Chronique de la quinzaine - 13 janvier 1905

Chronique n° 1746
13 janvier 1905


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



13 janvier.


Le ministère n’est pas encore par terre au moment où nous écrivons cette chronique ; mais peut-être le sera-t-il au moment où elle paraîtra. Ni les vacances, ni la reprise de la session ne lui ont été salutaires : il était déjà très malade lorsque les Chambres se sont séparées, et il s’est trouvé presque mourant lorsqu’elles se sont réunies. Deux incidens d’inégale importance ont rendu cette situation manifeste : l’un est l’élection de M. l’amiral Bienaimé dans le IIe arrondissement de Paris, l’autre celle de M. Doumer à la présidence de la Chambre des députés en remplacement de M. Brisson. On peut dire, et les amis du gouvernement ne s’en l’ont point faute, que l’élection de M. l’amiral Bienaimé ne prouve pas grand’chose. Le IIe arrondissement de Paris avait élu deux fois M. Syveton ; il appartenait donc et il est resté à l’opposition la plus violente, ce qui laisse les choses en l’état, sans perte d’un côté et sans gain de l’autre. Mais il n’en est pas de même de l’élection à la présidence.

Au surplus, cela n’est pas complètement vrai, même pour le premier cas. À la manière dont il s’est jeté dans la mêlée, on a pu voir que le gouvernement espérait bien reconquérir le IIe arrondissement, et, de son côté, l’opposition n’était pas sans inquiétudes sur le résultat de la bataille. Depuis les élections dernières, le nationalisme a perdu du terrain à Paris ; les échecs qu’il a éprouvés sur certains points faisaient croire qu’il en éprouverait sur d’autres ; enfin, la manière dont M. Syveton a disparu semblait de nature à causer aux électeurs une impression peu favorable au parti qu’il avait représenté. M. Bellan, qui a posé sa candidature à sa succession, était le favori du ministère sans être absolument ministériel. Son attitude, précisément parce qu’elle était un peu équivoque, devait plaire à beaucoup de monde. On le croyait du moins, sans tenir assez grand compte de ce que la situation actuelle a de net et de tranché. Elle est trop tendue pour s’accommoder aux demi-mesures : il faut être ministériel ou anti-ministériel, tout l’un ou tout l’autre. M. l’amiral Bienaimé a donné pleine satisfaction à ce besoin de clarté. En votant pour lui, on savait qu’on votait contre M. Combes, et aussi contre M. Pelletan dont il venait d’être la victime. Poursuivi, traqué, disgracié par M. le ministre de la Marine, M. l’amiral Bienaimé avait dû prendre sa retraite ; mais en même temps, il avait repris sa liberté. Il ne faut pas voir en lui l’homme politique, sinon il serait assez difficile de le classer. Au cours de sa campagne électorale, ce marin un peu désorienté sur la terre ferme a évolué entre M. Ribot et M. Henri Rochefort. Il a paru finalement accepter la protection de ce dernier et suivre les conseils de M. Marcel Habert, revenu de Saint-Sébastien. C’est beaucoup d’éclectisme ! M. l’amiral Bienaimé sera sans doute amené par la suite à faire un choix plus précis ; mais hier il était simplement un drapeau. L’hostilité que M. Pelletan lui avait témoignée, et qui s’est maintenue pendant toute la campagne électorale, déterminait le caractère de sa candidature. Les électeurs du IIe arrondissement avaient à prendre parti, un peu entre deux hommes dont un était ministre, mais surtout pour ou contre une politique, car il n’y en avait pas deux en présence : il n’y en avait qu’une, celle de M. Combes. A proprement parler, M. l’amiral Bienaimé n’en avait pas. Le scrutin a été une éclatante victoire pour l’opposition qui, à son tour, a formé un bloc contre le gouvernement. M. l’amiral Bienaimé a eu, en chiffres ronds, un millier de voix de majorité, c’est-à-dire, à peu de chose près, ce que M. Syveton avait eu lui-même lorsque, après son invalidation par la Chambre, il avait dû se soumettre à une nouvelle élection au mois de juin 1903. Quelque travaillé qu’il ait été par les influences gouvernementales, le Ile arrondissement de Paris n’a pas bronché ; il est resté fidèle à lui-même. La victoire de M. l’amiral Bienaimé a donc été un coup direct contre le cabinet tout entier à travers la personne de M. Pelletan. Quelle joie, quel orgueil, quelle confiance n’y aurait-il pas eu dans le clan ministériel si M. Bellan l’avait emporté ! Les sentimens éprouvés y ont été tout l’opposé, et c’est à cela qu’il faut mesurer l’avantage que l’opposition a obtenu de haute lutte. Ce premier avantage n’a, toutefois, qu’un intérêt secondaire à côté de l’élection de M. Doumer. Depuis que, revenu de son gouvernement de l’Indo-Chine, il est rentré à la Chambre, M. Doumer a vivement attiré l’attention à lui. Loin de s’y dérober, il n’a négligé aucune occasion de se mettre en avant et de se découvrir, recevant des coups et les rendant, toujours sur la brèche, avec une volonté ardente et tenace que rien n’a pu décourager. Évidemment, la présidence de la commission du budget ne suffisait pas à son ambition et il n’entendait pas s’y cantonner : il s’en servait comme d’un marchepied pour atteindre plus haut. Son activité était infatigable, sa parole volontiers agressive, sa hardiesse sans cesse en mouvement. Il aurait été habile de la part du gouvernement et de ses amis d’avoir l’air de ne pas s’en apercevoir ; mais M. Combes, naturellement batailleur et brutal, n’était pas homme à se contenir devant des assauts qui se renouvelaient continuellement. Un instinct secret semblait l’avertir qu’il n’avait que du mal à attendre de M. Doumer, et, dans plus d’une circonstance, il avait affecté de le désigner comme son successeur éventuel. Criait le désigner en même temps, sinon à la confiance de l’opposition, au moins à ses laveurs. M. Combes ne s’en est pas tenu là. Blessé par les traits que M. Doumer ne lui ménageait pas, il est allé l’attaquer à son tour dans le département de l’Aisne, où il se faisait fort de le démolir aux élections prochaines. La lutte entre les deux hommes prenait donc de plus en plus le caractère d’un corps-à-corps qui devait fatalement être meurtrier pour l’un ou pour l’autre. Les amis du gouvernement, ou plutôt ses protecteurs de l’extrême gauche, y assistaient avec une inquiétude et bientôt avec une irritation croissantes.

