Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1863

Chronique n° 738
14 janvier 1863


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 janvier 1863.

La cérémonie de l’ouverture de la session est accomplie. Le discours impérial, dont certain bruit avait voulu nous faire appréhender l’absence, a été heureusement prononcé, et, à l’heure qu’il est, reproduit par les journaux ou placardé aux portes de nos mairies, il a été lu par tout le monde. De la bouche de M. le ministre d’état sont sorties les paroles sacramentelles : « Au nom de l’empereur, je déclare la session ouverte. » Le rideau est levé : à quelle représentation allons-nous assister ? J’ai entendu dire à un ancien lord-chancelier d’Angleterre, à un de ces Nestors de la vie parlementaire du royaume-uni, qu’en Angleterre jamais le cours d’une session n’avait réalisé les prévisions de l’ouverture, et qu’il était par conséquent inutile d’émettre des conjectures sur la marche et le dénoûment de la pièce qui allait se jouer. Cette observation est inapplicable aujourd’hui à la France. Nos chambres n’ont même pas, comme les chambres anglaises, la faculté d’introduire sur la scène l’espiègle imprévu. En politique pas plus qu’en littérature, nous ne sommes un peuple shakspearien. Immuables classiques, nous préférons, suivant l’expression impériale, aux luttes stériles les délibérations sérieuses. Point donc de curiosité haletante : attendons avec la gravité convenable les délibérations qui vont commencer.

D’ailleurs le discours de l’empereur n’appelle pas précisément l’attention sur l’avenir ; il est plutôt consacré au passé. C’est le sommaire habile des questions politiques qui se sont développées pendant la durée de la législature dont le mandat expire cette année. Nous avons trop souvent exprimé notre opinion sur ces questions diverses, à mesure qu’elles se sont produites et ont fourni leur carrière, pour oser répéter nos appréciations à propos de l’histoire concise que vient d’en tracer l’empereur. Nous avons le travers de porter à l’avenir plus d’intérêt qu’au passé ; aussi nous avons surtout remarqué les conseils que l’empereur adresse aux députés à la fin de son discours. Parmi ces brèves paroles, il en est une qui nous a particulièrement frappés : « Ne laissez pas ignorer, a dit l’empereur, qu’il reste beaucoup à faire pour perfectionner nos institutions, répandre les idées vraies et accoutumer le pays à compter sur lui-même… » C’est parler d’or, et il nous est impossible d’exprimer avec une suffisante énergie toute la conviction que rencontre en nous cette déclaration impériale. Nous trouvons là le résumé puissant des principes qui nous inspirent dans la politique intérieure : qu’il nous soit également permis d’y voir un encouragement à nos modestes et persévérans efforts. Oui, il y a beaucoup à faire pour porter nos institutions au degré de perfection désirable ; oui, il y a beaucoup à faire pour répandre en France les idées vraies ; oui, il y a beaucoup à faire surtout pour accoutumer le pays a compter sur lui-même. Nous voudrions que ce programme fût médité avec l’attention qu’il mérite, fût discuté avec la liberté qu’il implique, fût rempli avec la sincérité et l’application qu’il commande, et nous n’en demanderions point d’autre pour la cause libérale dans les prochaines élections. C’est justement pour que les idées vraies se puissent répandre et pour que le pays s’accoutume à compter sûr lui-même qu’il faut que nos institutions soient perfectionnées par d’efficaces et salutaires réformes. Quand on voit si clairement le but, serait-il en effet possible que l’on méconnût la réalité des obstacles ? Les obstacles qui empêchent la diffusion des idées et nous ajouterons des sentimens généreux, les obstacles qui empêchent le pays de s’accoutumer à compter sur lui-même, ne sont-ils point dans la législation restrictive qui entrave la réalisation de la formule vivante du libéralisme, le gouvernement du pays par le pays ? Il importe que les idées vraies et les bons sentimens se répandent ; mais comment cela est-il possible, si les lois découragent l’initiative individuelle et l’esprit de libre association, si elles intimident la presse, c’est-à-dire le mécanisme même par lequel s’opère, surtout dans l’état de notre civilisation, la communication entre les intelligences et les âmes ? Si vous voulez que le pays marche en comptant sur lui-même, la première chose à faire n’est-elle pas de dénouer les lisières qui lui ôtent la spontanéité et la responsabilité de sa conduite ?

La liberté de la presse se prescrit ou se recommande au nom de plusieurs ordres de droits et d’intérêts. La revendication la plus haute de cette liberté se fonde sur le droit, droit que les principes de 1789 ont vainement consacré jusqu’à ce jour ; dans l’ordre des argumens philosophiques, la liberté de la presse se présente comme le résumé et la sauvegarde de toutes les libertés, et l’on peut affirmer avec Royer-Collard que là où elle vient à manquer, les autres libertés demeurent sans garantie. Mais nous avons vécu en des temps où le droit a perdu sa force de persuasion sur les âmes fatiguées et grossières. La liberté de la presse peut encore être invoquée au nom des intérêts intellectuels de la France : certes la gloire intellectuelle est une des gloires auxquelles notre pays ne peut être insensible, et il n’est pas de nation où l’émulation que nourrit la liberté de penser et d’écrire puisse, plus que chez la nôtre, profiter à l’activité des esprits, à la culture des intelligences, à l’éducation des âmes. La presse ne peut parmi nous tomber en décadence sans éclipse pour le génie français. Encore semble-t-il que pour notre époque cet ordre de considérations soit trop délicat ; à ce point de vue, auprès de bien des gens, la liberté d’écrire n’est qu’une brillante superfluité. Si nous parlons droit, on nous répond chimère et danger révolutionnaire ; si nous parlons honneur intellectuel, on nous répond luxe inutile. Quoi qu’il en soit, il faut pousser à bout la vulgarité de nos adversaires, et l’argument utilitaire ; nous en fournit le moyen. Oubliez l’utilité de la discussion des idées et de la controverse des intérêts ; vous ne pouvez refuser à la presse la liberté sans lui enlever sa vertu utilitaire par excellence, sans atrophier sa publicité. Affaibli dans son moteur, cet instrument perd son énergie et sa puissance dans tous ses rouages. Or la publicité vigilante, sagace, complète, rapide, est un besoin aussi impérieux de notre temps que la vapeur et l’électricité. Nous donnons, dans le régime auquel nous soumettons la presse, l’exemple d’une contradiction colossale qui sera l’étonnement et la risée de la postérité. ; Quoi ! dira-t-on un jour (on le dit déjà dans les pays libres), c’est au moment où la France se couvrait de chemins de fer et de fils électriques, où elle se munissait des moyens les plus avancés pour mettre en communication dans son sein les choses et les intérêts, c’est dans ce même moment qu’elle se condamnait, dans ces voies de communication intellectuelle que la publicité représente, au système de roulage le plus lent, le plus rétrograde et le plus mesquin ! On raillera notre inconséquence ; quant à nous, nous avons malheureusement de justes motifs de nous en affliger. Nous en avons un, par exemple, sous nos yeux mêmes dans ce qui s’est passé à l’occasion de la détresse des populations ouvrières de la Seine-Inférieure. Notre presse timorée, négligente, paralytique, n’a instruit la France ni à temps, ni assez complètement. Certes le malheur de ces ouvriers qui depuis le mois d’octobre perdaient par milliers leurs moyens de vivre est bien lamentable ; mais ce qu’il y a de plus grave après cette calamité, ce qui est effrayant, ce qui donne le frisson, c’est que, grâce à la mauvaise constitution de sa presse, la France ait ignoré si longtemps cette misère et ait tant tardé à lui porter secours.

