Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1863

Chronique n° 750
14 juillet 1863


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juillet 1863.

Les partisans des trois unités, supposé qu’il en existe encore, seraient les plus infortunés des mortels, s’ils étaient condamnés à écrire l’histoire des événemens contemporains dans l’ordre où ils éclatent et se déroulent. Cet ordre est l’idéal du désordre. Depuis que la vapeur et l’électricité ont donné à l’humanité des bottes de plus de sept lieues, tous les incidens des affaires du globe nous parviennent pour ainsi dire à la fois, et en un clin d’œil font pirouetter la pensée du plus majestueux homme d’état ou du plus humble journaliste comme une girouette dont se joue la tempête affolée. Bon gré, mal gré, il nous faut sans cesse parcourir avec mille sauts brusques la rose des vents. Nos récits, nos discussions, notre paperasserie diplomatique, ressemblent encore aux livres fabuleusement décousus des romans de chevalerie. Nous avons tant d’aventures en train, tant de héros à tous les bouts du monde, des luttes engagées en tant d’endroits, que nous sommes forcés dans le même chant de nous interrompre à chaque instant, de briser nos scènes, de faire voler nos strophes du nord au midi, du couchant au levant, de tout commencer et de ne rien finir. Point de repos dans ce poème de la politique universelle. Nous sommes arrivés à cette époque de l’année où la politique, saisie de lassitude, croit avoir le droit de devenir paresseuse, ressent un innocent penchant pour les bucoliques, se prend de passion pour les bois, la mer et les montagnes, se plaît au commode sans façon de la vie d’été, et voudrait tout au moins essayer de guérir son obésité ou sa goutte. Agréables ou fâcheux, mais amenant toujours leur fardeau de préoccupations et de travaux, les événemens ne lui laissent pas de trêve. Impossible de refuser audience à ces importuns. Voilà connues les dépêches de la France, de l’Angleterre et de l’Autriche à la Russie ; c’est maintenant la réponse de la Russie qu’il faut attendre, et cependant on continue à égorger une nation en Pologne et en Lithuanie. La lutte civile aux États-Unis est toujours aussi acharnée, mais la guerre prend un tour décisif ; va-t-on assister à la dislocation définitive de la grande république américaine, et l’Europe aidera-t-elle à cette œuvre de destruction par une reconnaissance prématurée de la confédération fondée sur l’esclavage ? Mexico s’est rendu à la France, et c’est une grande joie ; mais que ferons-nous de notre conquête ? C’est une grande perplexité. On se bat en Chine, et l’on va peut-être se battre au Japon, au grand dommage des intérêts financiers et commerciaux des nations maritimes de l’Europe. Continuant à Madagascar le rêve de Beniowski, nous avions conclu un traité avec le roi Radama ; mais une révolution malgache vient détruire ce roi et mettre notre traité en question, le Daghestan s’insurge. Le lendemain du jour où un roi s’est enfin offert à la Grèce, les Grecs se gourment entre eux de plus belle. Nous ne disons rien des questions engagées, et qui pour le moment se dérobent dans un sommeil passager : nous ne disons rien de ce sentiment de jour en jour plus répandu et plus vif de la fragilité des combinaisons les plus importantes sur lesquelles repose l’état présent de l’Europe.

Dans ces questions diverses et de portée différente qui s’imposent quelquefois avec incohérence à notre examen, on doit cependant chercher une sorte d’unité relative. Cette unité, nous là trouvons dans la hiérarchie des intérêts, si l’on peut s’exprimer ainsi, que ces questions viennent toucher dans notre pays. Pour ce qui concerne la politique intérieure, l’intérêt supérieur qui nous guide se révélé par sa simplicité et son évidence ; c’est l’intérêt qui est en souffrance chez nous depuis trop longtemps, l’intérêt de la liberté. Dans la politique étrangère, là question qui a pour nous l’intérêt prépondérant est toujours celle qui affecte de plus près les principes de la révolution française, l’honneur de la France et la sécurité générale de l’Europe. Tels sont assurément les caractères avec lesquels la question polonaise se présente à nous aujourd’hui.

La simultanéité de la publication des dépêches adressées par la France, l’Angleterre et l’Autriche à la cour de Pétersbourg, l’identité des six conditions proposées par chacune de ces puissances à la Russie pour le règlement des affaires de Pologne, indiquent suffisamment la portée européenne de la question polonaise. Toute la question est-elle concentrée dans les six points, et dépend-elle de l’accueil que recevront à Pétersbourg ces élémens de négociation ? Nous sommes loin de le croire : la situation actuelle de la Pologne montre assez que la pacification de ce pays et que les garanties que l’Europe cherche dans le maintien de la nationalité polonaise ne sauraient être obtenues qu’à d’autres conditions ; mais nous assistons ici à un des plus curieux contrastes qui puissent exister entre la conduite diplomatique d’une affaire et la marche même des faits qui motivent l’intervention de la diplomatie. Il arrive quelquefois que l’action diplomatique, soumise à des procédés logiques et réguliers, est en avance ou en retard sur les événemens. Jamais le désaccord de l’action diplomatique avec les faits n’a été plus sensible que dans la circonstance actuelle. La volonté de la Pologne et sa persévérance désespérée vont bien au-delà du régime constitutionnel donné en 1815 et retiré en 1831 au grand-duché de Varsovie ; elles tendent à l’indépendance et à l’affranchissement national non-seulement du royaume, mais des provinces qui en furent détachées par le premier partage. Personne n’ignore la portée de l’aspiration polonaise. Les Polonais la proclament, les Russes la dénoncent, et il faudrait que les diplomaties de France, d’Angleterre et d’Autriche n’eussent ni yeux ni oreilles pour l’ignorer. Pourtant, avec un flegme dont le sérieux peut paraître puéril aux esprits superficiels, les trois graves ministres des affaires étrangères de France, d’Angleterre et d’Autriche demandent pour la Pologne le régime constitutionnel qui a eu ses racines dans les traités de 1815.

La seule explication de cet apparent contre-sens, et elle est légitime, c’est que la diplomatie ne pouvait prendre possession de la question polonaise qu’en s’établissant sur le dernier traité, sur le dernier acte de légalité diplomatique où l’on ait eu la prétention de régler l’état de la Pologne. Il n’y a en effet que deux façons pour les peuples et les gouvernement déborder les questions de politique étrangère : il y a le système révolutionnaire et le système de la diplomatie régulière. Le système révolutionnaire cherche dans le droit absolu et abstrait ou dans des raisons, de convenance générale la justification de ses actes d’intervention au dehors. En vertu de ces titres, il néglige ou brise le droit écrit, tel qu’il résulte des contrats existans et des traités en vigueur. La méthode diplomatique régulière, se fondant sur le respect du droit écrit, ne puise ses titres et ses argumens que dans les conventions et les traités. Nous ne prétendons point, quant à nous, condamner absolument la revendication du droit par voie révolutionnaire. Les arrangemens de ce monde élèvent quelquefois de si révoltantes contradictions entre la légalité littérale et le droit, que nous ne saurions refuser à la justice la faculté exceptionnelle de briser les entraves dans lesquelles une légalité hypocrite essaie d’étouffer son énergie et de masquer ses traits augustes ; mais ce serait faire trop beau jeu à l’arbitraire que d’admettre autrement qu’à de rares exceptions la légitimité du système révolutionnaire dans les relations de peuple à peuple, de gouvernement à gouvernement. De même qu’il n’y aurait plus de société civile sans le respect des contrats, de même il n’y aurait plus de sécurité internationale et de droit des gens sans le respect des traités. S’il suffisait, pour échapper à ses engagemens et satisfaire ses convoitises, d’invoquer de grands principes et de pompeuses maximes, les prétextes ne manqueraient jamais aux despotes et aux spoliateurs. En pensant à la Pologne, on ne peut oublier que les ravisseurs de son indépendance, avant que le mot fût entré dans la langue politique, s’étaient servis du système révolutionnaire pour commettre contre elle leurs premiers attentats. Nous reconnaissons que jamais peuple n’a eu plus que la Pologne le droit de détester et de déchirer les traités qui ont réglé sa condition présente, et que jamais traités n’ont pu avoir moins de vertu aux yeux de ceux qui voudraient réparer les injustices dont la Pologne a été victime. Cependant l’état actuel de l’Europe ne permettait point aux puissances qui portent intérêt à la Pologne d’épouser et de soutenir sa cause au nom du droit pur. Il s’agissait de réunir dans une protestation collective des gouvernemens de principes et de caractères divers. Il importait d’engager et pour ainsi dire de compromettre l’Europe dans la question polonaise, de faire de la question polonaise Une question européenne. Ce procédé a pu entraîner de cruelles lenteurs, mais il donne aux revendications polonaises une base plus large et plus durable. Il place les trois puissances qui ont la prétention de représenter et de conduire l’Europe dans la nécessité ou de reconstituer une Pologne ou de subir à la face du monde, si elles désertaient leur œuvre, la plus déshonorante confusion. Or, pour préparer et former cette action commune des trois puissances, il était indispensable de s’établir sur le terrain du droit écrit, de la légalité littérale, du traité de 1815. Ce terrain, aujourd’hui limité par les six points, est étroit sans doute, il est bien en arrière des justes aspirations de la Pologne, Il est fort éloigné du but qu’il faut atteindre. Cependant la France, l’Angleterre et l’Autriche y ont pris pied en même temps. La Pologne a ainsi trois avocats qui, ayant accepté sa cause, s’étant réunis pour la plaider ensemble, ne pourraient plus l’abandonner ou la perdre sans se couvrir de honte.

Les six points n’ont guère besoin de commentaires. Le premier demande l’amnistie complète et générale. Cette réclamation prend un caractère particulier de gravité en présence des horribles cruautés commises sur lest Polonais par les généraux russes à la face de l’Europe. Si la Russie n’accueillait point les propositions des puissances, si elle continuait, en défi d’elles, ses atroces persécutions, si elle déportait des évêques, pendait des prêtres, massacrait des prisonniers, outrageait des femmes, comprendrait-on que les gouvernemens de France, d’Angleterre et d’Autriche pussent endurer sans déshonneur un tel mépris des conseils et des vœux publiquement et solennellement exprimés par elles ? Serait-il également possible de se jouer d’elles en acceptant l’amnistie pour le royaume, mais en abandonnant la Lithuanie et les anciennes provinces polonaises aux fureurs de Mouravief et de ses tristes émules ? Le second point demande pour la Pologne une représentation nationale avec des pouvoirs semblables à ceux qui sont déterminés par la charte de 1815. Le troisième veut que les Polonais soient nommés aux fonctions publiques, que l’administration soit distincte et nationale, et de nature à inspirer confiance au pays. Les quatrième et cinquième points, qui réclament la liberté de conscience pleine et entière et l’usage exclusif de la langue polonaise comme langue officielle de l’administration de la justice et de l’enseignement, ne sont que des corollaires des conditions qui assureraient à la Pologne une représentation et une administration nationales. Le sixième point est plus important dans sa rédaction, effacée à dessein, qu’il ne paraît à des lecteurs superficiels. Il concerne l’armée et s’exprime en ces termes : « établissement d’un système de recrutement régulier et légal. » Si la Russie accepte les six points comme base de négociation, il est impossible que ce sixième article, développés par les négociations, n’aboutisse pas à la constitution d’une armée nationale. Le système représentatif et l’administration distincte et nationale n’auraient point de sanction, s’il ne devait y avoir une armée de Pologne, si les recrues polonaises étaient condamnées à être englouties et fondues dans l’armée russe. Le plus simple bon sens dénonce cette contradiction logique ; mais en y réfléchissant on demeure facilement convaincu que cette contradiction est repoussée par le sens même du sixième point. Les puissances, par la rédaction de cette proposition, entendent qu’un système de recrutement régulier et légal soit établi. Or, du moment où l’on suppose que la Pologne aura une représentation nationale, il ne pourra y avoir de recrutement régulier et légal que celui qui sera voté par cette représentation. Peut-on admettre un seul instant que les chambres polonaises accordent un contingent pour le voir incorporer et disséminer dans les régimens russes, et tolèrent des garnisons russes en Pologne, tandis que les soldats polonais pourraient être envoyés sur les frontières asiatiques de la Russie, et iraient dans les rangs moscovites faire campagne au Caucase ? Comment, d’ailleurs, dans cette hypothèse, concilierait-on l’incorporation des Polonais dans l’armée russe avec la régularité et la légalité du recrutement en présence des autres points, qui stipulent une administration distincte et nationale, la liberté religieuse et la langue nationale ? Pour des Polonais incorporés dans une armée russe, que deviendraient la loi et le bienfait d’une administration distincte, de la libre pratique des cultes et de l’usage de la langue de la patrie ? On doit donc apercevoir que les six points, logiquement interprétés, vont beaucoup plus loin qu’on ne l’imagine au premier abord.

