Chronique de la quinzaine - 14 février 1871

Chronique n° 932
14 février 1871


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 février 1871.

Le moment viendra bientôt, nous l’espérons, où la France, délivrée de l’irritante surveillance d’un implacable ennemi et laissée seule en tête-à-tête avec elle-même, pourra sonder ses misères et songer à les réparer. Ce moment n’est pas venu, notre sol n’est pas libre, nos cœurs sont sous le poids de l’invasion, et nous pouvons à peine voir des yeux de l’esprit au-delà de cette sphère restreinte où nous vivons captifs depuis cinq mois. Nous sommes encore aujourd’hui dans un de ces états dont on sent l’amère gravité et qu’on ne peut trop définir. Ce n’est point la guerre, puisque toutes les hostilités sont suspendues, puisque le bruit lugubre du canon a cessé dans nos campagnes comme sous nos murs ; ce n’est point la paix non plus, puisque rien n’est décidé, puisque nous ignorons jusqu’aux conditions qu’on met au rétablissement de cette paix qui est pourtant dans l’intérêt de l’Allemagne aussi bien que dans l’intérêt de la France ; c’est un armistice, dernier mot de nos désastres, de nos espérances trompées, et d’une défense jusqu’ici malheureuse. Nous avions trois semaines pour nous mettre en état de prendre une résolution. Plus de quinze jours sont déjà passés ; pendant ce temps, des élections se sont faites. L’assemblée sortie du scrutin vient de se réunir à Bordeaux, et se complète d’heure en heure par l’arrivée des nouveaux élus, qui ont à se frayer un chemin à travers les lignes ennemies, par des voies de communications souvent interceptées. M. Jules Favre, comme chef civil du gouvernement de la défense nationale, est allé assister à cette première entrevue des représentans de la France, qui se retrouvent après des malheurs qu’on n’aurait point osé prévoir.

Jamais en effet une assemblée française ne se sera réunie dans des circonstances plus cruellement exceptionnelles ; de quelque côté qu’elle tourne ses regards, elle ne rencontre que le deuil et l’incertitude : le pays submergé jusqu’à la Loire par le flot de l’invasion allemande, nos citadelles occupées, Paris réduit à vivre depuis le 28 janvier sous la menace des canons prussiens et retranché en quelque sorte de la patrie française, d’innombrables armées traînées en captivité jusqu’au fond de l’Allemagne ou contraintes à passer en Suisse, la France enfin meurtrie, sanglante, surprise de sa propre infortune, mais assez fière encore pour ne pas subir le déshonneur, si on voulait le lui imposer. Cette assemblée qui vient de se réunir à Bordeaux sous la triste protection d’un armistice accordé par l’ennemi, cette assemblée doit tout d’abord trancher la première de toutes les questions, celle qui naît de l’excès même de nos malheurs, la question de la paix ou de la guerre. Ce serait évidemment un non-sens aujourd’hui de dire d’avance qu’on est pour la paix ou pour la guerre. La question n’est pas là. L’assemblée pourra-t-elle accepter les conditions qui lui seront faites à Versailles ? Sera-t-elle réduite au contraire, par les prétentions du vainqueur, à donner le signal d’une lutte nouvelle, où cette fois le pays tout entier devrait s’engager corps et biens ? Voilà le problème qui s’agite entre Versailles et Bordeaux. Et ce n’est pas tout : par la force même des choses, cette assemblée a une autre mission qu’elle ne peut pas plus éluder que la question de la paix ou de la guerre ; elle a un gouvernement à créer, le vœu et l’intérêt du pays à interroger, les passions à contenir, des institutions à fonder sur un sol ébranlé par la guerre, au milieu de toutes les ruines accumulées. Tout est à faire ou à refaire, si l’on veut : organisation militaire, politique, internationale, système financier, régime intérieur, et, par une circonstance exceptionnelle de plus, cette œuvre aussi laborieuse qu’inévitable doit commencer loin de Paris, en dehors de toutes les influences ordinaires de la vie publique française. Qu’en sortirait-il ? Ce qui n’est point douteux, c’est que les heures sont comptées et que le temps passe.

Certes ces élections qui viennent de se faire dans une sorte d’obscurité, ces délibérations nécessairement précipitées, anxieuses, d’une assemblée improvisée dans une heure de péril national et jetée subitement en présence de l’extrémité la plus terrible, tout cela s’accomplit dans des conditions qui ne sont favorables ni pour la France, ni pour ceux-là mêmes qui vont à Bordeaux remplir la plus grande et la plus pénible des missions. Une crise semblable, depuis des siècles, elle ne s’est point vue, et cependant, comme si ce n’était pas assez, voilà qu’on a trouvé le moyen d’aggraver encore une situation qui semblait ne plus pouvoir être aggravée. On dirait que dans cet abîme où nous roulons depuis six mois, chaque fois que nous croyons toucher le fond, nous nous retrouvons en face de profondeurs nouvelles. À n’écouter que le patriotisme et la raison ; la première pensée devait être évidemment de ne point se diviser, d’opposer au danger commun le faisceau de nos forces amies, en un mot de persévérer par réflexion dans cette alliance de toutes les volontés scellée sous le coup d’une toute-puissante nécessité nationale. Eh bien ! non, au moment critique, on se divise, la scission éclate dans ce malheureux gouvernement de la défense nationale, resté depuis cinq mois le dernier et unique bouclier de la France. Ce que fait le gouvernement de Paris, la délégation de Bordeaux le désavoue, et ce que la délégation bordelaise fait de son côté, le gouvernement de Paris est obligé de le désavouer. M. Gambetta s’insurge contre le gouvernement de Paris, on se fait la guerre à coups de proclamations ou de décrets, et voilà comment nous sommes entrés dans cette période d’armistice ouverte le 28 janvier, — comment aussi nous avons marché à ces élections d’où allait sortir une assemblée chargée de décider souverainement de nos destinées.

Le prétexte de cette étrange crise a été le décret sur les élections. Le gouvernement de Paris, en ouvrant ce scrutin de miséricorde, s’était fait un devoir de respecter la liberté électorale dans toute son extension. M. Gambetta de son côté imaginait de créer toutes sortes d’incompatibilités, de décréter l’indignité électorale des anciens ministres, conseillers d’état ou sénateurs de l’empire, et même de tous ceux qui pendant dix-huit ans ont pu figurer à un titre quelconque sur une liste de candidats officiels ; en d’autres termes, il procédait en dictateur faisant des conditions à la souveraineté nationale, créant par la vertu de son omnipotence des pénalités politiques, au risque de se mettre en contradiction avec ce qui venait d’être fait à Paris et de tout compliquer par ses mesures révolutionnaires ; il élevait pouvoir contre pouvoir. Le conflit était flagrant. M. Jules Simon a été envoyé d’abord pour maintenir l’autorité des décisions de Paris, et M. Jules Simon n’a pas suffi ; il a fallu expédier encore M. Garnier-Pagès, M. Pelletan, M. Emmanuel Arago, pour faire entendre raison au jeune dictateur de Bordeaux. M. Gambetta a commencé par résister en méconnaissant même au premier instant les pouvoirs de M. Jules Simon, puis il a fini par céder en se séparant avec éclat du gouvernement de la défense nationale ; il a disparu. Au fond, M. Gambetta ne voulait ni des élections, ni d’une assemblée, ni de l’armistice, et en essayant un moment de se mettre en insurrection ouverte contre un gouvernement dont il n’était que le délégué, il a manqué certainement une belle occasion de se montrer un homme politique, d’être autre chose qu’un agitateur infatué et vulgaire.

