Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1875

Chronique n° 1026
14 janvier 1875


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 janvier 1875.

Il faut en convenir, la France a rarement traversé une phase plus ingrate ; rarement elle a vu sa politique à ce point obscurcie et déprimée par l’âpre égoïsme des partis, par un implacable esprit de dispute et de division. L’année commence à peine, et, au lieu de s’éclaircir, de se simplifier, comme on le croyait, comme on l’espérait, nos affaires ne font que se compliquer. Le brouillard, à ce qu’il paraît, est de saison à Versailles encore plus qu’à Paris, et le brouillard de Versailles s’étend sur le pays. On en sortira sans doute, on finira par retrouver son chemin. Pour le moment, la vérité est que nous arrivons à une période particulièrement bizarre de cette crise parlementaire qui dure depuis plus d’un an déjà, qui tient tout en suspens, dévore les ministères, contraint M. le président de la république à prodiguer inutilement les messages, et conduit par degrés l’assemblée aux plus étranges, aux plus tristes aveux d’impuissance. Encore un pas, il y aura un gouvernement sommaire, sans organisation, qui ne sera ni une simple délégation parlementaire, ni une dictature ; il y aura une assemblée qui aura déclaré qu’elle ne peut ou qu’elle ne veut se décider à rien, et il y aura des ministères qui ne sauront plus à quelle majorité se vouer, qui, faute d’une majorité, resteront aux ordres des minorités coalisées pour leur donner ou leur refuser la vie. C’est là au juste la situation telle qu’elle résulte des derniers incidens parlementaires, telle qu’elle peut être définitivement demain, si entre le vote du 6 janvier, qui a précipité la crise, et les prochaines décisions de l’assemblée il n’y a pas un suprême effort de prévoyance et de raison pour ramener les esprits et les volontés à une œuvre pratique de conciliation plus que jamais nécessaire.

La question en effet, aujourd’hui comme hier, est là tout entière dans l’intervention nécessaire, supérieure, de la prévoyance et de la raison, et c’est parce que la question est toujours altérée, dénaturée, qu’on n’arrive à aucun résultat. Non-seulement on ne réussit pas, mais chaque tentative, poursuivie dans des conditions incertaines et équivoques, aboutit fatalement à des déceptions nouvelles, et au bout du compte on finit par s’aigrir et s’irriter mutuellement, par aggraver les difficultés qu’on voulait résoudre, par accumuler les impossibilités. Précisons les faits. Quelle était la situation au moment où l’assemblée se réunissait de nouveau, d’abord au 30 novembre, puis le 5 janvier ? Elle était suffisamment claire, cette situation, il n’y avait pas à s’y méprendre. La première condition était de prendre résolument son parti sur ce qu’il y avait à faire et de s’assurer les moyens d’engager une action politique décisive. Il y avait en un mot une question de principe et une question de conduite. La question de principe était, à vrai dire, tranchée d’avance. La nécessité de l’organisation constitutionnelle s’imposait en quelque sorte d’elle-même, elle ne résultait pas seulement d’une série d’actes obligatoires de l’assemblée, d’une série de sollicitations pressantes du gouvernement ; elle était dans la force des choses, dans les besoins les plus intimes, les plus impérieux du pays, et jusque dans cette incohérence universelle où il n’y a plus ni pouvoir ni direction possible. Restait la difficulté de conduite ou de tactique, si l’on veut, et ici évidemment il n’y avait pas deux manières d’agir, si l’on voulait procéder sérieusement. Il fallait réaliser à tout prix l’alliance des fractions modérées, qui ne diffèrent pas essentiellement sur la nécessité de l’organisation des pouvoirs publics, et les résolutions une fois arrêtées en commun, fût-ce par des sacrifices mutuels inévitables, il devait y avoir dès le premier moment, pour l’ouverture de la session, un ministère représentant cette alliance, s’imposant par l’autorité du talent et d’une entente patriotique, prêt à soutenir la lutte avec ses ennemis irréconciliables et même avec ses amis récalcitrans. Il n’aurait pas eu la majorité, répète-t-on toujours. Ce n’est là qu’un faux-fuyant de stratégie vulgaire. Il n’est nullement prouvé que ce ministère, s’il avait pu se former, si les hommes l’avaient un peu énergiquement voulu, n’eût enlevé une majorité, et, s’il ne l’avait pas enlevée du premier coup, comme il serait resté l’expression vivante de la force parlementaire la plus compacte, d’une politique précise, coordonnée et sérieusement pratique, il serait bientôt arrivé à décourager les résistances excentriques, les oppositions des partis extrêmes. Il eût planté un drapeau reconnaissable pour le pays, et il aurait donné à l’assemblée elle-même la direction qui lui manque. C’était une entreprise digne d’être tentée par des hommes résolus à mettre les intérêts libéraux et nationaux de la France au-dessus de toutes les considérations subalternes.

M. le président de la république a dû obéir à quelque préoccupation de ce genre lorsqu’il réunissait, il y a quelques jours, à l’Elysée des hommes des diverses opinions modérées, M. Dufaure, M. Buffet, M. le duc de Broglie, M. le duc Decazes, M. le duc d’Audiffret-Pasquier, M. Casimir Perier, M. Léon Say, M. Bocher. L’intention n’avait certes rien que de louable, et pour un public impatient, lassé d’obscurité, elle a un instant paru être le prélude d’une solution. Chose frappante, les partis extrêmes seuls voyaient cette tentative avec ombrage. Malheureusement il était déjà tard, l’assemblée s’agitait depuis un mois dans le vide à Versailles, et qui ne sait que, lorsque l’assemblée est à Versailles, tout est changé ? Les réunions, les conciliabules, les mots d’ordre, les considérations de toute sorte, le respect humain entre les partis, les excitations mutuelles, reprennent leur action dissolvante et rendent tout impossible. On retombe invariablement dans cette diplomatie dont le dernier mot est l’inertie et l’impuissance au profit des minorités intéressées à tout empêcher. De plus, ces conférences de l’Elysée, quel caractère avaient-elles réellement ? A quoi pouvaient-elles aboutir ? C’étaient visiblement des conversations, des consultations encore plus que des négociations précises. Elles mettaient en contact des hommes fort accoutumés à se rencontrer courtoisement, assez disposés à s’entendre sur quelques points généraux de la politique, mais nullement appelés à s’engager, à coopérer d’un commun effort au succès d’une combinaison préparée et acceptée d’avance. Le danger de ces consultations, manifestement dénuées de toute sanction, était d’avoir une apparence dépassant la réalité, de créer l’illusion d’un accord dans le vague, de laisser croire qu’il n’y avait qu’à donner, par un expédient de rédaction, une légère satisfaction au centre gauche pour l’entraîner, et c’est dans ces conditions qu’on est allé le 6 janvier à l’assemblée un peu au hasard, sans garantie, au risque de se réveiller devant un échec, suite inévitable d’un malentendu.

L’échec n’a point tardé en effet. Le ministère, malgré son évidente faiblesse, a voulu faire acte d’initiative ; au moment de la mise à l’ordre du jour des lois constitutionnelles, il a cru pouvoir demander la priorité pour la discussion sur la seconde chambre, en s’efforçant de désintéresser le centre gauche par une apparence de connexité entre la loi sur le sénat et le reste de l’organisation politique. M. le président de la république lui-même s’est engagé par un nouveau message sur cette question de priorité de discussion, et l’intervention de M. le maréchal de Mac-Mahon ne pouvait évidemment qu’aggraver la situation. Qu’est-il arrivé ? Le centre gauche ne s’est pas tenu pour satisfait d’une concession assez mal définie, et, lorsqu’il a fallu voter, une majorité considérable s’est levée contre la priorité demandée pour la loi sur le sénat. Le gouvernement était battu. Fort heureusement M. Buffet s’est souvenu que les lois constitutionnelles, dans leur ensemble, restaient à l’ordre du jour, qu’il y avait déjà un vote. S’il n’avait pas eu cet à-propos, s’il n’avait pas habilement esquivé un vote nouveau, la proposition que faisait M. Dufaure d’aborder la discussion du projet de M. de Ventavon eût été vraisemblablement repoussée comme la priorité de la loi sur le sénat, et d’un seul coup l’assemblée se trouvait en face de sa propre impuissance avouée et déclarée. Provisoirement on en est quitte pour un cabinet démissionnaire, qui reste au pouvoir parce qu’un autre ministère n’a pas pu se former jusqu’ici, et pour la chance d’un vote nouveau, définitif, qui éclaircira peut-être ou obscurcira encore plus cette étrange situation.

Oui, certes, la situation est étrange, et à tout prendre elle n’est que la conséquence malheureusement assez logique d’une série de faux calculs, de fausses combinaisons. Première faute : le ministère, tel qu’il était, ne pouvait évidemment suffire à la tâche que lui infligeaient les circonstances. Il s’est laissé entraîner dans des affaires où il n’était pas certainement de force à tenir tête aux difficultés. Il a eu les meilleures intentions, nous n’en doutons pas, il s’est dévoué, si l’on veut, en restant à la disposition de M. le président de la république. Il n’est pas moins vrai qu’en se retirant avant l’ouverture de la session il léguait une situation assurément toujours difficile, mais encore assez intacte, et que sa chute aujourd’hui, dans les conditions où elle a eu lieu, laisse une place vide que personne ne veut occuper. C’est vraisemblablement pour rester en règle avec les usages parlementaires, et rien que pour cela, que M. le maréchal de Mac-Mahon a cru devoir appeler successivement deux des chefs de la majorité de coalition du 6 janvier, M. de Larcy et M. Dufaure. Alliés accidentellement dans un vote, M. Dufaure et M. de Larcy ont pu exprimer leur opinion sans avoir à décliner une mission qui ne leur a pas été offerte. M. le duc de Broglie, appelé à son tour, ne veut pas d’un pouvoir qui peut être abattu par le prochain vote sur les lois constitutionnelles, de sorte qu’il y a pour le moment un ministère qui n’est pas réellement un ministère, qui laisse le gouvernement désarmé et passif au milieu des discussions qui peuvent s’ouvrir d’un instant à l’autre.

