Chronique de la quinzaine - 14 février 1900

Chronique n° 1628
14 février 1900


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 février.


La situation parlementaire et ministérielle présente en ce moment une grande confusion. Le ministère va sans cesse en s’affaiblissant, et chacun annonce sa fin prochaine, ce qui n’empêche pas que, toutes les fois que la Chambre est mise en demeure de décider de son sort, elle lui donne la majorité. Il en était d’ailleurs de même du ministère précédent, celui de M. Dupuy : la veille de sa chute, il avait une majorité formidable ; le lendemain il s’effondrait. En sera-t-il de même du cabinet actuel ? Faut-il s’attendre à le voir disparaître tout d’un coup ? Beaucoup de gens le désirent. On est prodigieusement las de lui, et à la lassitude se joint une inquiétude qui devient de plus en plus vive. De cela tout le monde convient ; mais personne n’ose se mettre en avant pour renverser un cabinet qu’on déteste, parce que personne n’a rien fait pour inspirer confiance et pour mériter d’être suivi. Le sentiment secret de son impuissance paralyse chacun de nos hommes politiques, et le ministère en profite pour durer. Il est possible qu’il dure quelques semaines ou même quelques mois encore, non pas sans doute d’une de ces vies pleines et fécondes qui permettent à un gouvernement d’accomplir une œuvre véritable, mais d’une de ces vies étiolées dont on dit vulgairement qu’elles ne tiennent qu’à un fil : seulement le fil peut rester longtemps sans casser.

Chose admirable, et qui montre bien à quel abaissement est tombé chez nous le gouvernement parlementaire, aucun des hommes qui le représentent ou qui l’ont représenté avec le plus d’éclat n’a le courage de prendre un parti résolu. Chacun attend que le voisin commence, tout prêt d’ailleurs à seconder son action, mais avec cette particularité qu’il y mettra d’autant plus de vaillance et de confiance que le signal viendra plus de la gauche. Si on considère la géographie de la Chambre, en partant de la droite, on arrive à la constatation suivante : la droite est toute prête à manifester contre le ministère, mais elle ne le peut pas. Nul ne suivrait le signal qu’elle donnerait, et la majorité ministérielle prendrait alors l’apparence d’une de ces formidables coalitions républicaines qui dressent un gouvernement comme dans une apothéose. On dit donc à la droite : « Ne bougez pas, vous perdriez tout, vous consolideriez le cabinet en l’attaquant. »

Plus à gauche, on trouve M. Méline, entouré d’un nombre très respectable d’amis : tout compte fait, ce groupe est encore le plus nombreux et le plus compact de l’Assemblée, et peut-être aussi le seul qui sache parfaitement ce qu’il veut. Mais les radicaux ont senti le danger qui pouvait venir de là, et ils ont entrepris de persuader à un certain nombre de modérés que M. Méline était, comme on dit, impossible. Ils ont merveilleusement réussi dans cette tâche, et sur presque tous les bancs de la Chambre on dit à M. Méline : « Ne vous montrez pas, vous compromettriez tout, vous fortifieriez le cabinet, vous lui rendriez service. »