M. Gambetta s’est laissé emporter dans un tourbillon où il n’a plus rien vu, où il n’a plus été que le jouet des ardeurs de son ambition, des déceptions de son amour-propre, et d’un étroit esprit de parti. Il a été déconcerté par les événemens qui le pressaient, et il n’a trouvé d’autre issue qu’un éclat qui pouvait tout compromettre, une rupture violente avec ceux dont il était le collègue, à qui la veille encore il prodiguait, comme on l’a dit, l’affection et le respect. Que le jeune dictateur de Bordeaux ait été vivement ému par cette reddition de Paris, qu’il pouvait cependant prévoir, et par un armistice qui suspendait la lutte dans des conditions pénibles pour nous, soit ; mais croit-il donc être le seul qui ait ressenti cette émotion ? Croit-il que ceux qui ont eu à dévorer cette amertume se soient résignés sans douleur, et qu’il n’y ait pour dégager sa responsabilité qu’à se dérober à ces épreuves d’un jour de défaite, à s’évader d’un gouvernement en se réservant l’avantage d’un rôle populaire ? Si M. Gambetta avait réfléchi un peu plus, s’il s’était inspiré un peu plus d’un vrai patriotisme et un peu moins de préoccupations toutes personnelles, il n’aurait pas fait ce qu’il a fait, et il aurait pu certainement être utile au pays dans cette phase nouvelle de nos disgrâces. Il aurait compris que ce n’était pas le moment de livrer à l’aventure ce qui nous reste de gouvernement, que, sans abdiquer ses ardeurs patriotiques, il pouvait au contraire rendre plus de services en demeurant dans ce gouvernement même comme l’expression vivante d’une politique résolue à ne déposer les armes que devant une paix honorable, en montrant à l’Europe, à l’ennemi lui-même que la France serait prête encore à subir toutes les extrémités d’une guerre à outrance, si on voulait lui imposer des conditions trop dures, trop humiliantes pour sa fierté. Il aurait compris que, dans de telles circonstances, faire appel à la souveraineté nationale, convoquer une assemblée, c’était s’assurer une force immense, l’unanime concours du pays dans la lutte nouvelle à laquelle on pourrait être provoqué par les prétentions du vainqueur. Puisqu’il avait eu jusqu’ici la bonne fortune d’être la personnification la plus accentuée des sentimens patriotiques du pays, de représenter une politique qui ne consent pas à désespérer de la France, il n’avait qu’à rester ce qu’il était. Ce qu’il y a de plus clair, c’est que M. Gambetta n’a rien vu dans tout cela ; il n’a pas compris le rôle que lui créaient les circonstances, et aussitôt, sans plus attendre, il s’est jeté dans une politique de déclamations et de sorties furieuses allant véritablement jusqu’à l’iniquité. — Peu s’en faut qu’il n’ait accusé le gouvernement de Paris de trahison ; il lui a tout au moins reproché « une coupable légèreté » dans la négociation de l’armistice du 28 janvier. Le gouvernement de Paris, qui est réduit à essuyer bien d’autres reproches, s’est révolté contre celui-là ; il a relevé avec fierté cet injuste défi qu’on lui lançait. Nous le comprenons bien.

Quel droit avait en effet M. Gambetta de se laisser aller à ces précipitations passionnées de jugement ? De son propre aveu, il parlait de ce qu’il ne savait pas ; il était loin, il ne pouvait se rendre compte de la situation réelle de Paris, qu’il n’entrevoyait qu’à travers ses illusions ; il ne pouvait apprécier dans toute leur gravité et dans toute leur étendue les nécessités pénibles devant lesquelles avaient dû plier ses collègues. Il ne savait qu’une chose cruelle, inexorable, c’est que Paris tenait depuis près de cinq mois déjà, et ne pouvait en définitive tenir éternellement, — c’est que la résistance parisienne, si opiniâtre qu’elle fût, ne pouvait être efficace que si elle était secondée par l’approche d’une armée de secours, dégageant victorieusement nos communications, arrivant sous nos murs avant l’épuisement de nos vivres. Or il savait mieux que personne quelle chance il y avait de venir à notre aide. Que pouvait ce malheureux gouvernement enfermé dans Paris ? S’il tournait ses regards vers les provinces, il voyait s’évanouir pour le moment toute espérance. Chanzy, on le savait déjà, venait d’être rejeté au-delà de la Mayenne après une série de combats aussi honorables que désastreux. Faidherbe, qui s’était avancé, qui s’était dévoué, comme il l’a dit, pour venir en aide à la dernière tentative de l’armée de Paris, Faidherbe était de nouveau forcé de se replier vers le nord après la bataille de Saint-Quentin. L’armée de Bourbaki, lancée dans sa grande aventure de l’est, venait d’échouer dans ses tentatives énergiques pour dégager Belfort ; elle avait commencé déjà cette retraite désespérée qui a conduit son malheureux général à un suicide de désespoir, et qui en fin de compte n’a laissé à 80,000 de nos soldats d’autre alternative que de chercher un refuge en Suisse. Si le gouvernement tournait ses regards sur Paris, il voyait les vivres s’épuiser, la famine approcher d’heure en heure. Il hésitait encore, dit-on, il ne pouvait se résigner à traiter ; il s’abandonnait lui-même, et il abandonnait Paris à une sorte de fatalité, lorsque M. Jules Favre, mis en présence de cette situation extrême, prenait courageusement la responsabilité d’aller à Versailles chercher le moyen d’arracher à la faim menaçante une population de deux millions d’âmes.

