Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1874

Chronique no 1002
14 janvier 1874


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 Janvier 1874.

Allons, la France peut respirer et prendre confiance, on fait de la grande politique à Versailles. Le ministère tombé le jeudi sous un vote s’est relevé le lundi suivant par un autre vote. L’assemblée a jugé la semaine passée qu’elle devait ajourner la loi sur la nomination des maires jusqu’à la discussion de la loi organique des municipalités ; elle vient de juger, il y a deux jours, qu’elle s’était trompée, que la loi des maires ne peut plus souffrir de retard. La commission constitutionnelle continue le cours de ses explorations dans le monde des théories électorales, avec la chance de découvrir avant l’été un nouveau système, une nouvelle représentation des intérêts ou des divers ordres de l’état. Pendant ce temps, on crie : Vive l’empereur ! sur les marches de Saint-Augustin, au sortir de l’office funèbre célébré pour celui qui fut le souverain de notre pays. Le prince Napoléon, à ce que disent les historiographes, est reçu par le bedeau, avec les honneurs dus à son rang et à ses croyances religieuses bien connues, sur la porte de Saint-Germain-l’Auxerrois. L’impératrice rappelle à Mgr  de Troyes le serment que les évêques ont prêté au dernier représentant couronné de la dynastie impériale, dont ils ne seraient pas déliés sans doute, — et tout cela, paraît-il, est simple, naturel et régulier ! La France n’a que des raisons d’être tranquille sur son avenir, puisque la crise ministérielle est finie, puisque M. le duc de Broglie vient de déclarer que la prorogation est une chose sérieuse dont la majorité a seule le secret, puisqu’enfin tout reprend son cours comme précédemment, dans les mêmes conditions, avec les mêmes hommes et les mêmes procédés.

Que la prorogation soit une chose sérieuse, définitive, fixée dans des institutions, la France ne demande pas mieux, La France ne demande rien de plus que d’être tranquille, d’avoir une garantie du lendemain, la liberté de son travail, la sécurité de ses intérêts. La crise ministérielle est finie ! c’est bien heureux. Et après ? la situation est-elle meilleure ou plus claire cette semaine que la semaine dernière ? L’assemblée, parce qu’elle a eu deux avis différens en cinq jours, est-elle plus sûre de savoir ce qu’elle veut et ce qu’elle peut ? la politique ministérielle, parce qu’elle a eu son bill de confiance, est-elle sortie de cette épreuve plus nette, plus distincte, plus dégagée de cette diplomatie où elle se croit condamnée à chercher sa force, et où elle ne trouve qu’une faiblesse chronique ? C’est là précisément la question.

Cette crise, qui aurait pu sans doute être plus grave, et qui a eu du moins l’avantage de ne point émouvoir sensiblement le pays, elle résume et caractérise plus qu’on ne croit une situation tout entière. Elle est née le jour même où l’assemblée s’est trouvée de nouveau réunie après les courtes vacances du 1er janvier, et, par une circonstance aussi curieuse que significative, c’est un légitimiste sans peur, M. le marquis de Franclieu, qui l’a provoquée, sans trop le savoir peut-être, en offrant à une partie de la droite mécontente et chagrine une occasion de faire sentir l’aiguillon au gouvernement. C’est M. le marquis de Franclieu, champion intrépide de la décentralisation et du roi, qui a proposé l’ajournement de la loi sur la nomination des maires, ajournement qui a été voté par une assemblée assez incomplète et qui a déterminé la démission immédiate du cabinet. Cette démission était-elle bien sérieuse. Elle aurait pu le devenir certainement dans des conditions parlementaires moins équivoques, plus définies, si le vote du 8 janvier eût été la victoire d’une opinion décidée. Elle aurait été acceptée sur-le-champ, comme elle avait été offerte ; mais d’un côté M. le président de la république semble avoir voulu laisser à son cabinet le temps de renouer les fils embrouillés de sa majorité, de se ménager une revanche. D’un autre côté, la droite, un moment étonnée, s’est aperçue bien vite qu’on faisait fausse route, que, si elle laissait tomber le cabinet actuel, elle était exposée à voir se former un ministère qui ferait moins de façons avec elle, qui inclinerait un peu plus vers le centre gauche. Aussitôt on s’est mis à l’œuvre, on a délibéré, on s’est rapproché, on a négocié. Il a été convenu que M. de Franclieu n’était qu’un boute-feu, que le vote du 8 janvier n’était qu’une surprise laissant intacte la politique générale du gouvernement, qu’il fallait chercher un moyen de revenir sur ce qui avait été fait, — et en fin de compte tout ce travail intime a conduit à la séance de lundi dernier. Ce jour-là en effet a eu lieu la grande résipiscence. C’est M. de Kerdrel qui s’est chargé d’être le porte-parole de la droite, le provocateur des explications de paix, en commençant par une dissertation des plus philosophiques et un peu protectrice sur le danger des crises ministérielles trop fréquentes. M. de Kerdrel a dit très sérieusement en particulier que les ministères ne devaient pas être trop susceptibles et que les assemblées ne devaient pas se montrer trop exigeantes. M. le duc de Broglie, qui ne demandait pas mieux visiblement que de se laisser convaincre, a répondu de son côté sans se compromettre avec ceux qui lui offraient encore une fois leur appui. Le fait est que, si le ministère s’est montré susceptible, il n’a pas tardé à s’adoucir, et que, si la majorité a eu le 8 janvier une fantaisie, elle a retrouvé le 12 toute sa discipline. Le cabinet a eu son vote de confiance, il a eu aussi sa loi des maires remise au premier rang des délibérations de la chambre, et le journal officiel, ce registre de l’état civil des pouvoirs qui naissent, qui tombent ou se relèvent, a pu inscrire que la démission des ministres était retirée « sur la demande de M. le président de la république. »

Tout est bien qui finit bien. Reste la moralité ou la signification de la crise et de la victoire parlementaire qui en a été le dénoûment. Si cette victoire avait eu pour effet de fortifier le ministère en le remettant debout, de reconstituer une véritable majorité, de dissiper toutes les confusions, de dire au pays où « on le mène, » selon le mot de M. de Kerdrel, ce serait pour le mieux. En est-il réellement ainsi ? N’est-il point à craindre au contraire que la victoire de lundi, réparant la défaite de jeudi, n’ait été achetée par un sacrifice de plus à ce qui fait justement la faiblesse du ministère ? Ce n’était qu’une surprise, dit-on, le vote du 8 janvier était l’expression d’une majorité de hasard, non de la vraie majorité ! Surprise, si l’on veut ; les surprises de ce genre n’arrivent évidemment que dans certaines conditions, et tant que ces conditions ne changent pas, les surprises sont toujours possibles. Celle du 8 janvier est née sans doute en partie de cette circonstance que l’assemblée était incomplète ; elle est née aussi et surtout de la situation, d’une confusion parlementaire croissante, d’une profonde incompatibilité d’humeurs et de tendances entre les élémens divers d’une majorité artificielle et passionnée, de l’hésitation du ministère lui-même à prendre un parti, à se faire une politique au milieu de ces complications intimes. On va ainsi au hasard avec une assemblée souveraine qui finit par se perdre dans ses propres divisions, avec une présidence septennale placée au sommet d’un régime qu’on ne veut pas ou qu’on n’ose pas définir, avec une politique qui, sous des apparences de fermeté et même quelquefois de raideur, a le sentiment de sa faiblesse. Oui, le mal vient de ce qu’on ne sait pas accepter les choses comme elles sont, marcher avec résolution sur les difficultés, prendre la force là où elle est, et s’établir dans les seules conditions possibles, au risque de froisser des regrets, des préjugés ou des espérances de parti. On laisserait en chemin quelques alliés douteux, c’est possible ; on retrouverait toutes les bonnes volontés sincères, l’opinion et le pays.

Tranchons le mot. Le nœud de nos affaires actuelles est dans une équivoque, dans une contradiction ou une impossibilité qu’on s’est créée faute de décision, et le ministère ne fait que subir les conséquences d’une situation qui est en partie son œuvre, où les surprises comme celle du 8 janvier deviennent les accidens les plus simples et les plus inévitables. Au fond, le ministère lui-même ne peut s’y méprendre. Il sent qu’il est assis sur une base trop étroite, qu’il reste livré à des partis ou à des fractions de partis dont il est en quelque sorte l’otage au pouvoir. Il comprend qu’après la prorogation le mieux eût été de se rapprocher des nuances modérées du centre gauche ; mais pour cela il fallait se décider à organiser cette république, à laquelle on venait de donner un président pour sept ans, il fallait accepter sans arrière-pensée et sans mauvaise humeur le régime qu’on avait. Or aller jusque-là, c’était s’exposer à rompre avec la droite, qui ne peut entendre le mot de république, même quand elle ne peut faire la monarchie, qui après avoir voté la présidence septennale ne se soucie guère de lui donner plus de force qu’il ne faut, et la considère toujours comme un en-cas, comme une combinaison provisoire. Chercher un appui au centre gauche, c’était perdre la droite sans être assuré d’une compensation suffisante. Rester avec la droite, c’était prolonger l’équivoque, provoquer les doutes sur le caractère, sur la durée de ce pouvoir qu’on vient d’instituer. C’est cette dernière politique qu’on a suivie, sans s’apercevoir qu’on mécontentait tout le monde, la droite parce qu’on était encore trop septennaliste, le centre gauche parce qu’on paraissait ne pas prendre au sérieux ce qu’on avait fait. C’était, à vrai dire, une situation inextricable qu’on se faisait pour avoir hésité dès le premier jour, dès le lendemain de la prorogation, à fixer les points essentiels de la politique nouvelle de la septennalité.

Au moment de la dernière crise, M. le duc de Broglie, sentant le danger de ces confusions, aurait résolu, dit-on, d’en sortir par les déclarations les plus nettes, les plus catégoriques, sur lesquelles l’assemblée aurait eu à se prononcer en votant le bill de confiance qu’on voulait lui demander. Si l’intention de M. le duc de Broglie était telle qu’on le disait, elle s’est traduite, il faut l’avouer, d’une manière assez incomplète, assez effacée dans la dernière discussion. Les déclarations de M. le vice-président du conseil se sont évidemment ressenties des négociations par lesquelles on cherchait depuis trois jours à rallier les diverses fractions de la droite dans l’intérêt du ministère. Sans doute M. le duc de Broglie a dit que le septennat avait la légalité pour lui, qu’il avait le droit de se défendre ; il a semblé aussi revendiquer pour la majorité et pour la majorité seule le droit de comprendre, d’interpréter le septennat, ce qui laisse en vérité une certaine latitude à toutes les espérances et n’éclaire pas beaucoup la question. Au demeurant, c’était froid et probablement mesuré au tempérament de ceux qu’on voulait retenir.

