Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1899

Chronique n° 1624
14 décembre 1899


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 décembre.


Pendant que la Chambre des députés discute le budget dans des conditions qui n’ont rien de remarquable, et que le Sénat, devenu la Haute Cour, continue d’assister à un interminable défilé de témoins, le parti socialiste vient de tenir ses assises, et de proclamer, il dit même de constituer son unité. Le parti socialiste français a déjà tenu un certain nombre de congrès, mais aucun n’a eu le caractère du dernier. Il est rare, en effet, que les congrès antérieurs n’aient pas augmenté la confusion et multiplié les divisions, tandis que celui-ci a eu pour but principal de les faire disparaître, et on nous assure qu’il l’a atteint. Jamais peut-être on n’avait vu, dans une réunion d’hommes, des principes plus divers et plus opposés, des passions plus ardentes, des manœuvres plus perfides, et jamais aussi on n’y avait échangé plus d’imprécations et plus d’injures : pourtant, on a fini par s’entendre.. Peut-être ne l’a-t-on fait que sur des équivoques, et c’est ce que nous allons voir dans un moment ; peut-être le comité général qui va être chargé de maintenir l’unité un peu factice à laquelle on a abouti, aura-t-il quelque peine à en donner lui-même l’exemple en même temps que le précepte. Il reste partout des germes de discorde. Toutefois, le désir de l’union était si grand qu’il a fini par l’emporter. C’est là un fait considérable.

La réunion de ce congrès a eu à la fois des causes anciennes et profondes, et aussi une cause accidentelle. Les divisions des socialistes ne sont pas chose nouvelle ; elles ont toujours existé ; mais elles ont pris dans ces dernières années un caractère plus accentué, et on les a senties davantage depuis que le parti socialiste, au lieu d’être une secte étroite, s’est subitement élargi et a commencé à envahir la scène politique. Sur ces entrefaites, M. Millerand a été nommé ministre ; il est entré dans un cabinet bourgeois ; il a manqué à ce qu’on regardait jusqu’ici comme un devoir absolu, celui de ne faire aucune trêve ni aucun pacte avec une société maudite et un gouvernement condamné. Ç’a été un immense scandale ! L’émotion que nous avons éprouvée nous-mêmes en présence d’un pareil fait n’a été rien en comparaison de celle qui s’est emparée des vieux socialistes, qui ont été, en somme, les premiers organisateurs du parti et ont veillé longtemps sur ses destinées incertaines.

Si, la veille de l’entrée de M. Millerand au ministère, la réunion d’un congrès national était déjà décidée en principe, le lendemain elle a paru urgente. Le Congrès a été annoncé aussitôt, et on a cru qu’il se réunirait tout de suite. Puis, il a été ajourné de mois en mois, comme si on attendait quelque chose. Que pouvait-on attendre ? Nous l’ignorons. Peut-être la chute du ministère, qui aurait fait disparaître la question, ou qui lui aurait du moins enlevé ce qu’elle avait de personnel et d’irritant. On aurait été alors beaucoup plus à l’aise pour discuter seulement en principe le problème de casuistique qui était posé. Mais le ministère a fait preuve d’une longévité inattendue, et le congrès a dû traiter la question en face de M. Millerand ministre et du gouvernement dont il fait partie. S’il s’était prononcé contre M. Millerand, celui-ci aurait été obligé de donner sa démission, et on aurait constaté qu’un membre socialiste du gouvernement n’était pas seulement responsable devant les Chambres, c’est-à-dire devant les représentans du pays, mais encore devant un autre pouvoir, qui, s’il n’a rien de constitutionnel, n’en est pas moins puissant, ni moins impérieux. Mais les choses ont tourné autrement.