Ah ! il reste beaucoup à faire pour accoutumer ce pays à compter sur lui-même ; on est transpercé de la vérité poignante de ce mot quand on songe à la détresse rouennaise. Tout homme d’état digne de ce nom doit voir là un exemple de la triste influence que des institutions imparfaites peuvent exercer sur les mœurs d’un peuple. Il faut qu’on sache en effet jusqu’à quel point ce mot a été vrai dans cette circonstance. Nous sommes en janvier ; c’est en septembre ou en octobre qu’on eût dû mettre la France au courant des souffrances des ouvriers de Normandie et ouvrir les souscriptions, car la détresse a commencé ici à peu près en même temps que dans le Lancashire. N’y a-t-il point une ironie cruelle dans ce fait que durant plusieurs semaines nos journaux ont été remplis des détails sur la détresse du Lancashire que leur fournissait une agence de traduction des feuilles anglaises, tandis que sur notre sol français des milliers de Français, à trente ou quarante lieues de Paris, souffraient sans qu’un écho de leurs gémissemens nous fût apporté par la presse française ? Mais pourquoi, dira-t-on, les chefs d’industrie de Rouen n’ont-ils point signalé eux-mêmes le mal tout de suite ? Cela eût été facile dans les pays où les citoyens sont accoutumés par la liberté à compter sur eux-mêmes, c’est-à-dire à se mouvoir dans leur sphère d’action légitime ; mais il n’en est pas ainsi en France : nous n’avons pas l’habitude de l’initiative privée, nous n’avons pas la liberté de réunion et la plate-forme retentissante des meetings. Il eût fallu alors s’adresser à la presse. La presse ! Qui dans ce pays affronte la publicité sans trembler ? Ne se serait-on pas exposé au reproche périlleux d’exciter une agitation factice, de troubler la tranquillité publique, de propager de fausses alarmes ? La misère, c’est l’attribut naturel de l’aristocratique Angleterre ; mais ne serait-ce pas manquer de patriotisme que d’annoncer qu’il peut y avoir en France cent mille ouvriers sans salaire et sans pain ? Nous comprenons les scrupules, les timidités des personnes honorables et dévouées qui ont organisé le comité de bienfaisance de la Seine-Inférieure, à l’endroit de la publicité et de la presse. Ils ne sont point coupables du retard regrettable que leur circonspection a mis à la réparation du mal ; ce retard ne doit être imputé qu’à nos imparfaites institutions et aux mœurs publiques que ces institutions nous ont données.. Ils ont même agi prudemment peut-être pour le succès de leur œuvre en s’interdisant toute relation avec les journaux. Ils ont mis ainsi leur charitable entreprise à l’abri de tout prétexte de défaveur. La vérité, lente à se révéler, a fini pour ainsi dire par faire explosion toute seule. Si l’élan de la France n’a pas été assez prompt, si de cruelles douleurs ont été trop tardivement secourues, on ne doit donc en accuser que les tristes causes qui empêchent ce pays de s’accoutumer à compter sur lui-même.

Cependant, qu’on veuille bien le remarquer, si le secours complet et rapide de la publicité était dû à un malheur, public, c’était bien à un désastre de la nature de celui qui frappe nos ouvriers cotonniers. Cette calamité n’était pas en effet de celles qui se manifestent du premier coup et, s’imposent à l’attention générale par une révélation matérielle et violente. Cette détresse ne ressemblait point par exemple à ce fléau des inondations qui émut la France il y a quelques années. Lors des dernières inondations du Rhône, le pays tout entier fut averti sur-le-champ par l’impétuosité du fléau et par ses ravages monstrueux. Là le mal était à la fois instantané et visible dans toute son horreur. Aussi l’élan de la nation fut-il soudain et général. Une souscription publique fut ouverte sur-le-champ ; elle produisit douze millions. Tout vint en aide à cette souscription : les personnes opulentes mesurèrent leurs offrandes au dommage, et apportèrent des souscriptions dignes d’elles ; l’administration prêta dans cette œuvre un large. concours à l’initiative privée ; les préfets, si influens dans nos départemens, et leur état-major de monde officiel encouragèrent, le mouvement. L’état reçut les souscriptions dans ses caisses. Dans les villes, dans les cantons ruraux où des comités de souscription n’étaient pas organisés, les percepteurs recevaient les offrandes. Rien de semblable ne s’est passé pour les cent trente mille ouvriers de la Seine-Inférieure condamnés au chômage. Leur malheur n’a pas été annoncé par les signes étourdissans d’un cataclysme physique. La misère cette fois s’est introduite parmi nous sournoisement. Ce n’a point été le flot d’un déluge emportant en un clin d’œil les digues de pierre et dévastant les campagnes : c’est le dénûment s’attaquant à des digues humaines et les affouillant pierre à pierre, c’est-à-dire homme par homme, dans l’obscurité et dans le silence. Il y a dans les origines et la marche d’une crise industrielle quelque chose d’abstrait et de complexe qui se dérobe à l’attention, et ne pénètre que peu à peu et à grands renforts d’explications dans l’intelligence et la sympathie publiques. Pourtant les effets, réels de ces crises ne sont pas moins douloureux que ceux des grandes colères de la nature ; c’est toujours la chair et l’âme de l’homme et de masses humaines qui palpitent dans l’étreinte de la misère. Ces infortunes qui ne se dénoncent pas elles-mêmes par le fracas d’un désastre matériel sont donc plus dignes encore d’intérêt que les autres ; plus que les autres, elles ont besoin d’être révélées, protégées, secourues par les efforts de l’initiative privée, par le zèle et le dévouement d’une publicité vigilante. C’est ce qui nous a fait regretter au début la lenteur, les hésitations de la presse française envers la détresse du département de la Seine-Inférieure. Nous avons déploré qu’elle n’ait pas compris tout de suite que c’était à elle d’aller arracher à la Normandie son douloureux secret, que c’était à elle d’aller au-devant de cette pauvreté honteuse et timorée pour la faire connaître et comprendre au pays, que c’était à elle de faire en cette circonstance un sincère effort de liberté, et de le consacrer à une bonne action nationale.

