Chronique de la quinzaine - 14 février 1887

Chronique n° 1316
14 février 1887


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 février.

Non, en vérité, depuis longtemps le monde n’avait passé par une crise comme celle qu’il traverse à tâtons, au milieu d’une sorte d’irritante obscurité, depuis quelques semaines. Tous les jours, à son réveil, il se retrouve sous le poids de la même obsession, flottant entre ses désirs et ses craintes, aussi prompt à s’alarmer qu’à se rassurer au moindre signe, allant d’un calme momentané et fatigué à une panique nouvelle. Dans tous les pays, au lieu de s’occuper des affaires intérieures, qui ne manqueraient certes pas aux gouvernemens et aux assemblées, on passe son temps à interroger le classique horizon de l’Europe, à scruter des mesures dont le sens est souvent dénaturé, à attendre les nouvelles qui vont secouer les bourses de toutes les capitales.

Un jour, c’est un emprunt négocié à Berlin en vue de complications prochaines ; un autre jour, c’est l’appel des réserves ou la défense d’exportation des chevaux d’Allemagne. Tantôt c’est quelque parole qui aura échappé ou qu’on aura prêtée à quelque personnage public comme M. de Moltke ; tantôt c’est un article d’un journal allemand lançant ses foudres contre la France. D’heure en heure on reprend le bilan des chances de la guerre et des chances qui restent à la paix. Les impressions se succèdent, se confondent, et, ce qu’il y a de plus curieux, c’est que, lorsqu’on en vient à serrer de plus près les faits, à examiner avec sang-froid l’état réel des divers pays, on ne trouve plus rien de précis; on trouve surtout du bruit, des commentaires sur des intentions présumées. Y a-t-il dans ces masses nationales que la guerre mettrait si terriblement aux prises la moindre animation? On ne découvre sûrement rien de semblable. Y a-t-il eu entre les cabinets de ces explications ou de ces observations qui sont souvent le prélude d’événemens plus graves ? On ne le dit pas du tout. Leti rapports officiels se sont-ils depuis peu envenimés ou tout simplement refroidis? Ils paraissent être ce qu’ils étaient restés jusqu’ici. Jamais il n’y aura eu une aussi étrange contradiction entre ce qu’on peut appeler la vie réelle, les dispositions populaires, les relations avouées des gouvernemens, et l’agitation qui est partout à la surface. La paix est manifestement dans le désir des peuples, la régularité est au moins en apparence dans les rapports de ceux qui décident du sort des nations : n’importe, la campagne continue plus ou moins vive selon les incidens qui se succèdent, et en mettant les choses au mieux, on est réduit, pour se donner une sorte de raison de patienter, à se dire que ce n’est peut-être qu’une affaire de quelques jours encore, que les élections allemandes, qui sont pour le 21, débrouilleront cette situation, qu’elles laisseront voir tout au moins à quoi l’on peut décidément s’en tenir. Ce sera fort heureux ! Il ne reste pas moins vrai que, depuis deux mois, l’Europe vit de cette vie de fièvre, ne sachant plus si elle aura la paix qu’elle désire, quelle espère toujours, ou la guerre qu’elle redoute, dont on ne cesse de lui parler, — que depuis six semaines surtout il y a un poids sur toutes les relations, sur tous les intérêts. Il n’est pas moins évident que s’il y a des excitations factices ou même des spéculations équivoques dans ce trouble universel du jour, il y a nécessairement d’autres causes plus profondes, qui sont dans toute une situation, peut être en partie en Orient depuis quelque temps, sûrement aussi à Berlin, dans la position extraordinaire de l’Allemagne, dans les impatiences d’autorité de celui qui la gouverne. Il y a sans doute des raisons ce toute sorte, avouées ou inavouées, et ce qui est dans tous les cas plus évident que tout le reste, c’est que, si le monde passe aujourd’hui par une de ces crises d’instabilité où la paix semble en péril, si les intérêts souffrent, si tout est suspendu, la France n’y est pour rien.

Que les journaux allemands se plaisent à changer tous les rôles et mettent leur zèle inquisiteur à instruire le procès de notre pays; qu’ils passent leur temps à épier nos moindres gestes et nos moindres paroles, à dénaturer les actions les plus simples pour finir par déclarer que c’est la France qui veut la guerre, que c’est la France qui trouble l’eau, — ils ne font que ce qu’ils ont la triste habitude de faire depuis longtemps. Ils l’ont fait seulement dans ces dernières semaines avec une telle âpreté et de telles exagérations, avec une si visible passion de contre-vérité, qu’on ne les croit plus. Ils peuvent troubler encore quelques têtes allemandes en leur persuadant que la France tout entière est en ébullition, fourbissant ses armes, prête à entrer en campagne, impatiente de suivre le panache de M. le général Boulanger ; ils n’abusent plus personne en Europe, pas même les journaux anglais, leurs bons complices de ces dernières semaines. S’il est effectivement une chose évidente, frappante, avérée pour tous les témoins clairvoyans, reconnue par tous les gouvernemens désintéressés, c’est que la France n’a rien fait qui ait pu donner un prétexte aux récentes alertes de l’Europe, et que, depuis le moment où la crise a paru devenir plus aiguë, elle n’a rien fait pour l’aggraver ; elle a gardé un calme imperturbable. Ce n’est pas que les provocations lui aient manqué : on a fait tout ce qu’il fallait pour émouvoir ses susceptibilités ; on ne lui a épargné ni les coups d’aiguillon, ni les menaces, ni même les démonstrations plus ou moins déguisées qui auraient pu l’inquiéter pour sa sûreté. Elle a opposé à tout une sorte d’impassibilité à laquelle on ne s’attendait peut-être pas. Le gouvernement n’a pas cru devoir réitérer ou multiplier des déclarations qui n’auraient servi à rien ; il n’a pas, que nous sachions, laissé échapper un mot qui ait pu susciter un doute sur ses intentions pacifiques. Nos chambres se sont abstenues de toute interpellation, de toute discussion irritante. La presse elle-même s’est défendue des polémiques violentes et a mesuré ses représailles. Dans ce pays où toutes les excentricités sont possibles, pas une manifestation ne s’est produite. On pourrait dire que la France a étonné le monde par son sang-froid au milieu des excitations, si bien qu’en désespoir de cause, les journaux allemands n’ont plus eu d’autre ressource que d’attribuer ce calme à un mot d’ordre, à une discipline imposée par on ne sait qui : de sorte que si la France cède à ses émotions et parle, elle veut la guerre ; si elle se tait, elle obéit à la discipline !