Allons encore plus à gauche. Nous y rencontrons cette fraction du centre, qui se croit la plus politique de toutes parce qu’elle ménage tout particulièrement les radicaux avec lesquels elle voisine, et quelquefois même les socialistes. Il y a là beaucoup d’intelligence générale sinon de véritable esprit politique, et nul ne s’y fait aucune illusion sur le péril de plus en plus grand que le ministère fait courir à la République. Faut-il en conclure que c’est de là que partira le signal contre le cabinet ? Non. Les hommes de ce groupe tiennent surtout à se réserver, et à peu près sûrs de profiter de toutes les catastrophes ministérielles, ils les attendent patiemment sans se donner la peine d’y contribuer. Leur principale préoccupation est la crainte que le mouvement ne prenne naissance à leur droite ; ils le voudraient à leur gauche, et ils regardent obstinément du côté des radicaux pour surprendre parmi eux les moindres symptômes d’irritation contre le cabinet. Ah ! disent-ils, combien il serait bon que l’attaque vînt des radicaux ! Alors nous ne serions pas suspects de modérantisme en le suivant ! Et ils le suivraient ! Et le groupe Méline le suivrait ! Et la droite le suivrait ! Une grosse majorité antiministérielle surgirait tout d’un coup, et sans doute elle contiendrait des élémens fort disparates, dont la réunion pourrait prêter à de mauvais commentaires, mais tout serait compensé et sauvé par la présence d’une ou de deux douzaines de radicaux, qui serviraient de garantie à cette masse un peu mêlée et la teindraient de leur couleur. Nous n’exagérons rien, c’est ainsi qu’on raisonne dans cette fraction du centre, qui compte peut-être les hommes les plus distingués de l’assemblée. Leur tort est de n’avoir pas une assez grande confiance dans leur propre valeur. L’expérience parlementaire les a habitués à croire que le mérite personnel ne sert pas à grand’chose, et qu’il a plutôt besoin de se faire excuser : il ne vaut comme monnaie courante qu’à la condition de s’adjoindre une certaine proportion d’alliage d’un métal moins pur. Ces politiques désabusés ont surtout appris à attendre ; ils attendent donc, et ce n’est pas parmi eux que se produira l’initiative libératrice.

En continuant de marcher de droite à gauche, on arrive à ces groupes radicaux sur lesquels les yeux du centre sont aujourd’hui fixés avec une attention de plus en plus ardente, pour y relever les plus légers symptômes de désaffection à l’égard du cabinet. Et le centre n’est pas sans éprouver quelques satisfactions, car les symptômes désirés ne manquent pas depuis un certain temps. Le bruit a couru, il s’est répandu de plus en plus, qu’un certain nombre de radicaux étaient mécontens. Sont-ils plus intelligens que les autres ? Sont-ils seulement plus pressés, et trouvent-ils que le moment est arrivé pour eux de rentrer au pouvoir ? Leur opposition tient-elle à l’une ou à l’autre de ces deux causes, ou à toutes les deux à la fois ? Peu importe ; cette opposition est certaine ; et la meilleure preuve que nous en ayons est dans la colère que leurs voisins immédiats, les radicaux ministériels, manifestent contre eux, colère qui, dans certains journaux, s’exprime à la manière toute familière du Père Duchesne. Elle s’exerce particulièrement contre MM. Sarrien, Mesureur et Lockroy. Est-ce à dire que l’un d’entre eux va enfin donner le signal attendu ? Rien n’est moins probable. Ils en ont tous bien envie, mais oseront-ils ? Ils voient déjà l’accusation de trahison se dresser contre eux, et ils reculent. Le groupe socialiste, le seul qui soit vraiment ministériel, leur impose. Et voilà comment il suffit d’une minorité socialiste, infime par le nombre, mais hardie, déterminée, violente, terrorisante, pour tenir tout le reste de la Chambre en respect. Voilà pourquoi le ministère dure, et pourquoi peut-être il durera encore plus ou moins longtemps.

