Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1878

Chronique n° 1098
14 janvier 1878


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 janvier 1878.

Tout se hâte dans ce siècle affairé et déclinant. La figure du monde change, ceux qui ont été les grands acteurs de la scène publique s’en vont, et s’il est certes une image expressive de la rapidité avec laquelle tout se renouvelle, c’est la disparition soudaine de ce souverain populaire entre tous, qui vient de s’éteindre à Rome, au Quirinal. Le premier roi d’Italie, Victor-Emmanuel II, a cessé de vivre à l’improviste, prématurément. Il n’a pas été, lui, vaincu par l’âge : la veille encore il était plein de santé et de force, il portait vertement ses cinquante-huit ans et le poids d’un règne laborieux ; le lendemain il était terrassé par le mal, il a été enlevé en quelques jours, on pourrait dire en quelques heures. Il disparaît à son tour comme a disparu il y a des années Cavour, son grand conseiller politique, comme disparaissait il y a une semaine, à Florence, le fidèle Alphonse de La Marmora, son compagnon de guerre, comme s’en sont allés déjà beaucoup de ceux qui sont entrés avec lui dans la carrière ; mais avec tous ces hommes qui ont partagé ses épreuves, qui ont été pour lui des ministres, des lieutenans ou des amis, il a le bonheur de laisser une œuvre achevée. Victor-Emmanuel meurt en possession paisible de la couronne qu’il a conquise, qu’il peut transmettre sans trouble, au sein d’une nation qu’il a élevée à l’indépendance, et, par un dernier privilège de cette destinée royale, une telle mort n’est pas seulement un deuil national pour l’Italie, elle est ressentie en France comme au-delà des Alpes, elle a excité partout l’émotion ; elle est un événement européen de plus dans un moment où tant de questions obscures s’agitent, où tous les regards se tournent plus que jamais vers cet Orient ensanglanté d’où peuvent venir les orages.

Les rois et les peuples ont leur destin. Lorsque Victor-Emmanuel naissait en 1820 de celui qui s’appelait encore Carignan et d’une archiduchesse d’Autriche, rien n’aurait pu faire augurer qu’à cet enfant d’un prince suspect, bientôt compromis par la révolution éphémère de 1821, était réservée cette étrange fortune d’agrandir la maison de Savoie, de créer une nation de 25 millions d’hommes, de régner à Naples comme à Turin, à Venise comme à Palerme, et d’aller mourir au Quirinal en souverain reconnu par l’univers, par l’Autriche elle-même. C’est pourtant ce qui a rempli cette existence, c’est ce qui imprime le caractère d’un événement européen à la fin d’un roi qui a vécu assez pour conduire jusqu’au bout cette immense révolution, pour être la personnification vivante et régulière d’une puissance nouvelle appelée désormais à jouer son rôle dans toutes les combinaisons de la politique.

Cet héritier d’une vigoureuse race avait été élevé sévèrement, militairement, comme tous les princes de Savoie ; il avait grandi sous le règne silencieux de son père devenu Charles-Albert, à côté de son frère, le duc de Gênes, ce jeune héros mort prématurément il y a plus de vingt ans et dont la fille est aujourd’hui la gracieuse reine d’Italie. Le dernier roi avait été marié lui-même dès 1842, à vingt-deux ans, avec une princesse autrichienne, fille de l’archiduc Rénier. Victor-Emmanuel n’était sorti réellement de l’obscurité qu’au milieu des explosions patriotiques et libérales de 1848. Il avait commencé sa carrière de soldat pendant cette première guerre de l’indépendance, en se faisant bravement blesser à Goïto. Il avait commencé sa carrière politique le 23 mars 1849, le soir de Novare, en recueillant la couronne sur un champ de bataille des mains de son père, qui avait vainement cherché la mort et n’avait trouvé que l’amère déception de la déroute. C’était un sombre début de règne. L’Italie, après une année d’agitation, était plus que jamais livrée aux réactions absolutistes et à la domination étrangère. Le Piémont lui-même, abattu à Novare, restait à la discrétion de l’Autriche victorieuse ; à Turin, les partis égarés redoublaient de violences au risque d’aggraver la défaite. L’insurrection éclatait à Gênes, et, pour comble de malheur, le jeune roi, à peine échappé à une journée sanglante, se sentait tout à coup pris d’un mal à peu près semblable à celui qui vient de l’emporter. Une lettre tout intime qu’un homme dévoué, aide-de-camp du prince, le général Dabormida, écrivait alors à son ami La Marmora, et que M. Chiala a divulguée récemment, peu avant la mort de Victor-Emmanuel, peint cet incident touchant des premiers jours du règne ; elle reprend un triste à-propos. «… C’est avec la tristesse dans le cœur que je dois te dire que non-seulement la maladie du roi ne s’achemine pas vers une solution, écrivait alors le général Dabormida, mais elle a pris au contraire un caractère aigu capable de faire craindre pour la vie de sa majesté… La douleur nous fait peut-être voir le danger plus grave qu’il n’est, mais le danger existe. Songe donc, mon cher ami, aux conséquences d’une semblable perte ! .. Je ne m’afflige pas tant pour le roi que pour le pays : il cesserait de souffrir et éviterait un avenir que les passions des partis menacent de lui rendre bien amer. Tu ne saurais te figurer combien le pauvre jeune homme souffre de se voir grossièrement insulté par les journaux… Je connaissais son excellente nature, je ne l’avais jamais cru aussi bien qu’il est. Je l’ai vu gémir sous le poids des calomnies, jamais je n’ai entendu sortir de sa bouche une menace quelconque, un désir de vengeance, une parole de haine. Je te le répète, il est excellent, et sa mort serait une grande calamité. Je ne doute pas que, les troubles actuels une fois passés, la nation ne finisse par l’apprécier et l’aimer ; mais avant d’en arriver là, combien n’aurait-il pas à souffrir ! .. » C’était le témoignage de l’affection fidèle, avant le règne, dans un moment où ce prince de vingt-neuf ans, porté ou jeté sur le trône par une catastrophe, encore inconnu de son peuple, était près de périr sans avoir rempli son destin.