Au fait, que veut-on d’elle ? — qu’elle respecte les traités ? Elle les observe, elle ne les conteste ni ne les élude ; on ne peut pourtant pas exiger d’elle qu’elle fasse tous les matins ses dévotions à la paix de Francfort, et lorsque autrefois ou disait qu’il fallait « détester les traités et les respecter, » ce mot n’a jamais passé pour une provocation. — Lui demande-t-on d’être correcte, conciliante dans ses rapports avec d’anciens adversaires ? Dix ministères se sont succédé, qui tous ont mis leurs soins à rendre la paix facile par la correction de leur attitude et de leurs rapports, on le reconnaît. — La France, dit-on, est trop occupée de la reconstitution de sa puissance militaire, de ses armemens ; mais ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle a entrepris cette tâche, et M. le ministre de la guerre qu’on met en scène à tout propos, dont on exagère l’importance par une tactique trop facile à saisir, M. le ministre de la guerre ne fait que continuer ce que ses prédécesseurs ont commencé. Il y a quinze ans que la France est à l’œuvre, et elle y était d’autant plus obligée qu’elle venait d’être cruellement éprouvée, qu’elle avait tout à refaire, même sa frontière, qu’elle ne pouvait rester une grande nation qu’en reconstituant ses forces pour sa défense, sans arrière-pensée de provocation. Elle en eut toujours là. — Soit, poursuit-on, mais la France peut avoir des ministères moins pacifiques qui seraient tentés de se servir de son armée reconstituée, ou bien elle peut saisir l’occasion si l’Allemagne venait à être engagée dans d’autres complications. Où veut-on en venir avec ces calculs ? Voudrait-on déchaîner la guerre pour des soupçons, pour des conjectures? Prétend-on, par prévision des conflits hypothétiques de l’avenir, obliger dès ce moment la France à relever un défi ou à rendre les armes? Elle répondra sûrement, sans faiblesse comme sans jactance, qu’on vienne les prendre ; mais alors il sera avéré devant l’univers qu’elle ne combat pas uniquement pour sa propre cause, qu’elle représente les indépendances offensées, même l’équilibre de l’Europe, qu’elle aura été réduite à l’inexorable extrémité de repousser la plus inique des agressions, qu’elle n’aura ni justifiée ni provoquée.

C’est là simplement la vérité. Non, ce n’est pas de la France que viennent les menaces, les démonstrations agitatrices, les défis qui troublent l’Europe ; ils viennent de ceux qui ne peuvent souffrir aucune contradiction, qui se font les interprètes batailleurs, agressifs d’une politique de domination et de dictature pour l’Allemagne. M. de Bismarck, le tout-puissant chancelier de cet empire allemand qu’il a créé, qu’il soutient de son génie, est un homme assez supérieur, assez clairvoyant pour ne pas se méprendre. Lorsqu’il désavouait récemment toute pensée d’agression contre la France, il était sincère sans doute, comme il l’est toujours, avec une audace qui ne laisse pas d’être calculée ; mais il subit lui-même les inconvéniens de la prépotence qu’il s’est faite, et il n’est pas à l’abri des périlleuses fascinations, des tentations de toutes les prépotences. Le chancelier de Berlin par le toujours de la paix, premier et dernier mot de ses combinaisons : rien de mieux assurément que de mettre la paix dans ses discours. Il la comprend toutefois, il faut l’avouer, avec une étrange liberté, et il emploie pour la maintenir des moyens passablement extraordinaires qui suffiraient souvent à la compromettre; il l’entend et il la pratique un peu en dictateur, jouant avec les alliances comme avec les intérêts des peuples, uniquement préoccupé de tout plier à ses desseins, aux calculs de sa politique. Napoléon, et ce n’est point apparemment rabaisser M. de Bismarck que de rappeler ce nom. Napoléon, lui aussi, parlait de la paix, bien entendu d’une paix qui ne pût pas le gêner dans sa puissance. Chaque guerre qu’il entreprenait, il la faisait par prévoyance, pour ne pas laisser grandir une difficulté, une hostilité qu’il pressentait; il commençait toujours par prétendre qu’on armait contre lui ! Il se jetait successivement sur l’Autriche, sur la Prusse, même sur la Russie, il serait allé à Londres s’il l’avait pu, pour conquérir la paix, une paix qui chaque fois devait être définitive. Et c’est avec ce beau système qu’il arrivait à faire de son omnipotence le plus lourd et le plus oppressif des fardeaux pour l’Europe. Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’il s’en rendait compte lui-même avec la sagacité du génie. On se souvient de ce mot singulier; comme il demandait un jour familièrement à M. de Ségur ce qu’on penserait, ce qu’on dirait de lui s’il disparaissait suintement, et que M. de Ségur mettait tout son art à lui dépeindre le deuil universel, à parler des regrets que sa mort inspirerait, « vous vous trompez, reprit vivement Napoléon, on dira ouf! » c’est ainsi que finissent quelquefois les prépotens!

