonne volonté.

À l’heure où les Conseils généraux remplissent ainsi leur mission patriotique dans une atmosphère de calme que ne troublent pis les échos lointains des grèves, quelques agitateurs font des efforts désespérés pour paralyser la vie publique, et la Confédération générale du travail elle-même, souvent mieux inspirée, se laisse entraîner à suivre le mouvement qu’elle n’a pas su ou qu’elle n’a pas voulu enrayer. J’ai vu l’accueil fait aux injonctions des meneurs par de braves cheminots qui, pendant la guerre, avaient vaillamment continué leur service sous le feu de l’ennemi et qui, après avoir si efficacement contribué à la victoire, ne comprenaient pas qu’on risquât aujourd’hui de la compromettre par de stériles conflits. Ni promesses ni menaces ne les ont déterminés à se croiser les bras ou à déserter leur poste; et, dès le 2 mai, leur fermeté a tenu en échec les désorganisateurs des services publics.

Mais les chefs de la Confédération générale du travail, poursuivant un plan politique, ont résolu de jeter dans la bataille, paquets par paquets, des forces nouvelles. Inscrits, dockers, mineurs, chauffeurs et cochers, employés du métro, ouvriers de la métallurgie, du bâtiment, de la marine fluviale, ont été successivement chargés d’appuyer la minorité des cheminots contre la majorité qui voulait travailler, de façon que, si l’incendie s’éteignait sur un point, il se rallumât aussitôt sur un autre. Les directeurs de la grève ont pris soin de nous dire que leur initiative n’était pas dirigée contre la nation, mais contre le gouvernement qui n’avait rien fait pour diminuer la cherté de la vie, et ils ne se sont pas aperçus, semble-t-il, qu’à empêcher les arrivages maritimes, à supprimer la circulation des trains et à suspendre l’extraction du charbon, ils n’aboutiraient qu’à rendre la vie plus chère encore et plus difficile. Les mineurs du Nord et du Pas-de-Calais ont, d’abord, refusé de s’associer à des manifestations dont, mieux que d’autres, ils apercevaient le danger et, pour que des défections se produisissent parmi eux, il a fallu qu’ils fussent soumis à une savante pression. A Bruay ou à Nœux-les-Mines, je les ai vus à l’œuvre pendant la guerre ; le bombardement n’interrompait pas leur travail et ils n’avaient d’autre pensée que le salut de la patrie. A Lens, je les ai visités après la libération, au milieu de leurs puits inondés par les Allemands, et ils ne m’ont parlé que de la nécessité de faire renaître le plus rapidement possible, aux frais des vaincus, leur pays ravagé. Comment auraient-ils obéi de gaieté de cœur à un mot d’ordre que la plupart d’entre eux désapprouvaient?

Au total, la grève, condamnée par le sentiment public, n’a pas éclaté, comme un coup de foudre, avec ce caractère d’universalité qu’avaient rêvé les organisateurs; elle s’est traînée avec des soubresauts; mais elle n’en a pas moins été, en définitive, très dommageable à l’intérêt national. Quelle force pour l’Allemagne, lorsque nous lui réclamons des livraisons de charbon, que de nous pouvoir répondre : « Commencez par ne pas arrêter votre propre exploitation. Je suis obligée de réparer les torts que je vous ai causés pendant la guerre, le ne suis pas forcée de réparer les torts que vous vous faites à vous-mêmes. » Que des ouvriers, qui sont tous ou presque tous d’excellents patriotes, n’aient pas su mesurer les graves conséquences de grèves où n’était engagée aucune question corporative, c’est un grand sujet de tristesse pour ceux qui les jugent sans prévention. Ne tombons pas dans l’injustice des gens qui reprochent aujourd’hui à la classe ouvrière de n’avoir pas supporté, pendant la guerre, une part de sacrifices proportionnelle ù celles des autres classes sociales. Sans doute, il a bien fallu faire fonctionner les fabriques de canons et de munitions et entretenir le travail dans les mines. Mais, la première condition de la victoire était que chacun, à son poste, dans les usines comme au front, accomplit simplement son devoir tout entier. L’ouvrier est allé à l’atelier, lorsqu’il y a été envoyé; il est allé aux tranchées, lorsqu’il y a été appelé; et partout, il s’est conduit avec une claire conscience de ses obligations envers la patrie. C’est ce qu’aucun homme politique responsable ne saurait oublier.