À l’heure qu’il est cependant et bien qu’on ait perdu trop de temps à organiser la chaîne de secours, l’impulsion est donnée, et le cœur du pays commence à être ému. Le mouvement se produit tard, mais il arrivé encore à propos, car malheureusement la misère au sein des populations ouvrières de Normandie est aussi grande qu’elle l’ait jamais été depuis deux mois. En Angleterre, le travail reprend un peu dans l’industrie cotonnière et le chômage diminue. Il n’en est point encore ainsi en Seine-Inférieure. Des informations de Rouen toutes récentes nous apprennent que l’intensité du mal ne diminue pas, qu’il n’est pas encore possible d’en prévoir le terme, que le mal atteint des proportions qui ne peuvent être exactement connues, que chaque jour le nombre des malheureux grossit par la révélation de misères jusqu’à présent ignorées. Il ne faut cependant pas désespérer que la fraternité publique ne puisse apporter des soulagemens efficaces à cette détresse. Depuis quelques jours, le mouvement des souscriptions s’est généralisé et accéléré, et la presse lui prête un plus actif concours. Nous ne serions pas surpris que les sommes recueillies eussent déjà dépassé le premier million. Nous devons dire aussi que le comité central de Rouen a organisé le système de répartition des secours avec un zèle intelligent, et que les souscripteurs peuvent être assurés du bon emploi de leurs contributions. Des sous-comités ont été créés dans toutes les paroisses de Rouen, dans les divers cantons de la Seine-Inférieure, dans les communes où sévit le chômage, et les secours sont répartis proportionnellement aux besoins. À la fin de décembre, il avait été fait une répartition de 135,000 francs ; une répartition semblable doit être opérée aujourd’hui même, et nous espérons que les distributions vont devenir plus fréquentes à mesure que la souscription donnera des résultats plus importans. Maintenant que la glace de la grande publicité est rompue, nous croyons que le comité de Rouen publiera à des intervalles rapprochés, tant que durera la crise, le compte-rendu de ses opérations. En face de la statistique du chômage, il devra établir les ressources fournies par l’initiative privée, et nous ne pensons pas qu’il puisse y avoir de moyen d’appel plus éloquent à la générosité nationale que la publication périodiquement répétée d’un tel bilan, que tous les journaux sans doute se feront un devoir de reproduire. Cette organisation des secours et les premières répartitions, si minimes qu’elles aient été, ont déjà produit un heureux effet parmi la population souffrante ; elles ont fait pénétrer au sein de cette lugubre misère une lueur d’espoir et une chaleur de bons sentimens. Le moral, comme on dit, se relève. Tous les avis de Normandie sont d’accord pour proclamer la dignité ferme et résignée avec laquelle les populations frappées par le chômage supportent leur infortune. Ce n’est pas seulement de la sympathie et des secours que nous leur devons, c’est de l’admiration. Le mal fait surtout ses ravages dans le pays de Caux. Ces braves Cauchois sont en vérité une forte et vaillante race ; parmi eux pas un murmuré, ils apprécient avec calme, ils jugent froidement leur situation : « Que voulez-vous ? disait un de ces tisserands, parlant du chômage ; quand il n’y a pas de blé dans la trémie, le moulin ne peut pas moudre ; il n’y a pas de coton en fabrique, on ne peut pas pousser la navette. » C’est la même foi robuste, la même confiance dans le vieux pays des aïeux qu’on nous raconte de ces autres Cauchois d’au-delà de l’Atlantique, de ceux du Canada, de l’Acadie et du Cap-Breton.

Grâce aux causes qui empêchent le pays de s’accoutumer à compter sur lui-même, et qui, dans cette circonstance, ont empêché jusqu’ici les citoyens de remplir dignement envers les ouvriers de la Seine-Inférieure leurs devoirs de fraternité sociale, le gouvernement se croit obligé de demander aux chambres un crédit pour venir au secours de ces populations. Nous nous étions, quant à nous, attendus à cette extrémité, et ce n’est point notre faute si l’on y est arrivé. Nous entendons déjà de vives protestations contre la demande de crédit annoncée dans le discours impérial. « Au nom de Dieu, nous dit-on, pas d’aumône officielle, pas de charité par la voie législative ! Ce projet de crédit ne supposerait-il pas que la charité privée ne peut point faire en France ce qu’elle a fait en Angleterre ? Ne ferait-il pas à notre caractère national une injure contre laquelle tous les cœurs français doivent protester ? Est-il sage de recommencer l’expérience des ateliers nationaux ? Ne s’expose-t-on point à décourager par l’intervention de l’état ce mouvement de la charité privée qui commençait à peine ; mais qui se prononçait avec une chaleur pleine d’espérances ? D’ailleurs, avant de déclarer l’impuissance de l’initiative privée, l’administration est-elle bien sûre d’avoir fait tout ce qui dépendait d’elle pour en seconder l’élan ? La France est tenue dans de tels liens, a contracté de telles habitudes que, même quand elle veut agir par elle-même, elle a encore besoin que l’influence administrative s’associe aux efforts particuliers des citoyens ; avons-nous vu jusqu’à présent dans l’œuvre de la souscription rouennaise un essai d’association semblable ? Nous ne parlons pas de l’administration de la Seine-Inférieure, qui a mérité d’unanimes éloges ; mais le vent des autres préfectures a-t-il été favorable à la souscription ? L’empereur s’était inscrit dès l’origine sur la liste des contributions volontaires. Ce grand exemple a-t-il été suivi généralement dans le monde officiel, et n’y a-t-il pas rencontré une apparenté inertie ? Chacun n’a-t-il pas remarqué l’abstention singulière des organes de la presse officieuse dans le mouvement des souscriptions ? Ces nombreuses populations rurales, auxquelles les journaux n’arrivent point, ont-elles été informées au moins par les placards du Moniteur des communes de la triste situation des ouvriers cotonniers et de l’œuvre de charité spontanée à laquelle la France était conviée ? »

Si nous reproduisons ces objections et ces plaintes, c’est parce qu’elles résument ce que l’on nous dit, ce que l’on nous écrit même avec plus d’énergie. Pour notre compte, nous ne nous y associerons que dans une faible mesure. Si l’on a peur du crédit demandé par le gouvernement, que l’on redoublé donc de zèle et d’efforts dans la souscription ; que l’on se mette sérieusement en mesure de réaliser, par les offrandes privées, les dix ou douze millions strictement nécessaires à la subsistance des ouvriers en chômage. Nous ne connaissons pas encore le chiffre auquel sera porté le crédit demandé par le gouvernement ; mais nous savons bien qu’il ne peut être pourvu à ce crédit qu’avec des ressources qui ne sont pas prévues au budget de 1863, que le ministre des finances, pour le bon ordre de ce budget, ne demanderait pas mieux que de n’avoir point à proposer ce crédit supplémentaire, que du moins il sera enchanté si dans la pratique le succès de la charité privée lui permet de ne pas dépenser la totalité du crédit voté. En réalité donc, entre la charité législative et la charité privée, la question demeure entière ; la charité législative peut être considérée comme une réserve à laquelle on n’aura recours que dans la mesure où la charité privée aura laissé sa tache imparfaite. C’est une sécurité, car, quoi qu’il arrive, il est une chose qui ne doit pas être laissée dans le doute et livrée au hasard : c’est le pain quotidien du malheureux ouvrier en chômage. Que la charité privée le sache donc, le comprenne, le sente : elle n’est point relevée de son devoir par l’intervention du gouvernement. Sa tâche demeure entière, et, à moins qu’elle ne commette la lâcheté de s’abandonner elle-même, elle doit, elle peut la remplir jusqu’au bout.