Le chancelier de Berlin n’en est pas là sans doute, il n’est pas allé jusqu’au bout, — il n’a pas fait la campagne de Russie ! Il ne peut cependant se dissimuler la réalité de sa position. Il vient de faire, pendant quelques semaines, l’expérience du danger de ces puissances excessives qui sont comme un poids sur un continent. Il l’a vu s’il l’a voulu : il n’est pas un pays où il n’y ait aujourd’hui le sentiment intime, profond, que seul il dispose des événemens, que tout dépend d’un mot de lui, et où il n’y ait aussi ce malaise inévitable que cause un pouvoir exorbitant dont un geste, un mouvement, peut bouleverser toutes les relations en même temps que le crédit universel. C’est si bien le secret de la situation, qu’il y a quelques jours à peine, un éminent écrivain russe, qui passe pour avoir la faveur de l’empereur Alexandre III, qui, dans tous les cas, a une sérieuse autorité dans son pays, M. Kaikof, croyait devoir se redresser contre cette toute-puissance. Il parlait, bien entendu, au point de vue russe, l’œil tourné vers l’Orient ; il conseillait d’un ton un peu hautain à M. de Bismarck, après les grandes choses qu’il a réalisées dans sa vie, de se déclarer satisfait, de se borner à consolider son œuvre, de renoncer à tout autre dessein, « notamment à la prétention d’exercer une dictature sur le monde, idée napoléonienne qui, comme on le sait, n’a pas réussi au premier Napoléon. » Il n’y a certes pas dans tout cela de quoi blesser l’orgueil de M. de Bismarck, il y a peut-être de quoi réveiller chez ce grand calculateur le sentiment de sa redoutable responsabilité. Le moment est venu, en effet, pour lui de choisir : il peut se laisser entraîner par une fascination de puissance, se croire intéressé à aller jusqu’au bout, à délier l’inconnu, et alors il est malheureusement clair que le monde serait livré à d’effroyables aventures ; il peut aussi, par une inspiration plus heureuse, s’arrêter comme il l’a fait plus d’une fois, consacrer ses derniers efforts à « consolider son œuvre, » comme le lui a dit M. Kaikof, se faire le gardien, le protecteur de la paix, comme il l’a dit lui-même si souvent, — Et à coup sûr son ascendant moral n’en serait pas diminué en Europe.

Resterait à savoir quelle influence auront sur le choix du chancelier ces élections qu’il a si violemment brusquées pour conquérir son septennat, qui sont devenues par la force des choses un événement européen autant qu’une affaire allemande. Ces élections, elles seront faites dans quelques jours, elles décideront tout, elles éclairciront, dans tous les cas, quelque peu la situation. Ce qui est certain, c’est que M. de Bismarck n’aura rien négligé pour obtenir du scrutin populaire la majorité qu’il désire, dont il a besoin pour avoir son armée fortifiée, libre du contrôle parlementaire. Il a fait jouer tous les ressorts. Il a sinon encouragé, du moins toléré cette campagne des bruits de guerre, au risque de laisser développer et grossir une tempête qui a pu le servir auprès des électeurs, que seul maintenant il peut apaiser; mais de tous les moyens dont s’est servi M. de Bismarck pour avoir le succès dans ses élections, le plus imprévu ou le plus étrange, est, sans nul doute, l’intervention du pape. Léon XIII, en fin politique, n’a pas refusé de faire écrire à son nonce à Munich pour presser les catholiques du centre de se rallier au septennat. Il l’a fait, il ne l’a pas caché, pour être agréable à l’empereur et au chancelier; il l’a fait aussi, on peut bien le penser, dans l’esp ir de décider le gouvernement de Berlin à effacer ce qui reste des lois de persécution religieuse; il est intervenu enfin parce qu’il n’a VII, dans le vote demandé aux catholiques allemands, rien que de favorable à la paix. De sorte qu’avec ces bruits de guerre, qui ont pu émouvoir bien des esprits, et cette intervention du pape, qui aura sûrement son influence sur les électeurs catholiques, même sur les candidats qui résistent encore, le septennat a bien des chances de trouver une majorité. M. de Bismarck aura vraisemblablement sa victoire; il ne l’aura pas obtenue sans peine. Tout ce qu’on peut désirer, c’est que le succès de ce septennat, puisque septennat il y a, soit le signal de la fin des agitations, d’un commencement de paix dans les esprits.