Seconde faute : M. le président de la république n’avait point évidemment à s’engager au sujet d’une simple question de priorité de discussion. Qu’il eût rappelé de haut et avec fermeté à l’assemblée les engagemens qu’elle a pris, rien de mieux. C’était son droit et son rôle. Au-delà, il semblait se jeter dans la mêlée pour couvrir ses ministres au lieu d’être couvert par eux ; il s’exposait encore une fois à voir un de ses messages traité assez légèrement par la chambre. L’intervention de M. le président de la république ne se serait expliquée que si elle avait fait en quelque sorte partie d’un système, si elle s’était combinée avec l’action d’un ministère institué pour tenter un suprême et décisif effort en faveur d’une organisation complète et définie. Ce n’était point ici le cas. Troisième faute enfin : s’il y avait des négociations, elles devaient être sérieuses et précises, elles devaient engager la responsabilité des négociateurs appelés à y prendre part. Si elles échouaient, le pays était intéressé à savoir qui prenait cette responsabilité de se refuser à une œuvre de patriotique conciliation ; si elles avaient un dénoûment heureux, ceux qui étaient chargés de les conduire devaient avoir aussi la mission d’en porter et d’en défendre le résultat devant l’assemblée. L’honneur de l’inspiration supérieure serait toujours resté à M. le maréchal de Mac-Mahon, et on aurait procédé sérieusement au lieu de commencer par une recherche raffinée de toutes les combinaisons évasives pour finir par des récriminations inutiles contre le centre gauche, qui aurait manqué à ses engagemens, qui avait accepté, dit-on, la priorité de la discussion sur le sénat moyennant la connexité avec les autres lois constitutionnelles.

La « trahison du centre gauche, » voilà le grand mot de la séance du 6 janvier ! La vérité est qu’il y a eu sûrement un malentendu tenant précisément à ce vague de négociations mal définies, que M. Dufaure, M. Casimir Perier, M. Léon Say, ne se sont nullement considérés comme liés par les conférences de l’Elysée, qu’on n’ignorait pas leur opinion, et que, si l’on s’est décidé à passer outre, c’est qu’on a cru jusqu’au bout pouvoir compter sur un vote de raison, de résignation, d’une partie du centre gauche. C’eût été sans doute désirable qu’il en fût ainsi, ce n’était point après tout une obligation du centre gauche. A quoi sert aujourd’hui d’échanger des paroles amères, de déclarer à jamais rompues des négociations auxquelles on ne doit renoncer qu’à la dernière extrémité et de se renvoyer une responsabilité qui en définitive appartient un peu à tout le monde ? A quoi bon surtout chercher obstinément la main et les instigations de M. Thiers dans des déconvenues qui ont une explication trop plausible ? C’est M. Thiers qui fait tout ! C’est M. Thiers qui a détourné le centre gauche au moment décisif le 6 janvier ! Il y a dans l’assemblée des hommes qui ont positivement l’idée fixe de M. Thiers ! L’ancien président de la république a certainement d’autres préoccupations, et le tort du centre droit est de ne pas comprendre que rien de ce qui vient de se passer ne serait arrivé, si, au lieu de se perdre dans des expédiens de rédaction, il avait pris la question de plus haut, acceptant simplement, sans réticence, l’organisation constitutionnelle pour ce qu’elle est, sous un nom qu’on ne peut effacer, avec la réserve de la souveraineté nationale au terme du septennat. Le pouvait-il ? Les hommes d’habileté et d’esprit qui ont le droit de parler pour lui n’ont-ils point, eux aussi, la queue de leur parti ? Ne comptent-ils pas derrière eux des intraitables qui sont tout près de les regarder comme des traîtres, parce qu’ils sont entrés en conférence avec des foudres de radicalisme tels que M. Dufaure et M. Casimir Perier ? C’est possible, et nous touchons ici à la vraie cause de l’échec du dernier essai de transaction. Le centre droit a trop eu l’air de vouloir tout ménager sans se livrer, de négocier avec la pensée d’attirer, de « s’annexer » une partie du centre gauche, — sans se brouiller pourtant avec la droite. C’est le rôle de don Juan ; mais don Juan ne faisait pas de politique, il n’était pas chargé des affaires d’un pays accablé par le malheur. Don Juan n’avait avec nous d’autre ressemblance que d’être exposé à rencontrer le commandeur levant sur lui son bras de marbre pour l’avertir. Les chefs du centre droit ont assez de prévoyance et de talent pour s’élever au-dessus de cette politique de l’équivoque.

Quant au centre gauche, il aurait pu certainement sans péril voter ce qu’on lui demandait, la priorité de cette loi sur la seconde chambre. Que risquait-il ? Il ne se liait pas, il gardait la liberté de ses résolutions, et par un acte frappant de bonne volonté il aurait contribué peut-être à préparer le terrain où aurait pu se former une majorité pour l’organisation d’un gouvernement dont le chef est toujours après tout le président de la république. Il aurait facilité la reconstitution d’un ministère où il aurait pu entrer, avec la chance d’obtenir quelques garanties de plus pour la politique qu’il représente. Rien n’est plus vrai ; mais c’est là le malheur d’une situation comme celle où nous sommes. Le centre gauche a, lui aussi, ses méfiances, ses ombrages et ses engagement. Disons le mot, il a craint, en votant la priorité pour le sénat, de faire trop le jeu du centre droit, de mettre un instrument de règne à la disposition d’une politique qu’il ne pourrait plus contenir, qui, après avoir obtenu sa chambre haute, abandonnerait en chemin le reste de l’organisation constitutionnelle. A la tactique, il a répondu par la tactique, et de même que le centre droit se croit intéressé à ne point se séparer de la droite, de peur de se mettre à la merci du centre gauche, celui-ci refuse de se séparer de la gauche de peur de rester livré au centre droit, de sorte qu’on revient toujours au même point, tournant dans le même cercle. Et l’on s’étonne que le public ne comprenne pas toujours toutes ces finesses, qu’il ne tienne pas compte des difficultés que les partis se créent souvent à eux-mêmes, qu’il se montre sévère pour ces combinaisons et ces crises dont le dernier résultat peut être de laisser la France sans institutions, sans gouvernement organisé !

Les hommes politiques, pénétrés de leur importance, oublient un peu trop parfois que ce public existe, qu’en échange de sa patience, qu’il ne marchande pas, on lui doit au moins la sécurité, — qu’une assemblée constituante, souveraine, représentant le seul pouvoir debout, est assez mal venue à invoquer comme excuse de son impuissance ce qu’un enfant terrible de la droite appelait l’autre jour « le gâchis ! » Ce mot a été jeté avec désinvolture, il n’a pas été relevé. Le centre droit dit : C’est la faute du centre gauche ! Le centre gauche dit : C’est la faute du centre droit ! Le public, qui voit tout, qui juge tout avec son instinct, dit : C’est la faute des uns et des autres, de tous ceux qui refuseraient de s’incliner devant l’image du pays s’élevant au milieu de leurs divisions.

Et maintenant comment sortira-t-on de là ? C’est en définitive l’essentiel aujourd’hui, et le mieux est de ne pas trop s’attarder aux vaines récriminations. Une double perspective s’ouvre devant nous. Il reste toujours sans doute une dernière ressource, un dernier espoir auquel ne peuvent renoncer les esprits dévoués à leur patrie : c’est que l’expérience de ces récentes crises aura produit un salutaire effet, et que les tentatives de conciliation qui n’ont pas réussi avant le 6 janvier pourront se renouveler avec plus de chances de succès. Déjà, cela n’est point douteux, un certain apaisement se fait sentir. Le centre droit revient de sa mauvaise humeur ; le centre gauche et même une partie de la gauche ne refusent pas d’aborder l’examen de l’organisation constitutionnelle. Le centre gauche particulièrement a déclaré qu’il n’avait eu nullement l’intention d’écarter la loi sur le sénat, et la droite qui se disposait à saisir l’occasion d’en finir d’un seul coup en proposant un vote d’urgence sur tous ces projets constitutionnels, qu’elle espérait ainsi enterrer sans phrases, la droite commence à voir qu’elle ne tient pas la victoire. La réflexion vient, et il n’est point impossible qu’au moment décisif le sentiment de la gravité des choses ne détermine un mouvement favorable. C’est sur ce point que doivent se concentrer jusqu’au bout les efforts des hommes décidés à oublier leurs griefs, leurs ressentimens ou leurs préférences.

Supposez cependant que cet espoir ne se réalise pas, que reste-t-il ? quelle est l’autre perspective ? Il paraît, au dire des nihilistes de la politique, que tout sera pour le mieux. On sera délivré pour jamais des lois constitutionnelles. Le terrain sera déblayé. L’assemblée demeurera ce qu’elle est, constituante et souveraine, à la condition de ne rien constituer. M. le maréchal de Mac-Mahon restera, selon son goût, à la préfecture de Versailles ou à l’Elysée de Paris. Il faudra refaire un ministère, et M. le duc de Broglie semble particulièrement désigné pour cette mission de confiance. Fort bien. M. le duc de Broglie est certainement un esprit plein de ressources ; mais voici quelle sera la situation : l’assemblée, au lendemain de l’aveu le plus éclatant, le plus humiliant d’impuissance, se trouvera nécessairement plus ou moins atteinte dans son crédit. Le gouvernement sera dans la position d’un pouvoir qui a tout demandé, à qui on a tout promis et à qui on n’a rien donné. Il restera assis sur les fragmens déchirés de ses messages, réduit à s’arranger pour vivre sans une organisation qu’il a maintes fois déclarée nécessaire, qui était une condition originelle du septennat. Son prestige et son ascendant moral ne s’en trouveront pas mieux assurément. Le ministère, quel que soit le talent des hommes qui le composeront, restera fatalement à la merci des minorités qui ont déjà renversé une première fois M. le duc de Broglie, des légitimistes et des bonapartistes, qui seront les seuls triomphateurs, puisque seuls ils ont repoussé jusqu’ici les lois constitutionnelles dans un intérêt qu’ils ne dissimulent même pas. Il faudra vivre sous leur bon plaisir, car leur défection serait le signal de la déroute, comme au 24 mai, comme au mois de juillet, comme au 6 janvier, — et c’est dans ces conditions d’autorité affaiblie ou incertaine qu’on peut se trouver tout à coup en face d’une dissolution précipitée par un déplacement de majorité, par un contingent de quelques voix nouvelles que les élections enverront à l’opposition ! Avant de se décider, qu’on réfléchisse sur les conséquences d’un vote qui ne résoudrait rien, qui ne ferait que livrer l’assemblée, le gouvernement, à l’inconnu, en aggravant le désordre des idées et des esprits dans le vide des institutions.