Nous avons dit que le parti socialiste avait toujours été divisé. Il suffit pour s’en convaincre d’énumérer toutes ces appellations de guesdistes, de blanquistes, d’allemanistes, de broussistes, — et sans doute nous en omettons, — entre lesquelles ses membres avaient à choisir. Le parti était composé d’un grand nombre de petites chapelles, où l’on procédait suivant des rites différens. Mais le grand public ne s’en préoccupait guère. Les socialistes paraissaient encore si loin du pouvoir, que quelques esprits curieux prenaient seuls la peine d’étudier à fond leurs doctrines, et d’en suivre la marche ou les contradictions. M. Jules Guesde était alors l’homme le plus important de la secte : il était le dépositaire de la doctrine de Karl Marx, et il avait toutes les allures qui conviennent à un pontife d’une religion nouvelle. Son apostolat, quelque actif qu’il ait été, n’a eu qu’une influence très restreinte sur le développement du socialisme à travers les masses. Les ouvriers ne s’occupaient pas beaucoup de doctrine : tout leur effort consistait à s’organiser en syndicats et à faire reconnaître ces syndicats par la loi. On sait qu’ils y sont parvenus en 1884. Le socialisme, dans cette phase de son existence, ne faisait pas encore beaucoup parler de lui. Tout d’un coup, un certain nombre de ses adeptes sont entrés à la Chambre et y ont fait grand bruit. M. Guesde a été à la Chambre ; M. Lafargue n’a fait qu’y passer ; M. Vaillant y est encore ; mais ce n’est pas eux qui ont renouvelé la physionomie du parti. M. Jaurès et M. Viviani ont été les principaux ouvriers île cette transformation. Orateurs l’un et l’autre et doués d’une infatigable activité, toujours prêts à la propagande, accourant partout où on les appelait, se mêlant aux incidens de chaque jour pour les apprécier à leur point de vue, subtils comme les sophistes et abondans comme les rhéteurs, ils ont été les clairons du socialisme et l’ont fait pénétrer dans toutes les oreilles, sinon dans tous les esprits. L’origine toute parlementaire de ces nouveaux venus, et leurs procédés d’esprit et d’action, qui étaient tout oratoires, devaient les distinguer de leurs devanciers. Il semblait parfois que leurs convictions fussent improvisées comme leurs discours. Elles s’adaptaient aux circonstances. M. Jaurès, malgré sa fougue, et M. Viviani, malgré sa vigueur, ne dédaignaient pas les moyens de tactique sans lesquels on n’arrive à rien dans une assemblée. Ils savaient parler à propos et ne découvrir de leur pensée que la partie qui était en situation. Ils louvoyaient avec les difficultés. Ils prenaient des formes différentes. Enfin ils étaient effrontément opportunistes. Nous n’avons pas encore parlé de M. Millerand, qui occupe pourtant aujourd’hui une si grande place dans le parti, et qui, en l’absence de M. Jaurès, non réélu aux élections dernières, en était devenu le chef parlementaire. C’est que M. Millerand est, en somme, un rallié du socialisme. Appartenant à la Chambre bien avant que le socialisme y eût fait son entrée, il n’avait rien fait pour l’y introduire. Il était alors un simple radical. Puis il a trouvé son chemin de Damas ; une révélation subite l’a éclairé. Le phénomène s’est produit au moment où le parti radical, après maintes mésaventures, était arrivé à son déclin. Il avait perdu ses principaux chefs et la plupart de ses soldats. Diminué en autorité et en quantité, il ne pouvait plus jouer de rôle qu’à la condition de s’appuyer sur les socialistes de plus en plus envahissans. M. Millerand n’a pas hésité : il est passé au socialisme. Si rien ne l’en avait rapproché jusque-là, rien non plus ne l’en séparait, et son adhésion a sans doute été aussi sincère qu’elle a été complète. Quant aux socialistes, ils se sont empressés d’accueillir cette recrue précieuse. Nous ne savons pas ce qu’en ont pensé les vieux doctrinaires, comme M. Jules Guesde et M. Vaillant ; mais les jeunes, les coryphées de l’École normale et du barreau, hommes de tribune et de couloirs, ont été enchantés de voir à côté d’eux un orateur dont la parole agressive et mordante pouvait leur être si utile, et qui était passé maître dans tous les exercices parlementaires. Au bout de peu de temps, le parti s’est trouvé composé de deux fractions distinctes : l’une qui pouvait se vanter et se vantait en effet de l’avoir créé et organisé, l’autre qui lui avait donné son existence parlementaire et l’avait révélé au grand public. La première croyait à la révolution comme but et comme moyen ; la seconde croyait plutôt à l’évolution et, sans exclure la violence, estimait qu’on pouvait user d’autres moyens. Tout le monde était d’accord pour proposer la conquête des pouvoirs publics ; mais, quand il s’agissait du gouvernement lui-même, les anciens voulaient s’en emparer en bloc et d’un seul coup de main, tandis que les autres espéraient y parvenir plus sûrement par voie d’infiltration. Il y avait là deux méthodes correspondant à deux tendances, à deux caractères différens de l’esprit humain : on les retrouve partout. Tôt ou tard, le socialisme grandissant devait produire ces divergences ; mais le brusque avènement des parlementaires, leurs manières nouvelles, leurs allures conquérantes, le dédain qu’ils dissimulaient mal pour des procédés arriérés, la nécessité pour le parti de se transformer à mesure qu’il s’étendait et qu’il devenait une immense entreprise électorale, tout cela, en déroulant les vieilles habitudes, devait à la fois déconcerter et irriter ceux qui les avaient longtemps pratiquées. Le désaccord était déjà très profond, quoiqu’il n’eût pas encore éclaté au grand jour, lorsque M. Millerand est entré au ministère. MM. Jules Guesde et Vaillant ont lancé contre lui un manifeste sévère. C’était la rupture. L’église naissante était menacée d’un schisme qui, en la coupant en deux, en aurait pour longtemps paralysé l’essor. De là est sorti le Congrès national. Il avait pour mission de se prononcer sur le cas de M. Millerand et de constituer l’unité du parti.