Voilà la vérité aussi douloureuse que simple. On aurait dû consulter la délégation de Bordeaux, à ce qu’il paraît ; on ne l’a pas fait, on n’a pas pris son avis ; M. Gambetta s’en plaint vivement. C’est sans doute un malheur qu’on n’ait pas consulté M. Gambetta ; après cela, comment aurait-on fait pour le consulter ? On lui aurait expédié un ballon qui aurait eu la chance d’aller tomber en Belgique, et de là les dépêches seraient revenues à Bordeaux ; à son tour, M. Gambetta nous aurait expédié des pigeons qui seraient arrivés quand ils auraient pu, peut-être quinze jours après leur départ. À voir comme l’on s’entend aujourd’hui, il est présumable qu’il aurait fallu négocier entre Bordeaux et Paris avant de se mettre d’accord ; pendant ce temps, le dernier morceau de pain eût été rapidement épuisé, et tout aurait été fini ; il est vrai que la délégation de Bordeaux aurait pu donner sa consultation. Ce qu’il y a de plus clair, c’est qu’avec ce procédé de négociation M. Gambetta nous préparait la famine, certaine, impitoyable, et que depuis l’armistice il n’a pas tenu à lui que le ravitaillement ne fût suspendu. Il ne paraît pas au reste s’être inquiété beaucoup de ce résultat, ou du moins, s’il l’a entrevu, il en a pris son parti, lui aussi, « d’un cœur léger. » De deux choses l’une : ou M. Gambetta, qui accuse les autres de légèreté, s’est montré lui-même étrangement léger dans tout ce qu’il vient de faire, ou bien il a porté dans ses derniers actes un calcul plus profond qui ne vaudrait guère mieux que de l’étourderie. M. Gambetta a pu se dire que la chute inévitable de Paris serait un malheur sans doute, mais que ce malheur ne serait qu’un accident, et que la France resterait en armes pour continuer la lutte. Le gouvernement de Paris disparaissait, il est vrai, dans ce grand naufrage d’une reddition à merci ; mais il y en avait un autre à Bordeaux, et, comme M. Gambetta était l’âme de ce gouvernement de Bordeaux, c’était lui qui désormais devenait le dictateur de la France, disputant sa vie et son sol à l’invasion jusqu’à la complète délivrance de sa capitale et de ses provinces.

Le rêve était ambitieux assurément, aussi ambitieux que dangereux, et s’il ne s’est pas produit au grand jour, s’il a même été désavoué par M. Gambetta dans un discours prononcé à Lille, il n’est pas moins implicitement dans les derniers actes de Bordeaux, qui ne signifient rien, ou qui prouvent qu’on aurait préféré une reddition de Paris sans condition à une capitulation diplomatique qui appelle la France à se prononcer elle-même sur la paix ou sur la continuation de la guerre. Ce qu’on aurait voulu en un mot, c’eût été que la chute de Paris ne décidât rien, ne tranchât rien, et que le gouvernement de Paris, en disparaissant ou en restant prisonnier de guerre, laissât au gouvernement de Bordeaux sa pleine et entière liberté. — Eh ! sans doute, par elle-même, cette idée n’a rien que puisse désavouer le patriotisme ; il eût été à désirer en effet que la douloureuse catastrophe de Paris n’eût point une influence décisive sur la situation générale, qu’il restât toujours quelque part un gouvernement faisant face à l’ennemi, continuant la défense nationale, bien entendu avec le libre concours du pays, et il a dépendu peut-être de M. Gambetta de faire de ce rêve patriotique une réalité. S’il n’en est point ainsi aujourd’hui, si la défense du pays tout entier a été compromise, qui donc est le coupable ? Ce n’est point apparemment le gouvernement de Paris. Lors même que ce gouvernement n’eût traité que pour la grande ville où il est enfermé depuis cinq mois, est-ce que nos provinces, nos armées de l’est, de l’ouest et du nord, seraient dans une meilleure situation ? est-ce que le gouvernement de Bordeaux aurait plus d’autorité et de prestige aux yeux de la France ? La crise où se débat notre malheureux pays ne resterait pas moins redoutable, elle ne serait pas moins arrivée à une de ces périodes aiguës où de toute façon il faut une solution, et ici en vérité commence pour la délégation envoyée en province, pour M. Gambetta en particulier, une terrible responsabilité.

Il y a près de cinq mois que cette délégation est allée à Tours, il y a quatre mois que M. Gambetta partait de son côté ; qu’a fait ce gouvernement ? Ce serait certes une souveraine injustice de méconnaître même aujourd’hui l’énergie et l’activité de ce jeune ministre de l’intérieur et de la guerre, qui a eu tout au moins le mérite de mettre un peu de sève dans cette délégation composée de vieillards, qui a communiqué son feu à tout ce qui l’entourait. Il a donné à l’organisation de la défense et à tous les mouvemens militaires une impulsion qui l’a un instant popularisé. Rien ne lui a manqué, il est vrai ; la France lui a libéralement tout accordé, les hommes, l’argent, les ressources de toute sorte. Nulle part, il n’a rencontré une résistance sérieuse ; à Paris comme en province, on lui a ouvert un large crédit de confiance ; on attendait tout de sa jeunesse, de sa bonne volonté, de la passion patriotique qu’il déployait. Malheureusement c’est une question de savoir si M. Gambetta a fait ce qu’il fallait pour répondre à cette confiance.

Ce qui est trop évident, c’est que, maître et souverain de la France depuis quatre mois, il s’est enivré de lui-même ; il s’est accoutumé à cette dictature qu’on ne lui disputait pas, qui échappait à tout contrôle, et en définitive il a fait son apprentissage des affaires à nos dépens. Il ne s’est servi de son omnipotence que pour mettre la confusion un peu partout, dans la guerre et dans la politique, dans la direction des armées et dans l’organisation du pays. Il a improvisé des généraux et des préfets avec ses camarades et ses amis de la veille. À quels caprices ne s’est-il pas livré ! Il s’est même réveillé un jour, à ce qu’il paraît, grand stratégiste, et puisqu’il était ministre de la guerre, puisqu’il faisait des généraux avec des journalistes de second ordre, il a voulu, lui aussi, dit-on, diriger des opérations militaires. Comment a-t-il réussi ? C’est là une question que les événemens éclairent d’un triste jour. Lorsqu’on en viendra à examiner de près cette navrante histoire de quatre mois, on découvrira peut-être d’étranges choses. Qui a imaginé par exemple cette grande opération de l’est, — cette marche de Bourbaki vers les Vosges, cette manière de délivrer Paris menacé de famine en prenant le temps d’aller dégager Belfort ? Tout ce qui s’est passé en province pendant que nous étions enfermés dans notre prison est encore trop enveloppé d’obscurité pour que nous puissions y voir bien clair et préciser les responsabilités. Ce qui est certain, c’est que Bourbaki écrivait sans cesse en homme qui suit une direction qu’on lui a tracée, c’est qu’un officier placé par M. Gambetta auprès du malheureux général adressait au ministre de la guerre, le soir de la bataille de Villersexel, ces singulières paroles : « Quant à ce que vous qualifiez de savantes manœuvres entre les deux groupes des forces ennemies, vous devez vous féliciter vous-même en n’oubliant pas que ce sont encore vos idées qui, par ma voie, ont collaboré à cette belle tâche. Je laisse au général, qui n’y manquera pas, le soin de le dire et de l’écrire. »