Voici qui ajoute un piquant détail à notre dernière assertion. Dès la veille un journal légitimiste avait tracé le programme de ce qui devait se passer dans la séance de lundi en ajoutant : « Si la droite soutient demain le ministère, son vote signifiera qu’elle repousse l’interprétation donnée par certains meneurs du centre droit à la prorogation. Elle appuiera M. le duc de Broglie parce que celui-ci aura consenti… à ne pas faire de la septennalité un dogme nouveau… » Ce qu’il y a de singulier, c’est que le programme tracé d’avance par le journal légitimiste a été suivi point par point ; ce qu’il y a de plus étrange encore, c’est que M. le duc de Broglie n’a point dépassé dans ses explications les limites qu’on avait fixées. Oh ! non sûrement, il n’a pas fait de la septennalité un « dogme nouveau, » il n’en a même pas fait une chose au-dessus des interprétations d’une majorité monarchique, si cette majorité se rencontrait et si elle retrouvait l’occasion favorable qu’elle espère toujours. — Voulez-vous décidément que la présidence dure sept ans ? disait-on au courant de cette discussion. Voulez-vous que pendant ces sept ans la présidence soit un pouvoir fort et respecté ? — Tout le monde a répondu : Oui ! Lorsque l’orateur a demandé s’il était entendu que durant ces sept années le rétablissement de la monarchie ne pourrait pas être proposé, on a répondu de la droite : « Cela ne vous regarde pas ! » Voilà du moins qui est clair, de sorte que le ministère se réduit lui-même à vivre par le concours exclusif d’alliés qui commencent par ne pas prendre au sérieux le pouvoir qu’il représente. À ces alliés compromettans, il est obligé de livrer un jour un peu de politique intérieure, un autre jour un peu de politique extérieure. C’est la loi des majorités, dit-on ; il faut être conservateur et parlementaire !

L’intérêt conservateur et l’intérêt parlementaire, soit ! C’est justement ce double intérêt qui peut se trouver singulièrement compromis par des crises comme celle que nous venons de voir, par une politique qui a toujours l’air d’être en coquetterie avec des passions de parti dont on comprend soi-même le danger. Sans doute un gouvernement est tenu aujourd’hui de donner à la France de sérieuses garanties d’ordre intérieur, de fortes garanties de sécurité. La première, la plus efficace de ces garanties en définitive, c’est de respecter et de faire respecter ce qu’on a fait avec une certaine solennité, de ne pas laisser mettre en doute le régime qu’on a établi. On a beau parler de l’ordre social à défendre, de l’anarchie et de la démagogie à réprimer, de la stabilité à fonder, on a beau présenter une loi sur les maires, des lois sur la presse, comment veut-on que le pays se tranquillise, reprenne confiance, lorsqu’il voit les partis publier hautement leurs espérances, compter leurs chances, et calculer le jour où ils pourront triompher ? Comment veut-on qu’il se sente parfaitement rassuré lorsqu’il voit son gouvernement lui-même s’appuyer sur des alliés qui laissent peser sur lui on ne sait quelles réserves, on ne sait quel inconnu ? Que le gouvernement soit conservateur dans ses lois, dans son action administrative, nous ne demandons pas mieux ; notre grief, c’est précisément qu’il n’est plus un conservateur prévoyant lorsque, par une stratégie qu’il n’est pas toujours aisé de pénétrer, en identifiant la présidence septennale avec certains partis, il arrive à créer une situation où par la force des choses un vote qui semblerait n’atteindre qu’un cabinet peut mettre en cause le gouvernement tout entier. Voilà la question. Qu’on y réfléchisse bien : ce n’est pas la paix sociale qu’on prépare ainsi, c’est à des crises nouvelles et plus graves qu’on peut conduire le pays sans le vouloir.

Quant à l’intérêt parlementaire, ce n’est point apparemment par l’incohérence et la contradiction qu’on peut le servir. S’il ne s’agissait que d’une loi ou d’une proposition ajournée, puis reprise, d’un vote démentant ou redressant un autre vote, il n’y aurait rien de bien sérieux ; ce ne serait pas la première fois qu’une assemblée aurait des avis différens à quatre jours d’intervalle. Ce qui est infiniment plus grave, c’est l’état parlementaire, le degré de confusion dont ces contradictions et ces surprises sont l’expression. Évidemment plus on va, plus cet état devient aigu ou peut-être même chronique à Versailles, et, si on continue ainsi, on arrivera à une sorte d’impuissance finale. On se sera épuisé en luttes stériles, en conflits de partis, sans avoir fait les affaires qui intéressent le plus le pays. On parle toujours du régime parlementaire, de ses conditions, de ses garanties, de ses obligations. Il n’y a point de régime parlementaire là où il n’y a pas pondération de pouvoirs par la diversité des assemblées, là où le gouvernement n’a pas le droit de dissoudre une chambre. On n’y réfléchit pas assez, ce qui se passe à Versailles est d’une nature toute particulière : c’est l’omnipotence d’une assemblée unique, souveraine, si bien que certaines opinions se croient encore le droit de disposer du pays même après avoir créé la présidence septennale. Il en résulte que ce qu’on appelle le gouvernement parlementaire est tout simplement la dictature de l’assemblée ou de la majorité de l’assemblée, c’est-à-dire d’un parti, et lorsque les partis sont tellement divisés qu’une chambre est partagée en deux camps presque égaux, tout devient singulièrement grave : c’est la lutte permanente, organisée, tenant le pays incessamment suspendu entre l’impuissance définitive née de la division, de la neutralisation des partis, et quelque redoutable éclat né de l’ardeur des passions. Voilà où l’on arrive, et c’est précisément parce qu’il en est ainsi à Versailles que la commission constitutionnelle, au lieu de perdre son temps en études d’érudition électorale, devrait se hâter de préparer les lois qu’on lui demande pour mettre fin à cette situation pleine de périls par l’organisation d’un régime régulier. Ceux qui parlent toujours d’ordre, de conservation, de régularité parlementaire, devraient être les plus désireux de hâter la fondation de ce régime, et, par une singularité que l’esprit de parti explique seul, ce sont les plus récalcitrans. M. de Broglie vient d’aiguilonner cette paresse calculée des récalcitrans de la commission constitutionnelle en montrant la nécessité d’en finir. Il a parlé en homme prévoyant, car ce n’est que par cette organisation définitive vainement attendue jusqu’ici qu’on peut sauvegarder cet intérêt conservateur et cet intérêt parlementaire qu’on invoque sans cesse.

L’Académie française est entrée l’autre jour en rivalité avec l’assemblée de Versailles, opposant une fête littéraire aux bruyantes scènes de la politique. M. de Loménie a été reçu en cérémonie par M. Jules Sandeau, et l’un et l’autre ont parlé d’un homme qui a été l’honneur des lettres contemporaines, qui a eu la triste fortune d’aller mourir, au milieu de nos désastres de 1870, loin de Paris assiégé, qui ne savait pas même alors ce qu’il venait de perdre : c’est Mérimée, l’auteur de Colomba et de Carmen, esprit fin, ironique, sobre et habile dans le beau langage, caractère droit, un peu replié sur lui-même et parfaitement honorable. M. de Loménie a peut-être la main un peu lourde pour ceux qu’il veut louer, et il est obligé de faire d’assez longs détours pour arriver à son but. Son discours n’est pas moins substantiel et intéressant. M. Jules Sandeau a reçu M. de Loménie avec toute la grâce de l’esprit, la finesse d’une ironie sans amertume et le charme d’une parole à la fois spirituelle et pénétrante. D’un discours académique, M. Jules Sandeau a su faire une œuvre achevée d’art et de belle langue française. Tout n’est point perdu, puisqu’il y a toujours des esprits de cette trempe en France, de ces écrivains de race qui continuent et ravivent les plus belles traditions de notre littérature. Les lettres elles-mêmes peuvent être les plus sûres comme les plus brillantes auxiliaires de notre renaissance politique, du rajeunissement de l’ascendant français dans le monde.

S’il est dans nos affaires une question où l’opinion sensée et loyale ait le droit de demander au gouvernement une netteté décisive, parce qu’elle est disposée à le soutenir dans ses résistances à toutes les vaines excitations, c’est cette question des rapports de la France et de l’Italie, que des passions et des fanatismes coupables se plaisent toujours à obscurcir et à compliquer. Une bonne fois il faut en finir de tous ces doutes, qui à la longue fatigueraient les alliances les plus sûres, les plus naturelles, qui n’auraient d’autre résultat que de créer des habitudes de méfiance et de froideur là où il ne peut et ne doit y avoir que la cordialité sincère de deux nations unies par tous les liens de la politique et des traditions. Il ne se peut pas que les intérêts les plus sérieux du pays, la sécurité et la dignité de ses relations restent indéfiniment à la merci d’une équivoque de conduite ou de langage, d’une combinaison parlementaire à Versailles ou d’un agent compromettant à Rome, et qu’au moindre incident on soit sans cesse à se demander si la France et l’Italie sont au moment de quelque inexplicable rupture. Des incidens, il y en a toujours dans les situations fausses, et voilà pourquoi une des premières nécessités pour tout gouvernement prévoyant est d’éclairer, de dégager, de simplifier sans plus de retard nos rapports avec l’Italie.

Ce que produisent ces perpétuelles ambiguïtés en usage depuis quelques années, on vient de le voir encore une fois par ce qui s’est passé dernièrement. Un officier distingué de notre armée, attaché militaire à la légation française auprès du roi Victor-Emmanuel, le colonel de La Haye, est mort à Rome. La première pensée de notre ambassadeur auprès du saint-siége a été d’offrir pour les obsèques de notre attaché militaire l’église de Saint-Louis des Français, placée sous son patronage. C’était le premier, le bon mouvement. Bientôt cependant la réflexion est venue ; on a songé que les autorités italiennes allaient rendre les honneurs militaires à l’officier français, que cette apparition à Saint-Louis offusquerait peut-être le pape, et d’une façon ou d’autre la famille du colonel de La Haye a été conduite à demander que les funérailles eussent lieu dans sa paroisse, à l’église de San-Marcello in Corso. Or voici la singularité. Les ecclésiastiques de San-Marcello ont voulu à leur tour se mettre en règle avec le saint-père, qui s’est empressé de donner toutes les autorisations qu’on lui demandait. On lui a dit qu’il y aurait sans doute des troupes italiennes, des généraux italiens, et le pape a répondu avec une piquante bonhomie : « Qu’ils viennent. » Le gouvernement italien, de son côté, ne s’est pas préoccupé de ces petites péripéties qu’il a eu l’air d’ignorer ; il n’y a vu peut-être fort spirituellement qu’une raison de plus d’accentuer les témoignages d’une sympathique courtoisie. Un bataillon, presque tous les généraux présens à Rome, le prince Humbert lui-même, les fonctionnaires du ministère des affaires étrangères, se sont rendus aux obsèques du colonel de La Haye à San-Marcello. Puis le lendemain, par les soins de l’ambassade auprès du Vatican, on célèbre à Saint-Louis un service funèbre où assiste un tout autre monde. Ainsi une église placée sous le patronage de la France à Rome ne peut pas recevoir la dépouille d’un officier français parce qu’il sera accompagné du prince Humbert et des soldats italiens ! Ce que le saint-père accorde sans difficulté à San-Marcello, l’ambassade française, plus papiste que le pape, ne l’accorde pas à Saint-Louis !