Il n’a tenu que six séances, à la vérité très longues, — l’une d’elles s’est prolongée jusqu’à deux heures du matin ! — et prodigieusement agitées. On a pu vraiment voir le fond des âmes, et on n’y a vu que la discorde et souvent la haine. Nous renonçons à expliquer en détail comment le Congrès a été formé, et quelles « organisations » il représentait. Ce mot d’organisations est celui dont se servent les socialistes pour désigner leurs groupemens : il y en a d’ordres très divers, depuis les anciens groupes allemanistes, broussistes, guesdistes, etc., jusqu’aux simples comités électoraux et aux coopératives. Il y a aussi les syndicats dont nous avons déjà dit un mot, et qui naturellement avaient été invités au Congrès ; mais ils ont très peu répondu à l’appel qui leur avait été adressé, et presque tous se sont abstenus. On comptait en avoir cinq cents représentés, et il n’y en a eu qu’une cinquantaine. C’est là un symptôme très curieux. Il ne signifie pas que les syndicats désavouent le Congrès, mais qu’ils veulent rester indépendans, sauf à se plier aux conditions de l’unité lorsqu’on les aura établies. Mais tout cela n’a qu’un intérêt de second ordre. Comment a été tranchée la question Millerand ? Comment l’unité a-t-elle été sauvée ? Ce sont là les résultats essentiels du Congrès.