Ainsi, voilà M. Gambetta transformé, de l’aveu de ses confidens, en tacticien consommé, dirigeant armées et généraux de son cabinet, poussant Bourbaki vers l’est, Chanzy vers l’ouest, retenant celui-ci au moment où il voulait marcher sur Paris vers les premiers jours de janvier, comme on nous l’a révélé récemment. C’était un ministre de la guerre d’une surprenante activité, nous en convenons, remuant tout le monde, s’agitant beaucoup lui-même. Avec tout cela, il n’en a pas moins conduit l’infortuné Bourbaki au suicide, l’armée de l’est en Suisse, les soldats de Chanzy derrière la Mayenne, et nos armées des provinces ne se sont jamais plus rapprochées de Paris que lorsqu’elles étaient dirigées par le général d’Aurelle de Paladines, destitué pour n’avoir point réussi dans une opération qu’on lui avait imposée. C’est peut-être moins la faute de M. Gambetta que celle de ses flatteurs, qui lui ont persuadé qu’il allait être un second Carnot, un autre organisateur de la victoire, que nos généraux n’entendaient plus rien à la guerre. Il s’est laissé convaincre, il a voulu faire la guerre à son tour ; il n’a pas été plus heureux que d’autres, et, au lieu d’organiser la victoire, il a organisé la défaite. M. Gambetta avait la généreuse passion de réussir et de vaincre l’invasion, nous n’en doutons pas ; par malheur, il ne s’est pas seulement trompé lui-même : il nous a trompés, nous aussi, en nous flattant de bonnes nouvelles. Il nous a fait croire que les défaites étaient des victoires, il a pris ses désirs et les entraînemens de son imagination pour des réalités, si bien que nous n’avons plus rien su, que nous n’avons plus rien vu qu’à travers un tissu de fictions. Ici, nous ayons cru à des succès de nos armées, hélas ! plus rares qu’on ne le disait ; nous avons compté sur ce secours qu’on nous annonçait périodiquement. En province, comment la chute de Paris n’aurait-elle pas produit l’effet d’un coup de foudre, lorsque rien n’avait préparé les esprits à cette catastrophe, lorsque la veille encore la délégation de Bordeaux faisait le tableau le plus prodigieux de la sortie du 19 janvier et du combat de Montretout ? Ce jour-là, à ce qu’il paraît, nous étions allés jusqu’aux portes de Versailles, et nous avions mis vingt-cinq mille Prussiens hors de combat ! Voilà comment on écrivait notre histoire. Avec ce système, la déception était inévitable ; elle a été cruelle le jour où on a vu la vérité, et M. Gambetta à tristement fini sa campagne de stratégiste improvisé. Il aurait mieux valu pour lui et pour nous qu’il se bornât à organiser, à équiper nos armées, en faisant un peu moins de généraux, en laissant ceux qui étaient au combat combiner leurs opérations.

Ce que M. Gambetta a fait pour la guerre, il l’a malheureusement fait aussi dans la politique ; il a désorganisé. Ce n’est point certes qu’il ait rencontré des résistances ; tout le monde lui a obéi, excepté peut-être ses amis. Le pays a montré une docilité merveilleuse. N’importe, il a fallu dissoudre les conseils-généraux, les conseils d’arrondissement, les conseils municipaux, si bien que la France a fini par se trouver sans aucune espèce de représentation légale ; elle a vécu dans une atmosphère confuse d’autorité discrétionnaire tempérée par l’anarchie de quelques villes et par la force, d’inertie des campagnes. C’était bien la peine vraiment de s’élever si haut contre l’empire, de se mettre à sa place, pour lui emprunter les tristes procédés de sa politique ! On a eu comme lui des préfets autoritaires, des commissions administratives, des candidats officiels, même des bulletins adressés aux communes pour faire l’éducation du peuple, — et toujours comme sous l’empire on s’est empressé de voir dans toute contradiction une hostilité, dans toute dissidence une conspiration, c’est-à-dire en définitive qu’on a eu au nom de la république les mêmes préjugés et les mêmes procédés exclusifs qu’on avait sous l’empire dans un intérêt dynastique. M. Gambetta, au début de sa carrière, avait montré un peu plus de souci de la liberté ; depuis qu’il est au pouvoir, il semble croire que tout est permis, pourvu que la république soit sauvée, lorsque la république au contraire ne peut se fonder et se populariser que par le respect de la liberté, si on laisse la souveraineté nationale se manifester dans toute sa sincérité et dans toute son indépendance. Il n’a pas fait la république de tout le monde, il a fait ou laissé faire autour de lui une république de parti. Ce qu’il y a dans cette politique, c’est toujours la même chose, c’est une incurable méfiance envers le pays.

En réalité, c’est de cette inspiration de méfiance qu’est né ce décret qui a failli devenir un signal de guerre civile, qui avait la prétention d’exclure de l’éligibilité à l’assemblée nationale tout ce monde disparu de sénateurs, de conseillers d’état ou d’anciens candidats officiels de l’empire. Ce n’est point assurément que nous défendions ces candidats et les moyens qui les faisaient fleurir dans la vie publique : ils sont condamnés par leurs œuvres bien plus que par tous les décrets possibles ; mais en vérité n’était-ce pas témoigner le doute le plus injurieux au pays ? Eh quoi ! cinq mois à peine après Sedan, en présence de tous les désastres qui sont la suite fatale de l’empire, on en est à croire que la France pourrait choisir pour la représenter ceux qui l’ont conduite là où elle est, qu’elle serait capable de rêver une restauration bonapartiste ! On sentait le besoin de l’éclairer sur ce qu’elle avait à faire, et même de prendre des précautions contre son imprévoyance ! C’était se faire du pays une étrange idée, on en conviendra. Les élections viennent bien de prouver le peu de chances de tous ces candidats dès qu’ils n’avaient plus pour eux les influences officielles. C’est à peine si quelques-uns ont échappé au naufrage. Et sait-on ce que nous ont valu ces tentatives d’exclusion ? Elles nous ont exposés à ce dernier déboire d’une protestation de M. de Bismarck nous rappelant à l’ordre, c’est-à-dire au respect de la liberté électorale, dont l’armistice, à ce qu’il paraît, fait une condition. Oui, M. de Bismarck, qui intercepte nos lettres et nos journaux, qui laisse à peine une fissure entre Paris et les provinces, M. de Bismarck veut que nous soyons libres dans les élections ! L’ironie est certainement amère, et ce qu’il y a de plus cruel, c’est qu’on lui a donné un prétexte. Voilà ce qu’on nous a valu ; c’est la dernière goutte de fiel sur nos blessures. Après cela, il ne nous reste plus rien à dévorer, il n’y aurait tout au plus que cette restauration bonapartiste qu’on nous présente comme un fantôme menaçant. Non, cette restauration ne peut avoir rien de menaçant. Il faudrait que la France eût achevé de perdre le sens moral pour l’accepter. Les étrangers eux-mêmes n’y croient pas ; mais, si elle était jamais possible, le radicalisme y aurait certainement contribué par ses procédés exclusifs et ses tyrannies agitatrices. M. Gambetta, dans une de ces circulaires qu’il lançait comme des ordres du jour, disait récemment qu’on devait exclure tous les anciens candidats officiels de l’empire parce que M. de Bismarck trouvait en eux des alliés, et il se sentait suffisamment justifié par la protestation même du chancelier prussien. Malheureusement M. de Bismarck et le bonapartisme ont bien d’autres alliés qui ne s’en doutent guère : ce sont ceux qui excèdent le pays de déclamations et d’agitations, qui le fatiguent de leur turbulence et de leur incapacité, qui font violence aux instincts, aux habitudes, aux mœurs des populations ; ce sont ces préfets qui font les proconsuls, les autocrates de la république, qui s’en vont prononcer des harangues matérialistes à l’enterrement de leurs amis ; ce sont tous ceux-là qui nous prépareraient cette humiliation incomparable d’une restauration bonapartiste, si c’était possible, si toute cette agitation était autre chose qu’une arrogance tapageuse désavouée par le vrai peuple dès qu’il peut se prononcer, comme on le voit. Chose curieuse en effet, à Lyon, même à Lyon d’où partaient depuis quatre mois les excitations les plus violentes, où s’était établie une sorte de commune révolutionnaire usurpant ou disputant tous les pouvoirs, quels sont les députés qu’on vient d’élire ? M. Jules Favre, le général Trochu, M. de Mortemart, M. de Laprade. Le vote régulier des populations du Rhône est venu démentir de la façon la plus éclatante les prétentions du radicalisme démagogique. À Bordeaux, dans cette ville qu’on représentait comme prête à prendre feu pour M. Gambetta, qui était par le fait soumise à une action plus directe du gouvernement, quels sont les noms qui sont sortis du scrutin ? Ils sont plus significatifs encore que dans le Rhône ; ce sont les noms du duc Decazes, de M. Thiers, du général d’Aurelles de Paladines, du général Changarnier ; on voit ce que deviennent ces mirages de faction et d’anarchie.