Lorsque l’honnête Dabormida, qui depuis a été plus d’une fois ministre dans des heures difficiles, parlait avec cette émotion de son prince et de son pays, tout semblait perdu, même le-roi. Avec l’ennemi campé sur le sol, l’armée à demi détruite ou démoralisée, les passions intérieures déchaînées, le souverain en péril de mort, on pouvait se croire à la veille de quelque « crise terrible » qui eût peut-être changé le cours de l’histoire. Et cependant c’est de cette situation extrême, presque désespérée, qu’est sorti l’avenir. Les nuages se sont dissipés. La défaite n’a pas été seulement adoucie et réparée, elle s’est transformée en victoire. Le Piémont ne s’est pas seulement recueilli et relevé dans sa petite indépendance, il est devenu l’Italie. Deux choses ont contribué à ces résultats extraordinaires. Au moment où il était obligé de se courber sous la défaite, de payer des rançons, le Piémont avait gardé un seul avantage, qui pouvait, il est vrai, aider à tout reconquérir : il avait conservé ses institutions libres, son parlement, son régime constitutionnel, et en même temps il avait rencontré des hommes patriotiquement sensés, résolus à profiter d’une expérience désastreuse et à ne pas se décourager pour un mécompte. D’Azeglio, le premier président du conseil après Novare, disait tout bas : « Nous recommencerons ! » La Marmora, bientôt ministre de la guerre, écrivait dans l’intimité : « Il me semble que le but auquel nous devons tendre maintenant, c’est de travailler pour l’avenir. » Cavour, qui allait éclipser tout le monde, répétait en se frottant les mains à son entrée au ministère : « Nous ferons quelque chose. »

Le mot d’ordre était le même, l’idée de se remettre à l’œuvre animait tous ces esprits généreux et déliés ; mais, à dire vrai, rien n’eût été possible, s’il n’y avait eu au palais de Turin ce jeune prince heureusement relevé de maladie et assez bien inspiré pour comprendre son temps, pour placer sa royauté naissante sous les plis de ce drapeau où l’écusson de Savoie brillait désormais entre les couleurs italiennes. Ayant à opter dès le premier jour entre un retour vers l’absolutisme, qui eût été peut-être facile sous la protection de l’Autriche, et tous les intérêts d’avenir du Piémont, de l’Italie, il n’avait point hésité, il avait fait son choix. Victor-Emmanuel était devenu résolument, sans arrière-pensée, un roi national, libéral, acceptant toutes les conditions du régime nouveau, toutes les conséquences d’une politique qui devait sans doute créer une situation difficile au Piémont, mais qui lui donnait aussi l’honneur des vaillantes initiatives. C’est avec son appui que Cavour pouvait mettre la main à une vaste réforme intérieure et se livrer à ces combinaisons qui allaient ramener le petit royaume sarde dans les conseils de l’Europe en passant par la Crimée et en attendant les champs de bataille de la Lombardie. C’est à l’abri de son nom que la reconstitution d’une armée a pu être entreprise par ce digne La Marmora, qui n’a précédé son roi que de quelques jours au tombeau, par cet intrépide soldat, modèle du vieil honneur piémontais, de fidélité chevaleresque et de dévoûment à son pays. En réalité tout est là, dans ces commencemens, dans ces dix années qui vont de 1850 à 1860 ; tout est dans ce premier choix qu’avait fait Victor-Emmanuel en identifiant sans réserve ses intérêts dynastiques avec l’intérêt national, avec une politique qui devait conduire le Piémont à des destinées imprévues.