Les cabinets de Paris, de Londres et de Vienne auraient agi prématurément et peu prudemment, s’ils avaient dans leurs dépêches entrepris de commenter les six propositions par eux soumises à la Russie. Il y a toutefois dans ces dépêches des nuances ou des touches significatives qu’il est utile de signaler. D’abord les trois cours adoptent le même point de départ ; toutes trois constatent qu’en rédigeant les six propositions, elles n’ont fait en quelque sorte que se rendre à une invitation de la Russie, laquelle, dans les dépêches du 26 avril du prince Gortchakof, se déclarait prête, pour la pacification de la Pologne, à entrer avec les grandes puissances « en échange d’idées sur le terrain et dans les limites des traités de 1815. » Le début est courtois : il a, comme on voit, l’avantage de déguiser ce qu’il pourrait y avoir de pénible pour la Russie à l’intervention des trois puissances, dans ses démêlés avec la Pologne. Deux dépêches, celles de la France et de l’Autriche, poussent la politesse plus loin ; elles vont jusqu’à faire presque honneur à la cour de Pétersbourg de l’initiative des six points. « Plusieurs des dispositions que ce programme renferme, dit M. Drouyn de Lhuys, font déjà partie du plan de conduite que le cabinet de Saint-Pétersbourg s’est tracé ; les autres dépassent à peine les avantages qu’il a promis ou laissé espérer ; elles ne sont toutes que l’expression la plus simple des lois élémentaires de la justice et de l’équité, et n’ont rien que de conforme aux stipulations des traités qui tient le gouvernement russe à l’égard de la Pologne. » La rédaction de M. de Rechberg est à peu près identique ; la première phrase est la même, le reste n’est qu’une variante : « d’autres dispositions contiennent des avantages que le cabinet de Saint-Pétersbourg a promis ou laissé espérer ; aucune enfin ne dépasse la mesure de ce qu’ont stipulé les traités en faveur des Polonais. » Mais il y a dans ce procédé quelque chose de plus qu’une habile politesse ; on y remarquera une fermeté contenue. On semble écarter l’hypothèse du refus de la Russie. Si la Russie accueille les six points, il n’y a plus à mettre à l’épreuve que sa sincérité, et en tout cas on place ce programme sous l’invocation des principes de la justice et des obligations des traités. Plus les puissances emploient de ménagemens envers la Russie, plus elles s’imposent la loi de ne point se laisser jouer.

Il y a dans la forme de cette solennelle démarche diplomatique un autre caractère à considérer. L’action commune est manifestement engagée. Les trois puissances sont unies par la même obligation dans la question polonaise ; elles ont lié partie. Leur responsabilité, leurs intérêts, leur honneur, sont compromis au même degré. Le fait seul de l’identité du programme établirait suffisamment cette solidarité. Lord Russell, en vieux solitaire qu’il est, et comme sortant à regret de l’isolement, n’a point pris la peine d’indiquer spécialement le concert des trois puissances dans sa remarquable dépêche : la répétition des six points lui a suffi. Ce détail dédaigné par l’Anglais morose a été au contraire relevé par le circonspect Autrichien, qui semble avoir cherché dans l’accord des trois puissances comme un abri et une excuse. Quant au ministre français, pour qui ce concert est un succès, tant il s’est donné de mal à le produire, il le fait sonner haut : « Le moment était donc venu pour le gouvernement de l’empereur et pour les cabinets de Londres et de Vienne d’échanger leurs idées sur la voie à suivre afin d’atteindre le but de leurs communs efforts, et, animés de l’esprit de conciliation qui a présidé à leurs premières démarches, ils sont convenus de présenter au gouvernement russe, comme base des négociations, les six points suivans. » Le pénible accouchement est terminé, et la France peut moins qu’une autre n’en laisser sortir qu’un avorton ridicule.

De ces documens diplomatiques, celui qui sur le fond des choses présente les considérations les plus élevées est sans contredit la dépêche du comte Russell. Il y a une sorte d’émulation entre le prince Gortchakof et le comte Russell en matière de littérature diplomatique. Le prince Gortchakof, qui se pique de bien dire et souvent y réussit, a plusieurs fois agacé le hautain et laconique secrétaire d’état de sa majesté britannique. On n’a pas oublié qu’au mois de mai ce fut à lord Russell que le prince Gortchakof adressa la plus étudiée et la mieux tournée de ses dépêches. Lord Russell a dignement répondu au défi. Il y a autre chose dans sa réponse que les arides circonlocutions et les ambages vides de pensée des commis de chancellerie. On y sent la forte personnalité du ministre d’un pays libre, d’un homme pour qui le pouvoir n’a point été un médiocre usufruit, en un mot d’un homme d’état responsable. Lord Russell a, rappelé très heureusement les projets confiés par Alexandre Ier à lord Castlereagh, et que celui-ci a résumés ainsi : « retenir le duché de Varsovie, à l’exception de la petite partie à l’ouest de Kalisch, que le tsar se proposait de donner à la Prusse, en l’érigeant, avec les provinces polonaises autrefois démembrées, en un royaume, sous la domination de la Russie, avec une administration nationale conforme aux sentimens du pays. » Ce rappel des provinces polonaises autrefois démembrées, et qu’Alexandre Ier, les reconnaissant polonaises, avait eu un instant la pensée de réunir au royaume, a une grande importance à cette heure où les Russes contestent avec tant d’audace et de cruauté la nationalité de ces provinces, et ont confié à Mouravief la mission de les dénationaliser par les supplices, par le feu, par la confiscation. Étrange prétention de la Russie, qui voudrait croire que l’opinion européenne a oublié le premier partage de la Pologne, ce partage, ourdi par Frédéric et Catherine, qui faisait verser des larmes de remords à Marie-Thérèse, contre lequel protestèrent dans le monde toutes les consciences honnêtes, et dans lequel la Russie obtint les provinces dont elle nie aujourd’hui la nationalité au mépris de l’histoire, des traités et du sang polonais qu’elle y verse ! Nous félicitons M. Drouyn de Lhuys de n’avoir pas laissé échapper l’occasion de prononcer, comme lord John Russell, le nom de ces malheureuses provinces polonaises, où la protestation de la guerre civile est plus énergique peut-être que dans le royaume, et où les répressions russes ont pris un caractère de sauvage fureur qui est une honte pour la civilisation moderne. Nous voulons regarder comme une protestation implicite contre les prétentions russes la politesse ironique de cette phrase de la dépêche de M. Drouyn de Lhuys : « c’est assurément le vœu de la cour de Russie de voir cesser des hostilités qui portent la désolation et le deuil dans les anciennes provinces comme dans le royaume. »

Après avoir déclaré que l’administration projetée par Alexandre Ier et la confiance qu’Alexandre II demande pour le succès de ses mesures n’existent point en Pologne, lord Russell signale une autre lacune dans l’état politique de ce pays. L’ordre et la stabilité, dit-il, ont pour condition la suprématie de la loi sur l’arbitraire. « Partout, continue-t-il avec une vérité si imposante qu’elle donne à la simplicité de ses paroles un accent de grandeur, partout où cette suprématie existe, le sujet ou le citoyen peut jouir de sa propriété ou exercer son industrie en paix, et la sécurité qu’il éprouve comme individu doit être ressentie à son tour par le gouvernement sous lequel il vit. » Par une telle déclaration, le ministre anglais fait justice de la déclamation à laquelle le prince Gortchakof s’était livré contre les menées de la révolution cosmopolite en Pologne, déclamation qui révolte les esprits sincères, quand ils se souviennent que l’hypocrite Catherine osait déjà s’en faire une arme, au moment du troisième partage, contre la de Kosciusko. Le témoignage de lord Russell est précieux. Il n’y a pas de pires révolutionnaires, de pires ennemis des principes conservateurs, que les gouvernemens qui substituent l’arbitraire à la loi, et en ce sens il n’y a pas eu en Europe d’agent révolutionnaire plus subversif que le gouvernement russe. C’est ce que lord Russell entend dire implicitement au cabinet de Saint-Pétersbourg, et c’est évidemment à lui qu’il renvoie la responsabilité des désordres auxquels la Pologne est en proie. C’est donner au gouvernement russe une leçon amère que de le prendre de si haut envers lui. Qu’on s’explique après cela la répugnance qu’aurait le gouvernement anglais, suivant ses déclarations au parlement, à soutenir par une action coercitive, si cela devenait nécessaire, les principes qu’il proclame avec si peu de ménagemens ! Personne n’a dit à la Russie, dans cette controverse diplomatique, des vérités aussi sévères ; personne ne s’est avisé d’exprimer des exigences aussi pénibles à l’amour-propre russe. C’est l’Angleterre, assure-t-on, qui a joint aux six propositions la demande très juste, très humaine et parfaitement logique d’un armistice, demande à laquelle notre gouvernement a bien fait de se réunir. Est-il possible de croire que, si la Russie ne voulait pas se soumettre au verdict rendu par la conscience de l’Europe, le bras de l’Angleterre ferait défaut à la cause de la justice et du véritable ordre européen ?

Sans doute il faut nous résigner aux inévitables et douloureuses lenteurs de la procédure diplomatique aujourd’hui commencée. Il faut épuiser avec la Russie la voie des négociations. Il faut reconnaître que, lors même que la Russie opposerait un refus aux propositions des trois puissances, la saison ne permettrait guère de confier à la force l’œuvre où les moyens de persuasion auraient échoué. Il faut espérer plutôt que la Russie voudra conserver l’honneur de demeurer un gouvernement et un peuple européens, et ne se montrera point intraitable. Ce dont il faut se garder surtout, c’est de compromettre le sérieux des négociations en laissant voir qu’en aucun cas les puissances qui viennent de mettre en avant les principes de la justice et de l’humanité, les obligations des traités, les intérêts généraux de l’ordre européen, ne seraient disposées à défendre par les armes ces principes, ces obligations, ces intérêts. La guerre est sans doute un mal, et l’on ne saurait faire trop d’efforts pour la détourner ; mais on ne s’y soustrait parfois momentanément que pour appeler sur soi des maux encore plus grands. Une des plus funestes illusions des opinions conservatrices est de croire que rien n’est perdu quand à tout prix la paix est conservée. Nous n’appelons point la guerre et nous aimons la paix ; cependant, même au prix de la paix, nous ne voudrions point que ce grand procès qui vient de s’ouvrir en Europe, et d’où dépend le sort de la Pologne, se terminât à la confusion de ceux qui l’ont entrepris, et surtout de la France. Que ceux qui seraient disposés à s’applaudir de la conservation d’une paix achetée par ce grand désastre moral veuillent bien réfléchir aux conséquences de la situation qui s’ouvrirait alors pour l’Europe.