Mais la question doit être envisagée à un autre point de vue. Devant la calamité que nous avons sous les yeux, le gouvernement et l’effort libre et spontané des citoyens peuvent se concerter sans se confondre et se neutraliser. Chacun a sa sphère d’action distincte et son œuvre propre. Il est des choses que seul le gouvernement peut faire ; il en est d’autres que seule l’initiative privée peut accomplir. Il importe qu’autant que possible les secours soient donnés aux ouvriers valides sous la forme saine et digne du travail. La charité privée, quelque fût son succès, ne pourrait employer, des milliers d’ouvriers, cent mille peut-être, à un travail utile. L’état en France le peut. En France, l’état est le plus grand entrepreneur de travaux publics, et, s’il est permis de s’exprimer ainsi, le plus grand consommateur de main-d’œuvre. En France, l’état fait les travaux d’utilité générale, il participe à la construction des chemins de fer, il ouvre des routes, il creuse des canaux, il élève ou restaure des monumens et des édifices. Il peut donc employer à des travaux extraordinaires des ouvriers en chômage et appliquer utilement leur activité. Est-ce à dire que ce puissant concours de l’état soit suffisant pour soulager une misère comme celle des populations de la Seine-Inférieure ? Non. Supposez que l’état occupe les ouvriers valides de ce département à des travaux de terrassement. Des filateurs, des tisserands ne peuvent être de bons terrassiers. Les travaux de terrassement se paient au mètre cube de terre déplacée. À ce métier, pour eux pénible et nouveau, le filateur, le tisserand, gagneront 75 centimes, 1 franc, 1 franc 25 centimes par jour, tout juste assez pour leur plus stricte subsistance, pas assez pour leurs familles, pour ceux de leurs proches qui, en temps ordinaire, vivent d’eux. Pourvoir à la subsistance des ouvriers valides en les employant à un travail utile, voilà ce que peut faire l’état. Au-delà, c’est-à-dire lorsqu’il s’agit de pourvoir à la subsistance des vieillards, de la femme, des enfans, commence l’œuvre dont la libre charité privée doit avoir à cœur de remplir les devoirs et d’alimenter les ressources. Elle seule peut vivifier par de bons sentimens le soulagement de ces misères ; elle seule peut s’assouplir aux formes accidentelles et changeantes sous lesquelles elles se présentent ; elle seule a pour mission, toutes les fois que cela lui est possible, de déguiser ses dons sous la forme la plus convenable à la dignité de la pauvreté secourue, par la création de fourneaux économiques qui diminuent les frais de l’alimentation, par la subvention d’écoles de couture où les femmes et les jeunes filles peuvent trouver de légers salaires, par des distributions de bons de pain, de viande, de bois, aux enfans fréquentant les écoles. Les deux tâches, celle de l’état et celle de la charité privée, sont toutes deux bien délimitées, quoique bien vastes. À l’état le soin d’occuper et de rémunérer cent mille ouvriers valides ; à la charité privée le soin de faire vivre deux cent mille vieillards, femmes et enfans ! Nous espérons que des voix éloquentes sauront dans nos chambres établir et maintenir cette distinction à propos du crédit demandé par le gouvernement, et sauront profiter de cette circonstance pour adresser à la générosité publique un appel retentissant. Que la charité privée, avec une œuvre si vaste et si pressante devant elle, ne se laisse donc pas décourager par l’intervention de l’état et ne cherche pas dans cette intervention un prétexte à sa défaillance. Le sentiment d’un devoir grandement rempli serait une honnête et féconde satisfaction pour la conscience de la France. Pouvant le bien, nous aurions montré que nous voulions et savions le faire. Nous nous rendrions alors ce témoignage, que nous sommes en état de compter sur nous-mêmes, et la vie politique de notre pays ne serait pas la dernière à profiter du réveil de ce mâle et honnête sentiment.

La question des prochaines élections, qui plane sur le discours impérial, ta dominer également la session qui commence. La phrase du discours de l’empereur sur laquelle nous avons insisté peut servir de base d’opérations aux membres du corps législatif qui ont donné des gages constans à la cause libérale. Le nombre de ces députés est petit, mais leur mission est grande. Grâce aux immunités dont ils jouissent au sein de la chambre, ils ont seuls la puissance de tracer le programme électoral de l’opinion libérale et de le placer devant le pays sous une forme saisissante. Le cours de la session nous fournira plus d’une fois l’occasion d’énoncer et de développer les articles nécessaires et fondamentaux de ce programme.

Dans tous les pays modernes, de temps en temps la situation des banques figure parmi les questions politiques les plus importantes. Cela est arrivé souvent aux États-Unis, en Angleterre, et le même fait semble se produire en France à l’heure qu’il est. Il s’agit toujours, dans ces circonstances, des oscillations des réserves métalliques des banques et des mesures les plus propres à conjurer la sortie du numéraire. Des discussions semblables s’engagent en ce moment à propos de la situation de la Banque de France publiée récemment par le Moniteur. Cette situation n’était rien moins que favorable : l’encaisse était descendu à 268 millions, et les engagemens exigibles s’élevaient, en ajoutant les comptes courans à la circulation, à près de 1 milliard 100 millions. La proportion théorique qui veut que l’encaisse des banques représente au moins le tiers des engagemens exigibles n’était plus observée. Ici s’élève le débat ordinaire : quel est pour la banque le moyen le plus rationnel et le plus efficace de reconstituer son encaisse ? Ce moyen est connu : il a été souvent pratiqué ; il a toujours produit un effet prompt et certain : c’est l’élévation de l’escompte jusqu’au niveau qui favorise là rentrée des espèces. Ce moyen est fondé sur la véritable intelligence des phénomènes économiques qui influent sur le mouvement des métaux précieux. Ces métaux, étant la représentation la plus commode et la plus disponible du capital, éprouvent dans leurs mouvemens, avec une sensibilité extrême, l’influence des variations du loyer des capitaux. Ils ont une tendance naturelle à se diriger sur les points où le loyer des capitaux est relativement le plus élevé. En d’autres termes, ils suivent la loi de l’offre et de la demandé, et quittent le marché le moins cher pour aller sur le marché le plus cher. C’est donc un point très délicat dans le gouvernement des banques que la fixation du taux de l’escompte à son niveau véritable, tel qu’il résulte de la situation du marché. Sir Robert Peel, qui avait étudié toute sa vie la question des banques, qui avait vu les fâcheux effets du cours forcé des billets, dont le premier titre de gloire fut la reprise des paiemens en espèces, était si frappé des difficultés qui entouraient les gouverneurs des banques dans la fixation du taux d’intérêt et du danger qui pouvait suivre leurs erreurs d’appréciation et leurs fausses mesures, qu’il avait voulu dérober autant que possible aux gouverneurs de la Banque d’Angleterre la liberté de leur initiative à cet égard. La Banque d’Angleterre, telle qu’il l’a réformée, est en quelque sorte pour la fixation du taux de l’escompte un instrument automatique ; elle est tenue d’abaisser l’intérêt ou de l’élever en quelque sorte machinalement suivant le rapport existant entre la réserve métallique et la réserve des billets ; elle ne fait pour ainsi dire que marquer le taux de l’intérêt comme une montre marque l’heure, comme un thermomètre marque le degré de la température.

Malgré les inconvéniens accidentels du système de sir Robert Peel, on est tenté de regretter qu’il ne règne point en France, quand on voit la lutte des intérêts qui s’agitent autour de notre Banque toutes les fois que sa situation commande un changement du taux de l’escompte. Aujourd’hui, par exemple, contre une élévation devenue nécessaire, on oppose à l’intérêt de la Banque l’intérêt de la Bourse. Que la Banque se procure de l’or comme elle voudra ! crie la spéculation, mais qu’elle se garde bien de provoquer la baisse des valeurs par une élévation de l’escompte ! Nous ne croyons point que l’antagonisme d’intérêts que l’on met en ayant soit, dans les circonstances présentes, aussi fondé qu’on le donne à entendre ; mais quand il le serait, l’intérêt dominant doit être le crédit de la Banque. Il importe que ce crédit ne puisse pas être mis en question un seul jour et que le doute que la Banque pourrait être réduite à ne point rembourser ses billets en espèces n’entre pas un seul moment dans les esprits. Avec un encaisse de 268 millions, qui tend, dit-on, à décroître, il est urgent d’aviser. Si l’on ne mettait pas le taux de l’intérêt en rapport avec la situation du marché, on donnerait un encouragement à la sortie des espèces, et, pour avoir ajourné la difficulté, on s’exposerait à la rencontrer bientôt plus pressante et plus formidable ; mais il est faux que l’intérêt bien entendu du crédit de l’état et des grandes entreprises soit en ce moment contraire à l’intérêt de la Banque. La spéculation seule peut avoir la pensée de tenir la Banque en échec pour se tirer de ses engagemens téméraires. Cette spéculation, depuis plusieurs mois, emprunte l’argent à un taux bien plus élevé que celui de la Banque : au fond, elle se soucie peu de payer de gros intérêts, pourvu qu’elle conserve la chance de réaliser de gros profits par la vente de ses titres. Si, comme elle le prétend, la hausse de l’escompte devait amener la baisse des fonds publics et des valeurs, les titres de la rente et des valeurs se classeraient avec plus de certitude et d’avantage pour le crédit de l’état, ils seraient achetés par les capitalistes, et l’encaisse métallique se reconstituerait promptement. Tous les esprits sensés doivent donc conseiller au gouvernement de la Banque de ne point céder à des clameurs égoïstes et de ne consulter, en obéissant à la loi de la situation, que les vrais intérêts du commerce et du crédit de la France.