Si au moment décisif les événemens ont marché si vite, s’ils se sont déroulés avec une impétuosité qui a plus d’une fois déjoué tous les calculs, c’est qu’ils étaient préparés par des hommes qui, sans tout prévoir, savaient mettre la fortune pour eux. C’est bien évident : cette étrange et immense révolution d’où est sortie l’unité de l’Italie ne se serait pas réalisée si facilement et si complètement, si elle n’avait été qu’une œuvre de révolutionnaires et de conspirateurs. Elle n’a été sérieusement possible que parce qu’au lieu d’être un vaste désordre, elle a eu aussitôt son gouvernement, son administration, sa diplomatie, son armée et son roi. Elle n’a marché de succès en succès que parce qu’il y avait un petit pays formé à son rôle de guide et de modérateur, préparé à être le noyau de toutes les agrégations, le cadre de la grande réorganisation nationale, parce qu’il se trouvait là une maison royale séculaire, adoptant cette révolution à mesure qu’elle s’accomplissait, la représentant devant l’Europe, lui imprimant à chaque pas le sceau d’un mouvement définitif et irrévocable. Le jour est venu où le roi de Sardaigne a été le roi d’Italie par la décomposition de tous les pouvoirs devant l’idée nationale, où la capitale du nouveau royaume s’est trouvée transportée de Turin à Florence, puis de Florence à Rome : les événemens extérieurs y ont aidé sans contredit, la confusion et la violence des rivalités européennes ont offert plus d’une occasion, la hardiesse n’a pas manqué,. — et tout a été fini ! On a eu le dernier mot de cette révolution, qui se résume dans les deux choses les plus considérables du siècle, l’existence d’une nation nouvelle fondée par la liberté, vivant paisiblement dans la liberté, et la transformation de la papauté par la un du pouvoir temporel. Victor-Emmanuel, même en ayant le secret de Cavour, avait-il prévu tant d’aventures extraordinaires ? Aurait-il pu se douter au lendemain de Novare qu’avant dix ans il irait à Florence, qu’un jour viendrait où après un règne agité il mourrait tranquillement à Rome, dans le vieux palais où l’on faisait autrefois les papes ? Il ne regardait probablement pas si loin dans l’avenir ; la première idée qui se présentait à son esprit était celle d’une revanche de la campagne de 1848-49, d’une guerre nouvelle d’indépendance pour le nord de l’Italie, et ce n’est qu’au feu de l’action, sous l’aiguillon des événemens, qu’il a pu, lui aussi, dire : Andremo al fondo !

Ce qui est certain, c’est que dans cette série d’entreprises, de guerres, de négociations, de combinaisons diplomatiques, d’expéditions qu’il a pu voir pendant vingt ans se dérouler autour de lui, Victor-Emmanuel n’a cessé d’être le personnage essentiel autour duquel s’est noué le grand drame. Ce n’est pas lui qui a tout fait, c’est par lui que tout a été possible. Il a porté à l’œuvre commune un mélange original de sagacité et de force, d’entrain guerrier et d’habileté prudente, de bonne humeur familière et de brusquerie impétueuse. C’était, à tout prendre, un vrai prince de Savoie à la physionomie accentuée, alliant le sentiment moderne à la sève de sa race, toujours prêt à l’action, prompt à monter à cheval sous l’uniforme ou à quitter les palais pour s’en aller chasser dans les montagnes, se délassant du règne par les plaisirs de son choix.

Au fond, même dans ses libertés, même dans les aventures à demi révolutionnaires où il s’est trouvé engagé, il avait le culte des traditions de sa maison, et il avait tenu, en prenant la couronne de premier roi d’Italie, à garder son titra de Victor-Emmanuel II. Il n’oubliait pas de quelle souche il était, et il ne permettait pas aux autres de l’oublier ; il s’en souvenait au besoin avec tout le monde, témoin le jour où, ayant reçu de Paris quelque injonction par trop leste, il s’adressait à l’empereur, et il lui rappelait, avec un mélange d’amitié et de fierté, que, si on le poussait à bout, il saurait retrouver les traces de ses aïeux sur les Alpes. Il sentait aisément monter à son front le sang de la vieille race, Victor-Emmanuel était assurément un soldat, il avait l’âme intrépide comme il avait la mine martiale ; mais, qu’on ne s’y trompe pas, c’était aussi un politique fin, avisé, plein de bon sens, et plus d’une fois ses ministres ont avoué que ses conseils étaient les meilleurs. Il laissait faire souvent ; il gardait son opinion, et c’est surtout dans les questions religieuses que, tout en se prêtant à des réformes nécessaires qui étaient la conséquence de la politique nationale, il avait peut-être ses doutes intérieurs. Il se sentait importuné dans les premiers temps de ce qu’il appelait la guerre contre les prêtres, contre les moines. Un jour, à l’époque de l’expédition de Crimée, il venait de passer en revue ce petit corps piémontais qui allait partir sous La Marmora et que le maréchal Bosquet devait bientôt appeler un « bijou d’armée ; » le roi éprouvait une certaine tristesse et il disait à un de ses généraux : « Vous êtes heureux, vous allez faire la guerre en soldat, moi je reste ici à batailler contre des moines ! » Il allait à cette guerre sans entrain, il était d’une famille où il y a eu des saints, et il n’oubliait pas non plus ce genre de passé. Il avait toujours eu avec le pape, même aux momens les plus vifs, des rapports intimes qui n’avaient pas cessé depuis qu’on était à Rome. Victor-Emmanuel avait de l’attachement pour Pie IX, et le saint-père, lui aussi, aimait Victor-Emmanuel. Ces sympathies se sont retrouvées à la dernière heure, elles se sont manifestées par cette paix respectueuse et attendrie qui s’est faite sur un signe du pape autour du grand mort du Quirinal. Sentimens religieux, finesse du politique, intrépidité du soldat, fierté du descendant d’une vieille race, tout cela se confondait dans cette vigoureuse nature d’un prince dont l’originalité est d’avoir été, avec tous ses contrastes de caractère, un roi patriote et libéral.