Si ce tableau est exact, il explique bien des choses. On parle beaucoup de la crise que subit en ce moment le gouvernement parlementaire : elle n’est que trop réelle, et ce n’est pas nous qui en contesterons la gravité. Cette forme de gouvernement, la seule peut-être qui, dans nos sociétés modernes, soit compatible avec l’exercice de la liberté, parait avoir chez nous complètement épuisé sa vertu. Les uns la condamnent formellement, les autres cherchent à l’améliorer par une révision des lois constitutionnelles ; et nous assistons à une double campagne qui ne laisse pas de produire une forte impression sur les esprits. Une nuée d’empiriques et quelques médecins proposent leurs remèdes. Malheureusement, il n’y a pas de remède qui guérisse sans quelque collaboration de la part du malade, et, cette fois, le malade s’abandonne, il ne cherche plus à lutter. En dehors de M. Méline, sur lequel tout le monde s’acharne, probablement à cause de cela même, personne ne veut prendre la peine d’organiser un parti avant d’entrer au gouvernement : on aime mieux attendre du hasard, souvent propice, l’occasion de devenir ministre. On devient ministre, en effet, mais pour quelques mois à peine, ministre sans point d’appui dans la Chambre et encore bien moins dans l’opinion. On est ministre, non pas pour appliquer ses propres idées, lorsqu’on en a, mais plutôt, et sous prétexte de conciliation, une partie de celles de ses adversaires. On arrive par l’intrigue, on se soutient par des ménagemens qui s’appliquent moins encore aux choses qu’aux personnes, et cela dure deux ou trois trimestres. Après quoi on bat de nouveau les cartes, et on distribue le même jeu entre les mêmes mains. Pour le gouvernement parlementaire ainsi pratiqué, la tribune devient un meuble presque inutile, et dont on fait un usage de plus en plus modéré. C’est dans les couloirs, dans les conversations qu’on échange, dans les concessions mutuelles qu’on se fait en secret, que s’élabore le vrai travail parlementaire. Le pays n’en sait rien, et n’y comprend rien. Comment s’étonner s’il se désintéresse de plus en plus de ces conciliabules où il n’est pas admis, et qu’il ne connaît que par les indiscrétions toujours suspectes de quelques journaux ? Il faudrait pour cela qu’il eût une foi robuste, une confiance sans bornes dans les augures qui se livrent loin de lui à ces mystérieuses opérations. Peut-être s’arrangerait-il quand même de cette politique dont on lui cache les ressorts, si les résultats en étaient satisfaisans pour lui ; mais ce n’est pas l’impression qu’il en éprouve. Le malaise est aujourd’hui partout. On regarde du côté des Chambres, on ne voit rien ; on écoute, on n’entend rien. S’il y avait aujourd’hui dans le parlement un homme qui eût fait ses preuves, et qui eût tenu au pays le langage que le pays attend ; s’il avait su grouper autour de lui un certain nombre de bonnes volontés ; s’il apportait avec lui une politique de quelque fécondité, sa puissance serait d’autant plus grande que l’impuissance des autres est plus avérée. Mais cet homme nous manque. Ce sont là des faits contre lesquels toutes les révisions du monde ne peuvent rien. Il n’y a pas de constitution qui vaille par elle-même, et qui puisse se passer d’hommes pour la mettre en œuvre. Celle que nous avons n’est, quoi qu’on en dise, inférieure à aucune autre et, pendant quelques années, elle a marché très suffisamment ; mais il y avait alors des hommes et des partis. On a même négligé de recourir à toutes les ressources qu’elle pourrait donner, s’il se rencontrait par hasard une main assez habile et assez ferme pour en tirer parti, de sorte qu’il est question de la changer avant même de l’avoir complètement éprouvée. On en viendra là peut-être, le vent pousse de ce côté ; mais nous ne sommes pas sûrs qu’il nous conduise au port après la tourmente, et il restera à la charge du personnel politique actuel la très lourde responsabilité devant l’histoire d’avoir abouti à un avortement.

Ces considérations générales ne nous ont pas éloigné du ministère autant qu’on pourrait le croire ; elles aident au contraire à comprendre sa situation et la nôtre. Nous ne savons pas si M. Waldeck-Rousseau, lorsqu’il s’est donné M. Millerand pour collègue, s’est rendu compte lui-même de toutes les conséquences que devait avoir sa fantaisie ; mais il a porté le dernier coup à l’existence des partis tranchés, distincts et disciplinés qui font à la fois l’honneur et la force du gouvernement parlementaire. Il a fait l’acte de scepticisme le plus absolu à l’égard de ces partis ; il les a traités comme s’ils n’étaient pas, comme s’ils ne correspondaient à rien de réel et de sérieux, comme s’ils remplissaient l’office d’une figuration conventionnelle, d’ailleurs usée et démodée, derrière laquelle il n’y avait que le néant. Il a prononcé leur arrêt de mort, et, les partis n’ayant point protesté, on peut croire qu’ils sont morts en effet. Ce n’est plus en eux qu’on trouvera le fondement solide sur lequel on peut asseoir une politique, ou du moins, il faut au préalable les reconstituer et les régénérer. Il n’y a plus dans la Chambre que des individus isolés, qui se défient les uns des autres point de groupemens fixes, point de majorité. Et nous ne saurions dire combien cela est alarmant.