Ce qu’il y a de plus triste, c’est que tous ces conflits, ces crises, ces agitations, n’ont d’autre effet que de tenir inévitablement en suspens ou de compromettre les intérêts libéraux et nationaux de la France. Ce que nous avons n’est point certainement le vrai régime parlementaire ; il suffit cependant de l’apparence pour que le régime parlementaire souffre d’une déplorable confusion et finisse par être responsable de tant de stériles efforts. Le pays en vient à glisser dans le scepticisme, dans une défiance ironique à l’égard des assemblées ; il n’en est pas là sans doute encore, il peut y venir sous le poids irritant des incertitudes, et à quoi peut profiter ce découragement qu’on s’expose à provoquer ? Qui donc ignore que tout ce qui affaiblit et compromet les institutions libérales ne profite qu’aux autocraties césariennes ? On veut, dit-on, refaire la majorité du 24 mai, gouverner avec elle vigoureusement, c’est le mot, organiser la réaction à défaut de toute autre organisation régulière. C’est en vérité toute la politique des légitimistes. Malheureusement ils oublient, eux et ceux qui seraient disposés à les ménager, que le dernier mot de cette réaction ainsi organisée ne serait probablement pas M. le comte de Chambord, ni la liberté parlementaire. Ce serait une tout autre chose, qui serait sans puissance réduite à elle-même, qui n’a une apparence trompeuse de crédit qu’à la faveur de cette indécision agitée, inquiète, qu’on entretient. Ce qu’il y a de plus grave encore, c’est que tout cela fait perdre à la France un temps précieux, qui est sa fortune, un élément de sa richesse, qui est pour elle un répit dont elle pourrait profiter pour reconstituer sa puissance nationale. Si on l’avait voulu, si on le voulait encore, tout prêterait aux efforts généreux d’une politique de patriotisme désintéressé et dévoué. La France peut compter en Europe des amis et des adversaires, des sympathies plus ou moins discrètes et des hostilités plus ou moins avouées. Dans tous les cas, rien ne semble de nature à laisser présager de prochains orages, et il n’est pas jusqu’à cette union des cours du nord, dont on parle souvent, qui ne soit pour le continent une garantie de paix. L’alliance de l’Allemagne, de la Russie et de l’Autriche, fût-elle aussi étroite qu’on le dit, est heureusement de celles qui n’ont de chances de se maintenir que par la paix, par la réserve soigneuse de toutes les grandes questions où les trois puissances ont des intérêts opposés. L’Allemagne y voit un avantage, la France n’y voit assurément aucun inconvénient. Pour elle, c’est la paix, qu’elle n’a aucune envie de troubler, que l’Europe a tout aussi peu envie de laisser troubler, et qui reste une garantie d’une certaine durée, à moins d’un de ces incidens inattendus que notre diplomatie est la première intéressée à ne point provoquer ou à déjouer.

La paix extérieure nous accorde donc le plus précieux des bienfaits, le temps, qu’il dépend de nous de perdre ou de mettre à profit. D’un autre côté, ce n’est pas sûrement du pays lui-même que viennent les embarras. Le pays est dans un calme profond qui tient un peu sans doute à la fatigue et aussi à un sentiment très sérieux. La France accepte tous les sacrifices, appelle toutes les vraies réformes, répudie toutes les agitations, de sorte que tout se réunit, la paix intérieure et la paix extérieure, pour donner le temps de travailler à cette réorganisation nationale dont on s’était fait un patriotique programme. Que les chefs de tous les groupes, de toutes les opinions parlementaires, se demandent encore une fois si la politique seule a le droit de troubler cette œuvre par d’incohérens et inextricables conflits de partis. Si l’on y réfléchissait un seul instant, on en finirait avec toutes ces crises, on organiserait sans marchander une situation que rien ne peut modifier pour le moment ; on n’aurait de préoccupations que pour ces questions militaires qui s’agitent en ce moment même dans l’assemblée à propos de la loi des cadres, pour ces questions de finances que M. Matthieu Bodet exposait l’autre jour dans un rapport parfaitement clair, d’où il résulte qu’il y a malheureusement des déficits à combler, de nouveaux impôts à voter. Est-ce que cela ne suffit pas à l’heure où nous sommes ? Préférerait-on perdre en vaines et insolubles disputes le temps dont la France a besoin pour reprendre sa place parmi les nations ?

Il y a donc une révolution de plus en Espagne, et celle-là du moins s’est accomplie sans combat, sans difficulté, presque sans bruit, comme si elle était le dénoûment prévu et naturel d’une situation. Aux dernières heures de décembre, avant que l’année 1874 eût expiré, la monarchie a été soudainement restaurée par un vrai coup de théâtre, et le fils de la reine Isabelle s’est trouvé replacé sur le trône d’où sa mère avait été précipitée au mois de septembre 1868. Il y a quelques jours à peine, le jeune prince poursuivait ses études dans un collège militaire d’Angleterre, il était venu à Paris pour fêter la nouvelle année : un coup de télégraphe lui a annoncé que l’exil avait cessé pour lui, qu’il était roi, et aujourd’hui ce souverain de dix-huit ans, proclamé sous le nom d’Alphonse XII, est déjà en Espagne. Une escadre, partie de Carthagène, est venue le prendre à Marseille et l’a conduit à Barcelone ; puis à Valence, d’où il gagne Aranjuez et Madrid. Tout cela semble s’être fait sans une ombre de résistance sérieuse, et en rentrant bravement dans son pays par Barcelone, qui a toujours passé pour la ville la plus turbulente, la plus révolutionnaire de l’Espagne, le jeune souverain paraît n’avoir trouvé dès ses premiers pas que des sympathies.

Comment s’est accomplie cette révolution nouvelle ? Quelles en ont été au dernier moment les péripéties décisives ? Il est bien certain que cette restauration de la royauté dans la personne du fils de la reine Isabelle n’a pas pu être uniquement le coup de tête de quelques hommes demeurés fidèles à la dynastie jetée dans l’exil en 1868. Elle a été préparée par tout ce qui s’est passé en Espagne depuis six ans, par les violences meurtrières et stériles des partis, par la fatigue du pays excédé de désordres et d’instabilité, par l’impuissance du dernier gouvernement lui-même. Pendant ces six ans, tout a été essayé. La royauté étrangère, représentée par le prince le plus libéral et le plus honnête, n’a pas pu vivre à Madrid, et ceux qui, après l’avoir appelée, avaient la prétention de la servir, n’ont réussi qu’à la conduire à une abdication volontaire. La république n’a été qu’un mot et une convulsion de quelques mois ; sa seule chance a été d’être un instant représentée par un homme d’une supériorité séduisante, par le brillant Castelar, qu’elle n’a pas tardé à dévorer. Elle avait été perdue par les bandits d’Alcoy et de Carthagène avant d’être balayée par le coup d’état militaire de Pavia le 3 janvier de l’année dernière. Le gouvernement du général Serrano, né de ce coup d’état, a été une dictature sans efficacité. Il a eu beau être reconnu par les puissances européennes, envoyer ou recevoir des ambassadeurs, il sentait bien lui-même qu’il n’était qu’une transition, et en réalité M. de Bismarck ne lui avait prêté son appui avec tant d’apparat l’été dernier que dans la pensée de l’aider à en finir avec les carlistes et à rétablir une monarchie où l’Allemagne trouverait son compte. La dictature de Madrid n’a pas pu vaincre cette insurrection carliste, à laquelle on n’avait à opposer ni un gouvernement régulier ni même un drapeau. Tout est là. Le général Serrano n’ignorait pas que, dans l’armée, parmi les chefs de l’armée, il y avait un sentiment prononcé en faveur d’une royauté libérale qui seule pouvait offrir le drapeau à opposer au carlisme. Lorsqu’il allait récemment se mettre à la tête de l’armée du nord, à Logrono, il savait parfaitement qu’il laissait derrière lui un capitaine-général, Primo de Rivera, un des blessés des batailles de Bilbao, qui était dans ces dispositions. Il savait enfin que les partisans du prince Alphonse étaient partout, même autour de lui.

Toute la question est de savoir si le général Serrano quittait Madrid, il y a quelques jours, tout simplement pour ne point assister à ce qu’il voyait venir et ne croyait pas pouvoir empêcher, ou, si, en allant se mettre à la tête de l’armée du nord, il n’emportait pas la secrète pensée de faire prévaloir une autre combinaison monarchique. Le soupçon d’une arrière-pensée de ce genre a été certainement accrédité à Madrid, et c’est peut-être ce qui a précipité le mouvement alphonsiste. Toujours est-il que ce moment a été choisi. Pendant que Serrano était à Logrono, où il ne pouvait évidemment tenter aucune opération de guerre par un affreux temps d’hiver, le général Martinez Campos allait enlever quelques bataillons de l’armée du centre à Sagonte ; les troupes qu’on envoyait contre lui pour la forme, au lieu de le combattre, se ralliaient à son drapeau, et il entrait à Valence au nom du roi. Aussitôt que ces nouvelles arrivaient à Madrid, le président du conseil, M. Sagasta, avait l’air d’abord de vouloir résister. Il suspendait des journaux, il faisait arrêter quelques-uns des chefs du parti alphonsiste, notamment M. Canovas del Castillo, depuis longtemps reconnu comme le plénipotentiaire du prince. M. Sagasta se hâtait d’appeler le général Serrano à son secours ; mais le ministère était vaincu avant d’avoir pu organiser une résistance quelconque, si tant est qu’il en ait eu l’intention. M. Canovas del Castillo sortait de prison en triomphateur, le général Primo de Rivera prenait la direction militaire du mouvement, et tout était fini pendant la nuit. Avant le jour, un nouveau gouvernement était formé sous le nom de ministère-régence. Il avait naturellement pour chef M. Canovas del Castillo, qui s’associait habilement des personnages de diverses nuances modérées et libérales, le marquis de Molins, homme d’esprit et de savoir, ancien collègue de Narvaez, M. Alejandro Castro, ministre et ambassadeur sous Isabelle, le général Jovellar, commandant en chef de l’armée du centre, un jurisconsulte distingué, M. Francisco Cardenas, et même d’eux hommes qui ont coopéré à la révolution de 1868, M. Romero Robledo, et l’écrivain dramatique, M. Ayala.