Autre incident. La France a depuis longtemps dans les eaux de Civita-Vecchia un navire, l’Orénoque, laissé aux ordres de l’ambassade auprès du Vatican pour rester à la disposition du pape. Que fait ce navire à Civita-Vecchia ? Il entretient une équivoque et crée des embarras. L’an passé, à pareille époque, il y eut la fugue de M. de Bourgoing, l’ambassadeur d’alors, à l’occasion de la visite des officiers de l’Orénoque à Rome pour le jour de l’an ou pour Noël, Ces officiers devaient-ils aller tout à la fois chez le pape et chez le roi ? devaient-ils s’abstenir également d’aller au Vatican et au Quirinal ? Le dernier gouvernement s’était décidé pour l’abstention, et ses instructions paraissent avoir été maintenues. Qu’est-il arrivé cependant cette année ? Il n’y a point eu, à la vérité, de visite officielle ; mais à la veille de Noël le commandant de l’Orénoque, accompagné d’une partie de son équipage, dit-on, se serait rendu au Vatican, où il aurait été reçu en « audience privée. » Est-ce une interprétation élastique et subtile des instructions officielles ? Le même acte de courtoisie « privée » a-t-il été accompli à l’égard du roi ? Le commandant du navire français a-t-il agi d’accord avec l’ambassadeur ? A-t-il reçu une autorisation particulière de Paris ? Naturellement le fait a été commenté, et la question de l’Orénoque, oubliée depuis l’an dernier, a reparu. Certes il n’y a pas là de quoi élever un nuage entre la France et l’Italie. Le gouvernement italien ne peut songer à s’inquiéter et ne s’inquiète pas de la présence de l’Orénoque, qui n’est nullement une contestation de ses droits, qui est bien plutôt aux yeux du monde la preuve palpable que le pape est libre, qu’il demeure librement à Rome, puisqu’il pourrait partir, s’il le voulait. Est-ce là pourtant un fait régulier et même complétement digne de la France ? Voilà un navire stationnant dans les eaux du royaume d’Italie reconnu par nous, et ne relevant pas même de notre légation auprès du souverain italien. Le commandant français va chez le pape, il ne va pas chez le roi et il ne reçoit d’ordres que de notre ambassadeur auprès du saint-siége. S’il y avait quelque difficulté, comment procéderait-on ? Il n’y aurait pas d’issue, et c’est ainsi que des situations fausses naissent les incidens que les passions exploitent, que les journaux grossissent en les dénaturant, qui ne font qu’entretenir les espérances de ceux qui en sont toujours à rêver de vaines protestations et de restaurations désormais impossibles.

Le gouvernement est maintenant le premier, dit-on, à reconnaître le danger de ces incohérences, à comprendre la nécessité supérieure de replacer les relations de la France et de l’Italie dans les conditions de simple et cordiale intimité où elles doivent être. Il s’est montré sensible au retour de M. Nigra à Paris, aux manifestations de sympathie qui se sont produites récemment à Rome, auxquelles le prince Humbert s’est associé, et M. le duc Decazes serait particulièrement décidé, assure-t-on toujours, à ne plus laisser subsister les équivoques. Si le marquis de Noailles n’est pas encore à Rome, ce serait par des raisons toutes personnelles qui ont retardé son départ de Washington et qui n’ont aucun caractère politique. Rien de mieux. La manière la plus efficace de rétablir une situation qui n’aurait dû jamais être altérée, et qui après tout ne l’est pas d’une façon sérieuse, c’est de faire disparaître tout ce qui peut être une occasion de tiraillemens et d’incidens, de définir par exemple le rôle de cette double représentation française qui est à Rome. Chose étrange, à peine croyable, nous avons à Rome deux ambassades qui ne se connaissent pas, qui restent le plus souvent étrangères l’une à l’autre, qui ne se touchent pour ainsi dire que pour se quereller, pour créer des conflits et des difficultés. Il y a eu des momens depuis trois ans où le personnel de l’ambassade auprès du saint-siége se serait gardé d’avoir le moindre rapport avec tout ce qui est italien. On vit à l’écart comme si l’on était une protestation vivante contre l’usurpation ! Sans le vouloir, on subit l’influence du monde où l’on se renferme ; on est un peu clérical et papiste là où il faudrait être simplement politique et Français, et les affaires comme celles de l’Orénoque, des obsèques du colonel de La Haye, naissent toutes seules.

C’est là évidemment ce qui doit disparaître ; qu’on ait deux ambassades à Rome, si on le veut, si on le croit nécessaire ; dans tous les cas, ces deux ambassades doivent toujours marcher d’accord parce qu’elles ne représentent qu’une seule politique, qui est celle de la France. On ne demande pas mieux peut-être, mais il faut ménager la droite dont on a besoin ; on est exposé à des interpellations comme celles de M. Du Temple. On peut en être sûr, dans la situation où nous sommes un ministre des affaires étrangères ne prendra de l’autorité que lorsqu’il osera décliner au besoin une interpellation, affirmer l’intérêt public et poser résolument les questions. En définitive, que veut-on ? S’il est à Versailles des esprits qui, oubliant nos provinces perdues, ne songent qu’aux provinces perdues par le pape, il faut les laisser à leurs rêves de restauration pontificale. S’il ne s’agit que de respecter, de faire respecter la liberté, l’indépendance spirituelle du souverain pontife, sans avoir l’air de mettre perpétuellement en doute l’existence d’une nation, rien de plus simple, on n’aura que des amis et des alliés au-delà des Alpes, dans le palais du roi, comme dans le cabinet du ministre, comme dans le parlement. Tout devient facile avec l’Italie, qui n’a aucune envie ni de voir le pape quitter Rome, ni de susciter des conflits religieux, ni d’imposer au monde catholique une autorité pontificale captive, ni de vivre mal avec la France pour des questions où elle a les mêmes intérêts et les mêmes sentimens.

L’Espagne compte donc une révolution, un coup d’état militaire de plus dans son histoire. C’est le 2 janvier que l’assemblée espagnole devait se réunir et s’est réunie en effet à Madrid après un interrègne parlementaire de quatre mois ; c’est dans la nuit du 2 au 3 que tout s’est accompli sans effort, sans lutte, presque sans bruit, ou du moins sans que la ville ait paru un instant agitée. Un vote des cortès a emporté le gouvernement de M. Castelar, un petit billet de congé du capitaine-général accouru aussitôt avec ses canons autour du palais législatif a emporté les cortès, dont on n’a plus entendu parler depuis. Tout s’est passé en quelques heures. Ce qui existait la veille s’est évanoui au premier souffle pour faire place à un gouvernement nouveau dont le général Serrano reste le chef. C’est comme une revanche de cette journée du mois d’avril dernier où le général Serrano, avec quelques bataillons de l’ancienne milice de Madrid, avait déjà tenté de s’emparer du pouvoir et avait été réduit, après avoir échoué, à se sauver sous un déguisement. Au mois d’avril, l’affaire n’était pas encore mûre ; cette fois elle a mieux réussi après les huit mois qui viennent de s’écouler, et il faut bien dire aussi qu’elle a été menée avec décision, avec dextérité, non par le général Serrano lui-même, mais par le général Pavia, qui pour son coup d’essai est passé maître en fait de pronunciamientos.

Ce qui vient d’arriver à Madrid n’était point assurément imprévu. D’abord lorsqu’un pays en est venu au degré de confusion où se débat malheureusement l’Espagne depuis quelque temps, un jour ou l’autre il se trouve une épée qui se charge de trancher le nœud et qui a la prétention de tout remettre en ordre. En outre la situation de plus en plus difficile du gouvernement établi à Madrid laissait assez entrevoir la possibilité de quelque coup de théâtre. Pendant les quatre mois qu’il vient de passer au pouvoir, M. Castelar a certes fait ce qu’il a pu. Homme d’imagination ardente et d’idées aventureuses, il a remporté sur lui-même cette grande victoire de reconnaître les nécessités pratiques du gouvernement, de sentir l’efficacité de la modération et de la raison. Il a voulu faire son essai de république conservatrice en Espagne. Il était trop conservateur, à ce qu’il paraît, il nommait des évêques, il ne craignait pas d’appeler les généraux qui pouvaient l’aider à réprimer la démagogie : c’était une trahison aux yeux de ses anciens amis les républicains fédéralistes ! Avant même que les cortès fussent réunies, la guerre était commencée contre le chef du gouvernement. Un conflit était engagé entre M. Castelar et le président de l’assemblée, M. Salmeron, qui se faisait le patron des partis extrêmes. Au point où en étaient les choses, tout dépendait évidemment de la manière dont se dénouerait le conflit, du premier vote de l’assemblée. Si M. Castelar avait triomphé, rien ne serait arrivé sans doute, au moins pour le moment. Si ses adversaires l’emportaient, c’était un encouragement pour les insurgés de Carthagène, peut-être le point de départ d’une recrudescence d’anarchie, peut-être aussi le signal d’une réaction militaire soudaine par laquelle on voudrait prévenir des déchiremens nouveaux. C’était là le nœud de la question. M. Castelar ne s’y méprenait pas. Dans cette nuit même du 2 au 3, où se jouait cette singulière partie, il parlait de l’accent le plus ému, il prévenait l’assemblée des dangers auxquels on courait. « Nous touchons le fond de l’abîme, disait-il ; bercez-vous d’illusions, nous sommes plus impopulaires que les modérés, que les conservateurs ;… quel va être le sort de la république ? » Cette assemblée violente et frivole n’écoutait rien, elle répondait à M. Castelar en votant contre lui sans se douter qu’elle allait se réveiller cernée par les baïonnettes qui s’avançaient.

C’était en effet ce qui se préparait au dehors. Le gouverneur militaire de Madrid, le général Pavia, sans rien dire à M. Castelar, prévoyait, lui aussi, ce qui pouvait arriver, et il n’était nullement disposé à se soumettre au pouvoir des intransigens, d’autant plus qu’il savait bien que leur premier acte serait de le destituer. Il avait vu le général Serrano pour s’assurer de son concours. Serrano, en refusant de prendre la direction militaire du mouvement, avait fort bien accepté néanmoins la première place dans le gouvernement qui se formerait, s’il y avait un nouveau gouvernement. Une fois fixé sur ce point, Pavia n’hésitait plus. Aussitôt qu’il apprenait le vote qui renversait M. Castelar, il se rendait avec des troupes sûres et quelques canons devant le palais législatif. Sans plus de retard, il envoyait un de ses aides-de-camp porter au président Salmeron et à l’assemblée l’ordre de se retirer, et comme l’injonction paraissait exorbitante, comme on semblait ne point obéir assez vite, deux compagnies de garde civile faisaient leur entrée dans la salle, tandis que quelques coups de feu tirés en l’air retentissaient au dehors. Alors la débandade a été complète, la représentation nationale s’est sauvée de tous côtés sans autre résistance. Vers sept heures du matin, tout était fini, l’assemblée constituante de la république fédérale avait vécu. Le général Pavia avait pris ses mesures pour rester maître de Madrid en faisant occuper les points stratégiques de la ville et les postes essentiels, le ministère de l’intérieur, les télégraphes, les gares de chemins de fer.

Quel était le sens de ce mouvement ? qu’allait-on faire ? Le général Pavia, à peine sûr de sa victoire, se hâtait de réunir les principaux hommes politiques des diverses opinions plus ou moins conservatrices, pour leur dire qu’il n’avait nullement agi dans un intérêt de parti en dissolvant les cortès, que son unique but avait été d’empêcher la dissolution de l’Espagne, qui allait être précipitée par le vote de la nuit, que c’était à eux maintenant de faire un gouvernement. On s’est mis à l’œuvre en effet, et on a créé, non sans peine, un gouvernement où, sous la présidence du général Serrano, sont réunis des hommes de toutes couleurs, l’amiral Topete, le général Zabala, d’anciens ministres du roi Amédée, M. Sagasta, M. Martos, et même un républicain unitaire, M. Garcia Ruiz, rédacteur du journal el Pueblo, qui est aujourd’hui ministre de l’intérieur. Les alphonsistes, M. Canovas del Castillo, M. Elduayen, qui avaient été convoqués comme les autres, se sont seuls retirés pour ne pas adhérer à la république, qui reste provisoirement l’étiquette officielle du pouvoir nouveau.