Le pays, en effet, se détache de plus en plus du parlementarisme actuel, qu’il accuse de toutes ses déceptions et dans lequel il n’a plus d’espérance. Il cherche des formes nouvelles, des partis nouveaux, des dénominations inusitées ; et, si l’heure de la révision vient à sonner, tous ces sentimens feront explosion avec une violence désordonnée. A défaut de la révision, il y aura des élections législatives dans deux ans. À ce moment, le ministère actuel ne sera plus aux affaires, et sans doute depuis longtemps ; mais le mal qu’il aura fait subsistera encore, et nous souhaitons qu’il ne nous condamne pas à une épreuve que notre constitution débilitée n’aura plus la force de supporter.


Nous ne sommes pas le seul pays où le gouvernement parlementaire ne donne plus des résultats aussi satisfaisans qu’autrefois. Le parlement anglais vient de se réunir, et tout le monde est d’accord, du moins dans l’Europe continentale, pour reconnaître qu’il ne s’est pas montré à la hauteur des circonstances difficiles où se trouve le pays. Ce n’est pas qu’on blâme la conclusion qui a été donnée à la discussion de l’adresse. Un amendement avait été présenté par l’opposition, il a été repoussé à une très grande majorité, et par conséquent, le ministère a été maintenu. A cela il n’y a rien à dire ; on est plutôt tenté d’admirer l’imperturbable impassibilité avec laquelle les Anglais supportent les coups de la fortune, et à leur rendre pleine justice à cet égard. Mais, à parler en toute franchise, ce qui a frappé dans les débats du parlement, c’est leur défaut d’ampleur, leur décousu, leur terre à terre, et leur insignifiance relative. Le parlement britannique a retenti autrefois de tout autres accens ! Nous savons bien que la grande éloquence se perd un peu partout ; et peut-être ne faut-il la regretter que médiocrement dans son application aux affaires publiques. Les Anglais ont inventé eux-mêmes le genre tempéré, qui s’y adapte beaucoup mieux. Mais dans ce genre même, un discours bien ordonné, procédant suivant une logique forte et serrée, nourri de faits et plein d’argumens, frappe l’esprit comme une construction imposante et solide frappe les yeux, et il en est de tels qu’on peut compter parmi les chefs-d’œuvre. On en chercherait vainement de ce modèle parmi ceux qui viennent d’être prononcés à la Chambre des lords et à la Chambre des communes. C’est à peine si, à la fin de ce long débat, un duel oratoire digne d’attirer quelque attention s’est engagé entre sir William Harcourt et M. Chamberlain. Le reste mérite à peine d’être mentionné, sans en excepter le discours de lord Salisbury à la Chambre haute. Ce discours a même été un des plus vides qu’on ait entendus. Lord Salisbury n’était évidemment pas dans ses bons jours. Sans doute il était gêné par la cause qu’il avait à défendre : il devait prouver, et cela était difficile, qu’aucun reproche grave ne pouvait être adressé au gouvernement, soit dans les négociations diplomatiques avant la guerre, soit dans la préparation et dans la direction de celle-ci. Il s’est contenté de dire que le ministère ne disposait pas de fonds secrets en quantité suffisante pour se procurer des renseignemens complets sur les armemens des Boers. Une pareille excuse est inadmissible. Si le ministère n’avait pas assez de fonds secrets, il devait en demander davantage, et ce n’est que dans le cas où on les lui aurait refusés qu’il pourrait décliner la responsabilité des événemens ultérieurs. Le premier ministre de la Reine a encore accusé la constitution du royaume, admirable, a-t-il dit, en temps de paix, mais inefficace en temps de guerre. L’Angleterre a pourtant soutenu d’autres guerres que celle-ci, et assurément de plus grandes, sans que sa constitution ait été pour elle une entrave. Lord Salisbury a présenté ses critiques sous la forme humoristique et caustique devenue chez lui si habituelle qu’il ne sait plus s’en départir, même lorsque les circonstances en comporteraient une différente. Cette espèce de badinage a choqué lord Rosebery, qui n’a pas laissé échapper l’occasion de donner à son rival vieilli une leçon de sérieux, aux applaudissemens du parti libéral. Mais le parti libéral n’est pas, on le sait, bien nombreux à la Chambre des lords, et le marquis de Salisbury n’a pas paru se soucier beaucoup d’une manifestation qui ne pouvait l’atteindre.