Depuis qu’il était entré dans cette voie, Victor-Emmanuel n’avait plus jamais dévié. Il avait joué son rôle sans subterfuge, avec la plus sérieuse et la plus loyale résolution. Dévoué à la cause de l’Italie, il avait tout risqué pour elle, il ne s’était plus arrêté, et s’il avait agrandi, illustré sa maison, c’est en donnant la vie à un peuple. Chef couronné d’une nation libre gouvernée par les lois parlementaires, il s’était conformé sans hésitation à ces lois. Il ne s’en était écarté qu’une seule fois au début du règne en faisant coup sur coup deux appels au pays pour avoir un parlement résigné à une paix nécessaire, — et par cet acte généreux il avait sauvé le régime constitutionnel lui-même. Hors de là, il s’était borné à suivre scrupuleusement les traditions parlementaires en remettant le pouvoir aux majorités. Ce n’est pas qu’il ne pût être Un modérateur utile ; il l’a été plus d’une fois, et il aurait pu l’être bien plus souvent encore, s’il l’avait voulu, avec l’ascendant qu’il avait conquis ; mais il mettait sa loyauté et son honneur à ne pas déplacer les rôles, à suivre l’opinion, à rester, en un mot, toujours d’accord avec le pays. Il a fait ainsi de la monarchie constitutionnelle le point de ralliement de tous les partis, la sérieuse et durable garantie de l’œuvre nationale qui a rempli son règne. C’est ce qui explique la confiance qu’il inspirait, l’immense popularité dont son nom reste environné, et cette émotion religieuse, profonde, qui a éclaté au-delà des Alpes devant ce grand cercueil.

Et maintenant, cette mort, qui est assurément un malheur pour tous, est-elle de nature à modifier sensiblement la situation intérieure et extérieure de l’Italie ? Les premières déclarations du nouveau roi qui était hier encore le prince Humbert sont comme un acte émouvant de fidélité à la mémoire de son glorieux père. En proclamant la pensée qui l’anime dans le deuil de son avènement, en se montrant résolu à suivre les exemples de celui qui a fait l’Italie, le jeune roi Humbert ne peut évidemment scinder ces exemples, au risque d’ébranler ou d’aventurer l’œuvre donc il est maintenant le gardien couronné. Son esprit formé, à côté de son père, à toutes les préoccupations du règne, n’en est point à se fixer sur la vraie direction des affaires italiennes. C’est une puérilité des plus prétentieuses et des plus périlleuses de se jeter aussitôt dans toutes les interprétations et toutes les conjectures, de chercher le signe de toutes sortes d’évolutions dans les prétendues préférences d’un prince, dans le voyage d’un autre prince. La politique ne subit pas apparemment d’un jour à l’autre de ces variations. Les rapports entre les peuples ne sont pas une œuvre de fantaisie ; ils sont une chose plus compliquée, ils résultent d’une multitude de causes profondes, des affinités, des intérêts, des traditions qu’on ne violente pas sans danger.

La France, quant à elle, ne peut avoir aujourd’hui comme hier que des relations simples, naturelles, faciles avec l’Italie parce que ces relations reposent précisément sur ces affinités et ces intérêts qui, à défaut des alliances formées pour un objet déterminé, créent des habitudes durables de cordialité. S’il y a eu parfois des ombrages, — et dans tous les cas il ne faudrait ni les exagérer ni leur offrir des prétextes, — ils n’existent plus, ils ne peuvent plus exister, ils n’ont été et n’ont pu être que très factices. Entre l’Italie devenue une nation et la France qui l’a aidée à le devenir, quand il y avait encore en Europe tant de doutes et même tant d’hostilités contre la puissance nouvelle, il n’y a que des raisons permanentes d’intimité, pas une raison de mésintelligence sérieuse. Ce que le dernier roi sentait avec son âme cordiale pleine des souvenirs de notre alliance et d’une généreuse confraternité d’armes est dans l’héritage de la couronne d’Italie une de ces traditions que le nouveau souverain voudra continuer. Le gouvernement français a justement tenu à rendre ses devoirs à ce roi qui vient de mourir et à son jeune successeur, en se faisant l’organe des sentimens de notre pays. Il a certes obéi aux convenances les plus sérieuses et de plus à un esprit d’impartialité supérieure en envoyant, pour représenter la France aux obsèques de Victor-Emmanuel, M. le maréchal Canrobert, le vaillant soldat de 1859, celui-là même qui, arrivé un des premiers au-delà des Alpes, contribuait à préserver Turin d’une irruption autrichienne. Ce choix, désiré, à ce qu’il semble, par le roi Humbert lui-même, sanctionné avec empressement par le ministère français, est un témoignage de cette amitié qui est si naturelle, que la politique des deux gouvernemens doit s’étudier sans cesse à entretenir et à faire fructifier.

Le roi Victor-Emmanuel avait, dit-on, dans les derniers jours de sa vie la préoccupation fixe et pénible de la situation de l’Europe, des complications qui sont partout à la surface du continent, qui imposeraient à l’Italie des redoublemens de prudence et d’union intérieure. Ces complications sont assurément graves, elles ne le sont cependant pas plus pour l’Italie que pour les autres pays, et, à vrai dire, tous les états de l’Occident n’ont-ils pas un seul et même intérêt ? Ils sont tous intéressés à voir la paix renaître le plus tôt possible, à y travailler s’ils le peuvent, à aider de leurs conseils, de leur bonne volonté, de leurs bons offices, à une solution suffisamment équitable, tout au moins modérée, de ce redoutable conflit qui trouble l’Orient depuis huit mois, qui reste le grand sujet d’inquiétude, le nuage sombre sur l’Europe. Pour l’Occident, c’est la paix qui est aujourd’hui le premier but, le premier désir ; mais cette paix que tout le monde veut et réclame, est-elle prochaine et facile ? Entrevoit-on à travers l’ombre sanglante des événemens de la guerre les élémens de la solution ? Les propositions d’armistice dont la Porte a chargé l’Angleterre et que l’Angleterre s’est empressée de transmettre à Saint-Pétersbourg sont-elles acceptées ou refusées ? Où en sont-elles, et quelles seraient les conditions de cette suspension d’hostilités ? Serait-ce un armistice simplement militaire ou un armistice impliquant des préliminaires de paix ? Voilà autant de questions qui, depuis quelques jours, voyagent à travers l’Europe et qui jusqu’ici n’ont reçu ni réponse précise, ni éclaircissement rassurant.