La vérité est que ce bruyant conflit, où M. Gambetta s’est engagé étourdiment, où il a compromis peut-être la république en croyant la servir, n’a été qu’une complication de plus dans des élections déjà passablement confuses, et le triste préliminaire de la réunion de cette assemblée qui n’a pourtant pas besoin qu’on lui crée des difficultés nouvelles. Tout ce qu’on peut dire de mieux, c’est que M. Gambetta s’est retiré à temps de cette échauffourée, qui n’était grave que parce qu’elle se servait d’une émotion patriotique trop légitime ; il s’est effacé devant une puissance qu’il ne pouvait méconnaître jusqu’au bout, la souveraineté nationale elle-même. Aujourd’hui cette souveraineté, dégagée des entrailles ensanglantées du pays, existe personnifiée dans l’assemblée, et c’est ce qui domine tout pour le moment. À vrai dire, ces élections et cette assemblée ont un caractère sur lequel on ne peut pas se méprendre, elle reflète un mouvement d’opinion trop universel pour n’être pas très spontané ; Paris seul ou presque seul a tenu, selon son habitude, à se distinguer dans ce mouvement par l’étrangeté de ses choix. Les élections parisiennes sont à coup sûr un des spécimens les plus curieux de la confusion des esprits au lendemain du siège. Que représentent-elles, ces élections ? Mais d’abord il faudrait savoir comment elles se sont faites, si même elles sont achevées, si on a fini par dégager ce grand inconnu que la population parisienne est allée jeter dans l’urne. On s’est si bien passé toutes les fantaisies possibles de candidature, que trois mille noms ont été trouvés, dit-on, au fond de l’urne. Il y a cinq jours qu’on pointe des bulletins, et on n’est pas bien certain d’être arrivé à débrouiller ce chaos. On n’arrivera peut-être jamais à un résultat absolument précis. Jamais, en vérité, un scrutin n’a mieux ressemblé à une loterie. Assurément ces élections de Paris sont la condamnation la plus sensible et la plus étrange du scrutin de liste tel qu’on le pratique. L’expérience est décisive. Comment veut-on en effet qu’il y ait moyen de se reconnaître dans cet indescriptible tumulte de noms étonnés de se trouver ensemble ? Ces malheureux scrutateurs, qui ont à faire un dénombrement impossible, sont aussi embarrassés que les électeurs eux-mêmes qui ont à choisir quarante-trois candidats. Pourquoi ne propose-t-on pas tout de suite de faire élire par chacun de nous les sept cent cinquante membres de l’assemblée ? Ceux-là mêmes qui ont le plus l’habitude de la vie politique et qui connaissent le mieux les hommes de leur temps éprouvent d’étranges perplexités dès qu’ils ont à choisir au-delà d’un certain nombre de candidats. Ceux qui sont peu au courant des affaires publiques en savent naturellement bien moins encore et doivent être plus embarrassés, à moins qu’ils n’aillent porter docilement à l’urne la liste qu’ils reçoivent d’un comité. Il en résulte nécessairement des élections qui sont le résultat d’un mot d’ordre aveuglément suivi, ou qui présentent ce caractère tumultueux et baroque que nous voyons.

Dans tous les cas, c’est la représentation publique livrée au hasard. Après cela cependant, nous ne méconnaissons pas que dans ces élections parisiennes, telles qu’elles apparaissent, il y a une couleur dominante et parfaitement significative. S’il y a quelques noms qui ont pour tous une valeur sérieuse, il y en a une multitude d’autres qui représentent tout ce qu’on voudra, depuis le ressentiment de la défaite et l’esprit de fronde d’une population trop longtemps captive jusqu’au socialisme le plus avancé. À côté des amiraux et des écrivains qui doivent leur renommée au travail, il y a les délégués de l’internationale, les démagogues sortis on ne sait d’où, les agitateurs du 31 octobre, les libellistes épileptiques, — et les modérés, ceux qui formeraient une représentation sérieuse, sont à coup sûr une petite minorité dans cette liste parisienne. La fine fleur révolutionnaire l’emporte. Paris a voulu se donner ce luxe d’une députation aux couleurs voyantes qui ressemble à une protestation contre. tout ce qui existe. Est-ce l’effet de l’inertie des modérés, de l’absence d’une foule d’électeurs ou de l’éparpillement des voix conservatrices ? En définitive, le résultat est le même, et à un certain point de vue il ne faut pas s’en étonner. Paris a l’habitude de l’opposition et de la fronde, il serait bien étonné s’il manquait à cette tradition ; il s’est montré aujourd’hui ce qu’il a toujours été. Ce qu’il y a de grave à l’heure actuelle, c’est que Paris n’aura peut-être réussi qu’à diminuer aux yeux du monde cette bonne renommée qu’il avait conquise par son attitude pendant le siège. Malgré tout, on ne peut pas dire que le scrutin du 8 février soit de nature à troubler beaucoup les Prussiens. M. de Bismarck et M. de Moltke, maîtres de nos forts, s’en inquiètent probablement assez peu. Et, d’un autre côté, ces élections dernières ne contribueront point assurément à relever le crédit et le prestige de Paris aux yeux de la France. Elles ne serviront au contraire qu’à l’isoler, à mettre plus vivement en relief le contraste de cet esprit d’excentricité révolutionnaire et de cette explosion d’idées modérées dont les élections des provinces sont la manifeste expression.