Il restait à savoir ce qui se passerait à l’armée du nord, où était le chef du pouvoir exécutif. Si Serrano a songé à résister, il n’y a pas songé longtemps, soit qu’il ait été peu surpris par l’événement, soit qu’il ait vu tout de suite qu’il ne pourrait pas compter sur ses troupes ; il s’est effacé, il est entré en France par Canfranc, laissant le commandant de l’armée du nord, le général Laserna, libre de suivre ses opinions tout alphonsistes. De son côté, le général Loma, qui commande une division auprès de Saint-Sébastien, n’a pas tardé à se rallier au mouvement. Bref, de tous les chefs militaires, de toutes les villes d’Espagne, les adhésions sont arrivées à Madrid. La restauration était faite par un pronunciamiento militaire comme toutes les révolutions espagnoles, et c’est là toujours sans doute une origine équivoque. La dernière révolution a cependant jusqu’ici ce caractère exceptionnel qu’elle s’est accomplie sans combat, avec une apparence de spontanéité ou de soumission assez frappante, et s’il y a quelque chose d’étrange, c’est de voir les carlistes ou les défenseurs des carlistes traiter aujourd’hui avec un dédain superbe les pronunciamientos militaires. Que font-ils donc eux-mêmes ? Que fait don Carlos depuis trois ans ? Il livre à la guerre civile les plus florissantes provinces sans avoir pu même profiter de la dissolution où est tombée un moment l’Espagne. Le prince Alphonse du moins ne doit pas sa couronne aux collisions sanglantes de la guerre civile.

Le nouveau roi arrive sans doute aujourd’hui à Madrid. Il n’y a rien à exagérer, Alphonse XII est un adolescent, on ne peut pas lui demander la maturité. Il ne manque, dit-on, ni de bonne grâce, ni de finesse. Élevé en France et en Angleterre, un peu aussi à Vienne, il a subi l’influence de la vie européenne. Il a pour lui d’arriver dans un pays fatigué qui ne demandera que la paix et la sécurité à la monarchie nouvelle, après six années de convulsions stériles. D’un autre côté, son avènement ne peut qu’être vu avec faveur par l’Europe. Il ne faut pas se le dissimuler cependant, les difficultés sont étrangement graves pour cette royauté restaurée, et n’y eût-il que les finances, le nouveau ministre, qui a déjà été au gouvernement avec O’Donnell, M. Pedro Salaverria, a une rude besogne. Il y a bien d’autres choses à faire pour le gouvernement qui s’inaugure : il y a l’ordre à rétablir partout, l’île de Cuba à pacifier, et avant tout la guerre civile du nord à terminer. Que les carlistes cherchent à dissimuler par leurs jactances ou même par quelques tentatives plus ou moins hardies le coup que leur porte le rétablissement de la monarchie, ils sont dans leur rôle. Don Carlos peut dire qu’il trouvera le chemin de Madrid, où il ne s’est guère avancé, même quand ce chemin était presque tout ouvert. Il n’est pas moins vraisemblable que l’influence de la restauration se fera sentir dans les provinces du nord, où la royauté d’Isabelle II n’était nullement impopulaire, et jusque dans l’armée du prétendant, où s’étaient réfugiés depuis ces dernières années nombre, d’officiers de l’armée régulière. Dans tous les cas, la première condition est d’en finir avec cette guerre dévorante, de hâter la pacification par l’ascendant de la monarchie nouvelle, par la diplomatie ou par les armes, et ce n’est pas une œuvre facile ; tout dépend de la direction que prendra la politique espagnole.

Cette royauté renaissante, comme la royauté d’Isabelle II à l’origine, a l’heureuse fortune d’être à la fois légitime par les traditions, par le droit, et nécessairement libérale par les circonstances. Le libéralisme est son bouclier, sa force et pour ainsi dire sa raison d’être contre le carlisme. C’est aux conseillers du nouveau régime de ne pas compromettre cette situation privilégiée par des tentatives de réaction politique ou religieuse, de profiter d’une expérience qui a coûté assez cher. C’est par le libéralisme que la royauté d’Isabelle triomphait dans la guerre de sept ans, et toutes les fois qu’elle s’est livrée depuis aux influences absolutistes et cléricales, elle a couru les aventures. Que le nouveau gouvernement cherche à ramener une certaine paix religieuse, il le peut d’autant mieux que le clergé ne lui est point hostile, que le pape lui-même n’a jamais été favorable à la cause carliste ; mais ce serait une singulière témérité de vouloir réagir contre certaines conditions de liberté religieuse ; on ne sait pas où l’on irait, et de plus on se créerait des difficultés au dehors. C’est déjà un sujet d’ombrage en Angleterre, en Allemagne. Peu de jours avant le coup de théâtre qui l’a fait roi, le jeune prince publiait un manifeste d’inspiration fort libérale. Celui qui a le plus fait pour lui rendre la couronne et qui paraît avoir toute sa confiance, M. Canovas del Castillo, est un homme à l’esprit ouvert et libre, habile, pénétré de cette idée que la monarchie restaurée ne doit être le monopole d’aucun parti dans un pays où tout le monde a fait des révolutions. C’est là justement la libérale pensée qui doit guider cette royauté nouvelle, dont le premier acte sera sans doute de rétablir le régime constitutionnel, d’appeler des cortès à sanctionner l’œuvre qu’un soulèvement militaire et des acclamations populaires ne suffiraient pas à faire vivre.

CH. DE MAZADE.


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REVUE MUSICALE.
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L’INAUGURATION DU NOUVEL OPÉRA.


Cette fois le programme n’aura point menti ; l’inauguration de la nouvelle salle aura lieu, disait-il, le 5 janvier, et, ce jour venu, les portes se sont ouvertes. Par quel redoublement d’activité, par quels efforts surhumains le travail s’est accompli, nous n’avons pas à le raconter ici. Le matin encore, vous rencontriez des gens qui vous promettaient pour le soir mille désastres de l’air du plus parfait contentement, car, s’il y a toujours dans le malheur de nos amis quelque chose qui ne nous déplaît pas, les revers de nos ennemis nous mettent en liesse, et pour les envieux tout homme qui réussit est un ennemi. Eh bien, non ! les destins avaient arrêté que cette première soirée ne tromperait pas l’attente du public, et les petites contrariétés accidentelles devaient même lui servir. Ainsi l’indisposition de Mme Nilsson, loin d’amener aucun péril, semblait venue là tout exprès pour aplanir les difficultés. On connaît les amours-propres de théâtre ; mettre en présence dans une pareille représentation deux talens de premier ordre, c’était les mettre en rivalité et provoquer la lutte entre deux électricités qui n’ont certes pas besoin de se combattre, et n’en affirmeront que mieux leur puissance en agissant chacune à part. De plus ce contretemps permettait au directeur de simplifier son affiche et de la déblayer de ces deux mortels actes d’Hamlet, dont un concours d’inévitables circonstances l’obligeait à nous importuner. La force des choses nous avait dit : Ou vous subirez Hamlet, ou vous n’aurez pas de Christine Nilsson ! Le public se résigne ; mais voici qu’à la dernière heure ce gosier charmant s’endommage, et, par un coup du sort inouï, c’est un fragment des Huguenots qui remplace un fragment d’Hamlet. Vous vous étiez arrangé tant bien que mal pour souper avec un fâcheux, on vous rend Lambert et Molière ; c’est le festin de Boileau renversé ! Nous l’avions bien dit que Meyerbeer serait de la fête ; avouons cependant que nous ne pensions pas toucher si juste lorsque nous écrivions il y a un mois à cette même place : « Ce soir-là, bon gré mal gré, absens ou présens, les Huguenots s’imposeront à la pensée de tous. » La bénédiction des poignards est donc venue à souhait pour ramener à l’intérêt musical l’attention d’un public trop distrait par les merveilles de la salle, et M. Gailhard enlevant de sa belle voix le superbe solo de Saint-Bris a produit un effet de résonnance qui lui a valu une sorte de triomphe. Encore une des surprises de cette soirée : M. Faure, qui devait en être le héros, n’a point paru, et les applaudissemens ont été pour ce jeune et sympathique artiste froissé la veille dans ses plus légitimes susceptibilités, car, si le spectacle d’abord annoncé eût tenu, si nous eussions eu l’acte de Faust, M. Gailhard, dépossédé d’un rôle qu’il chante depuis des années, aurait dû céder la place à M. Faure, et cela, paraît-il, d’ordre supérieur, attendu qu’un bon ministre de l’instruction publique et des cultes, lorsqu’il se mêle de diriger aussi le département des beaux-arts, sait ne négliger aucun détail et faire intervenir son autorité, — fût-ce au risque de la compromettre, — en toute sorte de querelles de coulisses et de mesquins débats dont un simple régisseur avec quatre mots bien sentis avait jadis raison.

Ainsi amendée par la force des choses, la composition du spectacle offrait un champ plus libre aux débuts de Mlle Krauss. La chance aurait pu cependant être encore meilleure, si au lieu des deux actes de la Juive on eût donné tout l’opéra. N’importe, ce n’était que partie remise, et, pour le coup qu’il s’agissait de frapper, deux actes aussi corsés de musique et de situations que ceux de la Juive suffisaient. Le succès n’a pas été long à se décider : aux premiers murmures d’approbation, les applaudissemens ont bientôt succédé, et quand est venu l’allegro du finale, à cette belle phrase de Rachel, rendue, accentuée d’une voix franche, généreuse, où l’âme même du personnage semblait vibrer et palpiter, l’assemblée entière, violemment secouée, a tressailli, a battu des mains sans réserve. Le second acte nous a montré la vraie Rachel ; pas un coin du drame qui soit oublié, chaque note a son expression, et avec cela tous les premiers plans à leur place, de grands partis-pris dans les momens tragiques, du cœur et du style, et de l’autorité partout. La romance, vous croyez l’entendre pour la première fois. Au début, la passion se détache en toute vigueur et toute lumière : il va venir ! puis soudain la conscience parle, les troubles naissent, et la voix s’estompe dans un sombre pressentiment. Ainsi comprise, l’inspiration du musicien se transfigure, et vous vous étonnez de suivre avec cet intérêt un morceau qui naguère suait l’ennui : le soleil a passé par là. Mêmes nuances dans la cantilène suppliante du trio ; quant à la strette éperdue et s’emportant jusqu’à la frénésie, je n’y insiste pas, on sait quelle tragédienne est Mlle Krauss en ces occasions. Les bravos pouvaient éclater et les bouquets pleuvoir, le nouvel Opéra savait désormais qu’il tenait sa cantatrice.