Pour le moment, tout ce qu’il y a de sagesse dans nos chambres se réduit à un silence complet et expressif sur ces affaires du jour auxquelles elles n’auraient pu toucher sans péril, sans créer des embarras à ceux qui sont chargés du gouvernement de la France. C’est encore quelque chose d’avoir su résister à la tentation et éviter une occasion facile d’indiscrétions, de légèretés coupables ou de déclamations oiseuses. On en a été quitte, au Palais-Bourbon, pour se dédommager et prendre sa revanche avec le budget, où nos députés se seraient inévitablement perdus si la discussion se fût prolongée, s’il n’avait fallu se hâter pour essayer d’échapper à la déplaisante nécessité d’un nouveau douzième provisoire. On a fini par tout voter un peu pêle-mêle, au pas de course, non sans se donner chemin faisant le plaisir de quelques économies improvisées au hasard du scrutin, et il en est résulté ce qu’on appelle le budget u d’attente, u c’est-à-dire un budget qui ne résout rien, qui ne règle rien, qui laisse tout en suspens. Comme s’il n’était pas assez confus, cependant, on y a ajouté, par passe-temps, un article de fantaisie invitant le gouvernement à proposer ou à étudier un impôt sur le revenu. L’auteur de la motion n’y allait pas de main légère; il proposait du premier coup un impôt a unique et progressif.» La chambre s’est arrêtée devant ces mots suspects; elle s’est bornée à accepter le mot vague d’impôt sur le revenu, et encore le partage des voix indique-t-il que le plus simple effort du gouvernement aurait suffi pour écarter cette fantasmagorie d’un impôt dénué de sens dans un pays où tous les revenus sont déjà atteints. Le fait est qu’on a probablement tenu au mot par une sorte d’habitude ou de faiblesse de parti : il y est, on l’a voté pour en finir, en s’ajournant d’un commun accord au prochain budget, où la question reviendra sans doute avec toutes ces autres questions plus sérieuses, — Et l’équilibre financier, et la liquidation des déficits, et le budget extraordinaire, et les réformes fiscales, administratives, qu’on ne cesse de se promettre.

On parle toujours de réformes, surtout de celles qu’on n’accomplira jamais parce qu’elles sont irréalisables ; la plus pressante, la plus nécessaire pour le moment serait de rentrer dans l’ordre, de revenir aux sévères et fortes traditions financières, d faire revivre dans l’administration publique l’esprit d’économie et de prévoyance, de ne pas mettre l’intérêt électoral partout, même dans la protection de la fraude et des fraudeurs. La plus utile des réformes pour les politiques du jour serait de se réformer eux-mêmes, de comprendre qu’on ne gouverne pas un pays avec des passions de parti et de secte, de n’être pas sans cesse à soulever des questions oiseuses ou irritantes, comme cette commission qui, à l’heure qu’il est, vient de trouver le moyen de voter la séparation de l’église et de l’état ! c’est une œuvre vaine, sans doute ; le gouvernement n’a pas caché qu’il ne la soutiendrait pas et la chambre ne la sanctionnera pas ; mais n’admire-t-on pas l’à-propos de ces commissaires ? Ils choisissent bien leur moment, lorsque le gouvernement de l’Allemagne offre le spectacle de son alliance avec le chef de l’église, lorsqu’on France on devrait avant tout éviter tout ce qui peut diviser les esprits. M. le président Floquet, il faut l’avouer, était mieux inspiré, lorsque, ces jours derniers, payant un juste hommage à la mémoire de M. Raoul Duval, mort si prématurément dans le plein éclat de sa carrière, il ajoutait que « l’apaisement doit être la première loi de notre politique. » C’était parler avec justice et avec le sentiment vrai des intérêts de la France.

Les crises qui émeuvent le monde aujourd’hui sont de celles où sont plus ou moins engagés tous les pays, les uns directement, les autres indirectement. Elles pèsent sur toutes les politiques, sur toutes les sécurités, elles intéressent tout le monde, parce qu’on sent bien que les conflits entre grandes puissances du continent ne pourraient plus guère désormais être circonscrits. Aussi faudrait-il se garder d’ajouter à des dangers réels ces excitations factices qui compliquent et enveniment tout ; ce serait la plus simple sagesse. L’Angleterre, il faut l’avouer, ne s’est pas donné jusqu’ici dans ces crises un rôle des plus brillans, des plus utiles, au moins par ses journaux, qui, après avoir fait tout ce qu’ils ont pu pour allumer le feu, commencent peut-être à s’apercevoir qu’avec leurs polémiques et leurs commentaires, ils n’ont servi ni les intérêts de la paix, ni les intérêts de leur pays. L’Angleterre, pour prendre ce rôle de boutefeu que lui donnent ses journaux, pour faire ainsi la leçon aux autres peuples, n’est point elle-même, après tout, dans une situation si facile et si favorable. Elle est engagée comme les autres par sa politique, par ses intérêts, dans les conflits qui peuvent menacer le monde à l’Orient ou à l’Occident, et, de plus, elle a autant que d’autres ses propres embarras : elle a ses partis décomposés, son ministère assez mal équilibré, et l’Irlande qui est toujours là, attendant ce qu’on fera pour elle.

Depuis que le parlement s’est réuni et a entendu la lecture du discours de la reine qui a inauguré la session nouvelle, quinze jours sont déjà passés, et ces quinze jours ont été employés à une discussion de l’adresse, qui autrefois était expédiée en une séance, qui maintenant traîne pendant des semaines. On a tout abordé : la démission de lord Randolph Churchill, les affaires extérieures, les affaires d’Egypte, les affaires irlandaises, — Et, en définitive, après des débats assez décousus, presque aussi décousus que ceux de notre chambre, on n’est arrivé à rien de clair et de précis ; on touche à peine au terme. On attribue ces lenteurs au système d’obstruction pratiqué par les Irlandais, et on a même présenté un projet de nouveau règlement, que M. Gladstone avait déjà proposé, que lord Salisbury a repris, pour hâter l’expédition des affaires, pour dégager les discussions ; c’est aussi l’effet de toute une situation qui ne dépend pas d’un expédient de réglementation parlementaire. Le ministère conservateur se ressent visiblement de la dernière crise où il a failli disparaître presqu’à l’improviste, et d’où il n’est sorti que péniblement, avec une politique quelque peu diminuée, avec une autorité pour le moins contestée et partagée.