M. Jaurès en particulier n’avait pas assez d’éloquence pour dénoncer et pour flétrir la grande trahison de M. Doumer, car c’est une trahison, comme on le sait, de ne pas s’incliner docilement devant le mot d’ordre du Bloc : quiconque a des idées personnelles et fait preuve de quelque indépendance est nécessairement un traître. À ce titre, M. Doumer l’était en effet plus que personne. On l’a injurié dans son passé ; on a essayé de l’effrayer ; on a fait gronder sur sa tête le tonnerre des prétendues colères démocratiques. Mais rien n’y a fait ; M. Doumer ne s’est pas laissé effrayer ; il a continué son opposition contre le ministère et y a même apporté un surcroît d’énergie. D’autres ont eu la même attitude, M. Millerand par exemple ; mais le souvenir de tant de campagnes soutenues autrefois en commun n’est pas encore tout à fait éteint parmi les socialistes ; ils ont eu malgré tout des ménagemens pour M. Millerand ; ils n’en ont eu aucun pour M. Doumer. L’attaquer ainsi était le grandir. Il lui a suffi de ne pas se laisser troubler pour attirer de plus en plus et pour retenir les yeux du pays. On se demandait ce qu’il ferait, et après être devenu l’espoir de plusieurs partis, il était bien obligé de faire quelque chose, sous peine de perdre le prestige que lui avaient valu son audace propre et le déchaînement de fureur et de haine qui s’était produit autour de lui. Dans le cours de sa carrière politique, M. Doumer a montré à diverses reprises qu’il savait saisir les occasions, disparaître avec à-propos, revenir de même, et payer de sa personne toutes les fois qu’il le fallait. Où d’autres se réservent et s’abstiennent, lui se prodigue et combat, et cela lui a réussi jusqu’à présent. En un mot, il a cette chose si rare, de la volonté et du caractère, et il en use à ses risques et périls. Tout n’est pas faux, pourtant, dans les reproches que lui adressent ses adversaires, à savoir que son passé un peu équivoque, contradictoire et fuyant, n’inspire pleine confiance à personne ; en revanche et par un privilège particulier, son avenir en inspire à tant de monde que nous nous demandons comment il pourra réaliser des espérances aussi diverses. Mais nous ne cherchons pas, en ce moment, à tirer son horoscope : l’intelligence et l’explication du présent suffisent aux prétentions d’une chronique, et nous nous contentons de montrer comme sont aujourd’hui les choses et les hommes. Pour compléter la physionomie que les derniers incidens parlementaires lui ont faite, rappelons que M. Doumer s’est posé en adversaire déterminé de M. le ministre de la Marine, et qu’il l’a même dénoncé un jour à la tribune comme un « péril national. » Le mot, qui a eu un grand retentissement, n’a pourtant pas produit de suites immédiates, et on a même trouvé alors qu’il y avait eu dans cet avortement un peu de la faute de M. Doumer. Aujourd’hui tout est réparé. Si le gouvernement est atteint tout entier par la double élection de M. l’amiral Bienaimé et de M. Doumer, il y a un ministre sur lequel les coups ont particulièrement porté, et c’est M. Pelletan. Un corps, un organisme vivant quelconque peut être frappé à mort dans un seul de ses membres : M. Pelletan est le membre dans lequel le ministère a été mortellement blessé.