M. Jaurès a parfaitement posé dans son discours l’antinomie qu’il s’agissait de résoudre. Il a commencé par déclarer que la lutte de classes était, en tant que méthode, le socialisme tout entier, et que la lutte de classes interdisait à un socialiste d’entrer dans un ministère bourgeois. Il était difficile de mieux établir les principes. Mais, après l’avoir fait, M. Jaurès a ajouté qu’il y avait cependant des circonstances où la règle, tout absolue qu’elle était, devait fléchir, soit parce que le péril de la République appelait tous ses enfans à se grouper autour d’elle, soit parce qu’il s’agissait d’une œuvre limitée dont l’accomplissement était conforme à l’intérêt du parti et devait lui faire faire un progrès décisif. En d’autres termes, le discours de M. Jaurès, et, bientôt après, celui de M. Viviani, se résument dans le vieil adage que l’exception confirme la règle. C’est ce qu’il fallait faire accepter au Congrès, et la tâche était difficile. La majorité, en effet, paraissait acquise à l’opinion contraire, et ses orateurs, MM. Guesde et Lafargue entre autres, paraissaient au premier abord très résolus à ne faire aucune concession. Ils ont dit l’un et l’autre tout ce qu’ils avaient sur le cœur. Jamais M. Jaurès n’a été traité à la Chambre, par aucun de ses adversaires, comme il l’a été au Congrès par M. Lafargue. M. Lafargue a fait le tableau, a décrit les allures, a montré les dangers de ce néo-socialisme qui a changé complètement le caractère du parti, et presque de la doctrine. M. Jules Guesde, à son tour, n’a rien ménagé. Il a parlé fort sensément, à notre avis, de ce qu’il y avait de décevant pour les socialistes dans l’arrivée d’un des leurs au ministère, mais d’un seul, isolé, et par conséquent impuissant. Le fait en lui-même éveilla de grandes espérances, bientôt changées en désillusion. Lorsque les ouvriers socialistes ont appris, les uns dans la poussière surchauffée des ateliers, les autres au fond des mines, que M. Millerand était ministre des Travaux publics, ils ont pensé — et n’en avaient-ils pas le droit ? — que le moment était bon pour se mettre en grève. Ils avaient un ami au pouvoir ; ils seraient aidés et soutenus. L’événement a trahi leur confiance candide. Au Creusot, on leur a donné tort contre le patron. À Belfort, on les a arrêtés par la force dans leur marche sur Paris. Un orateur, — nous ne savons plus lequel, — a dit que cette politique aurait pu être celle de M. de Mun. Tous ces discours ont été une récrimination amère et violente. Mais, en dehors des discours publics, qui conservaient une certaine tenue, il fallait entendre les interruptions qui s’élevaient de toutes parts, et les grondemens sourds d’où jaillissaient les expressions les plus brutales et les plus injurieuses qu’on ait jamais entendues dans une réunion publique. Cependant on voulait l’union. On a essayé de la préparer dans une commission qui s’est d’abord partagée en deux moitiés absolument égales, et qui a enfin arrêté une rédaction transactionnelle. Jusqu’au dernier moment, on s’est demandé si les paroles échangées dans la commission, si les engagemens pris, si les promesses faites seraient tenus. À deux ou trois reprises, M. Jules Guesde a paru vouloir se ressaisir et rentrer dans son intransigeance, au moment de se résigner à un accord contre lequel tout en lui se révoltait. On entendait alors monter la voix de M. Jaurès, tantôt indignée et tantôt douloureuse, tantôt chargée de colères et tantôt pleine de supplications. Finalement l’esprit politique, l’esprit parlementaire l’a emporté. Le besoin de concorde, au milieu même des discordes déchaînées, était si vivement senti par tous, que chacun reculait devant la responsabilité d’une rupture. On a voté sur une équivoque. Il a été décidé qu’un socialiste ne pouvait pas entrer dans un ministère bourgeois, — le principe de la lutte des classes s’y opposait, — et il y a eu, pour l’affirmer, une majorité de 818 contre 634 ; mais, aussitôt après, on a admis l’exception, qui pouvait être justifiée par des circonstances exceptionnelles, et la majorité a été, cette fois, de 1140 voix contre 245. C’était, en somme, le triomphe de M. Jaurès. Les termes de cette transaction sont significatifs. Le Congrès, en admettant, sous la pression du fait accompli, qu’un socialiste pouvait être ministre, ne s’en est pas tenu à cette formule vague : il a précisé, il a déclaré que, dans chaque cas particulier, le parti devrait être appelé à examiner s’il y avait lieu d’appliquer la règle ou l’exception. En tout cas, une fois entré dans un ministère, un socialiste devra y apporter avec lui le programme minimum du parti et ne rien négliger pour l’y faire prévaloir. Il n’aura pas la liberté des autres ministres. Sa dépendance sera aussi étroite que possible : il devra rester en rapports constans avec le comité général, dont il est l’homme-lige, le représentant docile et soumis.