Le vrai débat a eu lieu à la Chambre des communes, et nous avons dit qu’il s’était finalement concentré entre sir William Harcourt et M. Chamberlain. Jamais les deux orateurs n’avaient mieux déployé leurs qualités respectives ; jamais sir William n’avait été plus incisif et plus vigoureux, ni M. Chamberlain plus âpre et plus impétueux. Aux yeux du public anglais, c’est le dernier qui a eu l’avantage, et cette impression est aussi la nôtre. M. Chamberlain s’est très habilement défendu, en attaquant lui-même. On avait cru sur le continent que sa situation personnelle était dès maintenant compromise ; il a montré que celle de l’opposition l’était plus encore, parce que celle-ci était profondément divisée, qu’elle ne paraissait pas savoir exactement ce qu’elle voulait, qu’aucun ou presque aucun de ses membres n’osait contester hardiment la légitimité de la guerre, et que le plus grand nombre l’avait au contraire formellement reconnue. Il aurait été facile à M. Chamberlain, en exceptant quelques très rares libéraux comme sir William Harcourt lui-même, ou M. John Morley, de prouver que la grande majorité, presque l’unanimité d’entre eux avaient voulu la guerre et y avaient poussé avec autant de fougue que les conservateurs eux-mêmes. Et cela est parfaitement vrai. S’il y a eu une faute commise, elle l’a été par la nation tout entière.