La vie devient laborieuse et dure pour le ministère Salisbury. Rien ne le prouve mieux que la difficulté qu’a eue le nouveau chancelier de l’échiquier, M. Goschen, à obtenir une élection à la chambre des communes pour pouvoir rester dans le cabinet. M. Goschen est sans doute un homme supérieur par ses talens, par son expérience des affaires ; il représente de plus cette alliance des libéraux modérés avec les conservateurs, qui est peut-être ce qui répond le mieux aujourd’hui à l’état de l’opinion, sans laquelle, dans tous les cas, le gouvernement est à peu près impossible dans le parlement tel qu’il est composé. Malgré tout, malgré l’alliance des amis de lord Hartington et des conservateurs, M. Goschen n’a pas moins échoué une première fois à Liverpool ; il a été vaincu au scrutin par un partisan de M. Gladstone. Il a fallu que le représentant du quartier Saint-George, à Londres, lord Algernon Percy, se dévouât et donnât sa démission pour épargner au chancelier de l’échiquier quelque nouvelle mésaventure électorale dans une circonscription moins sûre. L’élection de M. Goschen dans ces conditions n’est peut-être qu’un succès assez modeste. Évidemment, la démission passablement cavalière de lord Randolph Churchill est restée un coup assez sensible pour le ministère tory: non pas que le jeune et impétueux descendant des Marlborough fût un chancelier de l’échiquier bien sérieux; mais le coup de tête par lequel il s’est évadé du pouvoir a été le signe visible de dissentimens dont des explications récentes ont dévoilé la gravité. Ces explications, accompagnées de la divulgation d’une correspondance de l’ancien ministre avec le chef du cabinet, ont prouvé qu’il y a quelques semaines lord Salisbury voyait « l’aspect du continent très noir, » qu’il croyait à la possibilité pour l’Angleterre d’être entraînée dans « une guerre imminente, » qu’il jugeait une augmentation des forces britanniques absolument nécessaire. Lord Randolph Churchill, lui, trouvait que tout le danger était dans le système qu’on suivait, qu’une politique étrangère plus sage pourrait soustraire l’Angleterre aux luttes continentales et la tenir en dehors des luttes allemandes, russes, françaises ou autrichiennes. Il a ajouté que la politique extérieure qu’on pratiquait lui paraissait « à la fois dangereuse et sans méthode. « Il l’avait déjà dit dans ses lettres, il l’a répété à la chambre des communes avec une certaine âpreté, qui n’a peut-être pas laissé d’embarrasser ses anciens collègues. Puis il est parti pour le continent, et, en panant, il a lancé sa flèche contre l’alliance des libéraux qu’il a comparée à une « béquille » sur laquelle lord Salisbury prétend s’appuyer Tout cela ne prouve pas que le ministère de la reine Victoria soit dans des conditions bien libres et bien aisées pour conduire la politique extérieure de l’Angleterre comme il le voudrait peut-être.

Une autre difficulté qui s’est élevée, qui ne pouvait manquer de s’élever dans la discussion de l’adresse, c’est cette éternelle question irlandaise, au sujet de laquelle lord Randolph Churchill n’était peut-être pas plus d’accord avec son chef que sur tout le reste. Sans doute, le ministère, avec l’appui des libéraux amis ou alliés de lord Hartington et de M. Goschen, est assuré d’avoir une majorité dans les affaires d’Irlande, et cette alliance a des chances de se maintenir tant qu’on reste dans des termes généraux, tant qu’on ne parle que de sauvegarder l’unité de l’empire britannique. On s’est entendu, on s’entendra sur ce premier point; mais c’est précisément là que la difficulté sérieuse commence. Il s’agit toujours de savoir à quoi doit conduire cette entente, ce qu’on fera d’un commun accord pour l’Irlande. Jusqu’ici, la politique ministérielle ne s’est manifestée que par des mesures de coercition, qui n’ont eu d’autre résultat que de provoquer une recrudescence d’agitation en Irlande et de nouveaux efforts des chefs de la ligue nationale. Aux répressions, aux saisies des débiteurs récalcitrans, aux procès, les Irlandais ont répondu par des émeutes à Belfast et ailleurs, surtout par ce fameux « plan de campagne » qui est devenu le thème de toutes les polémiques, qui est tout simplement une convention entre les chefs de la ligue et les fermiers pour payer aux propriétaires ce qu’on voudra. On enverra des soldats, on multipliera les procès : la question ne reste pas moins telle qu’elle est depuis longtemps entre l’Angleterre et l’Irlande, telle qu’elle vient de se reproduire devant le parlement. M. Gladstone n’a rien dit encore; il n’a même pas paru à la chambre des communes; mais un de ses lieutenans, M. John Morley, a relevé le drapeau de la politique du vieux chef libéral, et la cause irlandaise a trouvé en M. Parnell son avocat le plus naturel. M. Parnell a proposé un amendement, il l’a soutenu avec une singulière dextérité de logique, avec autant de souplesse que de vigueur, évitant d’embarrasser les libéraux dont il a besoin, éludant les explications sur le « plan de campagne » que les légistes ont déclaré une illégalité. Le gouvernement, représenté dans le débat par sir Michael Hicks-Beach, s’est défendu comme il a pu, en invoquant toujours la nécessité de rétablir avant tout la paix sociale, de faire respecter la loi et la propriété. Il aura raison au scrutin; l’amendement de M. Parnell, qui blâme la politique irlandaise du cabinet et lui oppose l’éternel home rule, sera sûrement repoussé! Qu’en sera-t-il le lendemain? On ne sera pas beaucoup plus avancé.