Ici en effet tout change, et les élections provinciales ont à coup sûr dans un autre sens la signification la plus claire et la plus décisive. Il n’y a tout au plus jusqu’ici que quelques départemens où les listes radicales aient pu passer ; dans presque tous les autres, le succès est aux candidatures modérées, conservatrices, libérales encore néanmoins, et on pourrait dire que ces élections des provinces ont justement le caractère d’une protestation contre tout ce qui est révolutionnaire. Les généraux frappés par M. Gambetta sont précisément ceux que les électeurs sont allés chercher pour en faire leurs députés. De toutes parts, les hommes qui ont eu un rôle dans les grandes luttes constitutionnelles, qui ont marqué par la fermeté de leurs opinions ou par leur talent sous la monarchie de juillet et sous la république de 1848, sont rappelés dans l’assemblée nouvelle. De candidats de l’empire, il y en a fort peu, nous le disions, et ils auraient dû être les premiers à s’effacer. La grande masse de ces nouveaux élus arrive évidemment à l’assemblée de Bordeaux avec un mandat de modération libérale et de paix, non pour représenter une réaction dangereuse, mais pour replacer la France dans les conditions d’une liberté régulière, et pour tout dire, si ces élections de 1871 pouvaient trouver leur expression dans un nom, elles se résumeraient en M. Thiers, qui est déjà dix-huit fois élu dans moins de cinquante départemens.

Cette fortune singulière, qui jusqu’ici n’était échue à personne depuis qu’il y a des assemblées en France, était bien due sans doute à celui qui est aujourd’hui une des premières illustrations de notre pays ; mais, qu’on ne s’y trompe pas, elle n’est pas seulement le prix de l’illustration, la suprême récompense d’un homme qui s’est honoré, qui a honoré son pays par la parole, par les travaux de l’esprit. Cette élection multiple, qui ressemble à une acclamation, a un caractère bien autrement significatif ; elle est une sorte de désignation publique de celui qui relevait, il y a quelques années, parmi nous le drapeau humilié des « libertés nécessaires, » et surtout de celui qui au lendemain du 4 septembre allait plaider devant l’Europe la cause de la France, de l’homme enfin qui depuis plus de six mois, depuis le commencement de la guerre, n’a cessé de montrer autant de sagacité que de patriotisme.

Assurément depuis que cette triste période est ouverte, personne n’a vu plus clair dans nos malheureuses affaires, et on peut bien dire aujourd’hui que, si M. Thiers eût été écouté lorsqu’il en était temps encore, nous n’en serions pas réduits aux cruelles extrémités qui nous accablent. Dès le premier instant, on s’en souvient, il s’élevait contre la guerre avec une sorte d’émotion qui ressemblait à un pressentiment. Il rassemblait dans un des bureaux du corps législatif quelques-uns des ministres pour leur démontrer les dangers de la lutte qu’on allait entreprendre ; il savait, pour l’avoir lu distinctement dans nos budgets, que la France n’était pas prête pour une si grande aventure. Il ne pouvait pas tout dire publiquement, parce qu’on ne peut pas dévoiler les faiblesses de son pays au moment du combat ; mais il en disait assez pour donner à réfléchir, et on se souvient aussi des fureurs qui se déchaînèrent contre lui. Un mois après, membre du conseil de défense, il s’opposait de toutes ses forces à la marche militaire qui allait finir à Sedan. Plus tard, lorsque les malheurs ne se comptaient plus pour nous, lorsque le siège de Paris était déjà commencé, il insistait aux premiers jours de novembre pour qu’on acceptât l’armistice proposé alors, même sans le ravitaillement, et ce qui est arrivé depuis n’a fait que justifier sa prévoyance en montrant qu’on eût mieux fait évidemment d’accepter cette première trêve, dont les conditions étaient bien plus favorables que celles qu’on a dû accepter depuis. Un peu plus tard encore, lorsque notre armée de la Loire était intacte et venait même d’attester sa valeur par la reprise d’Orléans, M. Thiers pressait, dit-on, M. Gambetta de profiter de cette circonstance d’un succès qui relevait un peu nos armes pour rouvrir une négociation. M. Gambetta recevait, à ce qu’il semble, fort mal le conseil, et c’est même à partir de ce moment que M. Thiers devenait suspect, au point qu’on mettait en doute son patriotisme. Et cependant le conseil de M. Thiers n’avait rien que de prévoyant et de sage ; dans tous les cas, que risquait-on à le suivre ? Que pouvait-il arriver de plus que ce qui est arrivé ? On aurait évité peut-être quelques-uns de nos derniers désastres. M. Thiers n’a été écouté ni en ce moment ni en bien d’autres depuis six mois, et c’est parce qu’il s’est montré un conseiller clairvoyant, quoique inutile, parce qu’il a vu ce que les autres ne voyaient pas, parce qu’il a eu le courage de résister à des illusions que sa raison désavouait, c’est à cause de tout cela peut-être que l’opinion s’est portée vers lui avec un entraînement d’autant plus significatif que ces témoignages de confiance n’ont rien de personnel et de local ; ils viennent de tous les côtés, du nord et du midi. C’est un bill de confiance donné à l’homme qui représente le mieux l’esprit de la France au moment où nous sommes, et M. Thiers entre évidemment dans l’assemblée avec une sorte de délégation nationale qui fait de lui le chef naturel d’un gouvernement nouveau, le plénipotentiaire désigné dans les négociations qui vont s’ouvrir. Si triste et si difficile que soit ce devoir, M. Thiers le remplira sans nul doute. Après avoir raconté les grandeurs de notre pays, après l’avoir gouverné dans des temps plus prospères, il lui rendra ce dernier service de le guider dans les incomparables épreuves que nous traversons. Il ralliera nécessairement autour de lui dans l’assemblée tous ceux qui mettent la France bien au-dessus de tous les intérêts et de toutes les préférences de parti. Il est bien clair que la signification du dernier mouvement électoral et de cette multiple nomination de M. Thiers est toute pacifique. On entrera dans les négociations sans arrière-pensée, on fera la paix, si on le peut ; on ira jusqu’à la limite des concessions compatibles avec l’honneur d’une nation qui peut bien se résigner à s’avouer vaincue, sans consentir à signer son propre avilissement, et au fond c’est là justement la difficulté de trouver cette limite.