Éclatant dès le premier soir, le succès n’a fait que grandir le vendredi suivant, lorsque la débutante est entrée en pleine possession du rôle et qu’elle a chanté les cinq actes ; Gabrielle Krauss fait de cette création d’Halévy une figure du plus grand art et la rattache à la famille élyséenne des types. Elle creuse, passionne, étend le tableau, ouvre des horizons ; vous pensez à la Rebecca d’Ivanhoë, et votre admiration s’accroît à mesure que vous confrontez ce que vous avez là devant les yeux avec les souvenirs qui vous sont restés, même des plus célèbres. La scène de la dénonciation publique au troisième acte, le duo avec la princesse Eudoxie au quatrième, la scène finale du bûcher, autant de stades qu’elle marque d’une empreinte léonine. Vous saisissez à chaque instant des intentions dont personne avant elle ne s’était douté : cette rage de jalousie ardente et sourde, cette furie de haine dans l’amour quand elle se perd pour entraîner son amant avec elle, les gradations infinies par lesquelles, de l’excès de la violence, elle arrive à l’apaisement, au pardon, ces récitatifs ignorés, ces répliques jusqu’alors inaperçues qui vibrent maintenant et vous communiquent l’horreur tragique, ce cri suprême : ô mon père, j’ai peur ! qu’elle pousse effarée et d’une voix qui s’étrangle en voyant les apprêts du supplice ! La Krauss ne se contente pas d’imprimer à cette physionomie de Rachel une sorte de caractère transcendant ; elle relève ici et là certains morceaux tombés en désuétude, par exemple le duo des deux femmes, que je citais tout à l’heure, inspiration banale d’une forme italienne démodée, car, ne l’oubliez pas, la Juive, par bien des côtés, prête à la critique ; disons que c’est le chef-d’œuvre d’Halévy, mais ne disons pas que c’est un chef-d’œuvre au sens absolu du mot. Cette partition, parfois grandiose, la seule en dehors des ouvrages de Rossini et de Meyerbeer qui remplisse aujourd’hui le vaste cadre de l’Opéra, — cette partition, pour se maintenir debout encore vaillamment, n’en a pas moins essuyé l’outrage des années. À côté de beautés incontestables, — l’allegro final du premier acte, la scène de la pâque, le prélude de violoncelles pendant l’entrée du cardinal au quatrième acte, l’adagio de l’air d’Éléazar, — vous retrouvez trop le faire du moment adapté par une main habile, et point assez le souffle créateur. On pourrait presque répéter à propos de la Juive ce qui se dit souvent du bonheur des grands heureux de ce monde : c’est une œuvre d’architecture qu’il faut contempler d’un certain point de vue et dont il ne faut pas trop s’approcher, si l’on ne veut toucher de près les matériaux vulgaires et voir les traces laissées là par la pluie et les orages qui les ont battus.

Il est de mode aujourd’hui, lorsqu’on remonte quelque ouvrage d’un passé presque contemporain, de reprendre à partie les divers jugemens portés à son sujet par la critique de l’époque. comme curiosité, ce genre d’études a de l’intérêt et nous fait voir très souvent que ces jugemens-là se sont trompés. Il convient cependant d’examiner les choses et de bien instruire le procès, nous sommes la postérité ; raison de plus pour être justes même envers l’erreur. Je prends pour exemple la Juive, et je parcours divers écrits du temps où cette musique, d’un mérite désormais reconnu, est en effet assez malmenée. Que conclure de là ? que les critiques se sont trompés ? Rien de plus pardonnable, puisqu’il n’y a rien de plus humain que de se tromper ; mais comment et pourquoi se sont-ils trompés ? Là peut-être serait le point vraiment curieux de la discussion. Plaçons-nous dans leur milieu, revivons pour un moment cette période de 1830 à 1838, débordante d’abondance et de force, songeons à ce qui se produisait alors, se créait, la Muette, Guillaume Tell, Robert le Diable, le Freischütz, Oberon, Euryanthe, les Huguenots, toute une aurore de chefs-d’œuvre. Comment ne pas admettre que certains esprits plus enflammés d’enthousiasme, plus vibrans, aient pu, dans un tel éblouissement, négliger la Juive ? Songeons que ces critiques, sévères pour la partition d’Halévy, étaient assourdis de merveilles, et qu’ils eussent écrit tout autrement, si la Juive leur était apparue entre Mireille et Hamlet.

Il s’agit maintenant pour l’administration de se mettre en règle vis-à-vis de l’opinion, qui va naturellement se montrer difficile et ne se contentera plus de belles promesses dans l’avenir et de seconds sujets dans le présent. Le public d’ailleurs saura toujours bien à qui s’en prendre et ne vous demandera compte que des fautes que vous aurez commises. Ainsi personne n’a songé à reprocher au directeur de l’Opéra les maladresses qui ont signalé la soirée d’inauguration : ces députés convoqués officiellement comme membres de l’assemblée souveraine et qui paient leurs stalles d’orchestre ou d’amphithéâtre, la reine d’Espagne à qui l’on envoie réclamer le montant de sa loge ! De pareilles mœurs assurément ne sont, pas nouvelles, et on voit tous les jours des gens qui vous adressent des coupons pour vous achalander à leurs concerts pu à leurs soirées dramatiques ; mais ces gens-là sont ordinairement de pauvres diables sur l’exemple desquels il semble qu’on ne devrait pas régler le cérémonial d’un gala.

Ces récriminations, je le répète, n’atteignaient point le directeur de l’Opéra ; cependant cette immunité ne sera pas de longue durée, et nous verrons bientôt le public se mêler aussi de ses affaires. Les curieux, race importune et foisonnante, viendront s’enquérir de ce qui se passe sous ses lambris dorés, on lui dira : Que préparez-vous ? Un ballet ? Sylvia, quelque chose comme le tableau d’Endymion et Diane, une mythologie en deux actes dont M. Léo Delibes écrit la musique, et dont l’idée première serait due à l’inspiration d’un jeune et brillant financier qui, pour lier commerce avec la muse, attendait d’avoir fait sa fortune, ce qui prouverait qu’il est au moins un homme d’esprit ! Un ballet ! c’est à merveille, il y a des siècles que cela ne s’était vu à l’Opéra, et, puisque l’occasion s’offre à point nommé sans aucun doute, vous en profiterez pour renouveler un peu le personnel. Et puis après ? Quels engagemens sont en train de se conclure ? quels ouvrages sont à l’étude, anciens ou nouveaux ? Mlle Krauss ne peut suffire à tout ; un talent de cet ordre ne s’exerce avantageusement qu’en la compagnie de ses égaux. Vous avez déjà M. Faure, il vous faut un ténor, ayez Nicolini, obtenez de Mme Devriès qu’elle remonte sur les planches ; que tout cela ne vous empêche pas de guetter le moment où la Waldmann sera libre, et vous aurez alors une troupe comme M. Perrin n’en a jamais eu. On remarquera que c’est le public qui parle ainsi ; nous serions, nous, moins exigeant, et nous passerions volontiers à l’ordre du jour, à cette condition absolue qu’on nous garantirait le fonctionnement immédiat du répertoire. Pour la Krauss, chanter tour à tour dans la semaine Alice, dona Anna ou Valentine, n’est pas une fatigue plus grande que de chanter trois fois la Juive coup sur coup, et nous ne comprendrions guère un système d’administration qui consisterait à traîner en longueur la mise en scène de Robert le Diable, de Don Juan ou des Huguenots sous prétexte « qu’on fait de l’argent » rien qu’en montrant la nouvelle salle.

Nous voudrions également inviter notre Académie nationale à supprimer un abus qui paraîtrait tendre à s’éterniser. Ainsi M. Faure ne peut chanter un seul soir sans que l’affiche porte en lettres majuscules cet avertissement : « pour les représentations de M. Faure. » Tantôt c’est son prochain départ que l’on carillonne trois mois à l’avance, tantôt c’est son retour, et de janvier à décembre il semble que l’Opéra n’ait d’autre saint à fêter que celui-là. Ce sont là des habitudes de province, désormais inadmissibles ; M. Faure chante à l’Opéra au même titre que ses camarades. Il est meilleur, qu’on le paie davantage, qu’on l’appelle entre soi le prince des barytons, rien de mieux ; mais ce n’est point une raison pour que son nom règne ainsi despotiquement sur l’affiche. Devant le public, tous sont égaux ; à cette condition seulement se forment et fonctionnent les grandes troupes. Jamais ni les Nourrit, ni les Levasseur, ni les Mars, ni les Talma, n’ont tenu tant de place, et l’Académie nationale fera bien, une fois pour toutes, de couper court à ces énormités, dont les autres artistes s’irritent, et dont s’offenserait à la longue sa propre dignité.

Je reviens à la fête d’inauguration. Ainsi peuplée, meublée, la salle faisait naturellement le plus beau du spectacle ; on peut donc assurer que la toilette lui va bien en ce sens que tout ce qu’elle a encore de trop voyant, toutes ses redondances d’or et de clinquant ; s’effaçaient par l’éclat de cette réunion. Ajoutons que l’appareil lumineux fonctionnait mal, et que de ce côté, comme pour l’orchestre, il y a fort à perfectionner : c’est sombre et c’est sourd. Quant au lustre, les lampistes auront à s’en occuper ; la question de l’orchestre nous regarde, et nous pensons qu’il faudra augmenter le nombre des instrumens à cordes. Les voix s’entendaient bien, mais l’exécution symphonique ne portait pas ; après cela, peut-être ne serait-ce que juste de reconnaître que personne n’écoutait et qu’à la place des ouvertures de la Muette et de Guillaume Tell on aurait pu sans inconvénient jouer celles de Madame Angot ou de la Belle Parfumeuse. C’était même navrant, cette illustre musique ainsi dédaignée, piétinée ! La représentation, ramenant un peu le silence, ne réussissait pas à ramener l’attention, les lorgnettes continuaient à manœuvrer dans toutes les directions, excepté du côté de la scène. Pendant ce temps, nous regardions la Krauss ; rien ne paraissait l’occuper, l’émouvoir, que son jeu. Elle ignorait évidemment ce qui se passait au-delà de la rampe ; elle était Rachel et s’oubliait tout entière dans cette musique et dans ce drame, chantant dans cette salle de jaspe et d’or comme elle eût chanté dans cette salle de rencontre où jadis Hoffmann découvrit sa dona Anna fantastique, et n’ayant en vue, ne poursuivant que son idéal de grande artiste. Savait-elle seulement que le lord-maire était là pour accaparer la plus grosse part de la curiosité et lui faire une redoutable concurrence ? Il faut pourtant reconnaître que le destin a parfois de bien philosophiques distractions. L’Opéra renaît de ses flammes plus glorieux, plus royal que jamais ; institution monarchique, s’il en fut, on le met sous l’invocation de Louis XIV, dont le soleil symbolique inonde le rideau de ses rayons : nec pluribus impar, rien de plus légitime. Arrive le jour de l’ouverture ; à cette inauguration, qui présidera ? Des têtes couronnées sans doute. Non, mais tout simplement, tout bourgeoisement, le lord-maire de Londres, le représentant de la Cité, un honnête homme de marchand n’ayant ni grands cordons, ni titres, et que le travail, la fortune et l’élection ont fait ce qu’il est. « Dans cet accueil si cordial que j’ai reçu du public parisien, disait-il à Boulogne au moment de s’embarquer, tout revient au premier magistrat de la Cité, au représentant du peuple britannique lui-même. » Nous voilà, certes on en conviendra, bien loin de l’antique appareil des cours, et, s’il y avait une moralité à tirer de cette soirée d’inauguration solennelle, de ce gala donné par ordre, je proposerais celle-là, qui me semble résumer l’esprit bien définitivement démocratique de la société où nous vivons.