Dans une année où doivent s’accomplir parmi nous des élections générales, il serait naturel de faire trêve aux questions étrangères, et nous ne sommes point surpris du ton pacifique sur lequel l’empereur a parcouru ces questions dans son discours d’ouverture. Après le congé qui a été donné, il y a quelques mois, à la question romaine, le discours n’avait plus rien à nous apprendre. On a remarqué cependant les paroles accentuées sur la révolution, avec laquelle nous ne devions pas pactiser, et sur le saint-siège, que notre honneur et nos engagemens passés nous obligeaient de soutenir. En tout cas, nous n’avons point soutenu le saint-siège en vertu d’un principe ; nous ne l’avons pas soutenu lorsque, la révolution étant sans doute de la partie, on lui enlevait les Romagnes, les Marches et l’Ombrie. Il paraît que les obligations de nos engagemens et de notre honneur n’allaient point jusque-là. Quant à la révolution, c’est dans ses principes les mieux définis et les plus certains qu’elle nous impose une solution de la question romaine conforme aux vœux et aux droits de l’Italie. C’est en ce sens que la question romaine est essentiellement pour nous une question intérieure. Nous ne pouvons perpétuer notre intervention à Rome et nous arroger le rôle, si peu flatteur pour le catholicisme, de protecteur du pape contre ses sujets, rôle ingrat que l’Autriche nous a repassé, sans démentir l’esprit de la révolution française, qui a prononcé la séparation du temporel et du spirituel. Le caractère de question intérieure que l’affaire de Rome a pour la France sera, nous l’espérons, mis fortement en lumière dans les prochaines élections. Pour l’Italie aussi, la question romaine est trop longtemps demeurée une question extérieure abandonnée à l’arbitraire d’une politique étrangère. C’est par la bonne direction de sa politique intérieure que l’Italie peut préparer l’avènement de la capitale que son histoire et son génie lui destinent. Le ministère parlementaire qui a maintenant le gouvernement de l’Italie a mieux à faire que d’importuner la France de réclamations stériles à propos de Rome : il le comprend ; décidé à faire lui-même les affaires de l’Italie, il s’appliquera énergiquement à établir l’administration des provinces méridionales, à organiser les ressources financières du pays, à faire une forte armée. Les embarras de l’Autriche et la politique expectante de la France lui donnent tout le temps de mener à bonne fin cette tâche vraiment patriotique, qui donnera à l’indépendance de l’Italie ses garanties les plus puissantes.

La paix ne saurait être troublée par les événemens qui viennent d’avoir lieu en Grèce. Nous croyons pleinement à cette assurance du discours impérial. Les événemens de Grèce nous ont pourtant déjà donné plus d’une alerte. Pour satisfaire les Grecs et le prince Ferdinand de Cobourg, qui n’a pas refusé de se porter candidat au trône d’une façon aussi absolue qu’on l’a cru généralement, il faudrait, dit-on, qu’il fût ajouté à la Grèce non-seulement les Iles-Ioniennes, mais Candie, la Thessalie et une partie de l’Epire, On aurait alors un royaume de plus de deux millions d’âmes qui aurait de l’air pour respirer, de l’espace pour se mouvoir. On assure que, sans un tel agrandissement de la Grèce, la république des sept îles aura elle-même peu de goût à quitter le protectorat anglais pour s’unir à l’Hellénie actuelle. Les Anglais, qui dès 1849 avaient laissé voir aux meneurs grecs l’annexion des Iles-Ioniennes en récompense d’une révolution, ne seraient peut-être pas éloignés de la pensée d’un agrandissement de la Grèce au moyen d’un petit démembrement de la Turquie. Il est douteux que leur crédit à Constantinople puisse aller jusqu’à obtenir une telle concession. On l’a bien vu à la crise ministérielle qui vient d’avoir lieu. Fuad-Pacha aurait cessé d’être grand-vizir parce qu’il était suspect au vieux parti turc de trop de complaisance envers l’Angleterre. La disgrâce de Fuad-Pacha, s’il sortait tout à fait du ministère, serait d’autant plus regrettable qu’il avait déjà fait beaucoup pour organiser les finances ottomanes, et qu’il serait interrompu au milieu d’un travail qui promettait d’heureux résultats ; mais le sultan a craint de faire seul les frais de la révolution grecque et de l’élection déclinée du prince Alfred. La révolution grecque avait diverti tous les gens d’esprit de l’Europe. Seul le sultan a gardé le sourcil froncé. « Marchand qui perd ne sait rire, » comme dit George Dandin. e. forcade.



la question du mexique dans le parlement espagnol

Un peu de jour viendra-t-il enfin éclairer cette affaire du Mexique, qui, après avoir été commencée par trois puissances, a fini par retomber de tout son poids sur la France seule ? Elle n’a point eu de bonheur jusqu’ici, cette expédition, qui nous a coûté déjà près de cent millions, qui a successivement attiré plus de trente mille hommes, et dont le dénoûment indistinct flotte encore dans les vapeurs de l’Océan. Ce n’est point assurément que comme action militaire elle puisse laisser un doute sur l’issue définitive qu’elle aura ; libres de reprendre leur élan, nos soldats iront au but qu’on leur assignera. Ils iront à Mexico et jusqu’à la Mer-Vermeille si l’on veut, et le cœur de la France les suivra dans cette carrière nouvelle. Politiquement toutefois cette expédition lancée à la découverte d’un gouvernement au milieu de l’anarchie mexicaine ne reste pas moins pleine d’obscurité, de réticences et d’incertitude dans son origine, dans sa marche comme dans ses fins dernières. Elle a malheureusement trop justifié tout d’abord les pressentimens de ceux qui la voyaient avec inquiétude s’engager dans des conditions si peu définies. Elle avait à peine commencé, que déjà il ne restait plus rien de l’alliance ambitieuse formée dans la pensée d’une action collective ; elle a retenu pendant six mois dans l’immobilité, à Orizaba, six mille Français placés entre la fièvre jaune, qui sévissait à la Vera-Cruz, et l’impossibilité d’une marche en avant, tandis que six mille Espagnols se retiraient définitivement sans trop de gloire, après avoir voulu arriver les premiers avec toutes les fanfares de guerre. Elle a remué l’Amérique enfin sans avoir eu jusqu’à ce jour un résultat précis, pour ne montrer dès le premier instant que la confusion des conseils de l’Europe, — et, à parler franchement, tout compte fait à part soi, sans être entendu de personne, s’il y avait encore une résolution à prendre, irait-on au Mexique ? On n’irait pas du moins, je pense, dans les conditions où l’on s’y est engagé ; on s’expliquerait un peu plus nettement sans doute entre alliés sur ce qu’on veut faire et sur ce qu’on ne veut pas faire ; on ne livrerait pas surtout à des décisions improvisées et irrévocables le sort d’une affaire d’où peut dépendre le crédit de l’Europe dans le Nouveau-Monde. C’est le moment des confessions, puisque c’est l’heure de l’ouverture des parlemens. La France, si elle avait à prendre un parti, hésiterait vraisemblablement à se charger seule d’aller porter l’ordre au Mexique. Et le gouvernement espagnol, après les débats qui viennent d’agiter le parlement de Madrid, après le discours en trois journées de l’ancien plénipotentiaire de la reine Isabelle, le gouvernement espagnol, réduit aujourd’hui à sanctionner des faits consommés et à se frayer un chemin à travers les contradictions, est-ii au fond toujours d’avis que le général Prim était l’homme le mieux fait pour aller résoudre au nom de l’Espagne la question du Mexique ?