On préparera, on prépare, dit-on, des lois nouvelles mêlées de concessions et de répressions. Malheureusement ce qui arrivera est connu d’avance. Si ces lois nouvelles ne donnent pas aux Irlandais ce qu’ils demandent, elles seront impuissantes; elles ne rétabliront pas la paix, elles ne désarmeront pas la résistance. On ne vaincra pas avec des palliatifs cette immortelle insurrection qui a tout un peuple pour complice, dont les chefs se succèdent et s’appellent Parnell, Sexton, Dillon, quand ils ne s’appellent plus, depuis longtemps, O’Connell. La cruelle fatalité de cette affaire irlandaise pour l’Angleterre, c’est que tous les partis ont également raison : les conservateurs et les libéraux de tradition, quand ils sentent que ce que réclame l’Irlande atteint l’unité de l’empire britannique; M. Gladstone et ses amis, quand ils prétendent qu’on ne pourra réconcilier l’Irlande que par une politique de généreuse réparation et de libérale équité. Ce n’est pas le ministère de lord Salisbury qui paraît destiné à dégager victorieusement l’Angleterre de cette fatalité. Il n’est pas assez fort, et, dans le jeu incessant des partis anglais, il n’est point impossible qu’avant peu l’expérience assez peu brillante des conservateurs ne tourne au profit de M. Gladstone ou d’une politique libérale à l’égard de l’Irlande.

Voilà donc l’Italie, à son tour, placée entre ses préoccupations de diplomatie européenne et les intérêts plus lointains qu’elle s’est créés dans la Mer-Rouge, allant de l’un à l’autre et bronchant, elle aussi, sur sa route, à 1 improviste, dans une crise ministérielle. Ce qu’il y a d’assez curieux, c’est que cette crise, survenue à Rome à la suite d’une mésaventure aussi pénible qu’inopportune, n’est point sans quelque analogie avec ce qui s’est passé à Paris, il y a deux ans, à l’occasion de nos affaires du Tonkin. Un ministère français y a péri, frappé à mort par une balle égarée de Langson, arrivée à Paris sous la forme d’une dépêche malencontreuse ; le ministère de Rome vient d’avoir son Langson, et est tombé presque dans les mêmes conditions, victime des expéditions lointaines. Comment tout cela s’est-il passé à Rome ?

L’Italie, on le sait, a fait comme d’autres son rêve de politique coloniale. Elle est allée, il y a quelques années, camper à Massouah dans la Mer-Rouge, et, une fois maîtresse de ce point du littoral, elle s’est hâtée naturellement d’étendre, pour sa sûreté, son rayon d’occupation, en établissant quelques forts avancés à dix ou douze heures de marche de Massouah. C’était une précaution militaire toute simple. Malheureusement, les Italiens se trouvaient dès lors en contact avec un monde peu connu, avec l’Abyssinie, dont le souverain, le négus ou roi Jean, est un prince ombrageux qui avait peut-être lui-même des vues sur Massouah et qui ne pouvait voir sans jalousie une occupation étrangère. Les relations, cependant, semblaient être restées d’abord assez pacifiques. Une mission composée du comte Salimbeni et de quelques-uns de ses compatriotes avait pu même, disait-on, pénétrer en Abyssinie, et dernièrement encore, ayant à répondre à des craintes manifestées dans le parlement, le ministre des affaires étrangères, le comte de Robilant, avait parlé assez dédaigneusement des quelques brigands que les soldats italiens pouvaient avoir tout au plus à repousser. On en était là, lorsque le commandant des troupes d’occupation à Massouah, le général Gêné, a appris, par une espèce de sommation, que le comte Salimbeni et ses compagnons étaient captifs et peut-être en péril de mort, que des forces abyssiniennes considérables s’avançaient aux ordres d’un lieutenant du négus, Ras-Alula. Ces forces avaient attaqué un des postes italiens avancés, le fort de Saati et avaient été repoussées ; le lendemain, elles avaient pris leur revanche. Quelques compagnies italiennes, surprises en marche par les soldats de Ras-AluIa, avaient été taillées en pièces et massacrées. Bref, cinq ou six cents hommes avaient péri ! Ces nouvelles, tombant brusquement à Rome, y ont excité une émotion extraordinaire assurément justifiée et par la mort de tant de braves gens et par l’insulte faite au drapeau italien. Le ministère s’est hâté de demander un crédit de 5 millions pour envoyer des forces nouvelles à Massouah. Le crédit, bien entendu, n’a point été refusé ; mars, dès le premier moment, il y a eu dans la chambre un sentiment visible de malaise ou de défiance ; on a commencé à récriminer contre l’imprévoyance des ministres ; on s’est souvenu des paroles un peu légères prononcées il y a quelques jours à peine par M. de Robilant, et nombre de députés, en votant sans marchander le crédit de 5 millions, ont tenu à réserver leur opinion sur la politique du gouvernement. Le chef du cabinet, M. Depretis, a énergiquement insisté pour avoir un vote de confiance complet, sans réserve ; il l’a eu sans doute ; il ne l’a obtenu toutefois qu’à une petite majorité qui l’a laissé évidemment affaibli. De là cette crise nouvelle, qui a commencé par la démission du général de Robilant et qui est devenue aussitôt la crise du cabinet tout entier.