La signification assez claire des élections qui ont produit l’assemblée de Bordeaux est pacifique sans doute ; est-ce à dire que ce soit la paix quand même et à tout prix ? Ce n’est point là évidemment ce que la France a voulu dire. Depuis quelques jours, c’est à qui énumérera les conditions possibles ou vraisemblables de la paix, les exigences du vainqueur, les propositions des neutres. Toutes les versions courent dans la publicité européenne. Ce qu’il y a de plus clair, c’est que personne ne sait rien ; ceux qui le savent n’en ont rien dit, et il n’est point impossible que l’attitude de l’assemblée de Bordeaux n’exerce quelque influence sur les résolutions de la Prusse elle-même. Pour le moment, l’essentiel est une prolongation de l’armistice qui expire dans quatre jours, avant qu’une négociation sérieuse ait pu s’ouvrir, peut-être même avant que l’assemblée ait pu s’organiser et constituer un gouvernement. Or c’est ici précisément qu’on va rencontrer la première difficulté. La Prusse consentira-t-elle à une prolongation de l’armistice, si la base essentielle de la paix n’est point admise avant tout, et cette base elle-même, quelle est-elle ? Voilà la question. M. de Bismarck plus que tout autre tient aujourd’hui entre ses mains la fortune de deux grandes nations. S’il a une clairvoyance égale à son audace, s’il ne veut que des garanties légitimes pour l’Allemagne, s’il se préoccupe moins d’exercer des représailles ou d’assouvir un vain orgueil militaire que d’assurer l’avenir de son œuvre par une modération habile, la paix est possible et même vraisemblable, parce que la Prusse ne nous offrira que des conditions que nous puissions accepter, et l’Allemagne y est en vérité aussi intéressée que la France. Si M. de Bismarck, entraîné par l’esprit de conquête, persiste dans ses prétentions exorbitantes, s’il veut pousser la France à bout, il n’arrivera qu’à un résultat : ce sera de rendre la paix impossible, inacceptable pour ceux-là mêmes qui la désirent, et qui seraient prêts à se résigner à d’inévitables sacrifices. Parce qu’il a la force et que ses armées ont eu jusqu’ici la victoire, parce qu’il a réussi à dompter la résistance de Paris par la famine et que ses soldats occupent une partie de notre territoire, M. de Bismarck peut se laisser aller à croire que rien ne doit lui résister désormais, que la France doit subir dans toute sa dureté la loi du vainqueur. S’il croit cela, c’est qu’il est décidé d’avance à rouvrir cette arène sanglante où deux nations s’entre-tuent depuis six mois ; mais il se tromperait étrangement, s’il pensait que la France peut et doit tout accepter. La France n’est point heureusement aussi épuisée qu’il le suppose. Elle a pu être compromise par la confusion et l’imprévoyance. Elle a encore assez de sang pour combattre, assez de ressources pour soutenir la lutte, si on la pousse à une résistance désespérée. Elle se défendra par tous les moyens, et cette fois elle n’aura pas seulement à sa tête un gouvernement improvisé dans une heure de révolution, elle sera représentée et conduite par une assemblée qu’elle a élue, qui restera la légitime personnification du pays, et qui, après avoir rendu témoignage de son esprit de modération pacifique, sera d’autant plus autorisée à reprendre avec une énergie nouvelle la défense de notre nationalité en péril.

M. de Bismarck ne sera plus seulement en présence d’un gouvernement de Paris ou d’un gouvernement de Bordeaux ; il sera en face de la France elle-même tout entière en armes, et c’est une question de savoir si, par l’excès de sa politique, il ne contraindrait pas enfin l’Europe à sortir de l’indifférence où elle s’est renfermée jusqu’ici. Nous ne nous faisons certes point illusion, nous n’avons pas été gâtés par la faveur européenne depuis six mois. Il y a cependant un degré où les entreprises de la force deviennent une menace pour tout le monde, et il est bien certain que les malheurs de la France excitent des sympathies croissantes dans le monde civilisé, en ravivant le sentiment de la mission bienveillante que notre pays a toujours remplie en dépit des fautes commises en son nom. L’Angleterre elle-même, l’Angleterre surtout vient de nous donner des marques touchantes de ces sympathies par son empressement spontané et désintéressé à venir au secours des misères de Paris, et l’opinion publique commence à supporter impatiemment l’impartialité inactive du gouvernement. M. de Bismarck, malgré son imperturbable audace, y regardera peut-être à deux fois avant de donner par l’excès de ses prétentions un nouveau signal de guerre qui retentirait douloureusement en Europe, en Allemagne même, en ralliant autour de la France toutes les sympathies éparses du monde.

ch. de mazade.
Histoire de la littérature allemande, par M. Heinrich, 2 vol. in-8o ; Franck 1870.


Si nous avons pu nous convaincre que les Allemands, tout en sachant notre langue, nous connaissent mal et de façon à commettre en tout ce qui nous concerne d’étranges et dangereuses erreurs, il faut bien nous attendre à pénétrer nous-mêmes avec peine leur caractère et leur génie, si différens des nôtres. Aussi faut-il accueillir avec gratitude des livres de savoir intelligent et de goût, destinés à nous rendre une telle étude plus prompte et plus facile. De ce nombre est l’Histoire de la littérature allemande, de M. Heinrich, publiée il y a seulement quelques mois. Des trois volumes qui composeront cet ouvrage, deux ont paru, résultat de dix années d’un enseignement à la fois solide et brillant à la faculté des lettres de Lyon ; ils comprennent toute l’histoire des lettres allemandes jusqu’aux dernières œuvres de Goethe, de sorte que le troisième volume sera tout entier réservé à la littérature contemporaine.

L’histoire littéraire ne doit plus se borner à enregistrer chronologiquement et par catégories les diverses œuvres épiques, lyriques, dramatiques, en se bornant à faire connaître la biographie de chaque écrivain ou de chaque poète, avec une analyse et au besoin des citations de ses principaux ouvrages. Elle aspire à interpréter par une synthèse plus intelligente un génie national qu’elle étudie dans sa formation, qu’elle suit avec un intérêt dévoué dans toutes les grandes manifestations de sa virilité, dont elle signale enfin les causes de caducité ou de nouveau progrès, soit présentes, soit prochaines. Il lui faut, pour cela, consulter l’histoire politique et morale, se faire universelle par une large sympathie avant de se faire particulière par une habile critique.