Par suite de quelle erreur de vision des Français qui ont donné, pendant plusieurs années, tant de preuves de leur dévouement à la cause commune, n’aperçoivent-ils pas le péril que des grèves où ne sont pas en jeu des intérêts professionnels peuvent, à l’heure actuelle, faire courir au pays? Solidarité, que de fautes ne commet-on pas en ton nom ! Certes, c’est un sentiment très noble qui pousse un syndicat à prendre parti pour un autre et à entrer en ligne, à côté des camarades, sans même savoir exactement ce dont ils se plaignent et ce qu’ils désirent. De toutes les passions, bonnes ou mauvaises, qui conduisent les hommes, la solidarité est, à la fois, l’une des plus puissantes et l’une des plus fécondes; et elle s’est développée, avec une intensité singulière, dans les démocraties modernes, sous l’influence du milieu industriel ou administratif, des progrès économiques et sociaux, et des législations libérales. Mais la solidarité ne remplit utilement son office que si, dans le domaine où elle s’exerce, elle ne porte pas atteinte à des intérêts plus généraux. Elle doit, si je puis dire, évoluer dans des cercles concentriques de rayons de plus en plus grands : la famille, la corporation, la patrie, l’humanité ; et c’est un aussi grand sacrilège de dresser la famille ou la corporation contre la patrie, que de tourner la patrie contre l’humanité. La solidarité corporative est une belle chose; la solidarité nationale est une chose plus belle encore, et plus large, et plus nécessaire à la vie des sociétés civilisées.

Il est vrai que c’est sous prétexte de nationaliser les services publics de transport que les chefs de la grève ont envoyé leurs injonctions aux syndicats affiliés; et, ce drapeau une fois arboré, ils ont tenté d’obtenir du gouvernement, par un aimable jeu de douche écossaise, l’approbation pure et simple de leurs idées et de leurs projets. N’est-ce pas Emerson qui disait, de l’histoire politique comme de l’histoire littéraire, qu’elle est un mémento du pouvoir des minorités et des minorités composées même parfois d’une unité? La Confédération générale du travail est évidemment du même avis et elle est convaincue qu’elle compte dans son sein quelques-uns de ces conducteurs de peuples que le philosophe américain appelait les représentants de l’humanité. Je suis très disposé à l’admettre et je ne doute pas que, tôt ou tard, nous ne voyions au gouvernement, peut-être même dans des cabinets bourgeois, quelques-uns de ceux qui s’élèvent le plus vivement aujourd’hui contre les défauts de la bourgeoisie. Mais, si les minorités ont le droit de conquérir, dans les lettres ou dans l’État, le prestige des valeurs exceptionnelles ou l’ascendant de la foi qui agit, c’est par la persuasion et non par la force qu’elles doivent tenter cette conquête; et, pour qu’elles soient maîtresses d’exercer le pouvoir, il faut qu’elles soient, à leur tour, devenues majorité. L’État, c’est tout le monde, affirmait Proudhon, et peut-être allait-il un peu loin. Mais l’État, ce n’est assurément ni un syndicat, ni un groupe de syndicats, ni même des centaines de mille de travailleurs. L’État est composé d’un pouvoir législatif qui fait les lois et d’un pouvoir exécutif qui les fait exécuter. Le pouvoir législatif s’exprime par des assemblées où siègent les élus du pays et c’est lui qui est chargé de se prononcer sur le régime des chemins de fer comme sur toutes les grandes questions qui intéressent la nation tout entière. Le jour où les propriétaires voudraient légiférer seuls sur la propriété, les fermiers sur les baux, les avocats sur la justice, les douaniers sur les douanes, les commerçants sur le commerce, les financiers sur les finances, que resterait-il de l’unité nationale, et de l’État, et de l’ordre public? La Confédération générale du travail a souvent protesté contre l’autorité qu’ont voulu, à certaines heures, s’arroger sur les représentants officiels du pays de grandes puissances d’argent, des établissements de crédit ou des trusts industriels; et, sans doute, il serait intolérable que l’Etat ne conservât pas, vis à vis de ces groupements comme des autres, une indépendance totale. Mais chasser une tyrannie pour en instituer une autre, étrange, manière de servir la liberté! Confédérés ou non, les syndicats ont leur place dans la nation; ils ne peuvent prétendre à confisquer la nation.