L’avant-veille de la réunion des Chambres, soit que la résolution n’en ait été définitivement prise qu’au dernier moment, soit que le secret en ait été bien gardé, on ignorait généralement que M. Doumer devait poser sa candidature à la présidence. Les journaux de tous les partis annonçaient que M. Brisson n’aurait pas de concurrent, et ceux de la majorité ministérielle triomphaient d’avance de cette abstention de l’opposition, où ils voyaient une preuve de son impuissance et de son découragement. M. Brisson, ajoutaient-ils, avait montré comme président des qualités professionnelles qui avaient désarmé contre lui les hostilités et rendu sa réélection certaine. Il est vrai que M. Brisson a acquis, par un long exercice des fonctions présidentielles, une maîtrise qui lui donne au fauteuil à la fois de l’aisance et de l’autorité. On lui reconnaît aussi des intentions d’impartialité qu’il réalise le plus souvent, et dont la sincérité est une garantie commune pour toutes les fractions d’une assemblée. Aussi sa réélection n’aurait-elle pas fait plus de doute pour nous que pour ses amis politiques, si derrière lui on n’avait pas aperçu M. Combes, et même, rétrospectivement, M. le général André. Quelque correct qu’il soit au fauteuil, M. Brisson est homme de parti. Dans diverses circonstances, sans rien faire pour empiéter sur la liberté de la Chambre, il a usé de la sienne pour manifester son opinion, ce qui était son droit sans aucun doute, mais ce qui devait le mêler à la lutte des partis. Enfin, qu’il le voulût ou non, il devait devenir le candidat du ministère dès que M. Doumer posait sa candidature. M. Doumer et M. Combes étant l’antithèse l’un de l’autre, c’est entre eux deux que se livrait le combat par-dessus la tête de M. Brisson. Il en était, toutes proportions gardées, de M. Brisson à la Chambre comme de M. Bellan dans le IIe arrondissement de Paris : on l’avait fait le champion du ministère, et, s’il avait été élu, la victoire aurait été beaucoup moins pour lui que pour le cabinet, qui s’en serait assez légitimement attribué le mérite. M. Combes, comme entrée de jeu au commencement de la session nouvelle, aurait été consolidé et aurait eu dès lors les plus grandes chances de rester en place jusqu’aux élections prochaines. Voilà pourquoi, dans la bataille qui s’est engagée, on n’a plus songé à M. Brisson, et, cette fois encore, on s’est résolument partagé en ministériels et en anti-ministériels. Il n’y avait pas de place à occuper entre deux camps aussi violemment opposés l’un à l’autre.

M. Doumer a été élu par une majorité de 25 voix. Devant ce succès, tout le reste s’efface : néanmoins il y a lieu de faire remarquer la signification complémentaire du second scrutin d’où sont sortis les vice-présidens. Les quatre anciens vice-présidens, MM. Lockroy, Étienne, Guillain et Gerville-Réache ont été réélus. Le dernier était visé par l’extrême gauche qui voulait lui substituer M. Dubief. Enfin, M. Étienne qui, l’année dernière, était arrivé le premier avec une majorité vraiment triomphante, n’est arrivé cette fois que le second : il a dû céder le pas à M. Lockroy. D’où vient cette intervention, sinon de ce que M. Étienne, président d’un des quatre groupes du Bloc, a toujours voté pour le ministère lorsque son existence a été en jeu ? M. Lockroy, au contraire, a usé de son indépendance contre M. Combes, — et surtout contre M. Pelletan qui a été décidément la grande victime de ces élections successives. Quand la fatalité s’acharne sur un homme, elle l’accable sans merci.