Ce n’est pas tel ou tel parti, c’est l’Angleterre qui a voulu la guerre, l’Angleterre que l’impérialisme a si activement travaillée et si profondément pénétrée depuis quelques années qu’on le trouve aujourd’hui partout, dans les livres sérieux ou légers, dans les journaux, dans les conversations, enfin dans les mille replis de l’âme et de l’imagination britanniques, dont il s’est emparé et qu’il domine souverainement. Et c’est là ce qui rendait si fausse la situation du parti libéral. M. Chamberlain était bien sûr de le réduire au silence en protestant, au nom de ceux qui étaient morts sur la terre africaine et de leurs familles qui avaient besoin d’une grande consolation, que tant de héros avaient succombé pour une cause juste, à laquelle le développement et le maintien même de l’empire étaient intimement attachés. En parlant ainsi, il remuait la fibre britannique à l’endroit où elle est aujourd’hui la plus vibrante, et il a recueilli des applaudissemens chaleureux, lui qui aurait dû s’attendre à ce qu’on lui demandât sévèrement des comptes. On les lui demandera peut-être plus tard. Pour le moment, on ne voit en lui que le représentant de l’Angleterre, avec ses préjugés, ses idées fixes, ses entraînemens, ses ambitions, toutes choses auxquelles elle n’entend pas renoncer, car elle en est fière : c’est en y persévérant qu’elle espère surmonter des difficultés provisoires et étendre son hégémonie sur l’Afrique orientale tout entière, depuis le Nord jusqu’au Sud. Sans doute, le raid de Jameson a été malheureux, et il est probable que M. Chamberlain en a été complice ; mais, au fond, toute l’Angleterre l’a été avec lui, et n’a d’autre regret que de l’avoir vu piteusement échouer. Il y a eu des erreurs, il y a eu des fautes, soit : les erreurs étaient excusables, les fautes sont réparables, les unes et les autres étaient peut-être inhérentes à une entreprise aussi grandiose. A un certain degré de passion tout se transforme et se transfigure, et l’Angleterre, en ce qui concerne son impérialisme, est montée à ce degré. Elle ne voit que ce qu’elle veut voir ; le reste n’existe pas pour elle ; et l’on n’imaginerait pas quelle prodigieuse ignorance de tout ce qui n’est pas exclusivement britannique elle met à la poursuite du rêve où elle se complaît. Il y aura peut-être des réveils douloureux ; ils ne se sont pas encore produits, quoi qu’on en puisse croire. Les événemens de l’Afrique australe, si graves qu’ils aient paru au reste du monde, n’ont pas ébranlé la confiance de l’Angleterre et ont à peine troublé sa confiante sérénité. Ce sont là de simples incidens, regrettables à coup sûr, mais sans importance durable, et qui laissent intacte la puissance britannique ; on le verra bientôt. Tout le mal est venu de ce que les Boers, ces Boers odieux et méchans, ont attaqué les Anglais qui ne pensaient pas à mal, en violant ainsi toutes les lois de l’humanité ! Le discours de la Reine et ceux de ses ministres répètent cette fable puérile que ce sont les Boers qui ont pris l’initiative et par conséquent la responsabilité de la guerre. Les troupes anglaises n’étaient pas encore réunies, les renforts attendus n’étaient pas arrivés : là est la cause du mal. Elle n’est pas dans la constitution britannique, comme l’a prétendu lord Salisbury ; elle n’est même pas dans l’organisation militaire du pays qu’on a trop critiquée ; elle n’est pas davantage dans les fautes commises sur les champs de bataille. Pour croire cela, il faudrait admettre que tout n’est pas parfait en Angleterre, et que tout ce que font les Anglais n’est pas nécessairement bien : et c’est ce qui n’est ni admis, ni admissible de l’autre côté du détroit. On se prend quelquefois à se demander si ce prodigieux aveuglement n’est pas aussi une force prodigieuse, et il se pourrait bien qu’il en fût ainsi. Là est la source de cette obstination que rien ne décourage, que rien ne lasse, que rien n’abat, et qui, au prix des plus grands sacrifices lorsqu’il a fallu les faire, a jeté dans toutes les parties du monde les fondemens de cet empire que nous trouvons gigantesque et que l’Angleterre estime encore incomplet.