Dans cette série de grèves à répétition ou à rebondissement, le devoir du gouvernement était tout tracé : avant tout, maintenir l’ordre et faire respecter la loi ; garantir le libre travail des volontaires qui se sont offerts ou sont encore disposés à s’offrir pour assurer, soit les transports en commun, soit tous autres services nécessaires à la vie sociale; réprimer avec fermeté les actes délictueux ; se tenir à égale distance de la violence et de la faiblesse ; donner à tous l’exemple de la justice, du calme et de l’énergie.

M. Millerand s’est acquitté avec bonheur de cette tâche essentielle. Les événements ne l’ont ni surpris ni troublé. Une de ses meilleures qualités est d’avoir la tête froide. Il ne connaît ni les caprices ni les coups de nerfs. Sa politique est faite, en général, de bon sens, de jugement droit et de robuste santé. Forces qui l’ont utilement soutenu au milieu des difficultés intérieures, comme à San Remo, dans la direction des affaires étrangères, elles l’avaient déjà sauvé des écueils les plus redoutables. Jamais plus qu’aujourd’hui il n’aura eu besoin, au dedans et au dehors, de ces précieux moyens d’action.

C’est beaucoup que, dans les dernières conférences diplomatiques, M. Millerand ait ramené le gouvernement britannique à une appréciation plus équitable du rôle de la France et de la Belgique dans l’occupation de Francfort. Mais, à quelque date qu’ait lieu la réunion de Spa, le Président du Conseil français n’y aura pas trop de toutes ses ressources d’esprit et de caractère pour empêcher qu’elle ne tourne à notre détriment. Dans le discours qu’il a prononcé, il y a quelques jours, à la Conférence internationale parlementaire du commerce, présidée par M. Charles Chaumet, M. Millerand a montré qu’il distinguait clairement le but à atteindre et les obstacles à éviter. Il a rappelé le mot que prononçait, avec tant d’à-propos, le roi Albert : « L’entr’aide, si nécessaire pendant la guerre, peut seule sauvegarder les fruits chèrement payés de la victoire. » Quelles que soient, en effet, les solutions auxquelles s’arrêtent finalement les gouvernements alliés, soit pour la détermination du chiffre de leur créance, soit pour les modes de paiement, rien ne sera fait, si un accord préalable n’est établi entre eux pour la mobilisation rapide des indemnités de réparation.