Les radicaux-socialistes ne se sont pas mépris et n’ont même pas affecté de se méprendre sur le sens de tous ces scrutins : ils reconnaissent que le ministère est perdu. Un replâtrage provisoire n’est pas absolument impossible, mais il ne saurait tenir longtemps. On fait remarquer, — nous l’avons fait plus d’une fois nous-mêmes, — que le président et les vice-présidens de la Chambre sont nommés au scrutin secret, ce qui permet aux députés de voter suivant leur inclination véritable et leur conscience, tandis qu’au scrutin public ils votent suivant leur courage, ce qui est très différent. L’expérience en a été faite à maintes reprises : pourquoi ne se renouvellerait-elle pas une fois encore ? M. Lhopiteau a déposé une interpellation sur la politique générale. Ces interpellations, qui portent sur trop de choses pour pouvoir être précises sur une seule, sont habituellement favorables au gouvernement. Aussi les amis de celui-ci mettent-ils leur dernière espérance dans la contradiction qui peut se produire entre le vote secret et le vote public de la Chambre, c’est-à-dire entre la réalité vraie et l’apparence mensongère de ses sentimens. Que leur importe ? Une majorité est une majorité d’où qu’elle vienne, même de la lâcheté des votans, et de quelque façon qu’on l’obtienne, même par l’intimidation. N’a-t-on pas déjà vu le cabinet se contenter d’une majorité de deux voix qu’il s’était procurée par ses propres votes ? Quand on s’est montré si peu scrupuleux, il n’y a plus qu’à continuer. Mais cette majorité artificielle de deux voix qui a permis au cabinet de vivoter jusqu’ici, la retrouvera-t-il après la rude secousse qu’il vient d’éprouver et l’ébranlement que le Bloc tout entier en a ressenti ? Bien n’est plus douteux.

Il y a dans les rangs de la gauche une grande lassitude et beaucoup de dégoût. La lassitude s’explique aisément. Quand il faut recommencer sans cesse le même effort pour relever et pour soutenir un ministère qui, sans cesse aussi, recommence à s’effondrer, le courage se rebute, la fidélité s’altère, la confiance surtout se dissipe. On voit, d’un côté, la pseudo-majorité ministérielle qui n’en peut plus, et de l’autre, l’opposition très résolue à poursuivre jusqu’au bout une lutte où elle se sent déjà victorieuse. Comment le résultat final pourrait-il être incertain ? Le navire ministériel fait eau de toutes parts ; celui de l’opposition a le vent en poupe et un équipage plein d’entrain et d’assurance. L’équipage gouvernemental, au contraire, commence de toutes façons à en avoir assez, et, lorsque nous lui attribuons un sentiment de dégoût, le mot n’a rien d’exagéré. Il faut entendre les ministériels parler de leur ministère ! Leur sévérité à son égard n’est pas moindre que la nôtre. Les uns l’accusent de stérilité, et ils n’ont pas tort. Les autres lui reprochent avec amertume les derniers scandales qui viennent d’éclater, et ils ont encore plus raison.

Décidément le poids de la délation est difficile à supporter devant le pays. Les révélations qui se poursuivent, sans rien ajouter aux impressions des premiers jours qui ont été si vives et si profondes, produisent en se répétant une sorte d’énervement qui, peu à peu, se répand. La majorité partout, qui était réelle hier, tandis qu’elle est fictive aujourd’hui, a manqué une belle occasion de se perpétuer : c’était de désavouer hautement le ministère de la délation et de le sacrifier. Le ministère lui-même aurait peut-être pu se sauver, au moins pour quelque temps, si, prétextant son ignorance de ce qui s’était passé, il avait exprimé autrement que du bout des lèvres une horreur sincère pour des procédés de police dégradans et salissans. Pourquoi, ni la majorité, ni le gouvernement ne l’ont-ils fait ? Pourquoi, après l’embarras des premiers jours, ont-ils cherché à sauver les coupables tout en condamnant leur faute ? Pourquoi ont-ils plaidé en leur faveur les circonstances atténuantes ? Pourquoi ont-ils maintenu en fonctions des délateurs notoires ? Pourquoi ont-ils décoré au jour de l’an un délateur présumé ? Parce que, derrière la délation et les délateurs, il y a une puissance plus forte qu’eux et qui les fait trembler, la franc-maçonnerie. La franc-maçonnerie ayant pris la défense des pourvoyeurs de fiches individuelles, gouvernement et majorité ont dû s’incliner ; mais celle-ci l’a fait avec peine et non sans se débander quelque peu. Les élections approchent : c’est une fâcheuse cocarde à arborer devant le corps électoral que celle de la délation ! Beaucoup le pensent sans oser le dire, puisque la franc-maçonnerie ne permet pas de le dire, mais agissent en conséquence. Si encore l’agitation s’apaisait ? si on pouvait oublier ? si on pouvait surtout faire oublier ? Mais non ! Le gouvernement a eu beau dire qu’en voilà assez, et qu’il ne laissera pas inquiéter plus longtemps de braves citoyens qui ont mis trop de zèle peut-être à faire leur devoir, et un zèle maladroit, mais dont les intentions étaient pures : l’opinion publique passe outre, et continue de demander le châtiment des coupables.