L’Europe juge les choses un peu différemment. A tort ou à raison, elle commence à croire que l’Angleterre n’a pas en main un instrument de guerre adéquat, si on nous permet le mot, à la politique qu’elle poursuit. Nous ne parlons pas de sa flotte, qui est admirable, et qui laisse loin derrière elle les marines des autres puissances les mieux outillées sous ce rapport ; mais ce n’est pas la flotte anglaise qui lutte en ce moment dans l’Afrique australe, et elle ne peut même y servir à rien. On nous a reproché souvent, et nous nous sommes plus d’une fois reproché à nous-mêmes d’avoir fait de grandes entreprises coloniales sans avoir pris la précaution de constituer au préalable une armée adaptée à ce but spécial. On nous en a blâmés ; les journaux anglais ne nous ont pas épargné leurs critiques à ce sujet ; il nous serait facile aujourd’hui de les leur renvoyer. Si nous n’avions pas d’armée coloniale, nous avions du moins à notre disposition l’immense réservoir de l’armée française, où nous pouvions toujours en puiser les élémens. Il y avait sans doute à cela d’assez graves inconvéniens pour notre armée européenne, qui se trouvait un peu désorganisée et affaiblie, et aussi pour nos troupes coloniales, qui étaient composées de soldats trop jeunes et non acclimatés ; mais enfin les ressources ne nous manquaient pas, et nous avons pu suffire à tout. L’Angleterre ne dispose, dans sa propre armée, que d’un réservoir d’hommes beaucoup plus étroit, et, au point où on en est, elle l’a déjà épuisé tout entier. Elle a mis sur pied toutes ses réserves, même celles dont la qualité militaire est pour le moins contestable, et, si elle était obligée de faire un effort plus considérable encore, nous ne voyons pas très bien comment elle s’y prendrait : le récent discours que vient de prononcer le ministre de la guerre, lord Lansdowne, ne peut, sur ce point, faire illusion qu’à ceux qui veulent bien s’y prêter. On dit que le nombre d’hommes dont les Boers disposent est limité et ne peut pas se renouveler. Cela est vrai des Boers, mais l’est aussi des Anglais, et nous souhaitons pour ces derniers qu’ils ne soient pas obligés à recourir à des soldats et à des organisations tout à fait improvisés : on verrait bientôt quelle en est la valeur, et ce serait une leçon salutaire pour ceux qui croient suffisant de se procurer des hommes en temps de guerre, sans leur avoir donné pendant la paix l’éducation, l’endurance et l’esprit militaire indispensables pour les transformer en soldats. Le Boer est naturellement agriculteur et soldat ; il l’est pendant toute sa vie, et là est le secret de sa supériorité sur les champs de bataille, supériorité par laquelle il compense celle du nombre. Il n’est pas non plus très mobile, il ne poursuit pas l’ennemi, il se retranche dans des cantonnemens dont il sort le moins possible ; mais il montre dans les lieux qu’il a choisis, reconnus et fortifiés, une force de résistance qui n’a peut-être d’égale que celle dont les Anglais eux-mêmes ont quelquefois donné l’exemple. Si Wellington a fini par vaincre Napoléon, — encore ne l’a-t-il pas fait à lui tout seul, — ce n’est certainement pas par la supériorité intellectuelle, mais bien par cette froide obstination que ses héritiers contemporains n’ont sans doute pas perdue, mais qui se retrouve, à un non moindre degré, dans les adversaires qu’ils ont aujourd’hui à combattre. Et ici un souvenir se présente d’autant plus naturellement à l’esprit que les Anglais, après leurs premiers échecs, l’ont rappelé eux-mêmes dans leurs journaux, pour justifier cette thèse qu’ils ont le plus souvent commencé par des revers, mais qu’en fin de compte, ils ont vaincu, et plus encore par leur ténacité que par leur courage, quoique celui-ci soit de premier ordre. Ils ont donc parlé des fameuses lignes de Torrès-Védras, où Wellington a tenu en suspens tout l’effort des armées napoléoniennes ; elles sont venues se briser contre cette muraille de fer sans parvenir à l’entamer ; et pourtant elles étaient conduites par des généraux habitués à la grande guerre et composées de soldats héroïques. Mais les Anglais avaient su choisir leur terrain, ils le connaissaient bien, ils s’y étaient fortement cantonnés ; et ils ont eu raison d’un adversaire que l’on croyait supérieur en ressources, et qui l’était certainement en génie. Ce petit angle de territoire portugais a été le théâtre, — nous pouvons le dire, bien que nous en ayons été les victimes, — d’un des événemens militaires les plus glorieux dans les annales du monde. Rien n’a pu vaincre les Anglais dans ce réduit, et ils sont ensuite partis de là pour chasser les armées impériales de toute la péninsule ibérique.

Il se passe quelque chose d’analogue, en ce moment, dans l’Afrique australe, avec la différence que ce sont les Boers qui rappellent les Anglais de Wellington. Ils ont su se retrancher comme eux dans des lignes impénétrables ; ils s’y défendent de même ; enfin tout porte à croire que derrière les premières lignes ils en ont échelonné plusieurs autres, et que, s’ils sont vaincus sur un point, ils défendront leur pays pied à pied, reculant d’un premier retranchement à un second et d’un second à un troisième, sans se lasser ni se décourager, car ils appartiennent, eux aussi, à une race qui a résisté autrefois à des puissances proportionnellement aussi grandes que l’Angleterre peut l’être aujourd’hui, et qui a étendu ses conquêtes jusque sur la mer. Plus d’une armée britannique pourra s’user dans cette lutte où elle rencontrera contre elle, avec l’avantage que donne le terrain, des qualités militaires de la même espèce que les siennes. Comment se terminera l’aventure ? On se le demande en Europe, on n’en sait plus rien, on doute. Au début, à ne considérer que l’inégalité de puissance entre la Grande-Bretagne et le Transvaal, chacun croyait que la première l’emporterait et que les difficultés initiales, auxquelles on s’attendait d’ailleurs pour elle, ne suspendraient pas longtemps la victoire définitive. Aujourd’hui, personne ne serait aussi affirmatif. On est convaincu, en tout cas, que la guerre durera longtemps, et que le prestige dont jouissait l’Angleterre aura quelque peine à s’en relever.