L’Allemagne doit, par exemple, aux termes du traité, un paquet de bons de soixante milliards marks or à émettre immédiatement et, en outre, un engagement écrit d’émettre quarante autres milliards de bons marks or, à titre de reconnaissance et de garantie de sa dette, lorsque la Commission des réparations sera convaincue que l’Allemagne peut assurer le service des intérêts et de l’amortissement de ces effets. La Conférence parlementaire internationale du commerce et M. Millerand se sont parfaitement rendu compte que ces bons, dont certains publicistes parlent un peu légèrement aujourd’hui comme d’une valeur réelle, allouée par le traité aux Puissances victorieuses, seraient, aussi bien que le traité lui-même, du papier noirci et ne nous procureraient aucun avantage positif, si nous étions forcés de les garder dans nos coffres, à côté des parchemins de Versailles. Pour que des traites aient une utilité, il faut qu’elles puissent être négociées, et cette question primordiale, sans le règlement de laquelle l’émission resterait un leurre, est malheureusement demeurée en souffrance, non pas depuis hier, mais depuis l’armistice. Sur les suggestions de plusieurs de ses membres, et notamment de l’éminent ministre d’État belge, M. le baron Descamps, la Conférence internationale du commerce, après avoir émis le vœu qu’il ne fût porté aucune atteinte aux réparations stipulées par le traité de paix, a examiné comment les titres représentatifs de la dette allemande pourraient être mobilisés. Elle a remarqué que les mobiliser sous la forme de monnaie internationale, ce serait aggraver encore l’inflation générale et par-là même alourdir la charge des réparations, Elle a écarté, pour les mêmes motifs, la mobilisation par l’entremise de banques d’émission, auxquelles les bons seraient, directement ou indirectement, apportés en gage. Elle a rappelé avec raison qu’il est contraire à une saine politique monétaire d’émettre des billets de banque sur des garanties qui constituent une immobilisation ; et elle a conclu de toutes ces observations, que c’était sur le marché des valeurs que devait inévitablement avoir lieu la mobilisation. Elle a donc demandé que les nations signataires du traité voulussent bien, autant que possible, faciliter les avances sur ces bons et en favoriser le placement et la négociation sur leurs marchés respectifs. Elle a adressé le même appel aux nations non signataires qui ont adhéré ou adhéreront à la Société des nations. Que la prochaine conférence financière de Bruxelles et que la réunion de Spa s’inspirent des mêmes idées et un premier défilé sera franchi.

Par malheur, la campagne allemande n’est pas en voie de ralentissement et qu’ils viennent à Spa plus tôt ou plus tard, les représentants du Reich ne s’y rendront certainement qu’avec la pensée de nous arracher des concessions : concessions sur l’indemnité, concessions sur le tonnage, concessions sur le charbon, concessions sur le désarmement. Déjà, un chef d’orchestre invisible tâche d’accorder l’opinion universelle au diapason du forfait; déjà, l’Allemagne a trouvé le moyen d’échapper jusqu’ici à la livraison de sa flotte de commerce, et nos amis anglais, qui sont, à cet endroit, plus sensibles qu’à d’autres, commencent à trouver qu’avoir seulement reçu, depuis la ratification du traité, sept navires au-dessus de seize cents tonnes et n’en avoir pas reçu un seul jaugeant de mille à seize cents tonnes, c’est éprouver une déception un peu forte ; déjà, la presse allemande cherche à réveiller, à propos du charbon, la question de la Haute Silésie ; déjà recommencent les lamentations sur l’insuffisance des effectifs militaires.

C’est toujours sur les réparations que porte le plus gros effort de réduction. Voici maintenant qu’on jette dans la circulation l’idée d’un nombre fixe d’annuités, qui est une forme à peine déguisée du forfait et qui équivaut, par conséquent, à une révision du traité; et l’on nous propose même, pour nous allécher, des chiffres précis : trente annuités, par exemple, de trois milliards de marks or chacune. Cette combinaison ferait peser sur chaque tête d’habitant, en Allemagne, une somme annuelle d’environ soixante et un francs en or : charge inférieure à celle qu’imposerait à nos compatriotes notre dette en monnaies étrangères. Rappelons-nous, en effet, que cette dette française, contractée tout entière, au cours des hostilités, pour les besoins de notre défense nationale, et donc par la faute de l’Allemagne, s’élève approximativement à un chiffre de trente-cinq milliards de francs or. Pour l’amortir en trente ans au taux de six pour cent, il faudrait une annuité de deux milliards cinq cent quarante-deux millions, qui représenterait une charge annuelle de soixante-sept francs par tête d’habitant. Ainsi, ce qu’on nous demande, c’est que le sort du pays vaincu soit plus favorisé que celui du pays vainqueur: étranges aberrations de la pitié !