Quoi de plus significatif à ce point de vue que l’adresse de protestation dont les membres de la Légion d’honneur ont saisi le grand chancelier de l’ordre ? Les amis du gouvernement ont d’abord essayé de s’en moquer. Ils l’ont appelée la « pétition des vieux messieurs, » comme si ce mot devait suffire à la ridiculiser. Nous reconnaissons que la plupart des signataires de l’adresse ne sont plus de la première jeunesse : cela vient de ce que ceux qui remplissent encore des fonctions publiques sont obligés de tenir compte de l’attitude du ministère et de s’abstenir. Mais, parmi les légionnaires, tout ce qui est libre, indépendant, affranchi d’attache immédiate avec le gouvernement, couvre de milliers de signatures l’adresse dont M. le général Février a pris l’initiative. La liste s’allonge et grossit tous les jours. On y voit figurer les noms de tous les vieux sénateurs du pays, de ceux qui l’ont défendu dans l’armée, représenté à l’étranger, illustré dans les lettres, les sciences et les arts, enfin honoré de leur honneur propre qu’ils ne veulent pas laisser salir par des contacts ignominieux. Comment ne pas tenir compte d’une manifestation pareille ? Après avoir affecté d’en rire, les ministériels du premier degré s’en indignent, et M. Jaurès dénonce « les protestations grotesques et factieuses des légionnaires gémissans. » Il est loisible à M. Jaurès de les trouver grotesques, mais pourquoi factieuses ? Nous serions heureux de le savoir. Si la démarche des légionnaires est factieuse, d’où vient que le gouvernement ne l’arrête pas ? D’où vient qu’il ne frappe pas, après l’en avoir quelque peu menacé, le grand chancelier qui l’a accueillie ? Nous le mettons bien au défi de le tenter, même aujourd’hui où il n’a plus grand’chose à ménager. On ne résiste pas à un courant d’opinion comme celui qu’on a laissé se produire et qui maintenant se déchaîne. Le ministère est manifestement à l’agonie ; il mourra de la délation rentrée dont il n’a pas su se purger à temps ; il mourra pour avoir subi les ordres et partagé les responsabilités de la franc-maçonnerie dans son œuvre inavouable, qu’il n’a pourtant pas désavouée.

C’est là qu’il faut chercher le principal motif de l’élection de M. Doumer. Nous ne nions pas qu’il n’y en ait eu, et en tout cas on en a invoqué d’autres. Le lendemain même de l’élection de M. Doumer, M. Clemenceau publiait un curieux article dans lequel, après avoir reproché avec beaucoup d’aigreur au nouveau président de la Chambre d’avoir mis le gouvernement hors de combat par un « coup de poignard dans le dos, » il s’appliquait, pour son compte, à frapper à tour de bras le même gouvernement en pleine poitrine, on l’accusant d’avoir bien mérité son sort. En vérité, cela excuse un peu M. Doumer. On comprend difficilement que M. Clemenceau se soit donné la peine de sauver à deux ou trois reprises un ministère dont il pense tant de mal. A la longue, l’indigence d’idées de M. Combes lui paraît inexcusable chez un homme qui a disposé d’une majorité bonne à tout faire et qui n’en a rien fait, car la dispersion de quelques couvens, ou, comme il dit, de quelques « moineries, » est à ses yeux pure bagatelle. Sévère pour le cabinet, il n’épargne pas non plus la Chambre. « Avec une majorité, dit-il, rationnellement organisée pour l’action parlementaire, la situation d’un cabinet aussi scandaleusement inférieur à sa tâche eût été bien vite liquidée. » Il paraît que la majorité, manquait d’une organisation rationnelle : aussi n’a-t-elle rien fait et le gouvernement n’a-t-il su en tirer aucun parti. S’il n’y avait que M. Clemenceau pour tenir ce langage, on pourrait l’attribuer à l’esprit irrémédiablement critique dont il a donné tant de preuves ; mais il n’est pas le seul. Les principaux assauts qui ont été livrés à M. Combes, à la Chambre, l’ont été par des hommes qui lui adressaient le même reproche d’incapacité et d’impuissance. M. Millerand en particulier, qui a préparé tant de réformes sociales dont il a laissé le plus grand nombre en plan après trois ans de ministère, n’a pas cessé de lui demander : Qu’avez-vous fait des retraites ouvrières ? qu’avez-vous fait de l’impôt sur le revenu ? qu’avez-vous fait de la séparation de l’Église et de l’État ? qu’avez-vous fait du service de deux ans ? De toutes ces séduisantes réformes, qui ont été si formellement et si souvent promises au pays, une seule, la dernière, aboutira avant les élections prochaines : encore n’est-ce pas le gouvernement qui en a pris l’initiative, mais un simple sénateur, M. Rolland, et, sans le Sénat, elle n’aurait pas abouti plus que les autres. Le gouvernement aurait pu du moins s’employer à en corriger les défauts ; il s’en est abstenu et la réforme militaire aura été faite dans les plus mauvaises conditions possibles. Cette fois, c’est nous qui parlons, et non plus M. Millerand, ni M. Clemenceau : ils se contentent, pour leur compte, de reprocher au gouvernement sa prodigieuse stérilité.