Mais si ces réflexions se présentent inévitablement à nous, il ne pouvait guère en être question, et on n’en a pas dit un seul mot dans le parlement britannique. On a parlé de la guerre presque académiquement, sans aborder les sujets scabreux que sa continuation peut faire naître. Il y a eu une simple passe de rhétorique, et, nous l’avons dit, de rhétorique assez médiocre, entre le gouvernement et l’opposition, la seconde déclarant que si, par impossible, elle arrivait au pouvoir, elle continuerait les hostilités jusqu’au moment où la victoire serait revenue sous les drapeaux de la Reine, et où l’Empire aurait jeté d’inébranlables assises dans l’Afrique australe. Rien ne prouvait, rien n’autorisait à croire que les libéraux seraient, dans cette tâche, plus habiles que les conservateurs : nous reconnaissons même que le contraire parait plus vraisemblable. Le gouvernement qui est aux affaires, quelques fautes qu’il ait d’ailleurs commises, connaît mieux les ressources dont il peut disposer et les a plus en main que ne le ferait un nouveau venu. Alors, à quoi bon changer ? Sir William Harcourt et même sir Henry Campbell Bannerman, puisque c’est ce dernier qui est le leader attitré du parti libéral, montreraient sans doute plus de bon sens et de modération que M. Chamberlain : mais peut-être lord Rosebery en montrerait-il moins que lord Salisbury. Au reste, 168 uns et les autres feraient exactement la même chose : ils enverraient, aussi bien ceux-ci que ceux-là, le plus d’hommes et le plus de munitions possible en Afrique, et les mettraient à la disposition des meilleurs généraux. Or comme le gouvernement actuel expédie, en fait d’hommes et de munitions, tout ce qu’il y en a, on ne voit pas comment un autre ferait mieux ou davantage ; et quant aux généraux, l’Angleterre n’en a pas de supérieurs à lord Roberts et lord Kitchener. La conclusion est que les débats de ce genre sont d’une vanité parfaite. Leur dénouement, quel qu’il fût, ne pouvait avoir aucune influence sur ce qui se passe en Afrique, et cela seul importe. L’Angleterre a voulu la guerre, elle la veut encore, elle n’est pas dégrisée de M. Chamberlain, elle reste foncièrement impérialiste, elle ne rêve que victoires et conquêtes. Dès lors la parole est aux canons, et l’événement seul prouvera si l’Angleterre a eu raison de la leur laisser.

Elle est bien loin du jour où M. Gladstone, par un acte d’honnêteté politique où nous apercevons aujourd’hui un trait de génie, sans doute inconscient, a interrompu une guerre engagée mal à propos contre le Transvaal et a fait la paix avec lui. M. Gladstone s’est aperçu à temps qu’il avait commis une erreur et, suivant notre proverbe, il a pensé que les plus courtes étaient les meilleures. On voit maintenant quelle épreuve il a épargnée à son pays. Mais ce n’est plus l’esprit humain et pacifique de M. Gladstone, ou même de lord Salisbury, qui souffle sur l’Angleterre ; c’est l’esprit durement impérialiste et conquérant de M. Chamberlain. Tout ce qu’on peut dire, c’est que l’ancien esprit, l’ancien système, l’ancienne politique, avaient merveilleusement réussi à nos voisins : les nouveaux ont encore besoin de la consécration de l’expérience, et l’expérience ne fait que commencer.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.