Ce qui est certain, c’est que les affaires des Turcs, déjà fort compromises il y a quelques semaines, ne font qu’empirer de jour en jour, au point d’apparaître désormais sous l’aspect le plus sombre. On discute, il est vrai, à Constantinople. Le parlement créé par la constitution nouvelle de l’empire ottoman est réuni, et il se trouve en présence d’une situation presque désespérée, dont il cherche les causes. Les ministres, le séraskiérat. le conseil supérieur de la guerre, les généraux sont chaque jour remis sur la sellette, accusés pour toutes les fautes commises, pour les approvisionnemens qui ont manqué, pour les déficits dans les effectifs, pour les opérations mal conduites. Les députés ottomans, eux aussi, font des questionnaires accusateurs qui sont malheureusement assez justifiés, mais qui ne décident rien et ne servent pas surtout à relever la fortune des Turcs. On prodigue les discours plus que les résolutions. Pendant ce temps, les Russes, en dépit des rigueurs de l’hiver, poussent énergiquement leurs opérations. Maîtres désormais de la Bulgarie, sauf les places du quadrilatère, ils s’avancent à travers les Balkans, ils descendent comme un torrent dans la Roumélie. Avec toutes les forces dont ils disposent, ils peuvent manœuvrer librement devant des armées déconcertées ou coupées, serrées dans un redoutable réseau. D’un seul coup de filet, aux débouchés des défilés de Chipka, ils viennent de prendre plus de quarante bataillons turcs, tandis que de leur côté les Serbes, les derniers entrés en campagne, viennent de s’emparer de vive force de la place de Nisch. La fortune accable les Turcs, Les Russes débordent maintenant de toutes parts au sud des Balkans. Ils sont à Sophia, à Kasanlick, sur toutes les routes, sur tous les points stratégiques. Rien ne semble plus pouvoir les arrêter jusqu’à Andrinople, que les uns disent armée pour une formidable défense, que les autres représentent comme hors d’état de tenir longtemps devant une attaque sérieuse. Les Russes, en un mot, renouvellent ces marches aventureuses qui leur ont coûté si cher au début de la campagne ; mais ils les renouvellent aujourd’hui avec bien plus de chances de succès, après avoir abattu le plus héroïque et le plus habile des chefs ottomans, après avoir pris, dispersé ou décimé la plus grande partie de l’armée turque, après avoir jeté par des coups redoublés l’alarme et un certain désarroi à Constantinople, C’est dans ces conditions qu’a surgi cette proposition d’armistice qui paraît pour le moment assez ballottée entre Saint-Pétersbourg et le quartier-général de la Bulgarie, qu’on n’a laissée en suspens que pour donner aux généraux russes le temps de frapper de nouveaux coups, d’accentuer de plus en plus la victoire et la prépondérance des armes du tsar.

Que veut en tout cela réellement la Russie ? quel est le dernier mot de sa politique ? Il semble assez évident, par l’accueil qui a été fait à l’intervention tout officieuse de l’Angleterre, que la Russie entend provisoirement rester en tête-à-tête avec les Turcs, au moins pour la négociation de l’armistice, et on parait l’avoir compris ainsi à Constantinople en envoyant des plénipotentiaires au quartier-général du grand-duc Nicolas ; mais ceci n’est qu’une affaire de forme. La vraie et grave question reste toujours dans le prix que la Russie veut mettre à une suspension d’hostilités et à la paix qui en serait vraisemblablement la suite. C’est sur ce point que, malgré le désir assez légitime de l’Angleterre, le cabinet de Saint-Pétersbourg paraît avoir évité de s’expliquer ; il s’est borné à laisser échapper, par des divulgations calculées, quelques-unes des conditions qu’il se propose vraisemblablement de faire prévaloir. Rien de suffisamment précis et de définitif n’est encore connu. La Russie, quelque victorieuse qu’elle soit, ne peut s’y tromper. Elle est à un moment décisif, elle a réellement à choisir entre deux politiques. Elle peut, même en s’assurant quelques-uns des avantages d’une guerre heureuse, s’en tenir à une paix modérée, équitable, et, après avoir fait sentir le poids de ses armes, rentrer dans le programme européen des améliorations sérieuses combinées avec le maintien de « l’intégrité et de l’indépendance de l’Orient. » C’est la solution qui se concilie le mieux avec la sécurité de l’Europe et ce qui reste de droit public. La Russie peut, au contraire, se laisser entraîner par le succès, multiplier ses prétentions soit en Asie, soit dans la région du Danube, passer à travers tous les traités, reprendre en un mot, sans partage en Orient, une prépondérance agrandie par des conquêtes dont son ambition seule fixerait la mesure. Tout cela est possible sans doute ; mais ce ne serait qu’une victoire de la force, comme il y a eu, depuis un siècle, tant d’autres victoires qui n’ont pas duré, même dans ces affaires d’Orient. La Russie n’est-elle pas plus intéressée à donner un grand exemple de modération, à prendre l’initiative d’une paix qui sera toujours glorieuse pour elle, et qui maintiendrait les conditions générales de la sécurité européenne ? Tous les regards sont évidemment fixés sur elle ; ce qu’elle va faire peut décider de toutes les combinaisons sur le continent, et à défaut d’autres lumières, qui ne peuvent guère venir d’ailleurs, on va avoir dans deux jours les débats du parlement anglais, où se produiront inévitablement des explications décisives qui aideront à voir plus clair dans ce grand et confus problème oriental.