Trente annuités de trois milliards de marks or n’ont d’ailleurs, au taux de six pour cent, qu’une valeur actuelle de quarante et un milliards deux cent quatre-vingt-quatorze millions. Nous serions loin des cent milliards marks or minimum, dont soixante à émettre immédiatement, que l’Allemagne a, dans le traité, reconnu devoir aux Alliés. Nous serions même loin des propositions spontanées que formulait l’Allemagne, pendant les négociations de paix, et qu’il est aisé de retrouver, soit dans la lettre adressée le 29 mai 1919, par M. de Brockdorff Rantzau à M. Clemenceau, Président de la Conférence, soit dans le mémoire concomitant où sont consignées les remarques de la délégation allemande. « L’Allemagne, écrivait M. de Brockdorff Rantzau, est prête à effectuer les payements lui incombant d’après le programme de paix convenu, dont vingt milliards en or jusqu’au ter mai 1926, les quatre-vingts milliards en or restant, en traites annuelles sans intérêts. »

Les Alliés ont trouvé ces promesses de l’Allemagne équivoques et insuffisantes et, dans la réponse qu’ils lui ont faite le 16 juin, ils ont précisé leurs volontés. Ils ont montré que les observations de la délégation allemande ne contenaient que « des formules vagues exprimant une certaine bonne volonté d’accomplir des choses mal définies; » ils ont déclaré que, tout en essayant de donner l’impression d’une offre importante, les Allemands se bornaient à nous proposer « des espérances à lointaine réalisation, » et ils ont maintenu les dispositions du traité. L’Allemagne s’est inclinée. Elle a signé. Tout ce qu’on discute aujourd’hui a donc été discuté il y a un an, et il n’est pas admissible qu’a Spa, on rouvre une conversation close. Il ne peut plus s’agir maintenant que d’exécuter le traité.

Serait-ce l’exécuter que de faire, comme le demandent nos Alliés, renaître le délai, aujourd’hui expiré, pendant lequel le protocole du 28 juin 1919 laissait à l’Allemagne le droit de présenter des propositions? Non, certes, puisque, dans la lettre du 16 juin au Comte de Brockdorff-Rantzau, le Président de la Conférence limitait expressément ce délai de faveur et écrivait : « Les Puissances alliées et associées consentent à accorder à l’Allemagne toutes facilités nécessaires et raisonnables pour lui permettre de se former une idée d’ensemble des dévastations et dommages, et de présenter des propositions dans un délai de quatre mois à dater de la signature du traité. Si, au cours des deux mois qui suivront la mise en vigueur du traité, on peut arriver à un accord, l’exacte responsabilité pécuniaire de l’Allemagne sera ainsi déterminée. Si un accord n’est pas intervenu dans ce délai, l’arrangement prévu par le traité sera exécuté. » Un accord n’est pas intervenu avant le terme fixé. C’est donc l’arrangement prévu par le traité, c’est-à-dire l’évaluation des dommages, telle qu’elle est déterminée par la partie VIII, qui est maintenant la seule loi propre à régir les rapports des Puissances contractantes. Est-il besoin d’ajouter que, si l’on faisait aujourd’hui revivre le délai de tolérance imparti à l’Allemagne, on serait, en même temps, dans la nécessité de lui octroyer « les facilités nécessaires et raisonnables » dont parlait la lettre du Président de la Conférence, c’est-à-dire de l’autoriser à envoyer demain dans les pays qu’elle a ruinés », des experts, des ingénieurs, des commissions d’enquête, qui viendraient vérifier, en présence de leurs victimes, l’importance des dommages et mesurer librement l’étendue du mal qu’ils ont causé?