Nous nous en consolons plus aisément : il vaut encore mieux ne rien faire que de faire de mauvaises choses. Lorsque la coalition qui s’est formée aura renversé M. Combes, l’effort auquel elle se livrera pour réaliser quelques-unes des réformes en vue sera le plus grand danger de la situation. Mais comment y échapper ? Il n’est pas douteux qu’aux élections prochaines, on reprochera aux députés actuels d’avoir à peine rempli un seul de leurs engagemens. Des concurrens se dresseront contre eux pour les en accuser et probablement, hélas ! pour faire des promesses nouvelles encore plus difficiles à tenir que les anciennes. L’expérience du passé devrait conseiller plus de modération et de réserve pour l’avenir ; mais la politique électorale, la pire de toutes, pousse aux surenchères : on l’a constamment vu depuis quelques années, on le verra encore. Aussi les députés sont-ils de plus en plus inquiets de la campagne qui se prépare, et leur anxiété se traduit en impatience contre le cabinet. La suppression de tant de maisons religieuses, à supposer qu’elle ait produit un bon effet dans certains milieux, est déjà chose ancienne : il faut bien reconnaître qu’on n’a rien fait depuis et on commence à s’avouer qu’on ne fera rien. De là une irritation des esprits, qui augmente d’un mois à l’autre, à mesure qu’on se rapproche de l’échéance fatale ; et c’est au moment où cette irritation arrivait à l’état le plus aigu que l’affaire, la maudite affaire de la délation, a éclaté dans un ciel qui avait déjà cessé d’être serein. Tout pourrait se réparer, on le croit du moins, si on menait à bon terme une réforme ou deux. M. Millerand promet d’y réussir pourvu qu’on ait recours à lui. M. Doumer ne montre pas moins d’assurance, et, fidèle à la méthode qui lui a si bien réussi, il laisse tout espérer. Beaucoup de gens dans la Chambre, après s’être convaincus que l’esprit de M. Combes n’allait pas au-delà de quelques exécutions monacales et que sa volonté était incapable de s’appliquer à autre chose, éprouvent un besoin irrésistible de changer pour changer, uniquement parce qu’ils se trouvent très mal, ce qui est à la vérité une bonne raison, et ils ne se demandent guère quel sera le lendemain. On le verra bien : il faut avant tout sortir de l’ornière actuelle. Rien n’est possible avec un gouvernement décrié, déconsidéré et d’ailleurs fourbu, qui, n’ayant pas assez de temps pour se défendre contre des adversaires de plus en plus nombreux, ne saurait plus faire autre chose. Quand la majorité d’une Chambre pense et sent ainsi, le gouvernement est perdu. Il tombe d’une manière ou d’une autre, mais il tombe immanquablement.

A la veille de la rentrée, qui se doutait que M. Doumer allait poser sa candidature ? Il l’a fait pourtant. Le succès a récompensé son audace, et tout l’établissement politique où nous vivions, majorité et gouvernement, s’est trouvé être un château de cartes sur lequel il suffisait de souffler pour le renverser. Quel que soit l’avenir, on saura gré à M. Doumer d’avoir tenté le coup et de l’avoir réussi. Le gouvernement de M. Combes nous a fait assez de mal, moralement et matériellement, pour que nous désirions ardemment sa chute. Il a remplacé les idées par les violences et les brutalités, et, faute d’un programme politique véritable, autour duquel il aurait pu grouper une majorité sincère et solide, il a procédé sur les députés eux-mêmes par l’intimidation et la corruption. Son seul procédé de gouvernement a été la plus basse police : il l’a étendue partout, jusque dans les derniers replis de l’administration provinciale et jusque dans les couloirs du Palais-Bourbon. Il tombera comme il a mérité de tomber, comme est tombé le premier M. le général André dont M. Combes avait connu les pratiques. La justice immanente des choses veut qu’il en soit ainsi. Le souvenir de ce triste ministère restera attaché dans l’histoire à celui de l’espionnage et de la délation. Il faut espérer que l’institution des délégués administratifs ne lui survivra pas sous la forme cynique qu’il lui a donnée, et que tous ces instrumens de règne disparaîtront avec lui. Il aura succombé sous la révolte de la conscience publique, et M. Doumer aura eu la bonne fortune d’être venu à propos pour représenter cette révolte et lui donner une sanction. Il est probable que les événemens iront vite et que nous aurons à dire, dans quinze jours, comment ils se seront accomplis.