Après s’être avancées si loin, la France, l’Angleterre et l’Autriche auraient reculé en avouant leur impuissance. La Russie aurait encore une fois triomphé, et la Pologne retomberait dans ses cachots, sur ses gibets, dans ses travaux forcés de Sibérie, domptée par le grand vainqueur Mouravief. Quel exemple ! quels en seraient les enseignemens à travers le monde ? quel profit pour la conservation sociale et politique en Europe ? La première des vertus conservatrices est le patriotisme. Nous autres, Français Anglais, Allemands, les heureux de l’Europe, nous nous croyons patriotes : nous le sommes, soit ; mais c’est pour nous une vertu facile, elle ne subit aucune épreuve. Nous ne sommes pas mis en demeure de relever le drapeau de la patrie sous les coups de l’oppresseur étranger, d’aimer notre pays jusqu’à la mort. Il y a en ce moment en Europe des hommes à qui ce martyre est demandé ; nous les avons vus, nous les voyons quitter nos villes, s’arracher aux séductions de la vie, emportant en eux les âmes de leurs mères, et courir, pour rendre témoignage à leur pays, sans espoir et sans illusion pour eux-mêmes, non pas vers la mort enivrante des grands champs de bataille, mais vers les plus cruels et les plus ignominieux supplices. En vérité les héros, on dirait presque les saints du patriotisme, ce sont les pendus de Dunabourg et de Wilna. Et notre époque serait si aride que la vertu du patriotisme consacré par de tels dévouemens y devrait succomber sous la tyrannie d’un Mouravief ! On a reproché aux Polonais d’être des révolutionnaires. « Savez-vous, s’écrie le noble et éloquent auteur de la Pologne et la cause de l’ordre, savez-vous, vous qui les accusez, ce que c’est que la vie d’un Polonais de nos jours ? Savez-vous par quel travail de passion, de désespoir et de foi se forment ces âmes polonaises, dont le monde admire aujourd’hui les exploits ? — Dès l’instant où il parle, dès cet instant où toutes les mères enseignent à leur fils Dieu, l’honneur et le devoir, la mère polonaise enseigne déjà au sien la patrie. C’est le seul moment qui lui soit laissé pour prononcer cette parole, et il faut que l’enseignement soit assez fort pour suffire à toute une vie, Aussi dès lors, à l’âge le plus riant de l’enfance, sur les genoux de sa mère, l’enfant apprend qu’il est né maudit par l’ordre humain, mais qu’il doit fièrement porter sa malédiction. Devant sa blonde petite tête se pressent déjà les images sanglantes des souffrances des ancêtres, des images de mort, de cachot et d’exil, de frein rongé dans le silence ; — dans son pauvre cœur d’enfant, sa propre mère renouvelle tous les jours les angoisses des trois partages. Il apprend dès lors, chose inconcevable, qu’il est un bien, une vérité, un amour, qu’il doit cacher à tous les yeux ; qu’il est des cas où il doit feindre le mal pour ne pas s’exposer à la vengeance des oppresseurs ; qu’il est un devoir sacré qu’il n’est pas libre de remplir au grand jour. À l’école, objet de haine et de mépris pour ses camarades russes ou ses professeurs, il dévore l’injure, il déguise sa pensée, il conspire en étudiant mystérieusement l’histoire et la poésie nationale. Dans sa jeune intelligence se pose déjà impérieusement le terrible problème de la délivrance. Il les moyens, il étudie les projets, il s’associe à toutes les entreprises. La fin de l’éducation, si ardemment attendue ailleurs, l’inquiète, car lirait que toutes les voies de la vie sont fermées devant lui. — Il ne servira l’oppresseur ni dans ses hordes armées, ni dans ses ignobles bureaux ; les carrières libérales n’existent pas pour lui ; de quelque côté qu’il se tourne, il voit son chemin se bifurquer entre la médiocrité et le déshonneur. » Certes, si jamais le désespoir a donné le droit à des hommes d’attaquer un ordre politique inique par les moyens révolutionnaires, c’est bien à ces Polonais dont le martyre moral commence dès l’enfance. A-t-on vu cependant sortir de leur sein un révolutionnaire aussi audacieux et aussi violent que le général Mouravief ? Pour vaincre l’insurrection, ce général n’a pas craint de recourir à la plus odieuse des guerres sociales. Il s’efforce de soulever les paysans contre les propriétaires. Il organise de sang-froid une jacquerie. Il fait contre les propriétaires une loi des suspects, et ce sont les paysans, auxquels il promet le profit des confiscations, qu’il charge de découvrir et d’arrêter ceux qu’ils soupçonnent de favoriser les rebelles ! Vit-on jamais une œuvre révolutionnaire et une tentative de désorganisation sociale aussi démoralisante ? Le général Mouravief s’est chargé de réaliser sous nos yeux la parole de M. Hertzen : « Le gouvernement russe, après avoir travaillé vingt ans, est parvenu à allier d’une manière indissoluble la Russie à l’Europe : révolutionnaire. » Si on laisse encore une fois et par de tels moyens écraser la Pologne par la Russie, ce n’est pas seulement dans le patriotisme que les intérêts conservateurs auront reçu une profonde atteinte, c’est dans la propriété même et dans les bases de l’ordre social. La Pologne rejettera sur le continent ses fermens de révolution, et la Russie, enhardie par sa victoire, reprendra vis-à-vis de l’Occident une attitude menaçante, qui cette fois ne fera pas courir à l’ordre social de moindres périls qu’à l’ordre politique. Politiquement nous laisserions détruire l’œuvre de la guerre de Crimée. La Pologne terrassée, la Russie pourrait reprendre sans obstacle la propagande panslaviste, qui livre à son influence sur les points les plus malades de l’Europe des populations si nombreuses et si inquiètes. Devant l’impuissance de la France et la systématique abstention de l’Angleterre, on verrait se resserrer nécessairement cette solidarité des puissances copartageantes, cette alliance des puissances du Nord que nous avions brisée en Crimée et en Italie. Enfin, si les démarches tentées en commun par la France, l’Angleterre et l’Autriche demeurent sans résultat, c’est que les cabinets n’auront pu se mettre d’accord pour soutenir leur procédure diplomatique par une action efficace, c’est que des divisions auront éclaté entre eux, c’est que des calculs égoïstes et des défiances obstinées les auront publiquement séparés. À de tels résultats que gagneraient, nous le demandons, les intérêts conservateurs ? Si la guerre est nécessaire pour faire prévaloir les justes droits de la Pologne, avec l’alliance de la France, de l’Angleterre et de l’Autriche, cette guerre ne pourrait donner d’inquiétudes aux intérêts conservateurs, et devrait même plutôt consolider l’ordre européen. Au contraire, la nécessité de la guerre étant démontrée, si, au lieu de l’affronter, on aimé mieux sacrifier la Pologne, de quelle valeur sera la paix que l’on aura conservée ainsi ? On laissera le monde se repaître du spectacle le plus démoralisant, on laissera triompher en Pologne sur le patriotisme blessé à mort l’arbitraire effréné et la révolution sociale, on aura ranimé toutes les ambitions de la Russie et relevé son prestige, on aura restitué à la cour de Pétersbourg sa prépondérance sûr Vienne et Berlin, on aura affiché entre l’Angleterre et la France des divergences graves qui nourriront au cœur de notre pays d’amers ressentimens : objet de toutes les défiances et justement blessée, la France retombera dans un isolement chagrin. Y aurait-il une paix plus précaire, environnée de plus de périls que celle-là ? Les conservateurs qui désirent une telle paix croient-ils qu’ils y trouveraient la sécurité, et que les difficultés dont elle serait remplie ne leur ouvriraient pas les yeux, mais trop tard ? Il ne devrait point y avoir en France de conservateurs de cette nature. Nous ne pouvons malheureusement nous dissimuler qu’il en existe un trop grand nombre en Angleterre. Il serait puéril de feindre d’ignorer les motifs de l’inconséquence prodigieuse dont les Anglais vont nous donner le spectacle, si l’on en juge par les discours qui ont été prononcés hier soir à la chambre des lords à propos de la motion de lord Grey. Si lord Russell devait si tôt déclarer que l’Angleterre ne veut pas faire la guerre pour la Pologne, sa dépêche devient un colossal contre-sens. Il faut que le noble lord soit doué d’une merveilleuse confiance dans son talent de persuasion, s’il pense réellement que la cause de la Pologne ne peut être gagnée que par la raison, et s’il se croit de force à faire entendre raison aux politiques de l’école de Mouravief. Nous ne pouvons voir dans cet amour de la politique de la raison qui s’est emparé de lord Grey, de lord Russell et de lord Derby, qu’un fonds de défiance pour la politique de la France. C’est le fruit de la brusquerie que nous avons mise à terminer la guerre d’Orient, de nos coquetteries imprévoyantes avec la Russie, et de l’annexion de la Savoie. Les Anglais ne veulent plus croire que le gouvernement français puisse faire la guerre pour une idée. Nous avions prévu ces rancunes, nous avions prévu les difficultés qu’elles feraient naître le jour où nous aurions besoin du concours de l’Angleterre pour soutenir une grande cause libérale dans le monde, et nous n’avions pas craint de blâmer en temps opportun des actes qui nous susciteront encore plus d’un embarras. Un personnage devenu ridicule, M. Roebuck, qui a réalisé dans sa carrière la fable de la grenouille qui veut se faire aussi grosse qu’un bœuf, s’est figuré l’autre jour qu’il allait réunir la France et l’Angleterre dans une même action politique en divulguant très indiscrètement une conversation qu’il aurait eue avec l’empereur, et de laquelle il résulterait que le gouvernement français serait prêt à s’unir à l’Angleterre pour reconnaître les états confédérés. Certes, si les Anglais ont en ce moment une passion de monomane, c’est la haine des États-Unis et l’amour des confédérés. Les avances que M. Roebuck a cru devoir, faire en notre nom à la chambre des communes ont eu un succès peu flatteur, et il paraît aujourd’hui qu’elles ne nous ont point gagné le concours de l’Angleterre dans la question polonaise. À notre avis pourtant, l’Angleterre pousse trop loin le ressentiment des petits griefs que nous avons pu lui fournir, et qui devraient, ce semble, être effacés par les importantes satisfactions qu’elle a reçues de nous. En tout cas, si son isolement est superbe, il n’est point adroit : le meilleur moyen pour elle de contrecarrer les projets ambitieux qu’elle nous suppose serait de s’associer plus souvent à nous. À l’heure qu’il est par exemple, sa présence au Mexique eût été gênante pour nous ; si elle eût bien voulu nous accompagner dans la guerre d’Italie, la question romaine serait peut-être résolue, et nous ne jurerions pas que nous y eussions gagné la Savoie.