Madrid, il faut l’avouer, a éprouvé plus de soulagement que de trouble en voyant s’évanouir ce monde agitateur des intransigens ; pas un coup de fusil n’a été tiré. Il restait à savoir quel accueil cette révolution allait trouver dans les provinces. Quant à l’armée, il n’y avait guère de doute : les adhésions sont venues aussitôt de tous les côtés, même du général Moriones, dont on n’a pas pourtant de nouvelles bien décisives, qui paraît toujours occupé à s’embarquer ou à débarquer sur les côtes de Biscaye, sans rechercher beaucoup les carlistes. Dans certaines villes, à Saragosse, à Valladolid, il y a eu des tentatives de résistance vigoureusement et promptement réprimées. À Barcelone, la lutte a été plus violente et semble s’être dénouée par la victoire des troupes. Les événemens de Madrid étaient de nature à décourager l’insurrection de Carthagène elle-même, qui n’a pas tardé à se rendre, qui est rendue en ce moment, de sorte que voilà l’Espagne avec une révolution de plus, avec une dictature à peu près établie, dont le premier mot a été la dissolution des cortès et l’ajournement indéfini d’élections nouvelles.

Assurément rien n’est plus triste que ces interventions de la force, d’autant plus que dans cette voie on n’est jamais au bout, que les coups d’état appellent les coups d’état, qui le plus souvent ne font que pallier un mal du moment sans le guérir. Ce n’est pas tout aujourd’hui en effet que d’avoir dispersé une assemblée, à la vérité peu intéressante, qui était une menace pour l’Espagne, et qui est allée d’elle-même au-devant de l’acte de brutalité militaire qui l’a frappée. Tout est à faire maintenant ; il faut reconstituer une administration, trouver des ressources financières, qui manquent absolument, réorganiser l’armée, tourner tous ses efforts contre les carlistes, qui, sans avancer, occupent vigoureusement et de plus en plus les provinces du nord. Peut-être le général Serrano se flatte-t-il d’être l’homme de cette situation réparatrice, et au besoin, s’inspirant à sa manière de ce qui se passe en France, il pourrait songer à se décerner à lui-même une présidence septennale. Il a joué déjà bien des rôles, peut-être va-t-il jouer celui-là. Le difficile pour lui est de vivre, de se fixer, de s’arrêter dans la voie de réaction ouverte par le coup d’état du 3 janvier. Ce qui vient de se passer est pour sûr la défaite de la république ; ce n’est pas encore un préliminaire de monarchie, mais une restauration du fils de la reine Isabelle n’est plus aussi impossible dans un pays qui ne se soumettrait pas à un absolutisme carliste, qui a peu de goût pour une royauté étrangère, sans avoir décidément la vocation de la république. Une série nouvelle d’événemens s’ouvre désormais pour l’Espagne.

ch de mazade.

ESSAIS ET NOTICES.



Les Soirées de la villa des Jasmins, par Mme  la marquise de Blocqueville,
2 vol. in-8o, Didier, 1874.

Sous ce titre poétique, les Soirées de la villa des Jasmins, une personne distinguée bien connue du monde de Paris, Mme  la marquise de Blocqueville, vient de publier une série d’entretiens philosophiques où elle a résumé les pensées, les rêveries et les lectures de toute sa vie. L’auteur a-t-il eu raison de choisir cette forme de préférence à quelque autre de plus récente fortune ? Nous le croyons, et nous demandons dès le début de ces pages à présenter la défense de ce genre des entretiens et dialogues que nos devanciers, préoccupés du désir de plaire autant que d’instruire, employèrent souvent avec grand succès, et qui a laissé plusieurs chefs-d’œuvre dans notre littérature.

La mode a vraiment des caprices, des abandons et des retours qui seraient injustifiables, s’ils n’étaient aveugles comme tout ce qui tient de l’accident et du hasard. Telle forme littéraire garde la vogue pendant de longues années, quelquefois pendant de longs siècles ; puis tout à coup elle est abandonnée avec autant d’unanimité qu’elle avait été suivie. La veille, on l’appliquait à tous les ordres de pensées indifféremment, même à ceux qui lui étaient rebelles ; le lendemain, on ne l’applique même plus à ceux dont elle était le cadre naturel. Telle est un peu l’histoire de ce genre des entretiens ; après avoir servi pendant plus de deux siècles à présenter et à expliquer les choses les plus diverses et les plus sérieuses, la politique et l’économie sociale, la philosophie et la religion, l’astronomie et l’art du comédien, il a été délaissé par notre moderne science positive, qui, estimant sans doute, comme Jouffroy, que tout fut perdu dès que Fontenelle eut mis l’astronomie aux pieds des dames, préfère donner à ses pensées et à ses découvertes les formes du monologue et de la leçon, formes qui ont leurs avantages, mais qui ne sauraient convenir à toutes les classes d’esprits, et qui, dans une foule de cas, ne sauraient remplacer celles qu’on leur sacrifie. Rien en effet, — et c’est là le point que nous voudrions sommairement démontrer, — n’est moins arbitraire que l’existence des genres littéraires, même des plus petits, même de ceux qui peuvent sembler une invention individuelle.

Je prends pour exemple l’essai, qu’on peut dire en toute réalité avoir été créé par Montaigne, et dont on pourrait lui rapporter exclusivement la propriété. Est-ce par simple caprice ou seulement pour exprimer l’humeur libre et indécise de sa nature individuelle que ce grand esprit inventa cette forme littéraire et le nom discret qui la désigne ? Eh ! non, il fit par là œuvre générale encore plus que personnelle, et créa la forme qui est essentiellement celle du scepticisme loyal, sincère, exempt de perversité, et aussi soucieux de ne pas tromper que de ne pas être trompé. Quel cadre en effet mieux que ce cadre flexible, sans limites rigoureuses, à la fois libre et modeste, convient à l’exposition d’une doctrine qui n’a que des doutes à proposer, et qui évite toute conclusion comme une présomption de l’orgueil ou une illusion de l’ignorance ? Quel genre saurait mieux sauver le scepticisme de toute apparence et de toute tentation de dogmatisme ? Eh bien ! il nous semble que l’entretien philosophique est pour les dogmatisans idéalistes précisément ce que l’essai est pour les sceptiques. Lorsqu’il créa le dialogue, Platon, ce patron éternel des idéalistes, comme Montaigne est le patron éternel des sceptiques, fit mieux qu’obéir à ses instincts d’artiste : il se souvint de son maître Socrate, et trouva la forme qui correspond le plus directement à sa méthode. En est-il une autre en effet qui permette mieux au philosophe d’appliquer dans toutes ses sinuosités la fameuse méthode de la dialectique platonicienne ? On sait en quoi consiste cette méthode. Exilée dans un monde où tout n’est qu’apparence, l’âme aspire à la vérité éternelle et s’efforce d’y parvenir ; ingénieusement, subtilement, elle prend son point d’appui sur ce monde même qui la trompe et l’abuse, traverse lentement une forêt de contingences et de phénomènes, rejette les uns, s’aide des autres après en avoir constaté le degré de réalité, et, atteignant ce qui est fixe au moyen de ce qui est mobile, ce qui est durable au moyen de ce qui est passager, ce qui est immortel au moyen de ce qui est durable, ce qui est incréé au moyen de ce qui est immortel, elle remonte ainsi par degrés toute l’échelle de l’absolu. À la lenteur de cette méthode correspond admirablement la lenteur du dialogue. La pensée principale s’avance à travers les méandres de la discussion, les obstacles des objections, les fourrés des saillies, les écarts des souvenirs qui tantôt la découvrent et le plus souvent la cachent jusqu’à ce qu’enfin elle apparaisse au terme victorieuse et triomphante. Concluons donc que toute forme littéraire, même la plus petite, a sa raison d’être, et qu’il ne dépend pas de la mode qu’elle soit ou ne soit pas.

L’entretien philosophique est, disons-nous, la forme littéraire qui convient essentiellement aux dogmatisans idéalistes ; or l’auteur des Soirées de la villa des Jasmins est chrétienne fervente et idéaliste résolue. Bien loin donc de lui reprocher d’avoir employé cette forme aujourd’hui un peu délaissée, nous l’en félicitons au contraire, car nous ne croyons pas qu’aucune autre aurait pu mieux répondre à la nature de son esprit et aux tendances de ses pensées que cette forme élastique, complaisante à embrasser les choses les plus diverses, insoucieuse de toute logique hâtive, de ce qu’un illustre Anglais appelait un jour devant moi directness of aim. Nulle forme qui permette mieux d’utiliser cette riche floraison que la vie entasse toujours plus touffue chez les esprits bien doués à mesure qu’elle s’écoule, souvenirs, anecdotes, rêveries, impressions de lectures et de voyages. Si la floraison est un peu trop épaisse, ce n’est que tant mieux, car on ne saurait répéter à l’auteur qui a choisi cette forme la réponse d’un roi de Sparte à un étranger éloquent, mais qui perdait trop souvent de vue son objet : « étranger, ce sont là de bons propos hors de propos, » l’abondance et la variété étant précisément les lois du genre. Les Soirées de la villa des Jasmins ne sont point faites pour démentir ces lois. Ces entretiens sont comme des corbeilles énormes composées de ces fleurs de la vie dont nous venons d’indiquer la nature ; souvent on pourrait trouver que la corbeille est trop pleine, quelquefois que les herbes curieuses y sont trop épaisses, et quelquefois encore que les couleurs y sont assorties avec une hardiesse excessive ; mais l’exubérance et la diversité de cette floraison vivante ne ressortent que mieux par cette prodigalité et ces contrastes.

L’esprit de l’auteur présente deux caractères qui sont rarement réunis, une invariable fixité dans ses convictions personnelles et une ardente curiosité des opinions étrangères aux siennes ; je n’ai pas besoin de beaucoup insister pour faire comprendre comment cette double tendance a pu se révéler plus librement sous cette forme de l’entretien qu’elle ne l’aurait pu sous toute autre. Sa foi, d’une orthodoxie irréprochable, est de l’ordre très rare de celles qui ne redoutent rien de ce qui peut leur servir à s’expliquer à elles-mêmes et à se confirmer en elles-mêmes ; aussi les hérésies les plus hardies et les nouveautés les plus hasardeuses n’ont-elles rien dont elle s’étonne ; mais il y a mieux que de la curiosité dans cette recherche, il y entre un très piquant et très original besoin de prosélytisme. Il y aura plus de joie dans le ciel pour un pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes, dit l’Écriture, qui nous apprend encore que les ouvriers de la onzième heure sont de tous les plus agréables à Dieu. Eh bien ! l’auteur des Soirées de la villa des Jasmins pense, à l’égard des hérétiques et des novateurs, comme l’Écriture à l’égard des pécheurs repentans et des justes en retard. Ce que l’auteur cherche en eux, c’est moins des adversaires que des auxiliaires ; elle aime à les surprendre en flagrant délit d’orthodoxie, à les transformer en ouvriers de la onzième heure, et elle y réussit souvent avec bonheur. Cette prédilection n’a pour notre part rien qui nous étonne, car les orages d’une conscience sincère sont un spectacle tout autrement noble que la paix routinière d’une conscience qui ne s’interroge pas, et le sentiment religieux se rencontre bien plus fortement dans les tourmens et les défaillances d’une âme égarée par excès d’amour du vrai que dans les affirmations et les témoignages d’une orthodoxie qui ne connut jamais le doute, ni l’inquiétude. Les aveux vibrans d’Henri Heine, les sentences impartiales de Goethe, les sarcasmes et les blasphèmes de Byron lui-même viennent donc tour à tour témoigner en faveur des croyances de l’auteur : Henri Heine surtout, qu’elle a beaucoup lu et bien compris, lui fournit plus d’une pensée profonde à l’honneur du christianisme en général et à la défense du catholicisme en particulier. Bref, j’en ai dit assez pour faire comprendre que l’auteur des Soirées de la villa des Jasmins, dans sa manière de comprendre la religion, est tout à fait à l’opposé de ce célèbre homme d’église qui, lors des affaires de la constitution Unigenitus, impatienté de s’entendre opposer sans cesse les autorités de saint Paul et de saint Augustin, répondit si vertement, s’il faut en croire Duclos : « Saint Paul et saint Augustin étaient des têtes chaudes qu’il faudrait mettre à la Bastille, s’ils vivaient de nos jours. » Elle au contraire est du parti des têtes chaudes qui portent dans la religion ardeur, imagination et enthousiasme.