Où commencera, cependant une histoire de la littérature allemande ? M. Heinrich n’a pas hésité à y comprendre ce qu’il appelle justement les origines germaniques. À ce compte, il a raison de commenter d’abord la Germanie de Tacite. Il n’y a pas de livre dont les Allemands encore aujourd’hui soient plus fiers. Dès l’époque de la renaissance, les manuscrits qui nous ont conservé l’œuvre de l’historien romain l’appellent le « livre d’or de la Germanie. » On sait en effet de quel prix sont les observations qui le composent, et combien nous eussions perdu à ne pas les conserver ; mais l’Allemagne moderne a-t-elle bien le droit de revendiquer pour elle seule le bénéfice de cet héritage ? Ne pourrait-on pas démontrer que le génie anglo-saxon est l’héritier très direct de certains traits du caractère que Tacite a dépeint ? Une foule de traditions germaniques ne se sont-elles pas transmises plus intactes en Scandinavie que dans l’Allemagne moderne, toute pénétrée d’influences classiques, slaves, etc. ? La France elle-même n’a-t-elle pas, dans son travail de fusion que la force peut seule rêver de dissoudre, admis des élémens germaniques qu’il serait facile encore de reconnaître ? Les diverses nations de l’Europe ont donc à divers degrés le droit de reporter leurs souvenirs vers le livre de Tacite.

De la mythologie Scandinave, que M. Heinrich expose ensuite avec un certain détail, ne peut-on pas dire quelque chose de semblable ? Il est bien vrai que cette mythologie, conservée dans les deux Eddas, nous transmet, sous une forme qu’on est fondé à croire non tout à fait altérée, l’ancienne mythologie de la race germanique ; mais ces traditions, dispersées bientôt par des invasions et des migrations multiples, se sont mêlées aux croyances de toute l’Europe, au lieu de rester le domaine exclusif des Allemands. Il suffit d’avoir parcouru les livres de Jacques Grimm, particulièrement sa Mythologie et ses Antiquités du droit allemand, pour se faire une idée de cette dispersion opérée par le germanisme avant même qu’au centre de l’Europe il se soit formé une Allemagne chrétienne et moderne. Compterez-vous dans la littérature allemande ces chants guerriers que les Germains, au témoignage de Tacite, récitaient en marchant au combat, et qui célébraient leurs dieux et leurs héros ? Quelle sorte de Germains les chantaient ? Des Goths, des Francs, qui ont été s’établir en de tout autres pays que la future Allemagne ; c’est Charlemagne, nous raconte Eginhard, qui avait pris soin de faire recueillir ces chants, et Charlemagne, quoi qu’on en dise au-delà du Rhin, n’est pas un Allemand, c’est un Franc.

Après ces origines, M. Heinrich institue ce qu’il appelle un « premier âge classique, » et cet âge comprend, à son sens, les divers cycles de poésie que le moyen âge de l’Allemagne a enfantés : cycle héroïque avec les poèmes sur le héros Sigurd et sur les Niebelungen, cycle chevaleresque avec les poèmes concernant Charlemagne et la Table-Ronde. Légendes pieuses, poésie mystique, premiers jets de satire morale, viennent s’y ajouter pour faire de ce premier âge une époque déjà originale. — L’auteur dut rencontrer ici pour la première fois une difficulté nouvelle, difficulté plus grande pour un Français que pour tout autre quand il s’agit d’interpréter le génie allemand. D’où vient le mépris aveugle des Allemands d’aujourd’hui pour la littérature française ? Comment M. Mommsen par exemple déclare-t-il que les races anglo-saxonnes et germaniques connaissent seules la poésie, et que c’est tout au plus depuis Alfred de Musset et Lamartine que la France la soupçonne ? Il faut bien qu’il y ait ici un malentendu. Il est clair que les Allemands qui parlent ainsi n’accordent le nom de poésie qu’à une inspiration tout intime et, comme ils disent, toute subjective. Peut-être est-il juste de reconnaître que le génie allemand, dès les premiers temps du moyen âge, se montre aisément capable de cette sorte d’inspiration. Ainsi s’expliquerait l’absence de goût qu’on y remarque ; l’expression poétique n’est pas pour lui une création extérieure qu’il juge à distance et au point de vue plastique, ce serait plutôt une manifestation naïve, tout individuelle et comme inconsciente. Ainsi se comprendrait aussi une autre difficulté qui doit s’offrir à l’historien de la littérature allemande. On a pu croire qu’on écrivait l’histoire de la littérature française en donnant une série d’études critiques sur chacun de nos plus beaux génies ; une pareille méthode, toujours incomplète, le serait surtout, si on prétendait l’appliquer à l’histoire des lettres allemandes. Surtout au moyen âge, le mouvement des esprits s’est produit au-delà du Rhin sous la forme d’une féconde efflorescence, et, jusque dans les temps les plus modernes, chaque poète n’y a compté qu’à la condition de se faire l’interprète direct du sentiment populaire et universel.

Le xviie siècle et la première moitié du xviiie furent pour la littérature allemande une triste époque d’asservissement à l’imitation étrangère ; M. Heinrich fait sagement de ne pas y consacrer un long examen. Il réserve avec beaucoup de raison toute son attentive étude pour les hommes qui mirent un terme à cette période d’inertie. Son second volume s’ouvre avec Klopstock et Lessing. Ce furent eux qui suscitèrent l’esprit public, et donnèrent le branle au puissant mouvement qui depuis ne s’est pas interrompu. Klopstock, avec son inspiration religieuse, se chargea de ramener les âmes vers les hautes pensées et de ranimer chez ses compatriotes le goût des grandes choses. Il prétendit réveiller dans sa Messiade le respect d’un christianisme austère et élevé. En même temps il s’efforçait, dans ses poésies, de glorifier le héros de l’antique Germanie, Hermann, afin de retremper dans ces souvenirs les vertus qu’il croyait essentiellement allemandes, l’enthousiasme, la loyauté, la simplicité religieuse et le dévoûment à la patrie. Lessing, lui, avait un autre rôle. Avec sa vive et alerte intelligence, il travaillait à aiguiser les esprits en les armant de la critique, de l’érudition, de la philosophie. Inutile de dire que M. Heinrich consacre à ces deux noms plusieurs importans chapitres. Sa tâche est là simplifiée par la grandeur des œuvres qu’il doit faire connaître. La seule analyse de ces œuvres, faite avec talent et esprit, comme la sait faire notre auteur, devient ici le nécessaire. Wieland paraît ensuite, qui, après avoir donné à l’Allemagne beaucoup d’espérances, ne tient pas assurément toutes celles qu’avaient fait concevoir les deux maîtres du mouvement nouveau. On l’a comparé bien maladroitement à Voltaire, dont l’influence a été tout autrement énergique et vive. M. Heinrich propose à son tour de le comparer à Sainte-Beuve ; mais, au milieu des témoignages qu’il invoque pour légitimer sa propre comparaison, le lecteur non convaincu trouvera impartialement mêlés bien des argumens contre cette comparaison même. Ce second volume de M. Heinrich se termine par une ample étude sur Schiller et Goethe, qui, à l’exemple de Kant et Herder, avaient repris l’héritage de Klopstock et Lessing, et lancé désormais l’esprit allemand dans les voies où il a marché depuis.

A. G.

C. Buloz.