E. Forcade.
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ESSAIS ET NOTICES.


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LE PRINCE ALBERT.[1]


« Ce livre, a dit M. Guizot, est un acte de tendre piété conjugale et royale. Il a été publié par l’ordre et avec la sanction de la reine Victoria. Durant la vie du prince Albert, la reine avait plus d’une fois désiré faire connaître au monde l’appui vigilant et inappréciable que son époux lui prêtait dans la conduite des affaires publiques. Et maintenant elle a voulu consacrer à la mémoire de celui qu’elle a tant honoré et tant aimé un souvenir qui est en même temps un hommage rendu à la publicité anglaise. Le recueil des discours prononcés par le prince est précédé d’une introduction destinée non pas à raconter sa vie, mais à peindre son caractère. L’auteur a gardé l’anonyme, mais il n’a pas laissé ignorer que l’inspiration de ces pages touchantes, remplies de détails précis et sympathiques, était due à la reine elle-même, et les Anglais ont été unanimes pour reconnaître le charme d’un portrait tracé avec une exactitude si fidèle.

Passionné pour le bien et pour la vérité, avec une conscience aussi élevée que délicate et cette puissance d’aimer et d’admirer qui est le signe caractéristique des grands cœurs, bienveillant par instinct et par raisonnement, nature essentiellement affectueuse et douce, unissant au bon sens anglais quelque chose de la poésie rêveuse de la race germanique, savant, artiste et homme d’état, esprit ouvert à toutes les idées, âme ouverte à toutes les vertus, père judicieux et tendre, ami et précepteur de ses enfans, justement fier du titre de premier sujet de la reine, et attaché à sa royale compagne par un dévouement profond et chevaleresque, le prince-époux a su se montrer digne de l’amour d’une noble souveraine et de la respectueuse gratitude d’un grand peuple. Nés à trois mois de distance, en 1819, le prince Albert et la reine Victoria avaient les mêmes pensées, les mêmes goûts, la même existence. C’étaient deux âmes faites l’une pour l’autre. La reine avait voulu se marier selon son cœur. Rien ne lui aurait fait accepter ces unions sans tendresse qui semblent une dérision de la loi qui les ratifie, et de la religion qui les consacre. En 1838, lors de son couronnement, elle avait distingué le prince, venu à Londres avec le duc de Saxe-Cobourg-Gotha, son père, et quelques mois après elle convoquait un conseil privé au palais de Buckingham pour annoncer qu’elle avait choisi son époux.

Rien n’était plus délicat, plus difficile que la situation de ce jeune prince exposé tout à coup à l’envie par l’éclat imprévu de sa fortune, à la défiance par sa qualité d’étranger. Quitter le calme profond d’une petite cour d’Allemagne pour le bruit et le grand jour de la vie publique anglaise, se faire estimer de tous sans porter ombrage à personne, ménager les susceptibilités des deux partis qui se partagent successivement le pouvoir, concilier dans une juste mesure l’obéissance du sujet et l’autorité conjugale de l’époux, exercer à côté du trône une influence sérieuse en respectant scrupuleusement les conditions du régime constitutionnel, c’était une tâche qui exigeait dans un homme de vingt ans une rare maturité d’esprit ; mais le prince Albert était une de ces natures d’élite chez lesquelles la sagesse vient avant l’expérience. M. Guizot, qui le vit à Londres en 1840, fut frappé du sens politique qui perçait, quoique avec infiniment de réserve, dans sa conversation. Lord Melbourne ne s’y était pas non plus trompé. Peu de temps après le mariage de la reine, et au moment où il allait être remplacé par le prince dans les fonctions de secrétaire privé, il écrivait une lettre dont l’avenir devait confirmer chaque ligne. « Lord Melbourne ne serait pas satisfait, est-il dit dans cette lettre datée du 30 août 1840, s’il ne répétait par écrit à votre majesté ce qu’il a déjà eu l’honneur de lui dire de vive voix au sujet de son altesse royale le prince Albert. Il a la plus haute opinion du jugement de son altesse, de sa modération et de sa discrétion, et c’est pour lui une grande consolation de penser qu’il laisse votre majesté dans une situation qui lui permettra de jouir d’une assistance aussi précieuse. Lord Melbourne tient pour certain que votre majesté n’a rien de mieux à faire que d’avoir recours aux avis d’un tel conseiller, lorsqu’elle sera embarrassée, et de s’en rapporter à lui en toute confiance. » Les hommes d’état anglais qui se sont succédé au pouvoir ont tous reconnu, comme sir Robert Peel l’avait fait, ce qu’on peut appeler la théorie constitutionnelle du mari de la reine. En 1854, lord Aberdeen eut l’occasion d’exposer cette doctrine devant le parlement, et personne ne la contesta. Le mari de la reine est membre du conseil privé ; il peut avoir une opinion sur les affaires les plus graves, et il a le droit de la faire connaître. Comme père des héritiers de la couronne, il peut et il doit donner à la reine tous les conseils que lui inspire sa sollicitude pour l’avenir de ses enfans. Son influence est donc aussi réelle que légitime.

Personne n’a mieux compris que le prince lui-même le caractère et l’étendue de ses devoirs. En 1850, lorsque le duc de Wellington lui fit l’offre si séduisante du commandement en chef de l’armée britannique, il ne crut pas pouvoir accepter cet honneur, et motiva son refus dans une lettre qui est le plus bel éloge de sa modestie et de sa sagesse. Il craignait que de nouvelles fonctions ne nuisissent à l’accomplissement de la tâche qui lui était dévolue, et c’est ainsi qu’il prenait soin de la définir. « Cette situation, écrivait-il, est particulière et très délicate. Bien qu’une femme ait sur le trône de grands désavantages en comparaison d’un roi, cependant, si elle est mariée, sa position a, d’autre part, beaucoup d’avantages qui compensent les inconvéniens, et, à la longue, elle se trouvera peut-être plus forte qu’un souverain ; mais ceci exige que le mari confonde absolument son existence individuelle avec celle de sa femme, qu’il ne prétende à aucun pouvoir personnel ou séparé, qu’il évite toute ostentation, qu’il ne prenne aux yeux du public aucune responsabilité spéciale ; il faut qu’il comble les vides que la reine, en sa qualité de femme, est nécessairement obligée de laisser dans l’exercice de ses fonctions royales, qu’il surveille attentivement et continuellement toutes les branches des affaires publiques, afin d’être en mesure de la conseiller et de l’assister à tout moment dans les nombreuses et difficiles questions qui lui sont soumises, et dans les devoirs internationaux, politiques, sociaux ou personnels qu’elles imposent. Comme chef naturel de sa famille, surveillant de sa maison, unique appui dans ses communications avec les chefs de son gouvernement, il n’est pas seulement le mari de la reine, il est le gouverneur des enfans royaux, le secrétaire particulier de la souveraine et son ministre permanent. »

Les prérogatives de la couronne en Angleterre sont plus étendues qu’on ne le suppose quelquefois parmi nous, et les rapports de la royauté avec le parlement comme avec le pouvoir exécutif ont souvent une grande importance. La reine Victoria, dès le début de son règne, s’est occupée avec le soin le plus scrupuleux des affaires publiques et de toutes les questions soit intérieures, soit étrangères. Elle a tenu à être exactement informée de ce qui se passe entre le Foreign-Office et les représentans des puissances, à recevoir les dépêches en temps utile, à examiner, pour pouvoir y donner son approbation en connaissance de cause, celles qui sont adressées au dehors. Non-seulement son influence a été décisive en ce qui touche les alliances de famille et les relations personnelles avec les souverains de l’Europe, mais son droit de nommer les ministres a mis bien des fois à l’épreuve son tact et sa sagesse. Associé, sans faste et sans bruit, à toutes les délibérations, le prince Albert a, pendant près d’un quart de siècle, trouvé le moyen de seconder sa royale compagne dans les rapports de la couronne avec le ministère, sans gêner ni offusquer le ministère lui-même. Passionné pour l’étude, et unissant la patience du savant aux vues élevées de l’homme d’état, il approfondissait toutes les questions avec un zèle infatigable.

La noblesse de son cœur et la sûreté de son jugement se révèlent dans ses discours. Son amour pour l’humanité en fait le principal mérite. Il était digne de comprendre cette belle parole de Massillon : « Les grands seraient inutiles sur la terre, s’ils n’y trouvaient des pauvres et des malheureux. » — « C’est notre devoir, disait-il à Birmingham le 22 novembre 1855, d’aider énergiquement, courageusement, sans nous lasser, la masse du peuple, par nos avis, notre concours et notre exemple. » Il avait accepté avec empressement la présidence de la société pour l’amélioration du sort des ouvriers, « heureux de témoigner sa sympathie pour cette classe qui porte la plus lourde part des travaux et reçoit la plus petite part des jouissances de ce monde. » Il dirigeait également une société de prévoyance et de secours pour les domestiques, et il prononça le 16 mai 1849 ces touchantes paroles : « Qui n’éprouverait le plus profond intérêt pour le bien-être de ses serviteurs ? Quel est le cœur, auquel manquerait la sympathie pour ceux qui nous servent dans les besoins journaliers de la vie, qui nous soignent dans la maladie, qui nous reçoivent lors de notre première apparition dans le monde et étendent leurs soins jusqu’à nos restes mortels, qui vivent sous notre toit, qui forment notre maison et font partie de notre famille ? » Convaincu que le pouvoir doit rester en communication perpétuelle avec le sol où sont ses racines, le prince Albert savait très bien que ce qui fait la force de la nation anglaise, c’est que nulle part il n’existe moins de jalousie et d’animosité entre les différentes classes. La noblesse a su se préserver des trois écueils contre lesquels se sont heurtées tant d’aristocraties : l’oisiveté, la morgue et l’esprit d’exclusion. Elle a su renouveler son sang et ses idées en ouvrant ses rangs aux illustrations qui se produisent hors de son sein et en se soumettant, dans toutes les circonstances, au contrôle salutaire de l’opinion publique, « N’en doutez pas, disait le prince, les intérêts des classes trop souvent mises en contraste sont identiques, et l’ignorance seule les empêche de s’unir à leur avantage mutuel. Tous les philanthropes doivent tendre à dissiper cette ignorance, et à montrer comment l’homme peut aider l’homme, quelles que soient les complications de la société civilisée. C’est tout particulièrement le devoir de ceux qui jouissent, par la bénédiction de la divine Providence, des bienfaits du rang, de la richesse et de l’éducation. »