L’année a mal commencé pour la Russie : c’est le 2 janvier que la nouvelle de la chute de Port-Arthur s’est répandue dans le monde, où elle n’a étonné personne, mais où elle a inspiré des sentimens également vils chez les amis des Russes et chez ceux des Japonais. Nous sommes parmi les premiers, naturellement, et quoique nous soyons neutres entre les deux belligérans, quoique notre gouvernement pratique cette neutralité avec une correction stricte, quoique nous ne puissions former que des vœux en faveur de nos alliés, nous sommes libres de nos sentimens et libres aussi de les exprimer.

Il n’y entre d’ailleurs aucune malveillance à l’égard des Japonais pris en eux-mêmes. La France a toujours rendu justice à leurs grandes qualités d’intelligence assimilatrice, et ils montrent aujourd’hui des qualités de caractère qui ne peuvent qu’augmenter, à certains égards, son estime pour eux. Mais, indépendamment de toutes autres considérations, il est difficile d’assister sans aucune préoccupation d’esprit à l’immense révolution qui se précipite en Extrême-Orient, et dont la chute de Port-Arthur a été jusqu’ici l’épisode le plus éclatant. La retraite de l’armée russe devant l’armée japonaise, après des combats glorieux pour l’une et pour l’autre, mais que le général Kouropatkine, ménager de l’avenir, n’a pas cru devoir pousser jusqu’à l’extrémité de ses forces, était une manœuvre d’attente qui paraît avoir atteint son terme. La dernière bataille a laissé les deux armées sur leurs positions en face l’une de l’autre, comme si les Japonais étaient arrivés au bout de leur effort et les Russes au bout de leur patience. Nous ne parlons d’ailleurs que d’après les apparences actuelles : il ne s’agit pas ici d’un jugement que les faits ultérieurs pourraient démentir. L’hiver a imposé un armistice aux deux armées, et nous ne saurons que dans quelques semaines comment chacune l’aura utilisé. Mais enfin il n’y avait encore eu, ni d’un côté ni de l’autre, aucun de ces incidens décisifs qui marquent sur un point donné la fin de quelque chose, et c’est bien ce qui s’est produit à Port-Arthur. Pour la première fois dans l’histoire du monde, du moins depuis les grandes invasions qui ont précédé les temps modernes ou qui en ont accompagné les débuts, les Asiatiques ont remporté un avantage signalé sur les européens. Un général européen et la garnison qu’il commandait ont été obligés de se rendre, après des prodiges d’héroïsme qui font encore mieux ressortir la nécessité finale où ils se sont trouvés. Le général Stœssel a attaché son nom à ce grand événement, et ce nom y restera couvert de gloire comme celui d’un homme qui a fait tout son devoir. Mais qui sait si la chute de Port-Arthur, comme autrefois celle de Constantinople devant les Turcs, ne marque pas le commencement d’une ère nouvelle ?

Port-Arthur devait succomber, comme il arrive à toute ville assiégée par une armée suffisante pour l’investir, lorsqu’elle n’est pas secourue : la seule question était de savoir si le dénouement se produirait quelques jours plus tôt ou plus tard. Malheureusement il était impossible que la place tînt jusqu’au moment où, les opérations ayant recommencé en Mandchourie, les Russes y reprendront peut-être l’avantage. Quant à la flotte commandée par l’amiral Rodjestwenski, elle ne pouvait arriver en Extrême-Orient que beaucoup trop tard. Les défenseurs de Port-Arthur avaient épuisé toutes leurs ressources ; ils étaient tombés eux-mêmes dans un état d’épuisement complet. Les forces humaines ont des limites ; elles étaient atteintes. La capitulation était inévitable.