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ESSAIS ET NOTICES.
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UN ROMAN DE MŒURS ESPAGNOL.
Pepita Jimenez, par don Juan Valera, Madrid 1874.


Une œuvre originale, un véritable roman de mœurs, la chose est rare au-delà des monts et vaut la peine d’être notée. Ce n’est pas que les auteurs ni les productions littéraires fassent jamais défaut dans ce pays classique de la fécondité, où les vers ne coûtent pas plus que la prose, et où Lope de Vega écrivait une tragédie en une matinée. On lit beaucoup à Madrid, dans toutes les classes de la société ; mais la critique n’a rien à voir dans ces récits interminables où se pressent les personnages, semés d’imbroglios plus invraisemblables qu’un conte de fée, et dont le style trop souvent ne se sauve de l’emphase que pour tomber à plat dans la vulgarité. Cela se publie par livraisons ornées de gravures et vendues au prix de quelques réaux. Tel est proprement aujourd’hui le fonds de la littérature indigène. Ajoutez-y des traductions hâtives et banales de romans étrangers, français pour la plupart, mais non pas toujours les meilleurs ni les mieux choisis, et vous aurez une idée à peu près exacte de ce qui occupe la curiosité de la population madrilène. Et pourtant au milieu de ce fatras on trouverait parfois des œuvres de valeur et qui dénotent chez les auteurs le souci de la forme et le sentiment de l’art. Les romans de Fernan Caballero, pseudonyme sous lequel se cache Mme Bohl de Arron, ont été successivement traduits dans toutes les langues de l’Europe. Sans atteindre à la même popularité, d’autres noms mériteraient d’être mieux connus chez nous : ainsi Pedro de Alarcon, qui tout récemment encore publiait le Tricorne (el Sombrero de tres picos), un petit livre charmant, alerte et déluré, écrit à la façon de nos vieux fabliaux, avec une légère pointe de gaîté malicieuse et de fine ironie.

Du premier coup et par une œuvre semblable, M. Juan Valera vient de prendre place parmi les meilleurs romanciers de son pays. À dire vrai, sa réputation était déjà faite, et bien que le roman fût un genre tout nouveau pour lui, l’auteur de Pepita Jimenez n’était rien moins qu’un débutant. Par sa position, sa famille, M. Valera appartient à la plus haute société de Madrid. Son père avait le grade de contre-amiral dans la marine espagnole ; son frère aîné a hérité de leur mère le titre de marquis de Paniega ; leur sœur, devenue Française, est veuve du maréchal Pélissier, duc de Malakof. Lui-même entra de bonne heure dans la diplomatie. Il fut ainsi successivement attaché d’ambassade à Naples et à Lisbonne, puis secrétaire au Brésil, en Allemagne, en Russie avec le duc d’Osuna. Depuis 1859, où il fut élu député pour la première fois, M. Valera a siégé aux cortès à plusieurs reprises. Nommé ministre d’Espagne à Francfort, il occupa ce poste jusqu’à ce que les premiers succès de la Prusse et la dissolution de la diète germanique, qui suivit de près Sadowa, lui eussent fait inopinément des loisirs. Mettant à profit sa connaissance approfondie de la langue allemande, il fit connaître à ses compatriotes l’intéressant ouvrage de Frederick Schack : Poésie et art des Arabes en Espagne et en Sicile. Cette traduction faite avec talent serait peut-être son principal titre littéraire. Il avait donné déjà un volume de Poésies et deux livres de critique : l’académie de Madrid lui ouvrit ses portes.

En dehors de ses livres, il a fourni des articles à un certain nombre de journaux et de recueils : c’est ainsi que pendant cinq ans il collabora au journal el Contemporaneo, le plus brillant organe de l’opposition contre le ministère O’Donnell. Il a fait aussi quelques conférences à l’Athénée ; on appelle de ce nom un cercle semi-politique et semi-littéraire où les membres font des lecciones auxquelles le public est admis ; c’est à l’Athénée que la plupart des orateurs de l’Espagne contemporaine ont fait leurs premières armes. Aujourd’hui M. Valera continue sa vie active, partagée entre les travaux de l’écrivain et les soucis de l’homme politique ; depuis la révolution de 1868, dont il avait accepté le programme, il a été deux fois directeur de l’instruction publique, enfin conseiller d’état. Dans ces conditions, un nouveau livre de lui, un roman surtout, ne pouvait passer inaperçu : tout Madrid connaissait l’auteur et voulut connaître l’ouvrage. D’ailleurs Pepita Jimenez n’obtint pas seulement un succès de curiosité : l’intrigue était piquante, le style aisé et coulant ; on ferma les yeux sur les défauts de composition, très réels pourtant, et on applaudit.

La scène se passe dans un petit village de l’Andalousie ; le lieu du reste importe peu ; à peine çà et là quelque brève description qui nous rappelle la fertilité de ce sol béni, chanté par les poètes : un coin de bois, une olivaie, un ruisseau transparent bordé de lauriers-roses, un frais vallon sillonné de canaux, jardin et verger tout ensemble. L’auteur s’est attaché surtout à la peinture des caractères.. Dans ce récit sans prétention, où parlent et s’agitent six ou sept personnages, chacun d’eux, même le plus modeste, a sa physionomie à lui, bien tranchée, qui se précise et se complète à travers les péripéties et jusqu’à la fin du drame. Un jeune séminariste, Luis de Vargas, sur le point d’être ordonné prêtre et de partir au loin comme missionnaire, est venu prendre chez son père quelques jours de repos ; de cette maison où s’écoula son enfance, il écrit à son oncle le doyen, directeur du séminaire, et lui raconte naïvement l’emploi de son temps à la campagne. Ce système de roman par lettres, un peu usé peut-être, a cela de bon néanmoins, qu’il permet d’entrer plus avant dans le caractère du personnage, de faire par là même l’analyse de ses sentimens et de ses pensées, d’en noter les nuances, d’en marquer le progrès ; telle idée, telle réflexion, venant de l’auteur, semblera trop subtile ou maniérée, qui, dans la bouche du héros lui-même, est toute naturelle.

Ici la forme épistolaire convient à merveille, d’autant que l’analyse est plus délicate, et le caractère de Luis de Vargas plus complexe et changeant. Élevé pieusement à l’ombre du séminaire, loin des bruits de ce monde et des réalités terrestres, il ne sait guère de la vie que ce que lui en ont appris les métaphores hyperboliques de la Bible et les commentaires des théologiens, et cependant que de présomption, que de confiance en soi-même ! Comme il prend en pitié la tourbe des pécheurs ! Avec quelle humilité feinte il remercie Dieu de l’avoir élevé si haut et de l’avoir choisi entre tous pour être un exemple au monde ! L’habit sacré dont il est revêtu et le respect dont on l’entoure malgré ses vingt ans ajoutent encore à cette ivresse : il parle de sa vocation, il a déjà le ton sententieux et le jargon du sermonnaire ; mais qu’une femme à l’improviste se trouve sur sa route, que le péché se présente à lui sous ses formes les plus naturelles, aimable et séduisant, adieu la théologie, les pieux exemples et les argumentations des docteurs ! notre jeune saint faiblit, ses sens se troublent, sa tête s’égare, et il tombe éperdument amoureux comme le dernier des profanes et le plus simple des jouvenceaux.

L’occasion du péché, la femme en question, c’est Pepita Jimenez. Jeune fille sans fortune, elle a dû épouser son oncle, vieillard octogénaire, fin comme un renard et ménager comme une fourmi, mais bonhomme au fond, qui en mourant lui a légué tout son bien. À vingt et un ans, elle s’est trouvée libre, et les prétendans d’accourir ; mais Pepita ne se presse point de choisir. Elle n’a plus à faire un mariage de raison, et, quant à aimer personne, son cœur n’en éprouve pas encore le besoin ; elle préfère bien rester sa maîtresse et faire de son indifférence une vertu. Du reste elle ne dédaigne pas les hommages, l’odeur de l’encens ne lui déplaît pas, — car elle est coquette, cette Pepita, avec son affabilité légèrement hautaine et dédaigneuse, son goût pour les fleurs les plus simples, mais les plus parfumées, son gracieux costume andalou, qui tient tout à la fois de la villageoise et de la señora, et qui lui sied si bien ; elle le sait, n’en doutez pas. Il n’est pas jusqu’à sa piété trop vive et trop extérieure qui ne révèle quelque préoccupation sécrète et comme des désirs inavoués. Pénélope d’un nouveau genre, elle est là, n’attendant pas un mari, mais l’espérant peut-être, sauf à le vouloir à son goût. Quoi qu’il en soit, beaux ou laids, braves chasseurs ou hardis cavaliers, les pinceurs de guitare où les danseurs de boléro, tous les soupirans à tour de rôle ont été évincés ; don Pedro de Vargas lui-même, le père du jeune Luis, l’homme important de l’endroit, le cacique, comme on dit là-bas, n’a guère été plus heureux. Sa conquête pourtant avait de quoi flatter un orgueil féminin. Don Pedro, paraît-il, n’a pas souvent rencontré de cruelles, et, s’il, adore les femmes, ce n’est pas jusqu’à leur offrir sa main. Pepita seule eût pu convertir le pécheur et fixer ce cœur inconstant ; mais, tout en voulant rester son amie, elle hésite à se prononcer, et sans cesse recule le oui fatal. Ah ! s’il s’agissait du jeune Luis ! Fort à propos il vient de sortir de son séminaire. Quel singulier garçon, et charmant malgré tout sous des dehors craintifs, avec sa mine effarouchée, ses passions vierges, sa soif de sacrifice et de dévoûment ! Décidément Pepita n’épousera pas don Pedro. Arracher une âme au diable, c’est bien quelque chose ; l’enlever à Dieu lui-même, remplacer un amour divin, voilà qui est mieux ; le remords du sacrilège et la conscience de l’impiété qui s’y mêlent rendront l’intrigue plus piquante encore. Les femmes dévotes ont parfois de ces raffinemens singuliers. Une d’elles n’a-t-elle pas dit dans sa corruption naïve que ce qui double la saveur de la faute, c’est la peur qu’on éprouve à se sentir damné ?