Ce n’est pas seulement sur l’Angleterre que le prince portait ses regards. Sa pensée favorite était le rapprochement des peuples et le progrès de la civilisation générale. Son principal titre de gloire sera d’avoir été le promoteur d’une entreprise qu’on peut considérer comme le symbole vivant des tendances de ce siècle. Ces expositions universelles, qui depuis ont fonctionné trois fois avec une régularité si admirable, semblaient d’abord des utopies. On se plaisait, suivant la loi commune, à grossir les obstacles. Comment réunir sur un seul point les spécimens de tous les produits du globe ? où trouver les fonds nécessaires à la construction d’un palais assez vaste pour qu’on y puisse tenter une aussi gigantesque épreuve ? Le moyen de garantir tant de marchandises contre les risques de si longs voyages, de mettre de l’ordre dans cet immense chaos, de distribuer les récompenses dans un esprit d’impartialité assez Incontestable pour éviter les récriminations et les jalousies internationales ? Le prince Albert réfuta toutes les objections avec l’intelligence hardie que donne une conviction profonde. La grandeur de l’œuvre le soutenait, et bientôt l’opinion publique fut unanime pour le remercier de son heureuse initiative. « C’est pour moi, disait-il, une grande satisfaction de voir l’idée que j’avais émise rencontrer un concours et une approbation universels, car cela me prouve que mes vues sur les exigences particulières de notre temps répondent à celles du pays… Personne, parmi ceux qui ont consacré quelque attention aux traits essentiels de notre époque, ne peut douter un moment que nous ne nous trouvions dans une période de transition merveilleuse, qui tend rapidement vers le but indiqué par l’histoire tout entière, la réalisation de l’unité de l’espèce humaine, non d’une unité qui renverse les limites et fasse disparaître les signes caractéristiques des différentes nations sur la face de la terre, mais plutôt d’une unité qui sera le résultat et l’effet de ces variétés mêmes et de cet antagonisme dans les qualités nationales. » Le prince avait compris que ce qui domine dans les sociétés modernes, c’est le caractère cosmopolite. À l’égoïsme et à l’isolement des anciens âges succède une solidarité morale et matérielle qui fait concourir vers un but commun les efforts et les progrès de tous les peuples. Ce qui était local devient universel, et partout un même idéal se propose aux méditations des penseurs comme à l’activité des gouvernans. Obligés de suivre simultanément les affaires qui se passent sur tous les points du globe, les hommes d’état acquièrent en quelque sorte le don de l’ubiquité. Reliées entre elles par les fils électriques, on dirait que les capitales de l’Europe vivent aujourd’hui d’une existence commune et sont les quartiers d’une même ville. La routine est vaincue par l’échange incessant de toutes les forces de l’humanité, et l’industrie, touchée par la baguette magique de la science, marche de prodige en prodige. Les douanes et les frontières n’arrêtent ni l’essor des idées, ni les développemens du commerce. L’Océan ne ressemble plus à l’Oceano dissociabili du poète ; il rapproche au lieu de séparer.

L’exposition de 1851 a été le témoignage le plus éclatant de cette solidarité des peuples. En fournissant aux partisans du libre échange des argument plus précis que ceux qu’ils avaient jusqu’alors invoqués, en jetant de vives lumières sur la question des tarifs, l’une des plus controversées de notre époque, en démontrant les avantages de la concurrence pour résoudre le problème de la vie à bon marché, en prouvant avec quelle facilité et quelle célérité les marchandises les plus diverses peuvent être transportées d’un bout de l’Europe à l’autre, elle a ouvert une enquête générale d’où sont sorties les leçons les plus fécondes pour l’économie politique. Les tendances libérales qui se sont depuis lors produites et développées dans le domaine du commerce et de l’industrie procèdent directement de cette grande et solennelle épreuve.

Une de ses conséquences pratiques les plus heureuses a été un sincère rapprochement entre l’Angleterre et la France. L’alliance anglaise, après avoir été longtemps une théorie, devint une réalité. Plus de Français avaient traversé le détroit dans une saison que dans un siècle, et, en apprenant à se connaître, les deux peuples, si bien faits pour s’estimer et se comprendre, s’étonnaient des haines acharnées qui avaient divisé leurs ancêtres. Lord Granville disait avec raison à l’Hôtel de Ville de Paris en 1851 : « Un pas énorme et sans exemple s’est fait cette année pour la destruction d’antipathies et de préjugés nationaux. » Les princes, comme les nations elles-mêmes, eurent, à partir de cette époque, des relations fréquentes. En 1854, l’empereur Napoléon III était à Boulogne, présidant aux exercices militaires d’un camp formé sur cette partie du littoral où se concentrait, au commencement du siècle, une armée destinée à envahir les trois royaumes. Non-seulement l’Angleterre vit sans défiance cent mille hommes manœuvrer sur ce point célèbre, mais le prince Albert y Vint rendre visite au souverain français, afin de donner par sa présence une preuve du changement qui, depuis le premier empire, s’était produit dans les esprits.

Personne ne comprenait mieux que le prince Albert la majesté de ces grands spectacles, et nul n’était plus fier que lui de la prospérité de sa patrie d’adoption. De leur côté, les Anglais le considéraient comme le premier de leurs compatriotes : il avait conquis légitimement les lettres de naturalisation qui lui avaient été accordées à l’époque de son mariage. Feld-maréchal, conseiller privé, jouissant d’une dotation annuelle de 30,000 livres sterling, colonel du 11e de hussards et des grenadiers de la garde, gouverneur de Windsor, chevalier de la Jarretière, chancelier de l’université de Cambridge, il méritait tous les honneurs réunis sur sa tête, et lorsqu’en 1857 il reçut le titre de prince-époux, qui le plaçait au-dessus des altesses royales des cours étrangères, ce fut aux applaudissemens de la nation. Les Anglais, qui attachent tant de prix à la vie intérieure et à la sainteté de la relation conjugale, lui savaient gré du bonheur exemplaire qu’il donnait à leur reine. Chaque année ajoutait à la considération sympathique dont son nom était entouré, et chaque jour il acquérait de nouveaux droits à l’estime générale, qui était sa plus belle récompense. De plus en plus dévoué aux études scientifiques, il présidait en 1860 le quatrième congrès de statistique internationale (le premier s’était tenu à Bruxelles en 1853, le second à Paris en 1855, le troisième à Vienne en 1857). L’idée de ces congrès si utiles à l’alliance raisonnée des intérêts publics avait pris naissance lors de l’exposition de 1851, et le prince y attachait avec raison la plus haute importance. Il désirait voir s’établir entre les différens peuples une complète uniformité de poids, de mesures et de monnaies, et dans son remarquable discours du 16 juillet 1860, qui termine dignement le recueil publié par la reine, il insistait sur la nécessité de trouver et d’appliquer de grands principes sur lesquels il fût possible de fonder ce qu’il appelait si bien « l’action commune des peuples. » Il réclamait des cadres uniformes pour les informations à recueillir sur le même ordre de faits dans les différens pays, et de vastes enquêtes résultant de méthodes identiques. « Je serais vraiment heureux, disait-il, si je pouvais espérer que cette réunion posera les bases d’un édifice qui sera naturellement long à construire, et qui exigera de la part des générations futures des efforts laborieux et persévérans, mais qui doit faire faire de grands progrès au bonheur de l’humanité, en amenant les hommes à reconnaître les lois éternelles dont dépend ce bonheur général. »

Le prince Albert se préparait à diriger la nouvelle exposition universelle annoncée pour l’année 1862, et il voyait approcher avec joie une époque où son dévouement pour la science et son amour pour le travail trouveraient tant d’occasions de s’exercer utilement. La Providence en avait autrement décidé. Au commencement du mois de décembre 1861, il s’était rendu à Cambridge, auprès du prince de Galles. Dans le voyage il prit froid, ce qui ne l’empêcha pas d’assister le lendemain à une revue de volontaires. Aussitôt le refroidissement se compliqua d’une fièvre ardente, et le prince se sentit mortellement atteint. Il appela sa fille, la princesse Alice, la pria de veiller sur sa mère, de la préparer au malheur qui était imminent, et, entouré de la famille qu’il chérissait, il mourut le 14 décembre avec la dignité et le calme de l’homme de bien. Privée de cet époux qu’elle appelait elle-même « la vie de sa vie, » la reine fut accablée de l’affliction la plus profonde, et ses sujets s’associèrent à son deuil comme ils s’étaient associés à ses joies. Quatre ans auparavant, lorsque sa fille ainée, la princesse Victoria, avait épousé le prince royal de Prusse, toutes les classes de la population, en faisant éclater leur enthousiasme pour celle qui savait si bien concilier ses devoirs de femme et de souveraine, lui souhaitaient dans le bonheur de son enfant la récompense des nobles exemples qu’elle avait donnés sur le trône, et maintenant son royaume, qui est vraiment sa famille, lui témoignait une sympathie plus vive encore et partageait toutes ses douleurs.

Le jour des funérailles, la ville de Londres, ordinairement si bruyante, paraissait comme frappée de stupeur. Les transactions étaient arrêtées, la vie suspendue ; chacun déplorait, comme une calamité publique, la fin prématurée de ce prince de quarante-deux ans, hier encore dans toute la force des espérances et de la santé. La reine Victoria s’est dévouée tout entière au souvenir de son époux, et la mort elle-même n’a pu rompre la communauté de ces deux âmes. Son principal désir a été de se conformer religieusement aux intentions du prince, de réaliser ses idées, de mener à bien ses entreprises. Après un an et demi d’une retraite absolue, la reine vient de retourner à Londres. Sa première démarche a été de se rendre à ce palais de l’exposition de 1851 qui s’était élevé, pour ainsi dire, à la voix de son époux. Sa visite a été suivie, dans le Court-Circular, de quelques observations dont le pays tout entier a été frappé. Le projet de faire acheter l’édifice par l’état avait soulevé des objections ; mais lorsqu’on a rappelé que cette idée était un des plans favoris du prince Albert, le ministère et l’opposition se sont réunis, et, dans une pensée de déférence pour la reine, le projet a été adopté. C’est ainsi que, dans les grandes comme dans les petites choses, la reine Victoria s’applique à rendre un perpétuel hommage à celui qu’elle a tant aimé. « Digne d’admiration et de respect dans toutes les conditions humaines, a dit M. Guizot, cette tendresse fidèle, active et ambitieuse pour une mémoire chérie est encore plus touchante sur le trône. » Jamais la souveraine de l’Angleterre ne s’est montrée aux yeux de son peuple sous un aspect plus vénérable que depuis qu’elle apparaît au foyer domestique, douce et majestueuse, couvrant d’un voile de deuil son sceptre et sa couronne, ornée de ses enfans et de ses vertus, avec ce je ne sais quoi d’achevé que nulle femme ici-bas ne peut porter sur un visage où la douleur n’a pas gravé son signe auguste.


I. DE SAINT-AMAND.
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LES ARCHIVES SAXONNES.


Deux publications récentes faites à Dresde offrent à qui en a pu profiter l’occasion de rendre hommage à l’hospitalité libérale avec laquelle l’important dépôt des archives de Saxe est ouvert aux étrangers[2]. Les frontières de la Saxe étaient jadis fort étendues, de sorte que son histoire générale implique celle de la Pologne d’un côté, de l’autre celle d’une grande partie de la Thuringe, c’est-à-dire d’un pays qui, depuis Luther et Mélanchthon jusqu’à Goethe et Schiller, est resté à la tête de la civilisation allemande. La position centrale de la Saxe l’a d’ailleurs mise en contact avec tout le reste de l’Allemagne et la plus grande partie de l’Europe ; Son gouvernement, dont les agens à l’extérieur étaient depuis longtemps nombreux et actifs, n’était resté étranger à aucune des grandes affaires qui avaient agité les derniers siècles. De plus, les usages constans d’un vieux despotisme administratif avaient accumulé entre les mains de l’état un nombre infini de documens et de correspondances, le gouvernement revendiquant, après la mort des princes de la famille régnante ou des fonctionnaires, tous les papiers qui se trouvaient en leur possession, souvent même les plus étrangers aux intérêts publics. C’est avec ces matériaux que fut formée à Dresde en 1834 l’Archive royale de Saxe, qui comprend plus de trois cent mille documens et une série considérable de correspondances.