Il serait très téméraire de vouloir démêler et prédire l’avenir ; mais, pour le moment, la situation des Japonais à Port-Arthur est beaucoup plus forte que ne l’a jamais été celle des Russes. Ceux-ci, en effet, ont perdu, dès les premiers jours de la guerre, la maîtrise de la mer, qui a appartenu sans interruption jusqu’ici à leurs heureux adversaires. S’il en avait été autrement, Port-Arthur, ravitaillé par mer, aurait pu tenir indéfiniment : les Japonais, quel que soit leur courage, y auraient inutilement usé leurs forces. Mais ils ont réussi à bloquer la place, à l’isoler, à interrompre ses communications avec le reste du monde, ce qui la mettait à leur merci. Ils ont dû toutefois pour s’en emparer, non pas par un siège en règle, mais par des assauts multipliés, faire une consommation d’hommes dont le chiffre exact est encore inconnu, mais qui a été extrêmement élevé. Tous ces assauts ont été d’effroyables boucheries. Les Japonais n’y ont pas déployé une science militaire égale à leur bravoure, et nous ne conseillerons à personne l’imitation de leurs procédés. Ils sont arrivés à leurs fins ; ils ne pouvaient pas ne pas y arriver ; mais quelle épouvantable hécatombe ! Il faudrait aujourd’hui, pour que la situation se retournât à leur avantage, que les Russes reprissent la supériorité sur terre et sur mer, ce qui n’est certainement pas impossible, mais ce qui ne peut pas être présenté comme une éventualité certaine. Le plus probable est que les hostilités dureront longtemps encore, et que les Japonais en profiteront pour se rendre inexpugnables à Port-Arthur : ils le deviendront s’ils restent maîtres de la mer. Au reste, les personnes les mieux renseignées sur les conditions présentes de la guerre, et qui étaient éclairées d’avance par les enseignemens de l’histoire sur les procédés militaires habituels aux Russes, avaient auguré dès le premier jour que la guerre serait longue et que ce n’est pas la première année qui en verrait la fin. Rien ne les a surprises dans ce qui s’est passé jusqu’ici, excepté l’horreur des massacres qui ont dépassé, au point de vue du nombre des victimes et de l’atrocité de leur mort, tout ce qui s’était produit depuis beaucoup d’années. On disait volontiers que le perfectionnement des armes de guerre rendait les batailles moins meurtrières : ce jugement optimiste n’a pas été confirmé par les faits. Comme il fallait s’y attendre, des voix se sont élevées dans la presse, soit chez nous, soit ailleurs, pour conseiller la cessation des hostilités. Nous sommes très sensibles aux sentimens d’humanité qui inspirent ces manifestations ; mais il serait inutile de donner des conseils aux Japonais, vainqueurs jusqu’ici, et indiscret d’en donner aux Russes qui espèrent l’être à leur tour. Sans doute, ni l’un ni l’autre des deux adversaires ne s’arrêtera aussi longtemps qu’il lui restera une armée disponible.

Il faut reconnaître cependant que la guerre, — cette guerre qui se passe au bout du monde pour des intérêts peu accessibles aux masses, — est impopulaire en Russie. La direction des esprits n’est pas aujourd’hui du côté de la guerre, mais du côté des réformes dont elle a montré la nécessité immédiate, ou du côté de la réforme, car on fait une différence entre le pluriel et le singulier. Ceux qui demandent la reforme, au singulier, entendent par là qu’il faut établir en Russie un gouvernement représentatif, suivant l’inspiration, sinon à la stricte imitation de ceux de l’Europe occidentale : de cette source première, ils espèrent que toutes les réformes découleront ensuite naturellement. Ceux qui demandent des réformes, au pluriel, entendent par-là que c’est au gouvernement à les faire avec intelligence, avec libéralité même, mais sans rien abdiquer, ou en n’abdiquant que le moins possible de l’autorité qu’il exerce sous une forme absolue. Ils croient qu’un gouvernement représentatif, qui deviendrait bientôt un gouvernement parlementaire, ferait aujourd’hui plus de mal que de bien en Russie, parce qu’il ne saurait pas y faire le bien. De ces deux thèses, l’Empereur a adopté la seconde, et, dans un rescrit récent, il a annoncé l’intention de réaliser quelques réformes, modestes à coup sûr, mais qui ne seraient pas négligeables si elles étaient accomplies intégralement et maintenues avec confiance et avec fermeté. Qu’en sera-t-il ? Beaucoup d’influences contraires agissent autour de l’Empereur ; il est difficile de prévoir à laquelle il donnera définitivement la préférence. On n’est d’accord que sur un point, et son rescrit prouve que l’Empereur partage à cet égard le sentiment général, c’est que certaines réformes sont immédiatement indispensables, et qu’elles consistent à donner à la sécurité des citoyens des garanties contre l’arbitraire administratif, en même temps que la presse serait rendue plus libre dans l’exercice de son droit de contrôle. Il y a actuellement en Russie un mouvement d’opinion très intéressant, très curieux, et qui est presque unanime parmi les esprits éclairés par la réflexion, la comparaison et l’étude ; mais ces esprits ne sont pas les plus nombreux. Quelle forme prendra ce mouvement, soit qu’on y cède, soit qu’on essaie d’y résister ? À cette question, les réponses sont si différentes que le plus sage pour nous est d’attendre celle qu’y feront les faits.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, F. BRUNETIERE.