Pepita donc serait bien aise de rendre Luis amoureux ; peut-être qu’elle ne s’en explique pas encore avec elle-même aussi clairement ; mais déjà ses yeux vont chercher les yeux du jeune homme, et c’est à lui qu’elle réserve son plus charmant accueil. Don Luis d’ailleurs n’est que trop facile à séduire : sa présomption même et son orgueil lui sont un désavantage de plus. Tout d’abord, il affecte l’indifférence la plus profonde ; s’il s’occupe de Pepita, prétend-il, c’est qu’il s’agit du bonheur de son père et de l’honneur de la famille ; mais l’intérêt plus direct qu’il prend à cette étude perce bientôt malgré lui. Il faut le voir devant la gentille veuve, tremblant, muet, interdit, la couvant des yeux, suivant ses gestes et buvant ses paroles. Rien de plus plaisant que sa mine en-dessous et ces façons sournoises qui sentent bien leur séminaire. On dirait messire chat qui s’est introduit dans l’office, et de loin, crainte du bâton, convoite le déjeuner du maître sur le feu. Il n’ose point encore s’avouer son amour, mais cet amour se trahit à tout instant ; il a des accès d’attendrissement subits, inexplicables, il pleure devant les fleurs et rêve devant les étoiles ; en même temps décroît sa ferveur religieuse, des distractions l’assaillent au milieu de ses prières, il s’en accuse humblement, et cependant il ne songe pas à prendre la fuite, le seul moyen de vaincre en certains genres de bataille, comme l’écrit le vieux doyen. Les jours, les mois, s’écoulent, et de plus en plus il recule le moment d’entrer dans les ordres. Il ne parle que de Pepita, ses lettres sont pleines de cette femme, comme sa pensée. Oubliant à qui il s’adresse, il passe en revue les charmes de celle qu’il aime, la fraîcheur de ses traits, l’éclat de son sourire ; il décrit tout au long ses yeux tranquilles et troublans à la fois, son front pur, ses cheveux blonds, ses mains blanches, — oh ! ses mains, ses mains surtout, de petites mains douces, fines, transparentes, avec des doigts effilés, des ongles roses et bien polis. C’est un flux de paroles, un débordement d’épithètes comme seule en peut fournir la langue d’un amoureux, et d’un amoureux espagnol. Non content de cela, pour mieux peindre sa dame, notre théologien fait appel à ses souvenirs classiques : il emprunte à la mythologie païenne les comparaisons les plus fleuries, au Cantique des cantiques les exclamations les plus passionnées ; puis, quand le vieux doyen, homme d’expérience, qui n’a pas besoin d’être sur les lieux pour voir où tendent tous ces sentimens mystiques et cette phraséologie brûlante, l’avertit du danger, lui s’indigne, s’irrite. Il ne comprend pas qu’on ose douter de sa fermeté : il admire en Pepita l’œuvre du divin artiste, œuvre achevée, sublime, et rend hommage au Créateur. Tout cela est fort amusant, fort bien observé : il y a des pages qu’on voudrait citer en entier ; par malheur, et c’est le propre des études de ce genre, le principal mérite consiste dans le détail, les caractères se développent si naturellement, l’analyse est si délicate et si minutieuse qu’on ne peut rien en détacher sous peine d’être infidèle en étant incomplet.

Mais que fait don Pedro pendant ce temps-là, tandis que Pepita et son fils le trompent de moitié ? Est-il dupe des deux amoureux ? Le jeune Luis par momens ne peut se défendre d’un peu de pitié pour tant d’aveuglement. Bast ! laissez faire, le bonhomme est malin, et s’il ferme les yeux, c’est qu’il a de bonnes raisons. Une vraie trouvaille que ce rôle du père, le type du grand propriétaire campagnard, avec sa rondeur cavalière fourrée de finesse andalouse, toujours gai, bon vivant, aimant les joyeux devis, les chevaux et les filles, qui paraît à peine dans le roman et qui pourtant mène tout ! Il a fait la cour à la Pepita sans succès, et il ne s’en est point désolé outre mesure. Ce qui l’affligerait davantage, ce serait de voir son fils unique, l’héritier de tous ses biens, prendre la robe de prêtre et s’en aller catéchiser des Chinois. Ne pourrait-on de façon ou d’autre dégourdir et défroquer ce grand garçon-la ? et quelle meilleure façon que l’amour ? Ce serait plaisir d’ailleurs de mettre un peu à l’épreuve la farouche vertu de cette prude Pepita. Nos deux jeunes gens semblent ne se pas déplaire ; à peine s’étaient-ils vus pour la première fois que déjà dans leurs regards et dans le son de leur voix se trahissait une émotion naturelle. Voilà le plan de don Pedro tout tracé : désormais avec un désintéressement trop rare pour n’être pas calculé, il va s’employer au succès de cette entreprise, où il n’a pas sa place. C’est lui qui sous main leur facilite les occasions de se voir et de se parler. En même temps il cherche à éveiller dans le cœur ardent du jeune homme des pensées et des désirs mondains : il veut lui apprendre à monter à cheval, à jouer aux cartes, à fumer ; il songe même à lui donner des leçons d’escrime, sous le fallacieux prétexte qu’un missionnaire ne doit négliger aucun moyen de persuasion ; au besoin, il lui apprendrait à manier le couteau, la navaja, ainsi qu’il sied à tout bon Andalou. Le pauvre Luis d’abord s’étonne, proteste, puis finit par se résigner. En vérité, c’est trop souffrir, si l’on se mêle à une partie de campagne, que d’aller ainsi à l’arrière-garde, bourgeoisement planté sur une mule docile, entre la grosse tante Casilda et le vieux curé, tandis que par devant les autres jeunes gens caracolent sur de beaux coursiers et que Pepita elle-même, dirigeant avec aisance une superbe bête, laisse tomber en passant sur le pauvre théologien un regard d’affectueuse pitié. D’ailleurs un prêtre a souvent besoin de savoir monter à cheval. Les cartes également lui fournissent, lorsqu’il va dans le monde, une contenance et une distraction : ici en particulier elles permettent au jeune Luis de prendre place chaque soir à côté de Pepita, de lui parler, de l’entendre, de s’enivrer de sa présence. Aussi n’aurait-il garde de trouver le temps long, et, pour peu que son père en manifeste le désir, bénévolement consentira-t-il à soigner avec lui les vins, à rentrer les huiles. — On prévoit ce qui arrive : l’intimité se fait de plus en plus grande entre Luis et Pepita, ils échangent d’abord des œillades brûlantes, des serremens de mains mystérieux ; puis un beau jour, se trouvant seul à seule, leurs lèvres se rapprochent, et tremblans, éperdus, épouvantés eux-mêmes de leur audace, ils s’avouent tout bas leur amour dans un premier baiser.

A cet endroit s’arrêtent les lettres du jeune homme, et vraiment nous le regrettons. Aussi bien les divers caractères nous sont connus, l’intrigue est toute tracée, le dénoûment se devine ; la partie qui suit, de beaucoup la plus longue et la plus détaillée, n’offre pas le même intérêt. C’est un récit épisodique attribué au doyen, l’oncle de don Luis, qui l’écrit après coup, par manière de distraction et pour servir à l’occasion d’enseignement aux générations futures. L’excuse est naïve ; un romancier de profession eût su trouver aisément quelque expédient pour relier entre elles les deux parties de son œuvre. Les dialogues ne sont pas toujours fort bien amenés, l’affectation d’exactitude devient puérile et presque fastidieuse. Comprend-on ce vieux prêtre se mêlant de raconter tout au long l’histoire d’un amour terrestre et qui, hélas ! ne doit point rester chaste et innocent jusqu’au bout ? Les notes mêmes de M. Valera, le soin singulier qu’il a pris de nous marquer dès le début comment fût trouvé le curieux manuscrit dans les papiers du doyen, tout cela ne sert qu’à mieux trahir son embarras et l’insuffisance du procédé.

Après la scène du baiser, don Luis, confus de sa trop facile défaite, s’est juré d’arracher de son âme l’image de la jeune veuve et de se consacrer définitivement au Seigneur ; il reste enfermé chez lui et presse tout pour son départ. Il a compté sans Antoñona, la nourrice de Pepita, aujourd’hui intendante. Œnone de village, cette Antoñona joue dans notre histoire le même rôle que la nourrice de Phèdre dans la tragédie, seulement ici elle s’exprime sans le secours de la poésie ; simple et grossière, dévouée comme un chien, elle a son franc-parler brutal et la familiarité bourrue des vieux domestiques. Elle aussi a deviné depuis longtemps l’amour de sa maîtresse, elle aussi souffre de la voir souffrir, car Pepita se désole, pleure, dépérit. Elle s’est dit qu’elle forcerait la main à ce grand benêt de séminariste ; elle ne s’arrêtera pas longtemps au choix des moyens. Le matin de la Saint-Jean, jour de fête pour tout le village, elle s’introduit par surprise dans la chambre de don Luis, elle s’installe en face de lui, et là, sans ménagement pour le caractère du futur serviteur de Dieu, en termes trop sincères pour être respectueux, elle lui reproche sa perfidie, son hypocrisie, sa cruauté ; puis, le voyant courber la tête sous cette grêle d’invectives, bon gré, mal gré, elle lui fait accepter un rendez-vous pour le soir avec Pepita ; c’est elle-même qui a eu l’idée de ce rendez-vous, dont elle attend les meilleurs résultats. Elle partie, Luis déjà regrette la parole donnée ; mais sa passion finit par l’emporter, et à l’heure dite il se dirige vers la demeure de Pepita.