M. de Weber, appelé depuis quatorze ans à la direction de ces archives, a commencé par y mettre en ordre les documens modernes ; de concert avec le gouvernement saxon, il en a facilité l’accès aux travailleurs allemands ou étrangers ; payant enfin d’exemple, après avoir convié les savans à ne pas négliger une source d’informations féconde ; il y a puisé lui-même et a livré au grand jour ce que d’autres à sa place auraient peut-être soigneusement caché. On ne saurait trop répéter qu’une publicité si libérale fait grand honneur à l’archiviste et à son gouvernement. Nous savons plus d’un état où il serait à désirer qu’on s’inspirât d’un tel exemple.

La première publication de M. de Weber, Aus vier Jahrhunderten, présente en quatre volumes un ensemble complet par lui-même. Dans ce vaste cadre de quatre cents ans, ou plutôt de trois cent cinquante environ, car l’ouvrage commence au XVIe siècle seulement pour s’étendre jusqu’à nos jours, s’offre à nous un curieux mélange de documens historiques n’ayant entre eux aucun lien, si ce n’est celui d’une habituelle relation avec l’histoire saxonne, mais fort instructifs pour qui veut pénétrer dans la vie des temps passés. Nulle part on ne trouvera des détails plus précis sur la condition des petites cours allemandes aux XVII et XVIIIe siècles, sur les superstitions et les passions populaires, et sur maints personnages excentriques, produits de ces passions eux-mêmes, ou qui les ont exploitées. Cet ouvrage devient plus particulièrement précieux pour nous quand il donne les lumières les plus inattendues sur les événemens ou les personnages qui nous touchent de plus près. Par exemple M. de Weber a rencontré dans les papiers d’un baron de Just, envoyé saxon en Angleterre au commencement de 1816, un écrit rapportant une conversation qui eut lieu entre Napoléon et M. Littleton, membre du parlement anglais, à bord du Northumberland, dans la journée du 7 août 1815. Las Cases et d’autres historiens disent quelques mots de cette conversation sans la rapporter ni sans doute la connaître en entier. M. de Weber s’est livré à une longue recherche bibliographique au sujet de cet écrit ; il est arrivé, grâce seulement aux célèbres Notes and Queries, à ce résultat que ladite conversation a tout au plus été publiée, peut-être par extraits, dans une brochure tirée a cinquante-deux exemplaires et introuvable aujourd’hui. Bien que la pièce retrouvée à Dresde soit, pour la plus grande partie, écrite en anglais, beaucoup de fragmens y ont été conservés en langue française, notamment les réponses de l’empereur, quand M. Littleton se croit sur de son souvenir. Et pourtant on a peine à croire que ce souvenir ait été fidèle quand on lit ces paroles irritées, quoique désormais impuissantes : « Vous agissez comme une petite puissance aristocratique et non comme un grand état libre. Je suis venu m’asseoir sur votre sol ; je voulais vivre en simple citoyen anglais. Peut-être ce que vous faites est-il prudent, mais ce n’est pas généreux. Si vous n’aviez d’autre dessein que d’agir suivant les règles de la prudence, pourquoi ne pas me tuer ? Vous avez souillé le pavillon et l’honneur national en m’emprisonnant comme vous le faites. Vous avez flétri votre pavillon ; la postérité vous jugera… J’avais mon grand système politique. Il était nécessaire d’établir un contre-poids à votre énorme puissance sur mer. Je voulais rajeunir l’Espagne, et faire pour elle beaucoup de ce que les cortès ont tenté depuis. Je ne dis pas que l’idée d’amener la perte de l’Angleterre ne m’ait pas, pendant vingt années de guerre, passé par la tête,… c’est-à-dire votre perte, non, mais votre abaissement ; je voulais vous forcer à être justes, ou plutôt moins injustes… Vous avez été à Pétersbourg, monsieur, et vous dites que vous avez entendu les Russes dire du bien de moi. Pourquoi me haïraient-ils ? Je leur ai fait la guerre, voilà tout… Je voulais rétablir la Pologne ; c’est une grande nation. Poniatowski en était le véritable roi. Avez-vous été à Moscou ?… Ce n’est pas moi qui ai brûlé Moscou… C’est une île de fer, cette Sainte-Hélène, et un climat malsain… » Puis il parlait des Bourbons, des difficultés que leur opposerait un pays auquel on les imposait par la force. Il s’étendait avec une complaisance évidente sur les ressources qui restaient, disait-il, à la France, sur les progrès de la chimie industrielle, qui lui permettait, en bien des cas, de se passer de l’étranger, sur la production indigène du sucre de betterave, sur l’industrie de l’indigo et sur une ancienne loi de Henri IV a ce sujet, qu’il avait lui-même renouvelée. L’Angleterre avait de célèbres chimistes, mais la science n’était pas descendue chez elle à des applications pratiques aussi généralement répandues qu’en France.

Nous ne pouvons nous proposer ici de rendre un compte exact de quatre volumes dont les matières sont si variées. Il nous suffira de nommer, parmi les noms célèbres auxquels se rattachent les principaux documens publiés, le maréchal de Saxe et son illustre descendance jusque dans notre temps, le mystérieux comte de Saint-Germain, la princesse Palatine, mère du régent, le comte de Konigsmark, don Carlos d’Autriche, Théodore de Neuhoff, roi de Corse, etc. Le peu de rapport de ces noms entre eux donne une juste idée de la manière dont l’ouvrage se présente, et cela nous amène à présenter à l’auteur deux objections : pourquoi d’abord s’est-il abstenu d’indiquer soigneusement pour chaque pièce employée par lui dans quelle correspondance et même dans quelle liasse elle se retrouverait aux archives de Dresde ? En second lieu, l’historien qui consulte l’ouvrage se prend à regretter que ces quatre volumes, déjà précieux assurément, n’offrent pas autant de ressources pour l’histoire politique et diplomatique que pour la peinture des mœurs et la curiosité.

M. de Weber, à la vérité, paraît avoir répondu à cette dernière objection par la publication nouvelle qu’il a récemment entreprise de concert avec le célèbre historien M. Wachsmuth. On sait avec quelle facilité se fondent en Allemagne des recueils érudits : un savant dont le nom inspire la confiance appelle à lui quelques hommes de mérite, et s’engage à donner tous les trois mois deux ou trois études d’histoire, de philologie ou de science ; un public suffisant ne manque jamais à ces sortes de recueils, dont un certain nombre sont parvenus à une véritable célébrité. C’est ainsi que M. de Weber vient de fonder un périodique intitulé : Archives pour l’histoire de Saxe, dans lequel il se propose d’abord de faire, connaître, avec le concours des hommes spéciaux, tout ce que le dépôt public de Dresde contient de négociations, de mémoires et de correspondances offrant un véritable intérêt politique, ensuite de centraliser tous les travaux inédits se rapportant, de loin ou de près, à une branche de l’histoire saxonne. M. de Weber lui-même a écrit dans les premières livraisons du recueil une biographie fort étendue de l’un des principaux hommes d’état saxons, du comte d’Einsiedel, qui, de 1794 à 1831, ne quitta pas les affaires publiques.

Pendant la plus grande partie de sa longue carrière, le comte d’Einsiedel fut le ministre dévoué de l’honnête Frédéric-Auguste, allié fidèle de Napoléon. En donnant, avec le secours des renseignemens jusqu’à ce jour inconnus que lui présentaient les archives royales, une biographie étendue de cet homme politique, M. de Weber a restitué une page importante, non pas seulement de l’histoire de son pays, mais de celle encore de l’Allemagne et de l’Europe pendant le premier tiers si agité du XIXe siècle. A côté des intéressans détails qu’il fait connaître sur l’infatigable travail intérieur par lequel le comte d’Einsiedel s’efforçait de diminuer ou de guérir en Saxe les malheurs inséparables de la guerre, l’auteur se trouve appelé à publier des pièces d’une incontestable et précieuse authenticité concernant les grands événemens de cette époque. Il faut compter dans ce nombre un utile récit des divers incidens de la grande journée du 18 octobre 1813 par un témoin qui y avait été fort mêlé. — Il était déjà midi, et la bataille de Leipzig était à peu près décidée, quand un aide de camp, M. de Nostitz, vint dire au roi que la cavalerie saxonne avait déjà passé à l’ennemi ; l’infanterie, commandée par le général Ryssel, menaçait d’en faire autant, si le roi lui-même ne se décidait à répudier immédiatement l’alliance de Napoléon. On attendait une réponse suprême. Frédéric-Auguste n’hésita pas, et un ordre royal fut immédiatement adressé au général Zeschau en ces termes : « Général, j’ai placé ma confiance dans mes troupes, et je suis moins disposé en ce moment que jamais à m’en dédire. Elles n’ont pas de meilleur moyen de me prouver leur fidélité qu’en accomplissant leur devoir. J’attends de vous que vous fassiez tous vos efforts pour les y retenir. » Une heure après, Zeschau, ayant ramené en arrière le petit nombre de Saxons restés fidèles, environ sept cents hommes, venait annoncer au roi la défection du reste de l’infanterie saxonne. — Le lendemain 19 octobre eut lieu la scène des adieux de Napoléon à la famille royale de Saxe, que M. Thiers a brièvement racontée. « Relevant fièrement son visage grave, mais non abattu, dit-il, l’empereur exprima l’espoir de redevenir bientôt formidable derrière le Rhin, et promit de ne pas stipuler de paix dans laquelle la Saxe serait sacrifiée… » Le témoin cité par M. de Weber confirme ces traits au milieu de son récit : « Le matin du 19 octobre, pendant que l’armée française défilait entre la ville et les faubourgs, le duc de Bassano vint, vers huit heures, trouver le comte d’Einsiedel pour lui faire part des vues de l’empereur sur la situation politique de Frédéric-Auguste, et pour lui laisser trois ordres chiffrés adressés aux commandans français à Dresde, Torgau et Wittenberg. À neuf heures environ, l’empereur lui-même arriva pour faire ses adieux à la famille royale. Son attitude extérieure était parfaitement calme, et pendant sa conversation avec le roi il par la fort peu des rapports avec les alliés ; il dit seulement que le roi serait requis et forcé de se tourner contre lui, que sa majesté aurait peut-être mieux fait de le suivre jusqu’à Weissenfels, pour engager de là ses négociations avec les puissances coalisées ; d’ailleurs il donna l’assurance à la reine qu’il reviendrait et qu’il la reverrait à Dresde, et il lui manifesta par les plus fortes expressions son étonnement de la défection de son frère, le roi de Bavière, défection qu’il venait d’apprendre, et qu’il méditait de punir quand le temps serait venu. À son départ, il passa, encore à cheval devant le front du bataillon de la garde qui se trouvait sur la place du marché, et déclara aux troupes qu’il leur confiait la garde du roi son allié. » Ainsi se termina un des actes de la grande tragédie de Leipzig.