Eh bien ! de tout ce qui se passe dans le monde, autour de nous ou loin de nous, ceux qui réfléchissent, qui aiment leur pays en France, peuvent assurément tirer quelque profit. Dans ces affaires d’Orient et dans la situation européenne qui en résulte, ils peuvent trouver mille raisons de prudence, de réserve et de prévoyante modération. Dans ce spectacle de l’Italie tout entière réunie par un sentiment de deuil autour des dépouilles de Victor-Emmanuel, ils peuvent voir comment un pays, fût-il petit, fût-il éprouvé par les plus cruels désastres, peut revenir de loin et devenir grand, avec un chef loyal, des hommes au dévoûment habile, et un patriotisme qui a su plus d’une fois se mettre au-dessus des passions des partis, C’est une moralité des événemens les plus récens, qui est à l’usage de tous ceux qui prétendent avoir une influence sur les affaires publiques, et elle vaut bien quelques luttes stériles, quelques discussions irritantes, quelques conflits d’ambitions ou de vanités de couloirs parlementaires. La France est entrée dans une ère d’apaisement que le retour récent des chambres à Versailles n’a point réussi à troubler. Nous sommes visiblement à la paix intérieure. C’est l’œuvre de tout le monde, du ministère comme du parlement, de régulariser, de consolider cette paix dont M. Léon Renault, M. Calmon, traçaient dernièrement le programme dans des discours pleins de raison et de saine modération. Depuis près d’un an, nous avons vécu dans une sorte de bataille irritante et aveuglante. Nous sommes sortis de ce tourbillon, de cette crise dangereuse par le simple ressort des lois. Qu’on en profite du moins pour laisser peu à peu de côté les récriminations inutiles, toutes ces invalidations qui ne sont que des bavardages oiseux, et pour s’occuper de la France, dont les intérêts supérieurs sont seuls dignes de fixer, de passionner tous les dévoûmens sérieux.


CH. DE MAZADE.



ESSAIS ET NOTICES.

LES OBSERVATOIRES DES ÉTATS-UNIS.
L’Astronomie pratique et les observatoires en Europe et en Amérique, par MM. C. André et A. Angot. — III. — États-Unis d’Amérique. Paris, 1877. Gauthier-Villars.


Pour être entrés tardivement dans l’arène, les Américains n’en sont pas moins prêts à disputer la palme aux peuples de l’ancien monde sur plus d’un terrain, qu’il s’agisse de science ou d’industrie. Il y a même dans cette situation un puissant élément de succès : l’absence des entraves que nous créent trop souvent une routine séculaire et le vieux matériel légué par nos devanciers. On a pu remarquer plus d’une fois que d’importantes innovations scientifiques ont eu pour auteurs, non pas des hommes du métier, mais des amateurs qui avaient abordé une science avec la liberté d’esprit qu’on possède rarement lorsqu’on s’est approprié les traditions consacrées. De même on a vu les Américains réussir, par des conceptions hardies, à dépasser du premier coup leurs initiateurs. Dans la fabrication des machines, leur grande supériorité se fonde aujourd’hui sur le principe de la division du travail : les machines ne se construisent plus isolément, individuellement, on en fabrique les pièces par milliers comme on fait pour les montres à Genève. En matière de science, ce qui caractérise leur faire, c’est d’abord le rôle considérable attribué à l’initiative privée créant tout par des souscriptions volontaires sans attendre les lentes résolutions de l’état, — puis une préférence marquée pour les moyens mécaniques, qu’on emploie toutes les fois qu’ils peuvent remplacer la main ou l’œil de l’homme. De ces tendances, on rencontre plus d’un exemple dans l’histoire, encore si courte, de l’astronomie aux États-Unis.