Le malheur de telles entreprises, c’est que s’il est aisé de n’y point entrer, il est difficile d’en sortir une fois qu’on s’y est engagé trop avant, et il y a même parfois pour une puissance quelque chose de plus grave que l’embarras passager où elle peut se trouver entraînée : c’est la manière de sortir de cet embarras, témoin la situation respective faite à la France et à l’Espagne par des politiques qui ont paru être identiques à l’origine, et qui n’en sont venues bientôt à se séparer presque violemment que pour créer un malaise, des complications d’un autre genre, je ne dis pas seulement dans les relations des deux gouvernemens, mais encore au sein de la Péninsule elle-même, dans la conscience du pays. À n’observer qu’un fait extérieur et matériel, la France est toujours au Mexique, l’Espagne n’y a plus un soldat ; c’est la France qui a seule tout l’embarras d’une entreprise commencée à trois, elle en a pris la responsabilité et les charges, qui peuvent lui paraître d’autant plus lourdes que les compensations ne se laissent pas entrevoir bien distinctement. Que sortira-t-il de cette guerre ? Voilà la question, et c’est ce qui fait que l’expédition du Mexique, acceptée sans doute comme une nécessité rigoureuse, dérivant de circonstances imprévues, et qui coûte cher, n’a vraiment rien de populaire en France. L’Espagne, quant à elle, est hors d’affaire, il faut le reconnaître ; elle s’est retirée à temps pour ne perdre que quelques millions et quelques centaines d’hommes inutilement. Elle a la libre et tranquille disposition de ses forces et de sa politique, ses finances ne sont point engagées ; en un mot, elle est affranchie de tous les embarras d’une expédition trop lointaine et trop énigmatique pour n’être pas compromettante.

Et cependant, pour peu qu’on suive le mouvement de l’esprit public depuis quelques mois au-delà des Pyrénées et qu’on cherche à dégager le sentiment intime du pays des excitations factices, il est certain que l’Espagne n’est pas contente du rôle qu’on lui a fait jouer. Elle a ressenti la retraite de ses troupes non comme l’acte viril d’une politique attestant son indépendance, ainsi qu’on a bien voulu le lui assurer, non comme une nécessité impérieusement évidente, mais comme un effacement, comme une déception, comme une contradiction avec tout ce qu’on lui avait dit de cette expédition du Mexique. De là le trouble et le malaise qui se sont répandus partout, et qui ont pénétré jusque dans le camp des amis du gouvernement, qui ont accru les dissidences autour du ministère du général O’Donnell. Les ambassadeurs d’Espagne à Paris se sont succédé et ont donné leur démission l’un après l’autre, le général José de La Concha, marquis de La Havane, après M. Mon. Des hommes qui avaient jusqu’alors appuyé le cabinet, comme M. Mayans et d’autres, ont quitté les fonctions qu’ils occupaient. De toute cette situation enfin a surgi une question inévitable : le général Prim, en se repliant précipitamment avec ses soldats du sol mexicain, avait-il donc été l’interprète fidèle de la politique de l’Espagne ? Avait-il même strictement obéi à ses instructions ? Était-ce pour se retirer sans avoir rien fait ni rien obtenu qu’on avait devancé la France et l’Angleterre à la Vera-Cruz ? Et au demeurant où en était-on après cette série de marches et de contre-marches au milieu de la confusion des idées et des systèmes ? C’est là le grand et curieux procès qui vient de s’agiter devant le parlement espagnol, ou le général Prim, le principal auteur de cette situation, s’est défendu avec plus de verve que de solidité dans un discours qui a duré trois jours, où le gouvernement a eu assez de peine à mettre d’accord ses opinions de toutes les dates, et où le sentiment d’une grande erreur commise au détriment de l’Espagne a eu pour organes des hommes politiques de premier ordre, des orateurs d’une substantielle éloquence, M. Manuel Bermudez de Castro, le marquis de La Havane dans le sénat, M. Mon dans le congrès, pour ne nommer que les principaux. Tout a fini dans les deux chambres sans doute par un vote favorable au cabinet. La question ministérielle a disparu, la question politique ne reste pas moins tout entière, éclairée des explications qui ont été échangées, et ce n’est peut-être pas au fond sans quelque vérité qu’un député démocrate, M. Rivero, disait le lendemain dans le congrès : « Vous êtes tristes ; le gouvernement a obtenu hier un triomphe, la nation a essuyé une grande déroute. » Et de fait, si ce n’était une grande déroute, c’était du moins l’acceptation par les pouvoirs publics d’une déception signalée, d’une situation dont tous les embarras ne sont point encore épuisés peut-être.

Il faut, pour comprendre ce qu’a pu être cette déception, se souvenir des griefs nombreux et anciens que l’Espagne avait contre le Mexique et de l’empressement presque fébrile avec lequel le cabinet de Madrid se jetait sur l’occasion de paraître dans ces contrées en compagnie de la France et de l’Angleterre, de se mêler à une grande démonstration européenne en Amérique. Des trois puissances un moment rapprochées dans l’action par le traité du 31 octobre 1861, l’Espagne était celle qui avait les plus sérieuses réparations à poursuivre. Elle ajournait cependant ses représailles ; elle avait sans doute ses raisons, puisque le général O’Donnell racontait récemment dans le sénat qu’un jour, impatienté par les violences mexicaines, il avait proposé dans le conseil d’envoyer six frégates avec trois mille hommes de débarquement, et que malheureusement on avait été arrêté par une petite circonstance : c’est qu’on ne pouvait disposer de six frégates. À quel moment se réveillait tout à coup l’Espagne ? « C’était le 7 septembre 1861, le lendemain du jour où le ministère avait reçu une dépêche télégraphique de son ambassadeur à Paris, M. Mon, qui lui disait que la France et l’Angleterre se préparaient à aller protéger leurs intérêts au Mexique sans paraître se préoccuper de l’Espagne. Le gouvernement de Madrid s’enflammait aussitôt et répondait par le télégraphe en proposant l’action commune et en ajoutant au surplus qu’il était lui-même résolu à ne plus attendre, si les deux puissances ne se décidaient pas. Il faisait mieux : il donnait immédiatement l’ordre au gouverneur de La Havane, au général Serrano ; d’organiser une expédition, en lui expédiant toutes les instructions nécessaires. Il se donnait ainsi le mérite d’une résolution toute spontanée et indépendante en pouvant compter sur l’avantage d’une coopération à peu près certaine de la France et de l’Angleterre. D’une main il se préparait à signer le traité du 31 octobre, et de l’autre il pressait les armemens de La Havane. Il n’oublia qu’une chose : ce fut de prévenir en temps opportun le général Serrano des négociations et de la signature du traité, si bien que l’expédition partie de Cuba devançait dans le golfe du Mexique les troupes alliées et entrait à la Vera-Cruz sans coup férir, mais non sans menace de recourir à la force, tant était grande alors l’impatience belliqueuse de l’Espagne ! tant était vif son désir d’engager l’action !