On sait quelle cause d’incertitude et de trouble ce fut pour les négociateurs du congrès de Vienne que la question de savoir comment ils devraient disposer des états du roi de Saxe. La Russie voulait la Pologne, et la Prusse voulait Dresde ; mais l’Autriche n’entendait pas qu’on livrât à ces puissances les défilés, de la Bohême, dont le grand Frédéric et Napoléon avaient signalé la haute importance, et elle se montrait, ou peu s’en faut, prête à recommencer une guerre pour empêcher ce qu’elle appelait une double usurpation fort désastreuse. D’autre part, les états allemands de second ordre ne pouvaient de gaité de cœur abandonner la cause de la Saxe, avec laquelle se confondait la leur, et ils déclamaient avec vivacité contre ce qu’ils appelaient l’avidité de la Prusse, la tyrannie de la Russie, la faiblesse de l’Autriche. L’Angleterre, de son côté, ne devait pas être d’humeur à laisser la Russie et la Prusse se fortifier outre mesure, et Louis XVIII enfin souhaitait de faire quelque chose pour son cousin le roi de Saxe. L’écho de ces craintes, de ces désirs, nous est livré dans certaines lettres de Frédéric-Auguste, du prince Antoine, son frère, et de Louis XVIII lui-même, publiées pour la première fois. Les nombreux détails relatifs à la question saxonne pendant le congrès y sont clairement déduits, et c’est tout un grave épisode d’histoire diplomatique qu’on expose ainsi.

Une fois le sort nouveau de la Saxe fixé, le comte d’Einsiedel se livra aux soins de l’administration intérieure avec une attention dévouée, et il ne fut détourné de sa tâche patriotique que par un petit nombre d’affaires extérieures. On lira avec intérêt parmi ces dernières les difficultés que lui suscitèrent la présence à Dresde d’un jeune libéral français, devenu depuis un homme d’état et un philosophe illustre, son arrestation dans la matinée du 14 octobre 1824, son extradition demandée par la Prusse, et la petite émeute qui, dans les rues de Dresde, voulut s’opposer à la condescendance obligée du cabinet saxon en cette circonstance envers le gouvernement prussien.

À côté de ces pages d’histoire contemporaine, le recueil de M. de Weber contient des travaux fort variés : un travail de bibliographie raisonnée sur les écrivains de l’histoire nationale depuis le commencement du XVIe siècle, par M. Wachsmuth ; une étude profondément érudite sur les différentes branches de la nation des Suèves dans l’Allemagne centrale au commencement du moyen âge, par M. Fraustadt ; des études militaires et d’archéologie locale, et enfin une importante dissertation de M. Helbig concernant un des grands épisodes de l’histoire diplomatique au XVIIe siècle. On sait quel ascendant la paix de Westphalie avait assuré à la France dans toute l’Allemagne. Le droit de protection que la France avait conquis sur les différens princes germaniques s’était transformé bientôt en une domination véritable, supérieure à celle que l’empereur lui-même exerçait. M. Mignet a magistralement exposé ces triomphes de la diplomatie française au commencement du règne de Louis XIV, mais il n’a pas prétendu épuiser un si vaste sujet, et chacune des archives étrangères que le zèle historique de notre temps explore révèle quelque entreprise nouvelle d’une politique active et bien servie. M. Helbig a retracé, d’après les documens inédits conservés dans les archives de Dresde, l’histoire d’une de ces négociations nombreuses qui ont eu, après le traité de Munster, pour but constant et pour effet dégrouper autour de la France un nombre toujours plus considérable de petits souverains devenus dociles. Il s’agit cette fois de l’électeur de Saxe Jean-George II. M. Helbig raconte les circonstances curieuses du traité qui fut conclu avec lui en 1664. La politique-de Louis XTV avait sur cette alliance des vues fort étendues. On écrivait de Dresde que « la Saxe pourrait tenir en bride l’empire et la Suède, » et le cabinet de Versailles se préoccupait en effet sérieusement de créer au nord de l’Allemagne une puissance imposante, qui fût dévouée aux intérêts français. On sait comment la place fut bientôt prise par une monarchie dévouée à de tout autres intérêts. A partir de décembre 1666, un envoyé du gouvernement français, nommé Chasson, résida à Dresde, et veilla à ce que l’électeur ne s’éloignât pas de la ligne dans laquelle le retenait d’ailleurs le besoin d’abondans subsides. L’électeur et ses frères furent de constans appuis pour le vainqueur de la triple alliance et pour le négociateur de Nimègue. M. de Pomponne signa avec l’envoyé saxon Wolframsdorf à Saint-Germain, le 5 (15) novembre 1679, un traité dont les articles secrets stipulaient que l’électeur consacrerait tous ses efforts à faire décerner la couronne impériale à Louis XIV, « comme plus capable que tout autre, par ses grandes et héroïques vertus et par sa puissance, de soutenir la couronne impériale, de rétablir l’empire dans son ancienne splendeur, et de le défendre contre le voisinage du Turc. » Tous ces épisodes diplomatiques sont racontés par M. Helbig avec une précision qui apporte ça et là des rectifications et des additions aux textes déjà connus.

Les princes allemands n’étaient si soumis à l’ascendant politique de Louis XIV que parce que la civilisation élégante dont la France avait donné le signal les enveloppait de toutes parts. Ils cédaient à l’attrait d’un luxe qui les ruinait, et ils avaient après cela besoin de subsides. Ces envahissemens d’une culture étrangère déjà raffinée, et contrastant avec la simplicité germanique, donnaient lieu à une multitude de nuances dont nous sommes aujourd’hui fort curieux. M. Helbig a voulu sans doute ne faire acte que d’excellent érudit, écrivant dans un recueil qui puisait aux mêmes sources que le premier ouvrage de M. de Weber dont nous avons rendu compte, mais qui se proposait un autre but en s’enfermant plus exclusivement dans le pur domaine de l’histoire érudite. L’exposition savante qu’il a faite des négociations entre Louis XIV et l’électeur de Saxe pourra être ailleurs pour M. Helbig l’occasion d’un travail d’ensemble qui deviendra, avec un entier usage de tous les documens dont il dispose, une importante étude d’histoire diplomatique. M. Helbig a déjà prouvé qu’il joignait aux qualités du savant celles de l’historien : il est connu par un livre sur Gustave-Adolphe et les Électeurs de Saxe et de Brandebourg qui contient de nombreux documens inédits, et qui fait autorité. Il a récemment publié une étude spéciale des rapports diplomatiques entre le gouvernement de Louis XIV et la Pologne pendant les années 1692-1697 ; il a ensuite édité, en la commentant, une curieuse relation d’Isaïe Pufendorf, envoyé suédois à Vienne et frère du célèbre Samuel, sur l’empereur Léopold, sa cour et sa faible politique de 1671 à 1674. Les Suédois étaient alors, dans ces premières et brillantes années du règne de Louis XIV, nos fidèles alliés ; aussi Pufendorf expose-t-il dans cette relation les efforts qu’il a tentés à Vienne pour seconder les intentions politiques du grand roi : il s’agissait de forcer l’empereur à l’inaction pendant la guerre franco-hollandaise. Notre XVIIe siècle, toujours plus intéressant à mesure qu’on l’étudie et qu’on le connaît davantage, s’éclaire de lumières nouvelles grâce à tant de recherches. Involontairement, c’est cette grande époque, si féconde en grandes combinaisons politiques conçues sous l’ascendant de la France, que M. de Weber et ses collaborateurs rencontreront le plus souvent dans leurs recherches désintéressées. Nous avons donc plus d’une raison pour applaudir au succès de leurs efforts, et il y aurait lieu de souhaiter que, dans les autres parties de l’Allemagne, l’étude de l’histoire fût servie par un pareil zèle de la part des écrivains, par une pareille libéralité de la part des gouvernemens.


A. GEFFROY.
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Mémoires d’Histoire ancienne et de Philologie, par M. Émile Egger, de l’institut[3].


Ce volume est un recueil de mémoires publiés à diverses époques dans des journaux savans. M. Egger a pensé qu’il ne fallait pas les y laisser, et qu’il était bon d’en rendre la lecture plus facile aux gens qui auraient besoin de les consulter. En les réunissant, il a rendu un véritable service à ceux qui veulent s’instruire. Ces mémoires traitent de sujets très différens. S’il y en a quelques-uns qui touchent à de hautes questions de littérature et d’histoire, le plus grand nombre semble, au premier abord, d’un intérêt beaucoup plus mince, et bien des gens sans doute, en lisant la table des matières placée en tête du volume, se demanderont si c’était bien la peine de se donner tant de mal pour déchiffrer quelques mots douteux sur des fragmens de papyrus ou des tessons de poterie. Là pourtant est la véritable importance du livre de M. Egger ; c’est par ces études de critique philologique et d’archéologie qu’il est sûr de plaire aux esprits sérieux, seul public auquel il s’adresse. Il est là plus à son aise, plus véritablement original, que lorsqu’il traite des sujets tout à fait littéraires, et l’on voit bien que son goût, comme son talent, le porte de préférence vers l’érudition. Cette préférence n’a rien qui doive surprendre, et tous ceux qui ont mis la main à des travaux de ce genre la comprendront bien. Les gens du monde, qui ne jugent guère que par le dehors et l’apparence, plaignent beaucoup les archéologues et les érudits de s’exiler dans ces recoins obscurs de la science plutôt que de suivre la grande route de la littérature, où l’on voyage si à l’aise et en si nombreuse compagnie ; mais ceux-ci ne se trouvent pas si à plaindre qu’on le suppose. C’est précisément parce que le chemin où ils marchent est solitaire qu’ils ont tant de plaisir à y marcher. Il a l’avantage qu’on peut toujours y trouver quelque endroit inexploré, et s’y faire, à l’écart, loin du bruit, un petit domaine. Si petit qu’il soit, il est tout à nous, et l’on s’y sent à l’aise, quand on n’aime pas à vivre sur le terrain d’autrui. Les résultats qu’on obtient, en se livrant à ces études spéciales, peuvent paraître insignifians au plus grand nombre ; mais ils charment celui qui les a trouvés, parce qu’au moins ils lui appartiennent. Il sait bien d’ailleurs que, dans les sciences d’observation comme l’archéologie, tout a son importance, qu’une vérité conduit à l’autre, et que personne ne peut dire si ce monument informe qu’on déblaie, si ces lignes qu’on déchiffre dans une inscription presque effacée ne mettront pas quelque esprit pénétrant sur la voie des plus belles découvertes. Cela suffit à expliquer la passion qu’excitent, chez ceux qui les cultivent, certaines sciences que le monde trouve arides et rebutantes, et comment de nobles esprits les préfèrent à d’autres travaux qui demandent moins de peine et donnent plus de renommée.