La nécessité de faire une carte exacte des vastes territoires de l’Union, aussi bien que les besoins de leur marine, devaient tôt ou tard imposer aux Américains l’obligation de cultiver l’astronomie, et par conséquent celle d’entretenir des observatoires ; il faut pourtant convenir qu’ils y ont mis le temps. Lors des deux passages de Vénus de 1761 et de 1769, la Société philosophique américaine avait organisé trois stations d’observation à Philadelphie, à Norritown et au cap Henlopen ; mais aucune de ces stations ne devint un établissement définitif. L’un des télescopes achetés à cette occasion par Franklin servit cependant plus tard (en 1780) au professeur Williams, de l’université de Cambridge, à observer une éclipse totale de soleil. En 1787, peu après la déclaration de l’indépendance, le congrès décida la division du territoire de l’Union en carrés de 6 milles de côté, orientés suivant les méridiens et les parallèles ; cette vaste entreprise géodésique, qui comprenait la mesure d’une base et la détermination d’une foule de latitudes et de longitudes, fut confiée au colonel Mansfield, qui en commença l’exécution en 1807, et qui installa, dans sa maison à Cincinnati, plusieurs instrumens avec lesquels il fit dans la suite diverses séries d’observations. C’est le premier effort qui ait été tenté aux États-Unis en vue de la création d’un observatoire permanent. Ajoutons que cet essai ne fut pas longtemps continué ; c’est seulement en 1842 qu’une souscription bientôt couverte permit au professeur Mitchel de fonder à Cincinnati un observatoire sérieux, muni d’instrumens de quelque valeur. Mitchel, nommé major-général pendant la guerre de la sécession, trouva la mort à Beaufort. Son observatoire, qui, par suite de l’agrandissement de la ville, se trouvait entouré d’usines et noyé dans la fumée, a été, depuis quelques années, remplacé par un établissement nouveau, construit dans de meilleures conditions.

En faisant abstraction de la tentative assez peu importante du colonel Mansfield, le premier établissement des États-Unis qui mérita réellement le nom d’observatoire fut celui de Williams College, à Williamstown, dans l’état de Massachussets ; il a été fondé en 1836 par le professeur Hopkins. Viennent ensuite ceux de Western Reserve College, à Hudson, dans l’Ohio (fondé en 1838) ; de Harvard College, à Cambridge, dans le Massachussets (1839) ; de Philadelphie, dans l’état de Pensylvanie (1840) ; de West-Point, dans l’état de New-York (1841) ; de Georgetown, près de Washington (1843), et enfin l’Observatoire national, — aujourd’hui « Observatoire naval, » — de Washington, dont la création fut le signal de celle d’un grand nombre d’établissemens publics ou privés du même genre. Dans l’excellente monographie de MM. C. André et A. Angot, dont le troisième volume, consacré aux États-Unis, vient de paraître[1], nous trouvons énumérés jusqu’à vingt-neuf observatoires, fondés presque tous par l’initiative privée. Il est vrai qu’un certain nombre de ces établissemens ne sont plus en activité aujourd’hui ; en revanche, quatre observatoires nouveaux sont sur le point d’être créés. Parmi ces derniers, il convient de citer le futur observatoire californien dont la création se trouve assurée par la munificence d’un riche habitant de San-Francisco, M. James Lick, qui a affecté à cette destination un legs de 700,000 dollars (3,500,000 fr.) L’établissement le plus important, après celui de Washington, est le célèbre observatoire de Harvard College, dont la fondation, nous l’avons déjà dit, remonte à 1839. L’université de Cambridge avait pourtant fait dès 1815 de sérieux efforts pour arriver à la création d’un observatoire permanent ; on avait nommé un comité qui devait arrêter un plan d’organisation, faire choix d’un emplacement et acheter les instrumens ; mais les promoteurs de l’idée ne purent réunir la somme nécessaire à couvrir les premiers frais. Ce ne fut que vingt-quatre ans plus tard que le projet put être réalisé, lorsque William Bond, en vertu d’un contrat passé avec la corporation de l’université, transporta à Cambridge les instrumens de son petit observatoire de Dorchester, et vint lui-même s’y établir comme astronome de l’université. Au bout de quatre ans, il put quitter l’installation provisoire de Dana-House et commencer, dans le bâtiment définitif, ces recherches Sur les nébuleuses, sur le monde de Saturne, etc., qui l’ont placé au rang dés observateurs les plus éminens[2].

Le bel observatoire de Washington n’a pas été non plus bâti en un jour. Dès 1825, le président John-Quincy Adams demandait au congrès, dans son premier message, en même temps que la fondation d’une université nationale, l’érection d’un grand observatoire astronomique. « Certes, disait-il, un Américain doit être bien loin d’éprouver un sentiment d’orgueil lorsqu’il constate que sur le territoire relativement restreint de l’Europe il existe au moins cent trente de ces « phares des cieux, » tandis que, dans tout l’hémisphère américain, il ne s’en trouve pas un seul. Quand il passe à peine une année sur nos têtes sans que l’Europe nous envoie de seconde main, et comme par charité, quelque nouvelle et importante découverte, nous priverons-nous plus longtemps des moyens de rendre lumière pour lumière, en ne formant ni observatoire ni observateur sur la moitié du globe qui nous appartient, et laisserons-nous la terre accomplir ses révolutions successives dans une obscurité complète pour nos yeux, qui ne veulent pas chercher à voir ? » Cet appel éloquent ne fut point écouté, et malgré les efforts incessans de John-Quincy Adams, qui ne se lassa pas de revenir à la charge même après qu’il eut quitté la présidence, la fondation du grand « Observatoire naval » de Washington ne fut décidée qu’en 1842, et c’est en 1844 seulement que la construction des bâtimens fut terminée. Placé successivement sous la direction du commandant Maury, du capitaine Gilliss, des amiraux Davis et Sands, cet établissement a déjà fourni une série de travaux qui lui permettent de marcher de pair avec les grands observatoires d’Europe. A l’heure qu’il est, il possède la plus puissante lunette qui existe : un réfracteur de 26 pouces d’ouverture, construit par le célèbre opticien Alvan Clark. On sait qu’il y a quatre mois ce gigantesque instrument, quia coûté 250,000 francs, a payé ses frais d’achat par la révélation de deux satellites de Mars.