Des entretiens philosophiques ne vont pas sans un cadre et des personnages, parties qui pour n’être qu’accessoires sont peut-être plus difficiles à atteindre en un tel genre que la partie essentielle. La plus haute pensée, et même la plus entraînante éloquence, ne suffisent pas pour amener à bonne exécution ces détails délicats de bordure et d’ornemens, ces dessins de silhouettes humaines. Pour un Platon ou un de Maistre qui y ont réussi, comptez combien de Leibniz et de Malebranche y ont échoué. Eh bien ! les Soirées de la villa des Jasmins ont un cadre et des personnages très suffisamment conformes aux difficiles lois de ce genre. Le cadre se compose d’un roman d’amour peu banal dont nous ferons ressortir tout à l’heure la singularité. Une belle mondaine, fatiguée des orages de la vie, est venue chercher un abri contre les persécutions du monde sur ce rivage de la Méditerranée, dont rien ne peut égaler l’élégance, la variété et la douceur ; mais elle s’aperçoit bientôt qu’il est plus facile d’échapper au monde que d’échapper à son propre cœur, et que la solitude même ne peut donner la paix et assurer la liberté, car le maussade et perfide ennui, conseiller de péché, s’est glissé dans son opulente demeure, dont il lui a fait une prison. Le tourment d’aimer survit en elle aux tragédies de l’amour, la sensibilité au désenchantement, un besoin de vivre qu’elle ne peut satisfaire à elle seule s’agite en elle, et elle écrit à quelques amis d’élite pour solliciter de leur charité qu’ils viennent l’y aider. La tâche n’est pas précisément facile comme suffisent à l’indiquer les noms dont l’auteur a voulu baptiser sa belle désenchantée : Eltha-Arya-Lucifera ; Eltha, c’est-à-dire l’altière, Arya, c’est-à-dire la fille des guerriers ou la fille des hommes de race noble, Lucifera, c’est-à-dire la lumineuse ou la diabolique, trois noms qui conviennent parfaitement au personnage, et peuvent nous servir à vérifier ou même à compléter la théorie aussi charmante que vraie de Sterne sur les destinées que nous font les noms reçus à notre naissance. Eltha est en effet comme ses noms fière, noble, passionnée pour la vérité, et n’est pas sans quelques-unes de ces violentes impulsions intérieures qui tourmentèrent tant sainte Thérèse en lui faisant se demander si ces impulsions venaient de Dieu ou de l’éternel tentateur.

Ses amis répondent à son appel comme si ses prières étaient des ordres. Ils savent trop combien cet ennui est peu joué pour ne pas s’empresser d’accourir mettre à son service ce que la vie a pu leur laisser à eux-mêmes de facultés de distraction et de puissance de consolation. Ces amis sont au nombre de quatre, un vieil ami de famille, conseil éprouvé dès l’enfance, un voyageur, un poète et un critique. Ces personnages ne sont pas de purs fantômes ni de simples interlocuteurs chargés de donner la réplique aux discours d’Eltha ; ils vivent très suffisamment pour leur propre compte, et une individualité fort nette résulte bien pour chacun des discours qu’il prononce et des opinions qu’il émet. Les noms même dont l’auteur les a baptisés, noms un peu bizarres, il faut l’avouer, servent à faire ressortir leurs caractères et les font apparaître devant le lecteur tels que l’auteur a voulu les présenter, sans qu’il soit possible de se tromper sur leur rôle. Rabboni, c’est-à-dire le maître, mélange d’ecclésiastique et de vieil artiste revenu de la gloire, représente l’autorité dans ce cénacle qu’il préside comme une sorte de saint Pierre à la fois austère et paternel. Si Rabboni est le saint Pierre de ce cénacle, Maelstrom, le voyageur, représentant de l’expérience qui s’acquiert par une vie studieuse et errante, en est le saint Paul, et le poète Lucio en est le saint Jean comme représentant de l’enthousiasme, et à un meilleur titre encore, à titre d’apôtre bien-aimé, car c’est à lui qu’Eltha consacre toute la part de tendresse que la préoccupation des choses éternelles la laisse libre d’accorder aux choses de la terre. En toute bonne pièce, il faut qu’il y ait un personnage sacrifié ; la victime est ici Malesch, le représentant de la critique et du scepticisme, qui est au milieu de ces éloquens apôtres comme un saint Thomas, ou pis encore, comme un Élymas ou un Simon le Magicien chargé de recevoir les réprimandes des croyans imperturbables. Malesch est le point de mire de tout sarcasme amical, de toute ironie joyeuse ; Eltha elle-même, qui est une fille pour Rabboni, une sœur pour Lucio et une amie pour Maelstrom, est presque une gouvernante pour Malesch ; elle le tance, elle l’avertit, elle le morigène, et, tandis qu’elle prodigue aux autres la myrrhe et l’encens de son admiration, les parfums qu’elle lui présente ne sont jamais sans cette once d’amertume dont parle l’Écriture. Eh bien ! je demanderai à l’auteur la permission de prendre parti pour Malesch, car, de tous ses personnages, c’est celui que je préfère de beaucoup. Si ce n’est pas le plus éloquent de ses interlocuteurs, c’est certainement le plus ingénieux et celui qui pense réellement le plus. Que lui reproche-t-on ? Son pessimisme ? mais c’est un droit qu’il a payé de son expérience. Il a trouvé la vie douloureuse et il le dit nettement ; j’imagine que ses confrères en avouent tout autant et n’ont pas envie de le contredire sur ce point. Son scepticisme ? mais c’est une attitude d’âme qui prouve son honnêteté, le doute étant, comme le dit Montaigne, un bon oreiller pour une tête bien faite. On lui reproche encore un penchant trop prononcé pour la plus innocente des sensualités, la cuisine bien apprêtée. Voilà un reproche qui ne peut venir que de fort mauvais logiciens. Prétendrait-on par hasard qu’il la préférât mal apprêtée ? Rien d’ailleurs n’est mieux fait pour prouver la candeur et la droiture de Malesch que ce goût pour la cuisine apprêtée selon les règles du sens commun ; de toutes les sensualités, c’est la seule que puisse avouer un homme de bien, car c’est la seule qui soit inoffensive et qui n’engendre pas de remords. Jamais canard rôti à point ne causa dommage au prochain, et personne ne s’est encore repenti, je crois, d’un beefsteak préparé avec soin.

Eltha, avons-nous dit, aime Lucio mieux que d’amitié ; or, comme l’auteur nous avertit dans sa préface que nous devons nous garder de prendre Eltha et Lucio pour deux amans ordinaires, il est clair que c’est dans cet amour qu’il faut chercher la pensée qui fait le fond et le lien de ce livre. Comme cette pensée a sa portée et sa profondeur, et qu’il se pourrait fort bien que le lecteur ne l’aperçût pas clairement, nous allons essayer de la mettre en pleine lumière. L’intention de l’auteur a été, croyons-nous, de symboliser dans l’amour d’Eltha la noble dame pour Lucio le poète l’amour du passé pour l’avenir. Le passé veut que l’avenir soit fait à son image, il veut qu’il ait la même sagesse, la même noblesse, le même héroïsme. L’avenir sera ce que j’ai été, ou il ne sera pas, dit le passé, et le passé a raison. Ce n’est pas par égoïsme jaloux ou dureté méchante qu’il prononce cette sévère parole : ou il ne sera pas. Si le passé a vécu, c’est qu’il a obéi aux conditions des lois morales, et comment l’avenir pourrait-il espérer de vivre, s’il ne se soumet pas à ces conditions ou s’il se méprend sur elles ? Si l’avenir se refuse à la sagesse, il se suicidera ; s’il se refuse à la noblesse, il n’inspirera pas le respect ; s’il se refuse à l’héroïsme, il ne saura ni ne pourra se défendre ; s’il se refuse à la sainteté, il se retranchera l’aliment essentiel de vie, le feu générateur qui pourrait le prolonger à travers les siècles. La grande chose en ce monde n’est pas de naître, c’est de durer ; or nous venons d’énumérer les conditions auxquelles dure une société. Si les anciennes sociétés ont eu une telle longévité qu’elles en semblaient éternelles et que, lorsqu’elles ont été ébranlées, on a cru que la fin du monde était venue, c’est qu’au milieu de leurs erreurs et de leurs crimes elles ne rompirent jamais avec ces lois morales et sociales qui sont nées le même jour que l’homme, dont il ne peut se séparer, car elles sont en lui-même, et qu’il ne peut fuir que par la mort. Rien de plus fortement et de plus éloquemment pensé. J’irai même plus loin que l’auteur. Il est certain, absolument certain, que tout le passé devra se trouver dans l’avenir, non comme forme, mais comme substance et matière morale, autrement dit, il est certain que l’avenir ne sera pas autre chose que le passé lui-même, seulement transfiguré et rajeuni par les combinaisons nouvelles amenées par le temps entre des élémens éternellement identiques à eux-mêmes et dont il ne peut pas plus se perdre un seul qu’il ne peut se perdre un atome dans le monde matériel. Ce n’est que de notre temps que le sentiment d’une incompatibilité radicale entre le passé et l’avenir s’est emparé des esprits, sentiment fatal, car il pourrait entraîner à la ruine irrémédiable la société qui s’entêterait à le pousser jusqu’à entier épuisement.