Laissez maintenant passer un peu de temps, trois mois à peine : je vais droit au fait sommaire ; les plénipotentiaires des trois puissances sont au Mexique. Dès leur arrivée, ils ne s’entendent plus sur rien, ils vont d’expédiens en expédiens pour couvrir l’incohérence de leur action. La rupture éclate enfin, et un jour le général Prim se rembarque précipitamment avec ses troupes sans regarder, derrière lui, sans laisser à son gouvernement la liberté d’une résolution supérieure » D’où vient ce changement ? Qui expliquera cette retraite aussi précipitée que l’avait été l’arrivée ? — C’est la faute des Français, dit délibérément le général Prim ; c’est la faute de la France, qui a élevé des réclamations injustes, qui a voulu substituer à tout prix la guerre aux négociations, qui a tout compromis en s’obstinant à parler d’une monarchie, de la candidature de l’archiduc Maximilien, en accordant sa protection au général Almonte, le fauteur de ces projets. Dès qu’on en était là, et c’est ici le comte de Reus qui parle, que restait-il à faire ? Suivre les Français, c’était abdiquer et manquer aux engagemens qu’on avait pris ; s’opposer à leur passage par la force, c’était décider au Mexique la guerre sur les Pyrénées ; rester spectateur des événemens, c’était courir la chance du ridicule, sans compter les complications qui pouvaient naître : il ne restait donc qu’à se rembarquer pour n’être pas exposé, soit à aller au secours des Français s’ils étaient battus, soit à se mettre à leur suite s’ils étaient victorieux : c’est ce que j’ai fait. — Et le cabinet de Madrid, venant au secours du général Prim, ajoute, sinon en propres termes, du moins dans un langage plein de circonlocutions et qui se contredit souvent : Tout est bien. Notre plénipotentiaire, à la vérité, n’a guère tenu compte de nos instructions ; mais c’est la faute des circonstances. Les agens européens ont faussé l’entreprise dès le premier moment en n’envoyant pas un ultimatum, comme ils le devaient ; mais c’est la faute du plénipotentiaire anglais. Si on nous objecte que nous avons blâmé article par article la convention de la Soledad, on oublie que nous l’avons approuvée dans son ensemble. On accuse le général Prim de n’avoir pas ouvert les hostilités ; c’est que réellement nous n’allions pas faire la guerre, intervenir, nous mêler des affaires du Mexique ; le traité du 31 octobre ne prévoyait rien de semblable ; . nous allions faire la paix, négocier, obtenir des satisfactions ; Nous n’avons rien obtenu, il est vrai, et le général Prim ne s’est pas moins rembarqué ; il vous l’a ; dit, il ne pouvait rien faire d’autre. C’est la faute des projets de monarchie, de la candidature de l’archiduc Maximilien, d’Almonte, des vivacités belliqueuses de l’amiral Jurien de La Gravière, de tous, excepté de nous. Et maintenant que pouvons-nous faire ? Demander que le traité de Londres soit remis en vigueur pour que nous puissions rentrer dans l’expédition du Mexique. Nous l’avons essayé, on n’a pas voulu. — Je ne dis pas que ce soit là tout à fait le discours du ministre des affaires étrangères, M. Calderon Collantes ; c’en est du moins le sens.

Il n’y a qu’un malheur dans ces explications, c’est que si le ministère.de Madrid est ici d’accord avec le général Prim, il voit se lever contre lui M. Bermudez de Castro, puis les deux derniers ambassadeurs de la reine Isabelle à Paris, M. Mon et le général Concha, qui s’arment de tout ce qui a été fait, dit, écrit ou pensé, pour démontrer que ces choses que l’on représente aujourd’hui comme des violations du traité du 31 octobre et comme les motifs de la rupture, le gouvernement espagnol les connaissait dès la première heure, avant de s’engager dans l’expédition. Au fond, les motifs de la rupture d’Orizaba et du rembarquement des troupes espagnoles peuvent se réduire à un seul : c’est que la France a voulu systématiquement renverser le pouvoir de Juarez et faire la guerre pour arriver à la fondation d’une monarchie mexicaine, à l’établissement de l’archiduc Maximilien sur ce trône nouveau. Quand on y réfléchit bien, la première, la vraie faute, c’est la pensée d’une expédition engagée dans de telles conditions. Cette pensée une fois admise cependant, le gouvernement espagnol est le dernier qui puisse en décliner les conséquences et représenter ces idées comme le motif de la rupture, puisqu’il n’ignorait rien, puisque dès l’origine il ne semble pas avoir conçu l’expédition autrement que le gouvernement français, lui-même, ainsi que l’ont montré M. Bermudez de Castro, le marquis de La Havane et M. Mon. M. Calderon Collantes dit aujourd’hui que l’Espagne, en allant au Mexique, n’avait point le dessein de faire la guerre, d’intervenir par la force, à moins d’une obligation extrême, et le général Concha lui répond aussitôt : « Si réellement sa seigneurie n’avait d’autre objet que d’éviter la guerre, qu’elle me permette de lui dire que les instructions données au général Serrano et au comte de Reus lui-même étaient conçues dans un sens ouvertement contraire. Ces instructions étaient la guerre, si bien qu’en les lisant, le général Serrano donna des ordres au général Gasset pour agir en conséquence. Les instructions du général Serrano étaient conçues en termes violens, et le capitaine-général, de Cuba formula un ultimatum très sévère, sans sortir toutefois des instructions-du ministre d’état. Cet ultimatum portait ni plus ni moins ce qui suit : « Remise du château de Saint-Jean-d’Ulloa, engagement de payer les frais de l’expédition. Si, dans le délai de vingt-quatre heures, il n’y a pas une réponse affirmative et sans condition, on tiendra cela pour un refus, et les hostilités seront ouvertes. » Messieurs, je n’ai rien vu de plus sévère. Accorder vingt-quatre heures pour l’acceptation sans conditions de ce qui est réclamé ! cela démontre bien, il me paraît, que nous n’allions pas ouvrir des négociations pacifiques. » Et en réalité qu’avait fait l’Espagne le jour où elle était entrée, sans même attendre la France et l’Angleterre, bannière déployée, à la Vera-Cruz, en abattant le drapeau mexicain et en prenant possession de la ville ? Il est donc assez difficile de comprendre comment, le principe de l’expédition admis, une attitude d’hostilité vis-à-vis de Juarez pouvait être une déviation du traité de Londres, lorsque la présence de dix mille soldats européens sur le sol du Mexique était assurément la guerre.

Était-ce cette question de monarchie qui pouvait subitement effaroucher l’Espagne et devenir un motif de rupture le jour où elle apparaissait ? Mais ce qui est étrange, c’est l’étonnement que semble montrer aujourd’hui le cabinet de Madrid et l’influence qu’il attribue à ce fait, puisqu’il est maintenant démontré qu’il n’ignorait rien. Dans les dernières discussions du sénat espagnol, M. Bermudez de Castro interpellait directement M. Calderon Collantes, qui avait paru nier qu’il eût eu connaissance de ces projets, et qui répondait encore cette fois : « Le gouvernement a dit dans le congrès qu’on ne lui avait fait aucune communication formelle au sujet de l’établissement au Mexique d’une monarchie et du prince qui devait occuper le trône. Le gouvernement a dit alors cela, et il le soutient aujourd’hui. » Malheureusement M. Calderon Collantes jouait ici sur les mots en se réfugiant dans une équivoque, et peu de jours après, dans le congrès, M. Mon est venu démontrer que dès le 13 octobre 1861 il avait fait part à son gouvernement des vues de la France ; seulement c’était sous la forme d’une lettre particulière. Le cabinet de Madrid ne connaissait pas moins ces projets, et il les connaissait si bien qu’après avoir attendu deux mois, pressé par M. Mon, il répondait enfin : « D’après la volonté de la reine, je dois manifester à votre excellence que comme il en a été fait part au général Prim dans ses instructions, le gouvernement verra avec plaisir l’établissement au Mexique d’un pouvoir solide et stable, mais que soit que ce pouvoir s’établisse sous la forme monarchique, la plus préférable incontestablement, soit qu’il prenne une forme moins sûre, l’Espagne désirera toujours que le choix soit l’œuvre exclusive des Mexicains… » M. Calderon Collantes ajoutait, il est vrai, que si une. monarchie devait être créée, le gouvernement de la reine jugerait plus conforme aux traditions historiques le choix d’un prince de la maison de Bourbon. En parlant ainsi, il ne montrait pas moins qu’il savait tout, et s’il connaissait cette circonstance dès le 13 octobre, s’il ne se tenait pas aussitôt en garde, c’est qu’il n’y pouvait voir une cause d’incompatibilité avec la France, là raison d’un futur conflit dans les limites mêmes du traité négocié entre les trois puissances.