C’est un ministère à recomposer, et la crise, on peut en convenir n’est guère opportune dans un moment où le comte de Robilant, au dire des nouvellistes, aurait été fort occupé à renouveler l’alliance de l’Italie avec les grands empires du centre. Quel genre d’avantages M. de Robilant était-il occupé à conquérir dans ces négociations mystérieuses, dont il avait, dit-on, tous les fils dans les mains? On serait peut-être un peu embarrassé de le préciser, et M. de Robilant lui-même est un homme à l’esprit trop sérieux, trop droit pour engager son pays dans des entreprises qui pourraient aussi être des aventures. Ce sont des imaginations de nouvellistes. Que M. de Robilant garde la direction des relations extérieures à Rome avec M. Depretis demeurant premier ministre, ou qu’un autre cabinet se forme, la meilleure politique pour l’Italie sera toujours celle qui s’occupera de ses affaires, de cette récente affaire de Massouah d’abord, sans se perdre dans de trop profondes combinaisons de diplomatie européenne ou dans des rêves trop indéfinis d’extension coloniale. Qu’elle cultive son jardin; il est assez beau et assez en sûreté désormais pour que l’Italie n’ait rien à craindre ni rien à envier.


CH. DE MAZADE.


LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE

La liquidation de fin janvier s’est faîte sur toutes les places de l’Europe dans les conditions les plus défavorables, au milieu d’une panique universelle, sous le coup des réalisations désespérées de la spéculation qui s’était portée sur les fonds d’état.

Ce n’est pas la crainte d’une guerre imminente qui a déterminé ce krach des rentes françaises et étrangères. Déjà les inquiétudes provoquées par les discours de M. de Bismarck au Reichstag étaient en partie dissipées. On savait qu’il fallait s’attendre à l’éclosion de nouvelles rumeurs alarmantes destinées à intimider les électeurs en Allemagne et à favoriser la nomination d’un Reichstag où la majorité serait mieux disposée que dans le précédent au vote du septennat militaire. Mais on comptait sur la parole donnée par le chancelier que l’Allemagne n’attaquerait pas la France, et l’on était absolument rassuré, aussi bien à Vienne et à Berlin qu’à Paris, sur les desseins de la France à l’égard de l’Allemagne.

Ce n’est pas non plus à des exigences subites de l’argent, à une élévation anormale des taux de report, que l’on peut attribuer l’effondrement des derniers jours de janvier. Le marché monétaire avait repris son allure habituelle, au point que la banque d’Angleterre, après la banque de l’empire d’Allemagne, a pu abaisser le taux de son escompte. Si, le jour de la liquidation, les acheteurs de rentes en spéculation à la coulisse ont dû payer jusqu’à 0 fr. 75 et 0 fr. 80 de report, ce n’est pas que les capitaux fissent défaut, car on reportait à 0 fr. 15 au parquet, mais la crise venait d’amener un resserrement général des crédits, et la spéculation à la hausse a sombré parce que, dans la grande majorité des cas, on a refusé de la reporter.

Nous avons dit ici, il y a quinze jours, que l’on avait usé sans mesure depuis de longs mois, sur les grands marchés européens, de la force que pouvait donner l’organisation des syndicats sur la plupart des fonds d’état. Toutes les exagérations commises sur le Hongrois, l’Italien, l’Extérieure, le Portugais et les rentes françaises se paient aujourd’hui. Sans doute, la liquidation des syndicats eût été infiniment moins désastreuse si l’état politique de l’Europe avait été plus satisfaisant et si la crainte d’une guerre imminente n’avait pas précipité a catastrophe. De toute façon, une baisse importante se serait produite A supposer que le plus grand calme eût régné sur le continent, et que même la question bulgare eût abouti à un règlement pacifique, la reprise industrielle et commerciale qui s’annonçait dans les derniers mois de 1886 par tant de symptômes significatifs eût suffi pour forcer les promoteurs de la hausse des fonds d’état à lâcher prise.

Il est incontestable que les circonstances se sont mal prêtées à une terminaison heureuse et graduelle d’une si longue campagne de hausse. Comment des marchés financiers, surchargés d’engagemens, auraient-ils résisté à une avalanche de faits et de nouvelles qui tous tendaient à présenter comme prête à éclater une grande guerre européenne ? Il suffit, pour constater que les marchés ont encore fait preuve d’une grande solidité, de rappeler qu’en moins de quinze jours le monde financier a vu se succéder : l’article du Daily News et celui de la Post, l’appel pour un service de douze jours de 73,000 réservistes allemands, l’annonce de la convocation des délégations austro-hongroises en vue de l’adoption de mesures importantes et de crédits considérables pour la défense de la monarchie, l’interdiction d’exportation des chevaux en Russie et en Autriche, la nouvelle d’un prochain appel de cent mille hommes de réserve en Russie, l’insuccès des négociations engagées à Constantinople pour le règlement de l’affaire bulgare, les propos belliqueux attribués à M. de Moltke, le discours du statthalter d’Alsace-Lorraine, les articles de la Gazette de Moscou, le désastre des Italiens à Massouah, la crise ministérielle qui s’en est suivie à Rome, le vote des 86 millions du budget extraordinaire de la guerre à Paris et les commentaires de la presse allemande sur ce vote.