L’auteur a donc profondément raison en proclamant la nécessité d’une alliance contre l’opinion trop générale qui admet la légitimité d’un divorce ; cela dit, il faut bien avouer que cette union est ce qu’il y a de plus difficile au monde. En vérité, je ne connais pas de sujet mieux fait pour inspirer un grand poète que le drame orageux de cette tendresse du passé pour l’avenir ; mais quel poète il faudrait pour une telle œuvre ! Ce ne serait pas trop d’un Goethe et d’un Byron réunis, d’un Goethe pour en sonder et en montrer la profondeur, d’un Byron pour en exprimer les violences et les orages. Hélas ! l’avenir est toujours plein d’ignorance, d’imprudence et de confiante illusion, le passé toujours chargé de science et de défiante expérience. L’avenir est toujours libre de chaînes, le passé est toujours chargé d’entraves. Comme je m’entretenais, il y a bien des années, des affaires de Rome avec un jeune noble romain, il me dit ce mot remarquable qui s’applique à bien d’autres qu’aux représentans de la cour pontificale : « Il n’y a pas de transaction à espérer ; ils ont passé les siècles à s’imposer des devoirs, et en ce faisant ils se sont mis des cordes aux bras et aux jambes, en sorte qu’ils ne peuvent plus ni marcher ni se mouvoir. » Telle est l’éternelle histoire du passé et l’éternelle disposition dans laquelle se trouve l’avenir ; toujours il s’est plu à s’imposer des devoirs, des obligations, des convenances, des formes, des habitudes, des usages, des antipathies, et il a vécu si longtemps avec tout cela qu’il en arrive à ne pouvoir distinguer ce qu’il en doit conserver et ce qu’il en doit abandonner, et que les plus futiles de ces choses lui paraissent aussi importantes que les plus essentielles. Aussi le pauvre avenir, qui ne sait jamais rien de ces difficultés, s’avance-t-il toujours plein de naïve confiance pour se heurter à d’invisibles murailles, contre lesquelles il use ses forces et qui changent en colère haineuse son aimante expansion. L’auteur des Soirées de la villa des Jasmins, sans trop y songer peut-être, a fort bien exprimé tous les orages et toutes les glaces de cette éternelle situation dans les scènes d’amour entre Eltha et Lucio. Triste tendresse que celle d’Eltha, et peureuse passion que celle de Lucio ! Avez-vous, à l’exposition de 1867, assisté à l’opération curieuse et presque paradoxale par laquelle on fabrique de la glace avec du feu ? Eh bien ! l’amour d’Eltha pour Lucio m’a rappelé quelque peu ce procédé. Elle repousse elle-même l’amour qu’elle appelle. Alors qu’elle lui ouvre ses bras, elle lui déconseille de s’y précipiter ; elle le décourage au même moment qu’elle l’encourage ; elle le relève pour l’abattre et l’abat pour le relever. Elle exige l’amour et le déconseille d’aimer ; elle ordonne ce qu’elle défend et défend ce qu’elle ordonne. Les tristesses dont la vie a rempli son âme colorent ses paroles d’une ardeur sombre, et les sentimens de son cœur détaché du monde par des déceptions multipliées s’élèvent trop haut pour offrir prise à aucune passion terrestre. Elle appelle l’amour et montre la mort. Le malheureux Lucio a quelque peine à se débrouiller au milieu de ces contradictions et à maîtriser les inquiétudes dont le remplit une si complexe tendresse, et nous le comprenons sans peine ; de plus forts que lui se perdraient et se perdent faute de pouvoir trouver le point d’équilibre d’un amour muni, comme l’aimant, des deux pôles contraires. C’est ce point d’équilibre, où les fluides contraires se neutralisent, qui constitue les unions heureuses entre le passé et l’avenir. Le monde en a connu de telles, mais combien rares, et que ce milieu harmoniquement neutre est délicat à découvrir et à fixer !

Ces entretiens dont nous venons de montrer le lien roulent sur tous les sujets qui intéressent la morale sociale, la religion et l’art. Nous n’avons pas à entrer dans l’examen isolé de chacune de ces soirées, car l’analyse des diverses questions que l’auteur aborde successivement nous entraînerait de beaucoup au-delà des bornes où nous devons nous renfermer ; ce qui nous importait, c’était d’en faire comprendre l’ensemble, d’en découvrir et d’en montrer l’esprit. Nous voulons cependant indiquer deux entretiens plus particulièrement, non parce qu’ils sont supérieurs aux autres, mais parce qu’ils sont ceux qui, par leurs sujets, sont faits pour rencontrer le moins de contradictions, l’entretien sur les nations jugées par leurs proverbes, où l’auteur a réuni toutes les paroles d’or où les siècles ont condensé leur expérience chez les divers peuples en les entourant d’ingénieux commentaires, et l’entretien sur la peinture et les peintres dont les jugemens, à part un ou deux, — celui sur Prud’hon par exemple — ne seront démentis par aucun véritable connaisseur. Nous nous étions proposé d’abord de réunir quelques-unes des pensées délicates qui abondent dans ces deux volumes et d’en présenter ainsi au lecteur comme un collier ou un chapelet ; mais pour le mettre mieux à même de juger de la constante élévation qui distingue cet ouvrage, nous préférons citer deux pages entières que nous choisissons parmi celles qui roulent sur les deux sujets dont tout homme venant en ce monde porte en lui le sentiment, la nature et la passion. Voici une promenade au bord de la mer qu’un Bernardin de Saint-Pierre ne désavouerait pas, et que nous admirerions d’emblée, si nous la rencontrions dans les Études ou dans les Harmonies de la nature.

« Le matin s’est passé pour moi dans une sorte d’ivresse ineffable à cueillir un bouquet des fleurs de la mer. La tempête de la nuit avait arraché aux parterres sous-marins des œillets calcaires parés des plus éclatantes couleurs, des anémones, de petites feuilles blanches doublées de vert, à demi coquilles, à demi plantes, traînant après elles les longs fils qui les retiennent d’ordinaire attachées aux prairies d’algues dont se revêtent les profondeurs de l’abîme. Tout à coup, en baissant la tête, j’ai découvert que je foulais d’un pied dédaigneux, — car il croyait s’appuyer à un sable vulgaire, — le plus merveilleux émail, tout composé des débris écrasés de véritables chefs-d’œuvre. Quelle grâce dans les formes de la plupart des coquilles ! Quelle pureté de goût, quelle perfection de dessin, et avec quelle élégance hardie s’élèvent en spirale certaines nacres irisées ! En contemplant ces délicieux coquillages, comment se refuser à comprendre que quelque belle épave des vagues jadis tombée dans les mains d’un artiste lui aura inspiré les escaliers tournans des demeures antiques ? Nous disions justement un de ces derniers soirs que Dieu ne nous a rien laissé à inventer. La pauvre humanité ne sait que retrouver. La science de marier les couleurs et d’arriver par tons dégradés à fondre en une douce harmonie les nuances les plus vives et en apparence les plus discordantes, tant exaltée chez les Orientaux, leur a été enseignée par les splcndides coquillages de leurs mers favorisées. Il y a un bonheur étrange à savoir comprendre la belle langue créatrice que parle l’alma mater, c’est-à-dire l’eau. Jusqu’à la nuit je me suis oublié à remplir mes yeux des éblouissemens d’un sable humide encore des baisers des grandes vagues qui mugissantes se retiraient en reflétant le soleil et en inondant le rivage de toutes les pierreries des Mille et une Nuits. La poussière d’innombrables générations évanouies, dont les demeures écrasées, broyées, ont une poésie scintillante qui diffère si essentiellement de la poésie mélancolique gardée par les demeures écroulées des vieilles races humaines, m’a fait songer que le plus miroitant éclat procède encore de la mort. En vérité, la courte existence terrestre qui nous est prêtée se dépense vite à interroger la nature. La vie est puissante, intéressante, curieuse et même belle, alors qu’on la contemple dans ses manifestations diverses, habiles à nous redire toutes que rien de ce qui a été n’a passé sans laisser sa trace ! »

Maintenant n’est-il pas vrai que l’éloquence sombre et forte de la page que voici fait songer à un Massillon féminin et mondain, instruit non par la méditation et l’intuition psychologique, mais pour s’être trouvé au sein même de leur tourmente, des plus redoutables violences des orages du cœur ?

« On a beaucoup admiré dans le rôle de Phèdre une des plus grandes actrices des temps modernes. Je la trouvais, moi, écrasée par le poids de cette personnalité fatale. Le talent était immense, mais l’âme restait au-dessous du talent, et les êtres nerveux en avaient le sentiment. L’actrice se montrait sous la reine, et l’actrice ne comprenait visiblement pas toutes les tortures, tous les crimes que le brûlant mal d’amour traîne à sa suite, La flamme ne passait pas de ses veines dans son accent ; elle ne ressentait aucune de ces réactions instantanées que connaissent seules les natures puissantes, réactions bénies alors qu’elles transforment en moins d’une seconde la royale lionne, implacable et rugissante, en une douce tourterelle ; mais réactions maudites aussi, puisqu’elles sont également propres à changer la colombe en vautour. La créature qui se donne par caprice, sans résistance, sans honte, peut-être même sans passion, ne saurait deviner les ravages effrayans d’une flamme secrète et contrainte. La courtisane effrontée et joyeuse qui sourit en épuisant la coupe des voluptés ou qui grimace le rire du fond de ses lassitudes ne saurait soupçonner les révoltes, les délires d’un sang impétueux, condamné à couler sans bruit dans l’ombre, non plus que les élévations d’un esprit qui a triomphé de l’idée de Satan au nom des splendeurs surhumaines du renoncement. Mieux enfin que je ne le pourrais dire, la vertu comprend le remords, puisqu’elle le fuit ! »

Arrêtons-nous sur ce cri superbe, où se révèle une âme d’une hauteur indéniable, et sur ces deux belles pages choisies par nous entre cent autres également éloquentes. Elles nous suffisent amplement pour faire comprendre à nos lecteurs à quel point le livre où elles sont contenues est à l’opposé des œuvres vulgaires.

émile montégut.




LA VÉNUS DE FALERONE

ET LES MARBRES DE MILET AU MUSÉE DU LOUVRE.

On se plaint quelquefois avec raison, le plus souvent à tort, des changemens incessans qui viennent modifier l’ordonnance et la disposition de notre vaste musée du Louvre. Les plaintes sont trop légitimes quand on blâme l’intrusion de la politique dans le domaine des arts ; il est vrai qu’elle y est généralement assez impuissante ; qu’importe après tout que le musée, qui a eu jadis une digne entrée, n’ait plus aujourd’hui que des escaliers de service ou inachevés ? Qu’importe que le musée particulier des Souverains, œuvre d’un régime, ait disparu sous le régime suivant ? Ce qui importe, c’est que l’art sérieux soit toujours dignement représenté, c’est que les progrès de la science et de la haute culture rencontrent au Louvre en même temps un sûr contrôle, une prompte interprétation et par là une direction puissante.

Les riches donations, les achats, la nécessité des attributions nouvelles, viennent dans un tel musée modifier sans cesse les dispositions intérieures. Les collections d’antiques, marbres, bronzes, vases, bijoux, y sont naturellement fort dépendantes du développement de l’archéologie. Il n’est presque plus de voyage scientifique confié à nos jeunes savans de l’école d’Athènes qui ne vaille au Louvre quelques nouveaux objets. Dans le sein même des collections acquises, que de problèmes à résoudre, et, à vrai dire, que de découvertes à faire ! Qui peut calculer ce que perdent les statues grecques à être exposées sur de maigres piédestaux, en nos froides galeries où leur est mesurée une lumière déjà pauvre par elle-même, et pour des spectateurs dont les plus instruits n’entendent peut-être pas la moitié du langage religieux et moral que beaucoup d’entre elles parlaient aux yeux et aux âmes ? Tel marbre qu’on admire devient beaucoup plus admirable, si l’imagination, aidée de quelque familière connaissance du monde grec ou romain, fait revivre les cadres magnifiques où figuraient ces nobles œuvres. La première condition pour bien apprécier serait de bien comprendre et de bien savoir ; or il est peu de monumens antiques desquels nous puissions dire que nous connaissions suffisamment ce qui les concerne. Ils sont assez beaux sans doute par eux-mêmes pour que nous trouvions dans cette vue incomplète de quoi nous édifier et nous complaire ; mais soyons convaincus qu’on ajouterait à notre admiration tout ce qu’on supprimerait de notre ignorance. C’est ce qui rend intéressante une double innovation qui mérite d’être signalée : l’essai de restitution d’un de nos plus célèbres chefs-d’œuvre de la statuaire antique, et l’ouverture d’une galerie architecturale destinée, en s’étendant plus tard, à nous mieux instruire sur les proportions et la beauté de ces vastes cadres qui instituaient, en entourant les statues grecques, une si savante harmonie.