Soit, dira-t-on : le gouvernement espagnol n’ignorait ni les projets de monarchie, i la candidature de l’archiduc Maximilien ; mais il voulait que la volonté et le choix des Mexicains fussent entièrement libres, comme le disait M. Calderon Collante dans sa dépêche. Oui, sans doute ; seulement il ne rencontrait nulle objection sur ce point, à ce qu’il semble. Lorsqu’il y a quelques mois M. Calderon Collantes avait à faire des communications diplomatiques aux cortès, il faisait interroger M. Thouvenel partie changé, d’affaires d’Espagne au sujet des pièces qui pourraient être publiées, et le chargé d’affaires répondait par une lettre que M. Mon a lue au congrès. « M. Thouvenel m’a déclaré, dit-il, qu’il n’a aucun secret à garder sur ce point, et que vous pouvez dire tout ce qui est arrivé, pourvu que ce qui sera dit soit exact. Selon lui, voici ce qui s’est passé : lorsqu’on commença à s’occuper de l’expédition, il dit à l’ambassadeur qu’il avait des raisons de croire qu’à l’arrivée des alliés un parti monarchique apparaîtrait au Mexique, et que le gouvernement français verrait avec plaisir son succès ; que, prévoyant cette éventualité, il avait examiné naturellement quels étaient les princes des familles régnantes qui pourraient occuper ce nouveau trône, qu’il avait dû reconnaître que si on pensait à un prince d’un des pays qui allaient faire l’expédition, ce serait une source d’inconvéniens et de rivalités, et que dès lors il était préférable d’écarter ceux qui étaient dans ce cas. Ces familles écartées, l’archiduc Maximilien se présentait au premier rang, comme le plus propre par ses qualités, par son âge, par son habitude du commandement. M. Thouvenel avait donc dit à l’ambassadeur de sa majesté que ce prince était le meilleur auquel on pût penser, qu’il n’avait dit rien de plus que cela, et qu’il était disposé à le ratifier, mais que si on ajoutait quelque chose d’autre, c’est-à-dire si on prétendait donner à entendre que la France avait voulu imposer au Mexique la monarchie ou le prince Maximilien comme souverain, il le nierait formellement, que cela ne s’était jamais dit ni alors ni depuis, que les représentai de la France au Mexique ne l’avaient pas dit et n’avaient pas consenti à ce que le général Almonte le dit… » La vérité sur les impressions du moment, sur la situation morale d’où est sorti le traité du 31 octobre, M. Mon l’exprime sans nul doute dans son discours, lorsqu’il cherche à définir le sens de tous ces mots d’intervention, de médiation, de pouvoir fort et stable, sans cesse échangés entre les cabinets. Ces mots répondaient à un sentiment qui agitait tout le monde : c’est que nul ordre et nulle sécurité n’étaient possibles avec Juarez, qu’il n’y avait qu’un pouvoir fort et durable qui pût offrir des garanties, et que ce pouvoir même, pour réunir des conditions suffisantes, devait être représenté par une personne habile, autorisée, appuyée moralement par l’Europe ; mais personne, ajoute M. Mon, ne parla jamais d’établir ce pouvoir par la force, et s’il y avait dans ce soin calculé de décliner l’emploi de la force quelque hypocrisie, comme le remarque spirituellement l’orateur, c’était du moins une hypocrisie à peu près commune à tous.

La vérité, telle qu’elle se dégage des derniers, débats du parlement de Madrid, c’est que dans tous ces incidens, projet de monarchie, candidature d’un archiduc, présence du général Almonte au Mexique, il n’y a eu rien d’inconnu ou d’imprévu pour le gouvernement espagnol, rien qui pût être invoqué sérieusement comme un motif de rupture en pleine action. D’où est donc venue la rupture ? Peut-être d’abord de l’envoi de nouvelles forces françaises qui allait changer la proportion des rôles, ensuite de la pensée évidente du général Prim de ramener l’expédition à une simple négociation avec M. Juarez. Le général Prim sans doute s’est senti assez fort, assez appuyé à Madrid, pour tenter un coup d’audace en se rembarquant, et le coup une fois accompli le gouvernement de Madrid, surpris autant que tout le monde a été obligé de sanctionner ce qu’il ne pouvait plus empêcher. Il s’est trouvé dès lors dans cette condition inextricable où on le voit aujourd’hui, placé qu’il est entre ses vues primitives et les nécessités nouvelles que lui a créées la résolution brusque d’un plénipotentiaire, entre les représentans de sa politique à Paris, qui lui rappellent la vérité des choses, et le général Prim, qui l’entraîne dans la fatalité de son coup de tête. Qu’en résulte-t-il ? Une situation assez triste, nullement glorieuse pour un pays naturellement appelé à exercer plus que tout autre une influence considérable dans l’ancien monde espagnol, et qui s’était plu à voir dans l’expédition du Mexique un moyen de reparaître avec éclat dans les affaires américaines. Cette situation se résume dans un fait : où en est aujourd’hui l’Espagne ? Elle n’est ni en paix ni en guerre avec le Mexique ; elle n’a rien obtenu, rien vengé, rien réparé, et elle est obligée d’attendre que la France ait fait l’œuvre commune pour aller à son tour demander ses satisfactions au gouvernement qui sortira de cette crise. C’était bien la peine de ne pas prendre même le temps d’attendre ses alliés pour entrer trompette sonnante à la Vera-Cruz !

Et qu’on remarque comment une faute de politique peut conduire à des fautes nouvelles ! Il faut alors se tourner contre la France et épuiser contre elle cette mauvaise humeur née d’une déception. Il faut faire vibrer le sentiment national, évoquer les souvenirs du 2 mai 1808, jeter dans les polémiques le mot d’afrancesados, en l’appliquant à ceux qui ont le tort de croire tout simplement que le mieux eût été de rester au Mexique, de poursuivre l’action commune avec la France, c’est-à-dire que pour pallier une erreur et se consoler d’une déception il faut créer des causes nouvelles de malaise et de complications. Que cette situation ne réponde en rien aux ambitions légitimes que cette énergique nation peut nourrir, au rôle qu’elle peut avoir en Amérique ; cela est bien clair, et c’est bien le sentiment de l’intérêt national largement compris qui s’élève contre la fatalité de cette politique d’effacement et d’abdication. Pour nous, en France, il y a quelque chose de plus : nous sommes tentés d’en vouloir à l’Espagne, non de s’être soustraite à des embarras, mais, à un point de vue plus élevé, de n’être point restée avec nous dans une entreprise dont elle connaissait la portée, dont le vrai caractère est d’être une œuvre collective de l’Europe. En se créant à elle-même des difficultés, elle en a créé d’autres à la France. En déclinant sa part de responsabilité et de charges, elle a doublé la nôtre. Ce qu’il y a de plus clair en effet aujourd’hui, c’est que nous sommes seuls au Mexique, et que nous ne pouvons plus même y être que seuls tant que nous ne serons pas à Mexico ; ce qui est indubitable aussi, c’est qu’après toutes les satisfactions propres à maintenir ’ascendant de notre drapeau, la meilleure politique sera celle qui nous amènera par le plus court chemin en France.


CH. DE MAZADE.


V. DE MARS.