La conviction bien arrêtée que toute cette agitation, si dangereuse pour le maintien de la paix, au cas où la France se fût montrée moins calme et moins réservée, n’a pour objet que d’assurer le triomphe du septennat dans le prochain Reichstag, explique suffisamment que la réaction n’ait pas fait de nouveaux progrès depuis la liquidation.

Le marché est en effet devenu beaucoup plus calme; il subit encore quelques mouvemens brusques en hausse ou en baisse; cependant les grands coups de panique ne se sont plus reproduits. Les écarts d’un jour à l’autre sont moins considérables, et les tendances sont, sinon à la hausse, du moins à la consolidation des cours. Du reste, les transactions sont en quelque sorte suspendues. Malgré l’importance extraordinaire des paiemens à effectuer après la liquidation, les intermédiaires se sont tirés à leur honneur de ce pas difficile. Tous les engagemens ont été réglés, mais cette ponctualité si remarquable n’a pas été obtenue sans de grands sacrifices. Aujourd’hui, les intermédiaires conservent une grande défiance à l’égard les uns des autres, et non pas seulement à l’égard de certains de leurs cliens. Les crédits sont étroitement limités, et les ordres à terme reçus avec circonspection.

Quant au marché du comptant, il a montré pendant quelques jours d’excellentes dispositions. Les capitaux semblaient vouloir revenir en masse à la Bourse. Sur les fonds publics, la demande était très empressée, et l’on cotait des cours bien plus élevés qu’à terme. On a atteint ainsi jusqu’à 79 francs sur le 3 pour 100 et 83 francs sur l’amortissable. On commençait à escompter des rentes, comme si le titre allait faire brusquement défaut.

Cette ardeur de l’épargne s’est bientôt attiédie, et même, vers la fin de la semaine, transformée en un semblant de méfiance. Le vote malencontreux de la chambre en faveur de l’établissement, à partir de 1888, d’un impôt sur le revenu, n’a pas été étranger à ce fâcheux revirement. Il est incontestable, au surplus, que dans l’innombrable armée des porteurs d’obligations quelques-uns ont pris peur, ou du moins ont pensé que la situation comportait des mesures de prudence. De là des ventes de titres assez continues pour que la plupart des catégories d’obligations, soit du Crédit foncier, soit des compagnies de chemins de fer, aient fléchi depuis le commencement de la crise d’une dizaine de francs.

Dans quelques semaines, lorsque les appréhensions relatives à l’imminence d’une guerre entre la France et l’Allemagne, ou d’une conflagration en Orient, auront disparu, cette faiblesse passagère sut le marché des obligations sera promptement dissipée. En tout cas, l’occasion est assurément propice pour tous les capitaux disponibles. Les cours actuels ont été pendant longtemps dépassés et ne tarderont guère à l’être encore.

Depuis la liquidation, les cours de nos trois fonds publics et de la plupart des fonds étrangers ont subi les variations suivantes :


Compensation


1er février. 12 février. Différences
Rente 3 pour 100.. 77.70 77.10 — 0.60
Rente amortissable. 81. 80 81.45 — 0.35
Rente 4 1/2 106.15 106.25 + 0.10
Italien 93.»» 92.70 — 0.30
Hongrois 76. »» 76.50 + 0..50
Extérieure 60. 50 60.75 — 0.25
Portugais 50.50 51.62 + 1.12
Unifiée 355.»» 357.50 + 2.50
Turc 13.25 13.05 — 0.20


L’Italien, qui a été précipité jusqu’à 90, aurait repris plus vivement encore si les incidens de Massouah n’avaient obligé le cabinet italien à donner sa démission. Cette complication inattendue a retardé les achats. En général, les cours actuels sont un peu plus élevés sur les fonds publics qu’au commencement de la quinzaine ; il n’y a d’exception que sur nos deux rentes 3 pour 100, sur l’Italien et le Turc. L’amélioration s’est portée aussi sur les obligations helléniques, sur les billets hypothécaires de Cuba et sur la plupart des fonds russes.

Au contraire, les titres des établissemens de crédit ont été l’objet de nouvelles réalisations. La Banque de France a perdu 50 francs à 4,100 francs; le Crédit foncier, 7,50 à 1,280; la Banque de Paris, 15 à 665; le Crédit lyonnais, 5 à 530; la Banque d’escompte, 16 à 443 ; la Société générale, 7 à 452; la Banque parisienne, 27 à 367; la Franco-Égyptienne, 5 à 480; la Banque ottomane, 5 à 477.

Le Suez a reculé encore de 30 francs à 19.20; le Gaz, de 20 francs à 14.25; les Omnibus, de 30 francs à 10.90; la Compagnie transatlantique, de 7 francs à 490. Les Voitures, les Messageries, le Panama, le Télégraphe de Paris à New-York n’ont pas fléchi. L’action Franco-Algérienne s’est relevée de 12 à 15 francs à 95.

Les actions des Chemins français ot étrangers se sont maintenues à peu près aux cours de compensation, sauf celles des Autrichiens, qui ont fléchi de 22 francs à 467.


Le directeur-gérant : C. BULOZ.