Le musée du Louvre a récemment acquis et dès maintenant expose une statue antique d’un incontestable intérêt. Trouvée en 1836 à Falerone, près de Fermo, parmi les ruines du théâtre de l’ancienne Falérie en Picenum, elle offre au premier coup d’œil d’évidentes analogies avec la Vénus de Milo. La tête manque malheureusement ; mais les fractures des bras paraissent annoncer qu’ils avaient la même direction que ceux de la Vénus ; les jambes sont posées pareillement ; le pied gauche, relevé, s’appuie sur un casque ; toute la partie inférieure de la draperie est identique, seulement le torse est revêtu d’une légère tunique, retenue au-dessous des seins par un cordon noué. L’aspect général et en particulier la circonstance du vêtement entier paraissent indiquer une œuvre d’une date fort ancienne, tout au moins antérieure à Périclès. Malgré l’état de mutilation où ce marbre nous arrive, il n’a pas perdu sa valeur esthétique ; c’est un spécimen de l’art austère des premiers temps, qui nous est trop peu connu ; le corps y est vivant, souple, élégant, sous la frêle tunique qui l’enserre, et les plis du péplum retenu par les hanches y sont savamment traités. Surtout il demeure précieux comme élément d’une comparaison instructive. On sait combien de problèmes se rattachent à la célèbre statue de Milo. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié l’intéressante étude sur ce sujet, due au conservateur des antiques, M. Ravaisson, et publiée ici même il y a deux ans[1]. M. Ravaisson, qui n’a pas inutilement préludé à ces beaux travaux sur l’art par sa carrière de métaphysicien et de philosophe, poursuit l’examen des questions délicates qu’il s’est posées. On peut voir dès aujourhui, dans la salle nord-est de la cour carrée du Louvre, qui renfermait naguère les sculptures grecques primitives, la collection par lui formée des monumens pouvant servir à certaines solutions de ces questions diverses. Il a groupé autour de la Vénus de Falerone les reproductions en plâtre d’un certain nombre de statues, appartenant à différens siècles de l’antiquité, et offrant les variantes plus ou moins prononcées du même type. Il devient évident que ce type a été classique et longtemps consacré ; on le retrouve sous des transformations diverses à des époques très éloignées entre elles.

Quelle était l’entière attitude de la déesse, et comment faut-il se figurer le type primitif ? Suivant les uns, nous devons croire à une statue représentant Vénus victorieuse de Junon et de Pallas, ses rivales ; de la main gauche, elle montrait son trophée, le fruit destiné à la plus belle, la pomme que Pâris venait de lui décerner. Ce serait cette main gauche, tenant la pomme, fragment d’un marbre peut-être identique et trouvé au même endroit, que posséderait le musée du Louvre (on peut le voir, avec un fragment de bras, dans une vitrine du musée Charles X). Aujourd’hui encore, dans l’île de Milo, où s’est conservé très vivant le souvenir de cette mémorable découverte, on entend répéter parmi le peuple que la Vénus, lorsqu’on la trouva, tenait de la main gauche une pomme en bronze et l’extrémité d’une ceinture du même métal, qui, suspendue, tombait vers son autre main. Suivant d’autres cependant, la statue figurait la nymphe protectrice de l’ancienne île de Mélos ; si elle tenait une pomme, c’était que le nom de l’île, qui était toute ronde, avait pour origine le mot même qui, en grec, désigne tout fruit de forme analogue, et en effet, sur les médailles de cette île, on voit un fruit semblable à une pomme ou à une grenade. Ou bien c’était une muse tenant de la main gauche une lyre et, de la droite, la faisant résonner. Ou bien encore c’était une Victoire, et il est certain qu’on peut noter des analogies très remarquables entre la Vénus de Milo et la célèbre Victoire de Brescia ; mais il faut vite ajouter que les termes de la question devraient ici sans doute être retournés : les ailes et le bouclier qui distinguent la statue de Brescia seraient, pense M. Ravaisson, des additions ultérieures, probablement du temps de Vespasien, fondateur du temple dans les ruines duquel ce monument a été découvert, de sorte que la statue de Milo demeurerait le type, et celle de Brescia une transformation.

Reste une autre conjecture, celle de Quatremère de Quincy, à laquelle se joint résolûment M. Ravaisson. Il faudrait, suivant eux, se représenter un groupe primitif, Vénus apaisant et désarmant Mars ; on a, dans les diverses galeries d’Europe, plusieurs monumens qui, reproduisant cette double image, offrent pour la déesse la même attitude que nous voyons à notre célèbre statue. Ce n’étaient pas les amours furtives racontées par Homère que l’art antique voulait ainsi célébrer ; c’était bien plutôt, par une inspiration supérieure, l’ineffable triomphe de la grâce et de la douceur tempérant, au sein de l’union conjugale, l’ardeur active et la force. À en juger d’après ces représentations analogues, le Mars devait être placé à gauche de la Vénus ; un groupe du musée de Florence montre ainsi la déesse posant la main gauche sur l’épaule gauche du dieu, tandis que, de la main droite, elle paraît vouloir lui ôter son baudrier. La Vénus n’aurait donc pas été penchée vers la droite, comme la nôtre l’est aujourd’hui ; mais c’est le lieu de rappeler les curieuses observations à la suite desquelles, après le séjour qu’a fait la statue dans les caves humides de la préfecture de police lors du siége de Paris, M. Ravaisson a démontré que son inclinaison actuelle n’est pas authentique. Ajoutons cette curieuse circonstance, que la Vénus de Milo est d’un travail imparfaitement achevé soit de dos, soit au côté gauche, ce qui semble démontrer qu’elle n’était pas destinée à être vue autrement que de face et par la droite.

Autour de la Vénus de Falerone se voient dès aujourd’hui plusieurs variantes du type principal, et se verront bientôt les reproductions des statues et groupes dont les analogies paraissent à M. Ravaisson autoriser sa conjecture. Quant aux variantes de la déesse, voici la Vénus de la villa Albani, celle du jardin Roboli de Florence, entièrement vêtue, et dont les ressemblances avec celle de Falerone sont évidentes ; puis la Vénus du jardin de la Pigna au Vatican : son vêtement très soigné et certains détails de costume paraissent la faire remonter, elle aussi, au plus beau temps ; ensuite la Vénus de Capoue, du musée de Naples, dont le pied gauche s’appuie, comme celui de la Vénus de Falerone, sur un casque, et enfin la Victoire de Brescia. Il y aurait lieu d’ajouter, si l’on voulait, beaucoup d’autres souvenirs, la Victoire de la colonne Trajane par exemple, les représentations de plusieurs pierres gravées, etc. Quant à la question de groupe, on a des raisons de croire que les deux dernières statues, celle de Capoue et celle de Brescia, étaient jointes à un Amour, représenté sous la forme d’un éphèbe et moins grand qu’elles ; aussi abaissent-elles la tête et le regard. Les précédentes devaient être groupées avec un Mars et offrir sous cette double forme le type primitif. M. Ravaisson va jusqu’à penser que ce Mars n’était autre que le type reproduit par la célèbre statue improprement appelée, suivant lui, l’Achille Farnèse. En rapprochant cet Achille de la Vénus de Milo, en prolongeant les bras de celle-ci suivant le modèle de la Vénus de Brescia, il obtient un ensemble très pareil aux deux groupes représentant Adrien et Sabine sous les traits de Mars et de Vénus, qui sont au Capitole romain et au Louvre. Tous ces monumens sont réunis sous les yeux du spectateur, qui peut juger, après avoir relu les argumens exposés naguère ici même, de la restauration proposée.

Quel que doive être le succès de l’hypothèse que M. Ravaisson a faite sienne par l’intéressant effort d’une démonstration complète, nous croyons qu’il faut approuver de pareilles tentatives. Un conservateur des antiques au musée du Louvre, dans un temps comme le nôtre, où l’archéologie et la critique ont fait de si notables progrès, a le devoir de réviser les attributions de ses prédécesseurs, et ne pourra sans doute que trouver assez souvent à redire à celles qui ont été proposées par les premiers d’entre eux. Il n’est point mal d’autre part que, tout à côté des salles où les grandes œuvres originales demeurent intactes et à l’abri de restaurations plus ou moins légitimes, il y ait d’autres salles où, par des comparaisons ingénieuses, tout ce qui les concerne soit discuté. À de telles conditions les musées deviennent de vraies écoles de science esthétique. L’arrivée au Louvre de la Vénus de Falerone, sœur ou aïeule de la Vénus de Milo, et de ses compagnes, variantes du même type, n’est pas, disions-nous, la seule innovation digne de remarque dans ce vaste musée, dont les vicissitudes sont, à plusieurs égards, celles mêmes de notre vie intellectuelle et morale. Après avoir visité l’exposition des Vénus comparées, si l’on se dirige vers les salles de la sculpture grecque et romaine, on remarquera un nombre considérable de morceaux nouveaux tirés des magasins du musée ou récemment acquis. Au nombre de ces derniers, dans la salle du Tibre, il y a une tête de Faune riant, supérieure sans nul doute, pour la vivacité de l’expression, au célèbre Faune d’Arles. Un arrangement heureux a eu pour résultat de mettre plus en vue les chefs-d’œuvre en reléguant aux endroits mal éclairés les objets de moindre valeur. — Nous ne passerons pas sous silence une autre nouveauté qui peut devenir, nous l’espérons, le commencement d’une réforme de nature à transfigurer quelques-uns de nos musées. On remarquera sur un certain nombre de piédestaux, dans les salles que nous venons de désigner, au lieu des anciennes indications, si laconiques, des étiquettes donnant aux spectateurs, sur chaque objet, ce qu’il leur importe de savoir. Cette mesure, dont l’exécution paraît commencée avec résolution depuis plusieurs mois au musée des antiques, mettra sous les yeux du public le plus commode des catalogues. Qui de nous n’a gémi devant notre salle des bronzes, devant nos riches galeries de vases grecs, en voyant tant de richesses amoncelées sans aucun ordre apparent ni facilement saisissable ?