Les livres comme celui de M. Egger ont un autre avantage que de nous apprendre un certain nombre de faits nouveaux ; en nous montrant réunie l’œuvre entière d’un homme, et pour ainsi dire toute sa vie scientifique, ils nous permettent de distinguer, avec la nature particulière de son esprit, la tendance générale de la science de son temps. Il n’est pas besoin de beaucoup de peine pour trouver de quel côté la critique de M. Egger se porte le plus volontiers. Une énumération rapide des principaux mémoires contenus dans son livre montrera suffisamment quels sujets il aime surtout à traiter et les résultats qu’il veut tirer de ses études. Nous le voyons s’occuper successivement à établir les formalités de l’état civil chez les Athéniens, les moyens qu’employaient les Grecs pour garantir de toute fraude leurs poids et leurs mesures, à chercher quels étaient les divers genres de billets dont ils se servaient dans leur commerce, et s’ils ont connu la lettre de change ; La découverte d’un inventaire de dépenses pour la construction du temple d’Érechthée l’amène à se demander quel était le prix du papier au temps de Périclès, et il trouve que ce prix était très élevé, puisqu’une feuille de papyrus coûtait 30 centimes de plus qu’une planche de bois de la même dimension. Comment donc pouvait-on suppléer au papier pour les usages ordinaires de la vie ? M. Egger nous l’apprend dans un mémoire où il s’occupe de ces fragmens de poterie (ostraka) qui se retrouvent en si grand nombre dans l’Egypte, et sur lesquels il y a encore des traces d’une ancienne écriture ; ce sont d’ordinaire où des reçus donnés aux contribuables par les percepteurs de l’impôt public, ou les quittances des soldats aux officiers chargés de les payer. Une inscription romaine des derniers temps de la république, qu’il étudie avec un grand soin, lui fait découvrir chez les anciens une vertu que nous croyions toute moderne, la charité. Il s’agit d’un homme de bien qui veut qu’on grave sur son tombeau qu’il aimait les pauvres. Ce qu’il importe de remarquer, c’est que celui qui parle ainsi n’est pas un philosophe : on ne serait pas surpris de lui voir ces sentimens ; c’est un simple affranchi, un joaillier de la voie sacrée, margaritarius de via sacra. N’est-il pas remarquable de voir comment, aux approches du christianisme, ces grandes leçons d’humanité données par la philosophie descendent jusque dans le peuple ? Enfin un des plus curieux mémoires du livre est consacré à étudier les fragmens de Polémon, un écrivain touriste, comme on le dirait aujourd’hui, et cette étude révèle dans l’antiquité la plus reculée l’existence de certaines professions que l’on ne supposait pas aussi anciennes : d’abord celle des ciceroni ; il y en avait, sous le nom de périégètes et de mystagogues, dans les temples célèbres et dans les villes importantes de la Grèce. Ils étaient, comme les nôtres, à l’affût des visiteurs ; comme les nôtres aussi, ils les supposaient crédules, et, selon Lucien, pour embellir le passé des monumens qu’ils montraient, ils ne se faisaient pas faute de débiter beaucoup de fables. Plusieurs d’entre eux avaient couru le monde, et M. Egger raconte qu’au retour ils écrivaient la relation de leurs voyages à l’usage de ceux qui voulaient faire comme eux. Voilà une belle antiquité trouvée à nos Guides du voyageur ! Je pourrais poursuivre cette énumération ; mais ce que j’ai dit suffit, je crois, pour montrer quelles sont les préférences de l’érudition de M. Egger. Elle ne se perd pas dans les questions oiseuses ; elle a partout quelque chose de pratique et de vivant ; elle cherche dans l’antiquité l’analogue de nos sentimens et de nos usages ; elle se demande comment les gens d’autrefois, en présence des besoins et des difficultés que nous rencontrons devant nous, les ont surmontés. C’est ainsi que l’archéologie de notre temps s’est résolument placée au milieu de la vie des anciens, mais non pas seulement dans cette vie artificielle et arrangée que les historiens nous racontent : elle veut descendre plus bas, et saisir ce qu’on a appelé le tous les jours et la vie familière. Jusqu’ici le résultat de ces études a fait reconnaître que le plus souvent les mêmes besoins avaient amené les mêmes inventions, qu’il n’y a presque aucun de nos usages que les anciens n’aient pratiqué de quelque manière, et qu’en somme leur vie était bien plus semblable à la nôtre qu’on ne se l’était figuré. C’est de là qu’est parti un illustre archéologue, devenu subitement un grand historien, M. Mommsen, pour donner à ses ouvrages un intérêt tout nouveau. Par une manœuvre tout à fait contraire à celle d’Augustin Thierry, qui rendit à notre moyen âge sa couleur véritable en évitant de se servir des expressions qui rappellent l’époque moderne, M. Mommsen a hardiment jeté le monde moderne au milieu de ce monde ancien. Quand il parle des Gracques, on croirait qu’il est question de 89. Il a sans cesse à la bouche les mots de démocrates, de parlementaires et de clubistes. Les soldats de Sylla deviennent chez lui des lansquenets, les troupes espagnoles de Sertorius sont des guérillas, tandis que Mithridate est appelé un sultan, le lieutenant du roi des Parthes son vizir, et Pompée un caporal. Il peut y avoir là bien des exagérations, et M. Mommsen n’est pas homme à faire les choses à demi ; mais il faut reconnaître aussi que ces assimilations hardies, en nous faisant les contemporains de cette antique histoire, la rendent pour nous singulièrement vivante.

Une des parties les plus remarquables du livre de M. Egger est celle qui contient les quelques mémoires où il essaie de lire et d’expliquer des papyrus égyptiens. Pour faire comprendre l’importance de ces travaux, il faut donner quelques indications rapides.

Notre siècle s’est fait remarquer en toutes choses par une incroyable curiosité d’esprit. Dans l’érudition, cette curiosité, s’est trahie par les efforts qu’on a faits pour découvrir des textes nouveaux. Depuis le XVe siècle, cette ardeur de découvertes qui fit la gloire de la renaissance s’était fort attiédie, et l’on se contentait d’expliquer et de commenter les auteurs anciens qu’on possédait. Ils ne nous ont pas suffi, et nous avons voulu en trouver d’autres. Ce serait une histoire intéressante, et qui nous ferait honneur, que le récit de tous les essais qu’on a tentés de nos jours et des prodiges d’invention qu’on a imaginés pour enrichir de quelques pages ou seulement de quelques lignes le trésor littéraire qui nous vient de l’antiquité. Nous avons beaucoup fait nous-mêmes : le hasard a fait plus encore. D’abord, à la fin du siècle dernier, la découverte d’une bibliothèque parmi les ruines d’Herculanum donna aux savans de grandes espérances qui ne se sont pas toutes réalisées. Le malheur a voulu que cette bibliothèque fût celle d’un épicurien entêté qui ne s’est soucié de recueillir que les ouvrages des philosophes de sa secte. Ces livres, si péniblement déroulés et déchiffrés, ne se sont trouvés contenir qu’une sorte de scolastique ennuyeuse et des démêlés éternels avec les stoïciens. C’était une déception. Heureusement que nous avons eu, peu de temps après, pour nous consoler, la découverte des palimpsestes de Milan et les travaux du cardinal Maï. On sait comment cet infatigable philologue parvint à lire dans des manuscrits grattés, et au-dessous de traités théologiques, des lignes anciennes et imparfaitement effacées. C’est ainsi qu’il nous rendit les lettres de Fronton et de Marc-Aurèle, les fragmens des plaidoyers de Cicéron et de sa République. Toutefois les palimpsestes ne sont pas inépuisables. Quand on eut achevé de déchiffrer ceux qui se laissaient lire, il fallut bien se tourner d’un autre côté. Les bibliothèques de l’Europe, étudiées par tous les savans depuis quatre siècles, ne pouvaient plus contenir de trésors cachés ; on eut l’idée de fouiller celles des monastères de l’Orient ; mais la moisson ne fut pas très riche, car on ne tira guère du mont Athos que le fabuliste Babrius, et ce n’était pas grand’chose. Cette fois il semblait bien que tout était fini et qu’il n’y avait plus d’espoir de rien trouver de nouveau, quand il arriva de l’Egypte, mieux explorée, un assez grand nombre de papyrus sur lesquels on ne tarda pas à reconnaître des caractères grecs. On les avait trouvés dans des tombeaux où ils étaient employés à envelopper des momies, ou même quelquefois déposés, comme dans des sortes d’archives de famille. Aussitôt toute l’Europe savante se mit à l’œuvre pour les déchiffrer. En France, la bibliothèque du Louvre en forma une collection assez nombreuse, et l’illustre érudit qui semblait avoir pris l’Égypte comme son domaine, M. Letronne, fut chargé de les lire et de les publier. Ce n’était pas un travail facile. Il fallait se familiariser avec ces écritures cursives qui changent suivant les pays, les temps et les hommes, deviner le sens de mots qu’on n’avait jamais vus ailleurs, se reconnaître au milieu des variations d’une langue populaire toujours flottante et renouvelée, sans cesse corrompue par toutes ces nations grecques et barbares dont le mélange formait la société égyptienne. Toutes ces difficultés ont été surmontées, et les découvertes qu’on a faites ont largement payé la peine qu’il a fallu prendre. La littérature y a gagné des vers d’Homère et d’Alcman, des fragment d’Isocrate et d’Hypéride. L’histoire y a gagné plus encore. Ces papiers de rebut, dont on garnissait des cercueils, revenus au grand jour après plus de vingt siècles, sont en train de nous apprendre toute une civilisation que nous ne connaissions pas. Ils nous révèlent mille détails curieux sur l’Égypte des Ptolémées. Saurait-on sans eux, par exemple, qu’il existait dans le Sérapéum de Memphis de véritables couvens d’hommes et de femmes qui subsistaient d’une sorte de dîme en nature que leur payait le roi d’Égypte[4] ? On peut dire que tous ces manuscrits, même ceux qui paraissent les plus insignifians et les plus barbares, ont leur importance. Sans doute ce ne sont pas des lettrés qui les ont écrits, et ce n’est pas cette langue grossière, mêlée de copte, et de syriaque, qu’on parlait au Musée ; mais la langue populaire mérite aussi d’être étudiée : il y a un grand profit à pénétrer par elle jusque dans les habitudes et l’état social d’un peuple, surtout à cette époque où s’accomplissait dans le peuple et par le peuple la plus grande révolution religieuse que le monde ait vue. Cette révolution, nous ne la connaissons que par ses livres officiels. Les écrivains ecclésiastiques ne nous ont dit d’elle que ce qu’ils ont voulu, et les historiens païens, qui ne s’occupaient guère que des hautes classes de la société, où elle n’a pénétré que plus tard, semblent ne l’avoir véritablement aperçue que le jour où elle a triomphé. Qui sait s’il ne nous viendra pas un jour de ces papyrus d’Egypte quelques révélations qui nous’permettront de la mieux juger[5] ? Tout espoir est permis à ce sujet, s’il est vrai, comme l’affirme M. Mariette, que derrière les pyramides de Sakkarak gisent encore, dans un même cimetière, des milliers de sarcophages gréco-égyptiens que personne n’a explorés.

Ces réflexions expliquent l’importance que les savans attachent au déchiffrement des papyrus égyptiens. Ceux dont M. Egger s’est occupé dans son ouvrage, et qui contiennent, avec quelques vers nouveaux du poète Alcman, des détails sur la comptabilité des rois d’Égypte, ont été expliqués par lui avec beaucoup de pénétration et de sûreté. Du reste, l’Institut a prouvé le cas qu’il faisait de ces travaux en adjoignant l’auteur à M. Brunet de Presles, pour achever la lecture et préparer l’impression des papyrus du Louvre.


GASTON BOISSIER.
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V. de Mars.
  1. Le Prince, Albert, son caractère, ses discours, traduit de l’anglais par Mme de W…, et précédé d’une préface par M. Guizot ; 1 vol. in-8o, Michel Lévy.
  2. Aus vier Jahrhunderten (Documens sur quatre siècles), par M. Charles de Weber, directeur des archives de Dresde ; 4 vol, Leipzig 1857-63. — Archiv fur die Sächsische Geschichte (Archives de l’histoire de Saxe) ; Leipzig 1863.
  3. Paris, Auguste Durand.
  4. Voyez le mémoire de M. Brunot de Presles sur le Sérapéum de Memphis.
  5. M. Egger a retrouvé sur un fragment de poterie quelques lignes qui étaient certainement une prière ou une amulette écrite par un chrétien d’une époque très reculée.