Parmi les nombreux observatoires privés dont MM. André et Angot nous donnent la description détaillée, il y a lieu de citer ceux de M. Rutherfurd et de M. Draper, où la photographie est appliquée avec beaucoup de succès à l’étude des corps célestes. M. Rutherfurd notamment a réussi à photographier non-seulement le soleil et la lune, mais des groupes d’étoiles dont on peut ensuite relever les positions relatives par des mesures micrométriques exécutées sur la plaque sensible. Les résultats déjà obtenus font prévoir que la photographie rendra un jour les plus grands services à l’astronomie de précision. A mesure que les procédés se perfectionnent, on la voit en effet chaque jour étendre les limites de son domaine, et les cas deviennent plus nombreux où elle peut avec avantage remplacer l’œil et le cerveau de l’observateur. De même nous voyons se répandre partout la célèbre méthode d’observation à laquelle on a donné le nom de « méthode américaine, » et qui est fondée sur l’enregistrement électrique des passages des astres aux fils de la lunette. C’est principalement aux travaux de Locke, de Mitchel et de William Bond qu’est dû le développement de cette féconde innovation. En résumé, on peut dire que l’astronomie, implantée depuis peu dans le nouveau monde, y a trouvé un terrain favorable où elle prospère à souhait. Les observatoires s’y multiplient à vue d’œil, et il était temps que la France fît un effort pour ne pas rester trop en arrière ; heureusement Bordeaux et Lyon vont avoir leurs observatoires comme Toulouse et Marseille.


Manuel du droit international à l’usage des officiers de l’armée de terre, autorisé pour les écoles militaires, 1 vol. in-24, Paris, 1878. Dumaine.


Aujourd’hui, à côté des études de stratégie, de cet « art d’être deux contre un, » si complexe et si difficile, — une place importante doit être attribuée dans nos écoles militaires au droit des gens, dont la connaissance est plus que jamais nécessaire aux officiers de toutes armes. Le Manuel du droit international paraît destiné à servir de programme à cet enseignement. L’auteur de ce petit volume s’est abstenu d’entrer dans les considérations théoriques qui occupent d’ordinaire un si grand espace dans les traités de droit des gens. Voulant éclairer nos officiers sur les règles auxquelles ils doivent obéir en temps de guerre, il se borne à les exposer, comme un simple narrateur : il décrit ce qui est actuellement admis dans la pratique des hostilités entre peuples civilisés. Les coutumes de la guerre ne sauraient d’ailleurs être envisagées autrement qu’à ce point de vue en quelque sorte descriptif ; elles varient suivant les temps et suivant les lieux ; au XXe siècle, il est probable que les usages ne seront plus ce qu’ils sont maintenant. Est-ce à dire que le droit des gens soit un mythe, et qu’il faille le traiter avec le sans-façon que tant de personnes affectent à son égard ? Loin de là : pour être souvent changées et souvent violées, les règles de la guerre n’en existent pas moins. Il est vrai qu’elles n’ont jamais été promulguées, mais la coutume et les précédons ne sont-ils pas une source de droit tout aussi respectable que les lois et les décrets émanant des autorités régulières ?

La première partie du Manuel est consacrée aux hostilités. Sur ce point, l’accord n’est pas loin d’exister entre les états civilisés de l’Europe. Sauf certaines questions de détail, tout ce qui concerne les moyens de nuire à l’ennemi, la distinction entre belligérans et non-belligérans, les relations entre les armées ennemies, les prisonniers de guerre, n’est point envisagé différemment en-deça et au-delà du Rhin. Dans la seconde partie du Manuel, il est traité de l’occupation militaire en pays ennemi. C’est la partie la plus délicate et aussi la plus intéressante de l’œuvre. Il fallait prendre parti entre les deux doctrines qui se firent jour en 1874 à la conférence de Bruxelles et qui partagent aujourd’hui les publicistes et les gouvernemens. On se rappelle que dans la théorie présentée par M. le baron Jomini et appuyée par les grands pontifes de la science allemande, l’occupation militaire a pour effet de conférer à l’occupant un pouvoir juridique et légal sur le territoire que le sort des armes a mis en sa possession. C’est le système appliqué par les Russes en Bulgarie, où le prince Tcherkasky avait organisé une administration moscovite dès les premiers jours de l’arrivée des cosaques. Aussi n’est-ce pas sans une vive satisfaction que nous avons vu l’auteur du Manuel répudier cette dangereuse doctrine, pour établir que l’occupation. temporaire, c’est-à-dire non autorisée par un acte diplomatique, est « simplement un état de fait qui produit les conséquences d’un cas de force majeure. » Et il ne s’agit pas ici d’une vaine discussion de mots ayant une valeur purement doctrinale : les résultats pratiques sont de la plus haute importance. Les représentans des petits états l’avaient senti vivement lorsqu’ils combattirent les propositions soumises à la conférence de Bruxelles, et nous sommes heureux de penser que la doctrine véritablement libérale et juste dont ils se firent les défenseurs est enseignée dans notre pays.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Les deux premiers volumes, publiés par MM. C. André et G. Rayet, renferment la description des observatoires de la Grande-Bretagne et des colonies anglaises. Voyez la Revue du 15 septembre 1874.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er novembre 1839, l’étude de M. A. Laugel sur l’Observatoire de Cambridge et les travaux de William Bond.