Ce n’est pas que de très louables efforts n’aient été plus d’une fois tentés dans cette direction ; le travail des catalogues a suivi autant qu’il l’a pu celui de la science, et il y a, pour les bronzes en particulier, un livret de M. de Longpérier contenant les plus précieuses indications ; les catalogues de M. Frœhner, quoi qu’on puisse dire, sont aussi fort utiles. Nous voudrions davantage cependant ; nous souhaiterions des étiquettes apposées aux objets mêmes, et les interprétant aux yeux et à l’esprit soit de tout ce peuple qui les considère et qui passe, soit des hommes instruits, mais non spéciaux, qui les voudraient étudier. Cette lacune est particulièrement déplorable pour nos splcndides salles des vases grecs. Beaucoup d’entre ces vases sont, par les peintures qui les décorent, des pages vivantes de l’histoire religieuse de l’antiquité ; ils sont connus de tous les savans pour avoir été interprétés par les principaux antiquaires. Pourquoi ne pas rappeler en quelques lignes, au bas de chacun d’eux, — j’entends des plus connus et des plus authentiques, — l’explication des scènes mythologiques ou traditionnelles qu’ils représentent ? On a souvent objecté que les interprétations étaient contestées, et que nos conservateurs, hommes de science scrupuleuse, ne devaient pas s’engager à la légère. Cela est fort bien ; mais qui les empêche de donner l’opinion des principaux commentateurs en retenant, s’ils le veulent, leur propre avis ? C’est telle scène suivant Otto Iahn, telle autre suivant Gerhard, telle autre suivant Panofka. Il ne serait pas bien compliqué de renvoyer aux mémoires spéciaux, et quel aperçu on aurait ainsi des progrès de l’archéologie, quel vivant commentaire aux littératures classiques ! Tout au moins les renvois aux pages d’Homère et des autres poètes si souvent interprétées par l’art antique seraient-ils d’un secours infini. L’Allemagne a dans cette voie d’excellens travaux. Je signalerai par exemple le petit catalogue de la galerie des plâtres à Bonn par Otto Iahn ; les indications d’anciens textes font de ces quelques pages un manuel de l’histoire de la sculpture et de l’architecture antiques. Notre immense musée du Louvre n’est assurément pas resté stationnaire ; le travail des catalogues critiques ne pouvait suivre d’un pas égal des accroissemens presque incessans. Sans être ingrats pour les progrès antérieurement accomplis, félicitons-nous de ceux qu’on prépare : la dernière mesure que nous avons signalée aura pour effet, si elle se continue et se propage, de centupler nos richesses en les tirant en grand nombre de l’anonyme obscurité où elles sont plongées. Dans les petits pays, dans les capitales du nord par exemple, on voit le dimanche les conservateurs des musées expliquer aux visiteurs les objets exposés à leurs yeux. C’est un excellent moyen d’éducation générale en même temps que nationale ; ne pourrait-on pas, dans nos vastes galeries, remplacer en quelque mesure ce vivant enseignement par ces indications sommaires, de nature à s’offrir mieux que les catalogues imprimés à la curiosité publique ? Qui peut compter à combien d’esprits, avides de savoir et d’admirer, chacune de ces visites aux antiques du musée du Louvre présenterait une saine instruction et des vues nouvelles ?

Ces sortes d’explications directes deviennent d’autant plus nécessaires dans un musée qui s’accroît sans cesse par les résultats imprévus des missions scientifiques. Tout à côté de la salle que nous venons de décrire, le conservateur des antiques fait installer en ce moment même l’intéressante collection des objets dus à la généreuse munificence de MM. les barons Gustave et Edmond de Rothschild, et découverts, à la suite des fouilles pratiquées pour eux et à leurs frais en Asie-Mineure, par MM. Rayet et Albert Thomas. M. Rayet s’était préparé à cette fructueuse mission par ses années d’études à l’école française d’Athènes ; M. Thomas, architecte pensionnaire de l’académie de Rome, s’est adjoint à lui spontanément, comme naguère M. Edmond Guillaume avait été adjoint à M. Perrot, et M. Daumet à M. Heuzey. La région explorée par les fouilles de MM. Rayet et Thomas est la vallée inférieure du Méandre, une partie de l’immense plaine qui formait jadis le golfe Latmique, avant que les atterrissemens du fleuve n’eussent refoulé la mer bien loin vers l’ouest. Là s’élevait jadis la puissante cité de Milet, la capitale de la douce Ionie. Là, comme dans une serre chaude, l’hellénisme a produit des fruits hâtifs et plus tard des fruits d’arrière-saison d’un aspect et d’une saveur extraordinaires. Il y a rencontré le voisinage et l’exemple d’une civilisation, d’un art indigènes, tout empreints de la marque orientale, et dont il est très intéressant de rechercher aujourd’hui l’influence et le rôle. La grande architecture et son annexe la sculpture architecturale semblent avoir été les interprètes naturels des premiers siècles de l’art oriental et grec ; on se rappelle les rochers sculptés de l’Asie-Mineure, si bien décrits par M. Perrot ; la construction des temples paraît avoir précédé l’essor de la statuaire. Celle-ci, à la vérité, s’est développée aux époques ultérieures dans les villes d’Asie-Mineure aussi bien qu’en Grèce même avec une fécondité incroyable ; mais ses œuvres étaient délicates, elles ont péri en grand nombre, et il faut s’attendre, par plusieurs raisons, à retrouver aujourd’hui dans ces vastes ruines qui couvrent les plaines d’Asie-Mineure des débris imposans d’architecture plus souvent que des statues intactes. C’est l’architecture qui triomphe ici, et de fait elle traduit à sa manière, dans son grand langage, les diverses civilisations : il y a tel chapiteau, telle base sculptée qui peut être aujourd’hui pour nous la révélation de toute une page de l’histoire de l’art.

Les fouilles de M. Rayet se sont étendues à l’emplacement de l’ancienne Milet, où se retrouvent en ruines le théâtre, plusieurs thermes, un gymnase, et la voie sacrée qui conduisait du côté du sud vers le temple d’Apollon didyméen ; puis aux ruines de ce temple même, dans la partie de la plaine occupée aujourd’hui par le village grec de Hiéronda ; enfin au hameau turc de Kapi-Kere, là où s’élevait jadis la ville d’Héraclée du Latmos. Au nombre des objets archaïques par lui rapportés et que MM. de Rothschild ont offerts au Louvre, on remarquera un lion massif en marbre blanc, précipité jadis sans doute du haut de quelque tombeau monumental. La recherche avec laquelle l’artiste a rendu les allures et la pose de l’espèce féline, la manière dont la crinière est indiquée, distinguent absolument ce lion sculpté des autres lions grecs déjà connus, par exemple de ceux de l’arsenal de Venise et du célèbre Mausolée ; tout porte à croire que nous sommes devant une œuvre primitive, en étroite parenté avec les œuvres de l’Égypte et de l’Assyrie. Plusieurs statues de femmes, malheureusement sans têtes, appartiendraient aussi aux premières époques.

Quelle que soit l’importance de ces morceaux, le principal prix de la collection des marbres de M. Rayet est la valeur architecturale qu’ils présentent. De Hiéronda, il a rapporté un magnifique chapiteau de pilastre orné de deux griffons affrontés, l’un mâle, l’autre femelle, séparés par un fleuron, et qu’on peut voir chez MM. de Rothschild. Tout le reste appartient désormais au Louvre : trois demi-chapiteaux de retour d’angle, ornés chacun d’un griffon ; deux chapiteaux, décorés au centre d’une palmette, des deux côtés de laquelle se développent des rinceaux ; plusieurs morceaux d’un bandeau décoré, qui reliait entre eux les chapiteaux des pilastres : chaque intervalle orné de chimères séparées par une lyre ; le chapiteau d’ante décorant jadis un des angles postérieurs du naos du temple didyméen ; enfin deux des bases sculptées qui supportaient les dix colonnes de la façade principale. Ce sera la tâche de MM. Rayet et Albert Thomas d’exposer dans un grand ouvrage, pour lequel l’appui du gouvernement et le concours d’un de nos grands éditeurs ne leur manqueront pas, tout le détail de leurs fouilles, tout le prix de leurs découvertes, et de tenter la restitution de ce grand temple d’Apollon didyméen, célèbre à l’époque d’Alexandre par son incomparable richesse. En attendant, les artistes, exercés à ce travail de réédification par la pensée, calculeront déjà, par la seule vue des morceaux exposés au Louvre, quelle devait en être la majesté. Ils redresseront en esprit ces nombreuses colonnes dont les bases, fouillées avec tant de délicatesse, offrent une dentelle de marbre dessinée avec toute la pureté grecque. Ils imagineront, en replaçant à 20 mètres de hauteur le chapiteau d’ante d’un des angles du naos, avec sa large palmette à l’angle, avec, sur chaque face, une figure de femme ailée se terminant par des feuilles d’acanthe et des enroulemens, quels jeux de lumière et d’ombre devaient résulter de ces saillies hardies, de ces creux en forte opposition, de ces motifs aériens. Ils compareront enfin ces ornementations nouvelles à celles du temple d’Antonin et de Faustine et du forum de Trajan, et ils mesureront une fois de plus, mais en des rapports nouveaux, quelle distance sépare l’art romain, dans ses œuvres les plus parfaites, des modèles helléniques dont il aime à s’inspirer.

L’histoire de l’architecture tient de très près à l’histoire des autres arts, qui peuvent rarement se passer d’elle. Ainsi a pensé l’éminent directeur de notre École des Beaux-Arts, M. Guillaume, quand il a cru indispensable d’offrir aux jeunes artistes, dans la nouvelle salle d’étude  qu’il a instituée, à côté des reproductions des statues grecques, quelques spécimens des motifs architecturaux servant de cadres à ces chefs-d’œuvre. Bientôt, par ses soins, de nouvelles salles s’ouvriront en communication avec celle-là et présenteront des moulages d’après les modèles des divers ordres d’architecture grecque et romaine ; ce sera une collection correspondante à celle que forment dès à présent, sauf une ordonnance définitive, les plâtres réunis dans le même édifice ; ces moulages et ces plâtres seront disposés de manière à offrir aux yeux et au travail des artistes les points culminans de chaque grande période de l’histoire des arts, dans l’ordre de génération théorique ; les catalogues imprimés viendront rétablir pour l’historien la série chronologique des monumens, indépendamment de la place qu’ils occuperont dans les galeries. Nous aurons de la sorte un vaste musée de copies pour les œuvres de l’architecture et de la statuaire à côté du musée des copies de tableaux, dont l’École possédait de longue date les premiers élémens, et qui va s’accroître des toiles réunies par M. Charles Blanc. Notre musée du Louvre, quant à lui, était pauvre jusqu’à présent en modèles originaux de sculpture grecque monumentale : la métope du Parthénon, celle d’Olympie et quelques fragmens de frise, c’était tout ; pour l’architecture grecque proprement dite, un seul chapiteau rapporté de Macédoine par MM. Heuzey et Daumet. Grâce à MM. de Rothschild et à M. Rayet, nous voici en possession d’un commencement sérieux de collection architecturale ; le musée britannique nous a singulièrement devancés à cet égard : espérons que la voie frayée s’élargira, et nous rapportera de nombreux trophées. Nous félicitons l’administration de préparer à la collection Rothschild, plus nombreuse que nous n’avons pu dire, car nous n’avons compté ni les inscriptions ni les menus objets, une digne hospitalité. Le grand ouvrage que préparent MM. Rayet et Albert Thomas en sera le vivant commentaire. — Nous aurons bientôt aussi les résultats des fouilles commencées par M. Lebègue, un autre membre de l’école française d’Athènes, au fameux temple de Délos. Notre école d’archéologie, récemment fondée à Rome pendant le ministère de M. Jules Simon et placée sous la direction de M. Albert Dumont, est en pleine activité et produira bientôt ses premiers fruits. Jeunes savans et maîtres expérimentés, tous sont à l’œuvre avec ardeur et, comme on le voit, non sans succès. — Nous apprenons que M. Rayet va être appelé à suppléer M. Beulé dans la chaire d’archéologie de la Bibliothèque nationale : ce sera pour lui l’occasion d’interpréter en détail les résultats de ses fouilles et de montrer la voie à d’autres explorateurs.

a. geffroy.


Le directeur-gérant, C. Buloz.
  1. Voyez la Revue du 1er septembre 1871.