Déjà, dans les quatre mois qui ont suivi la mise en vigueur du traité, ces « facilités nécessaires et raisonnables » n’auraient pas été sans présenter de graves inconvénients et sans risquer de provoquer des incidents regrettables. Mais aujourd’hui qu’un plus grand nombre de réfugiés sont rentrés dans leurs communes libérées et que, sur plusieurs points, les restaurations sont déjà commencées, voit-on l’Allemagne venir procéder elle-même, dans une contrée qui ressuscite péniblement, à des évaluations d’ensemble qui entraîneraient un séjour prolongé de ses agents et, sans doute, des discussions pénibles? Il est difficile d’expliquer comment le Conseil suprême ne s’est pas fait à lui-même toutes ces objections, lorsqu’il a voulu imposer au gouvernement français la réouverture d’une procédure exceptionnelle, dont l’Allemagne avait sciemment abandonné le bénéfice et dont nous ne saurions trop nous féliciter d’être débarrassés.

Mais il paraît que l’Allemagne serait aujourd’hui tentée de reprendre, au moins, avec le consentement des Alliés, quelques-uns des avantages que le mémoire du 16 juin lui reconnaissait pour cette période de quatre mois. Il était dit que l’Allemagne pourrait offrir, soit, d’effectuer en tout ou en partie, par ses propres moyens, la restauration d’un des secteurs dévastés, soit de réparer certaines catégories de dommages. L’Allemagne était, en d’autres termes libre de nous proposer de reconstruire un groupe de communes, ou de rétablir des routes, ou de refaire des ponts, ou de remettre des canaux en état, et nous nous engagions à examiner toutes ces propositions « sérieusement et loyalement. » De plus, l’Allemagne avait le droit de nous offrir, en vue de l’exécution des travaux nécessaires, et même si ce n’était pas elle qui les exécutait, de la main-d’œuvre, des matériaux ou des services de techniciens. Des industriels allemands voudraient aujourd’hui, avec le concours de la Nationalbank, revenir à certains articles de ce programme. Ils ont constitué un consortium qui projette, par exemple, de racheter, en grandes quantités, le matériel de guerre qui doit être livré à l’Entente ou détruit, et de le transformer intégralement, en machines, appareils et produits fabriqués, destinés au relèvement de nos provinces du Nord. Ce projet, qui vient d’être soumis à la Mission économique française, mérite un examen attentif. Si nous sommes obligés de nous adresser, pour partie, à l’industrie allemande, nous pouvons avoir intérêt à ne pas disperser les commandes et à traiter avec des entreprises générales ou même avec le Reich. M. Millerand a dit et répété qu’il n’excluait pas la possibilité d’une collaboration économique, et il serait absurde de penser que la France et l’Allemagne doivent, dans la paix rétablie, rester éternellement des à dos. De même, si, en paiement de ce qu’elle nous doit, l’Allemagne nous offre des matériaux, de la main-d’œuvre, voire des techniciens, nous n’aurons garde de lui opposer une fin de non-recevoir. Il se peut qu’à des conditions déterminées et avec certaines garanties de surveillance, un tel concours, soigneusement limité et contrôlé, ne soit pas à repousser.

Mais cette coopération, si elle se produit, ne devra, en tout cas, intervenir que comme mode de paiement ; ce sera, pour l’Allemagne, un moyen de s’acquitter de certaines parties de sa dette; et il faudra, d’abord, que cette dette soit mise au-dessus de toute contestation. Même pour la période où l’Allemagne était autorisée à faire des propositions, le mémoire du 16 juin prenait soin de spécifier que « les catégories de dommages et les clauses de réparations resteraient acceptées par les autorités allemandes comme étant hors de toute discussion. » Et il ajoutait : « Les Puissances alliées et associées ne prendront en considération aucun argument, aucune tentative qui auraient pour objet de les modifier en quoi que ce soit. » Puisqu’on veut aller à Spa, c’est, du moins, à l’abri de ce rempart qu’il y faudra conférer ; et si, lorsque la dette aura été fixée suivant les prescriptions du traité et reconnue par l’Allemagne, on juge à propos d’adopter, pour en hâter la liquidation, un système de prestations particulières, qu’on épargne, de toutes façons, aux provinces libérées de nouvelles invasions prétendues pacifiques, qui ramèneraient, sous des masques d’ingénieurs et d’architectes, dans les malheureuses villes détruites, les officiers incendiaires.


RAYMOND POINCARE.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.

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