« Tout le village était dans l’animation. Les jeunes filles venaient se laver les joues à la fontaine de la grande place, — celles qui avaient un fiancé, pour qu’il leur fût fidèle, les autres pour en avoir un. Les femmes et les enfans passaient, portant dans leurs bras de grosses charges de verveine et de romarin pour allumer les feux de joie. De tous côtés résonnaient les guitares ; sans souci du voisin, amoureusement enlacés et se parlant tout bas, d’heureux couples traversaient la foule. Dans les rues encombrées étaient dressées des tables en plein vent et de petites tentes où s’arrêtaient les passans : là s’étalaient le nougat, le miel cuit, les pois chiches grillés, plus loin les corbeilles de fruits, les jouets d’enfant ; tout à côté, les fabriques de beignets offraient à l’œil leur croustillante marchandise, et l’odeur de l’huile infestait l’air, tandis que des gitanas jeunes et vieilles répondaient d’un ton hardi aux galans propos des chalands ou disaient aux curieux la bonne aventure. » A la faveur de la fête, don Luis se glisse sans être aperçu jusqu’à la porte de Pepita. Antoñona l’y attendait, qui le prend par la main et, à l’insu des autres domestiques, le conduit auprès de la jeune veuve, puis discrètement se retire. Don Luis d’abord, comme s’il cherchait à se convaincre lui-même, allègue le devoir, parle de dévoûment et de sacrifice ; mais la jeune femme est rebelle à toute raison, modestement elle avoue sa faiblesse, elle n’est pas assez pénétrée de Dieu pour consentir au sacrifice ; elle aime et veut aimer, l’abandon la tuerait. A s’expliquer ainsi, on finit toujours par s’entendre. Vient un moment où le pauvre Luis oublie ses pieuses résolutions, et lorsque Pepita, — est-ce trouble réel ou simplement coquetterie ? l’un et l’autre peut-être, — se réfugie dans son alcôve, fou d’amour il vole après elle. La scène est vive, hardie, choquante même, et gagnerait à être plus délicatement traitée. Antoñona rentre tout à coup, et, sans lui épargner quelques grosses plaisanteries du cru, force notre amoureux à prendre congé ; il est deux heures du matin. Don Luis d’ailleurs a pour toujours renoncé à ses aspirations mystiques : indigne de la prêtrise, il se contentera d’être un honnête homme et d’épouser la femme qui s’est donnée à lui. Du même pas, il court au casino : il compte bien y trouver certain hobereau, un sot doublé d’un insolent, prétendant évincé de Pepita, qui, le matin même, a osé parler d’elle en termes outrageans : une querelle s’engage entre eux à propos de cartes, aussitôt suivie d’un duel, et, dès les premières passes, avec ce bonheur qui n’appartient qu’aux héros de roman, don Luis allonge une superbe estafilade sur la figure de son adversaire. Le plus pénible pourtant reste encore à faire ; il s’agit d’avouer au cacique qu’on s’est joué de lui, que son propre fils était son rival ; mais au premier mot don Pedro a tout compris et tout pardonné. L’excellent père en vérité ! N’aurait-il pas été pour quelque chose dans ce mystérieux rendez-vous, ménagé par Antoñona, où ont sombré tout ensemble la vocation de don Luis et la vertu de Pepita ? Cette ruse équivoque, qui sert ses plans en lui donnant un peu à rire, est tout à fait dans son caractère. Passons bien vite sur le double épilogue et les détails inutiles où s’attarde l’auteur. Bref, Luis, réparant ses torts de la façon la plus canonique, devient mari de Pepita, et un an après père d’un bon gros garçon. Tout est bien qui finit mieux.

Tel est ce livre, où les longueurs abondent, où le plan fait défaut, intéressant encore et curieux malgré tout. Il va paraître sous peu traduit en langue portugaise, et le succès n’en est pas douteux à Lisbonne comme à Madrid. Chez nous, une traduction pure et simple ne serait guère possible. Passe encore le choix du sujet, ce séminariste amoureux se débattant contre le diable et voulant garder sa vertu ; grâce aussi pour le vieux curé, brave et digne homme qui, sans y entendre malice, fait à don Luis l’éloge de Pepita, et à Pepita l’éloge de don Luis, jette de l’huile sur le feu, puis un beau jour se trouve tout surpris quand il ne lui reste plus qu’à sanctionner par la bénédiction nuptiale le fait accompli. Toujours est-il que nous nous trouvons mal à l’aise dans cette atmosphère dévotieuse où s’exhale comme une odeur fade de cire-vierge et un parfum de sacristie ; le salon de Pepita tient de l’oratoire avec sa petite chapelle ornée de fleurs, son enfant Jésus en bois peint et ses cierges toujours brûlans. Adorations, génuflexions, invocations réitérées à Dieu, aux saints, à toutes les Vierges de la Péninsule, — c’est un étalage continuel de piété matérielle, peu gênante après tout et bien espagnole. M. Valera s’en exprime du reste assez franchement. L’heure du rendez-vous va sonner, quand tout à coup Pepita s’est sentie prise du besoin de prier ; elle court s’agenouiller devant sa chapelle. « A un Jésus de Nazareth avec la croix sur les épaules et la couronne d’épines au front, à un ecce homo insulté, flagellé, tenant un roseau pour sceptre, les mains chargées de liens, à un Christ crucifié, sanglant et moribond, jamais Pepita n’eût osé demander ce qu’elle demande alors à l’enfant Jésus tout frais, tout rose et souriant. Pepita le prie de ne pas se réserver, don Luis, de le lui céder ; si riche et si puissant, qu’a-t-il besoin de ce serviteur ? Elle au contraire ne vit que pour son amour. » En fin de compte, la chose va tourner selon ses désirs, et voilà comment l’enfant Jésus lui-même se trouvera compromis dans le résultat peu édifiant que l’on sait.

Une autre difficulté pour qui veut à l’ordinaire traduire un livre espagnol, c’est d’en conserver le ton, la couleur… Ton et couleur, si l’on peut dire, en sont naturellement outrés. Le caractère de la langue, celui du peuple lui-même, se prêtent à l’emphase et à l’exagération. Le travers est commun d’ailleurs à tous les gens du midi, heureux encore lorsque l’exagération ne porte que sur les mots sans atteindre jusqu’à la pensée. Effet d’un mirage peut-être, une mystérieuse influence existe dans ces chauds pays de soleil qui pousse les meilleurs esprits à grossir, enfler, amplifier toute chose. La littérature, on le comprend, n’est pas la dernière à s’en ressentir. Je n’ai pas oublié avec quelle verve communicative un Espagnol, homme d’esprit et de goût, s’en plaignait naguère devant moi. « Dans ce pays, disait-il, nous sommes infectés du mal de la magniloquence, et le mal date de loin déjà. Lope de Vega, Calderon, nos plus grands génies, ont des pages insupportables de recherche, d’enflure et de mauvais goût, seulement il y a chez eux de quoi racheter amplement ce défaut ; chez les modernes au contraire, le défaut se trouve presque toujours sans rien qui le compense. Cela choque d’autant plus qu’entre hommes et dans le détail ordinaire de la vie, par un retour naturel, le ton de la conversation tombe souvent au-dessous même de la vulgarité. Tel député qui à la tribune s’est complaisamment rempli la bouche de phrases creuses et de grands mots longs d’une à une les traduit dans les couloirs à ses amis par un mot cru qui ferait pâlir votre catéchisme poissard. Pour les femmes, c’est différent, et l’on doit convenir que leur langage est exquis. Elles lisent peu : en Espagne, un bas-bleu est rare ; avec des mots que sait l’enfant de sept, ans et en petit nombre, elles arrivent à tout dire. N’est-ce pas ainsi que font vos meilleurs auteurs, Molière, La Fontaine et Voltaire ? Aussi, quand au sortir d’une société de ce genre on tombe inopinément sur un livre, article, discours, sermon, où l’obscurité le dispute à la recherche, le phébus au pathos et l’ithos au patois, il vous semble avaler quelque vin chimique après avoir dégusté le pur jus de la treille. » Sachons donc gré à M. Valera de nous avoir donné une œuvre plus saine qu’on n’était vraiment en droit de l’attendre. Son style est en général net, facile et coulant ; on y relèverait sans doute, à se montrer sévère, quelques erreurs de goût, certaines expressions emphatiques et forcées ; mais il s’agit d’amour, et l’hyperbole est permise aux amoureux. De tout cela, on ne saurait conclure à une œuvre de premier mérite : l’auteur lui-même n’y prétendrait pas ; ce qu’il en reste du moins, c’est le souvenir d’une lecture amusante et de quelques heures agréablement passées.


L. LOUIS-LANDE.



La Province de Smyrne, par M. Charles de Scherzer, traduit de l’allemand par M. F. Silas ; Vienne 1873.

En présence de la pénurie des renseignemens officiels sur la situation matérielle des provinces de l’empire ottoman, plus d’une fois des en quêtes ont été entreprises par les agens diplomatiques et les consuls accrédités en Turquie. Les rapports publiés en 1871 par le foreign office de Londres renferment des détails précieux notamment sur la condition peu enviable des classes ouvrières dans les pays du Levant, et jettent une vive lumière sur l’état social et politique des contrées soumises à la Porte. En 1872, à l’occasion de l’exposition universelle de Vienne, le gouvernement autrichien invitait à son tour, ses agens consulaires à lui transmettre des rapports circonstanciés sur la situation économique de la Turquie. On espérait que cette enquête, en faisant mieux connaître les besoins et les ressources des populations de cet important empire, contribuerait à développer les relations commerciales entre la Turquie et l’Autriche-Hongrie. Nous avons sous les yeux le rapport fourni par le consul-général d’Autriche à Smyrne, M. Charles de Scherzer ; c’est un fort volume accompagné de cartes et de tableaux géographiques, qui nous renseigne de la manière la plus précise non-seulement sur les ressources matérielles de l’Asie-Mineure, mais encore sur l’état intellectuel de ces pays. L’important ouvrage où M. de Scherzer avait résumé les résultats statistiques et commerciaux de l’expédition de la Novara, et qui a été apprécié ici-même[1], le désignait à l’avance pour une pareille tâche. Sans être proprement d’une lecture attrayante, son ouvrage est fort instructif par les détails très complets qu’il donne sur les produits de toute sorte, sur le commerce d’exportation et d’importation, l’agriculture, les voies de communication, l’administration politique et judiciaire, les finances, l’instruction publique, l’état sanitaire du vilayet. Il signale bien des maux, bien d ! es abus dont il réclame la réforme ; malheureusement ceux qui connaissent l’Orient savent que de pareilles réformes sont plus faciles à désirer qu’à obtenir.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er janvier 1868, l’étude de M. de Laveleye sur cette expédition.