C’est le moment de parler de ce comité, qui est la création propre du Congrès. Il sera le pouvoir exécutif du parti et tout devra lui être subordonné. Pour cela, on a défini le parti socialiste par l’énumération des élémens dont il se compose. Ce sont d’abord ce qu’on appelle les cinq organisations nationalement constituées, autrement dit les anciennes sectes et les indépendans : c’est le vieux stock du parti, appelé à se transformer avec les besoins nouveaux, mais qui a une existence historique dont il a fallu tenir compte. Viennent ensuite les fédérations régionales et départementales autonomes, ou plus simplement les comités électoraux : il est à croire qu’avec l’extension du socialisme et les mœurs nouvelles qui s’y établissent, ces fédérations prendront une importance de plus en plus grande, et remplaceront un jour les organisations primitives. Si le but désormais assigné à tous les efforts est la conquête des, pouvoirs publics, les anciennes sectes, qui avaient si peu de prise sur les masses, devront disparaître. Leur credo trop rigide sera remplacé par des programmes plus vagues et plus élastiques, propres à fournir la matière de professions de foi électorales. L’avenir est là. En troisième bleu, viennent les syndicats ouvriers socialistes : nous avons dit que, malgré toutes les avances qu’on leur a faites, ils se sont tenus à l’écart, conservant à l’égard du Congrès une attitude circonspecte ; mais ils n’en sont pas moins un des élémens essentiels du socialisme, et peut-être même le plus vivant. Enfin, les coopératives socialistes. Voilà les cadres du parti, et les « organisations » dont il se compose officiellement. On saura désormais quels groupemens devront envoyer des délégations aux-futurs congrès. Il y en aura un tous les ans, et il se tiendra chaque année dans une région différente. Ils exerceront un pouvoir de contrôle et d’impulsion, tandis que le comité général, formé lui aussi de délégués des organisations reconnues, exercera une autorité dirigeante et permanente. Il vient d’être constitué : la majorité y tient à une voix. Ses attributions sont considérables. Il devra agir sur la presse, sur les élections et sur les élus. Les centralisateurs à outrance, comme M. Guesde, auraient voulu qu’il étendît une véritable dictature sur les journaux, et même qu’il y eût un journal officiel du parti, auprès duquel tous les autres devraient chercher l’inspiration. On n’a pas osé aller aussi loin. Les journaux garderont leur liberté sur les questions de doctrine et de tactique ; on leur interdit seulement toute polémique blessante les uns contre les autres. Des communications leur seront faites par le comité général et même par les organisations diverses ; ils devront les insérer. Les rédacteurs seront responsables envers le comité qui pourra prononcer contre eux le blâme et l’exclusion. Tout cela peut nous donner un aperçu de la manière dont les socialistes comprendraient la liberté de la presse, s’ils étaient au pouvoir. Au point de vue électoral, les candidats ne seront pas rattachés au comité par une chaîne aussi courte. Le comité ne leur donnera pas d’investiture et ne choisira entre eux qu’au second tour de scrutin. Ils devront seulement signer le programme minimum du parti, tel qu’il a été libellé à Saint-Mandé par M. Millerand lui-même : internationalisme, lutte de classes, conquête des pouvoirs publics. Si on interdit aux collectivistes les portefeuilles ministériels, on les invite au contraire à poursuivre tous les mandats électifs. Qu’ils entrent surtout à la Chambre aussi nombreux que possible : seulement, une fois-là, ils formeront un groupe unique, placé sous le contrôle direct du comité général, et celui-ci devra les amener « autant que possible » à l’unité de vote. Le métier de député, ou même de journaliste socialiste, deviendra relativement facile, puisqu’on saura d’avance tout ce qu’on doit dire et tout ce qu’on doit faire : le premier venu, ou peu s’en faut, pourra le remplir ; mais quelle sujétion !

La fin du Congrès n’a pas ressemblé au commencement. Toute l’organisation que nous venons d’exposer avait été préparée par une commission, qui avait réalisé elle-même le phénomène de l’unanimité : tous ses membres s’étaient mis d’accord sur tous les points. Quand on l’a su, l’enthousiasme a été général, et la même unanimité s’est reproduite dans le Congrès. On se serrait la main ; pour un peu, on se serait embrassé. Il n’y avait plus que des amis et des frères. On chantait en chœur l’Internationale, qui est devenue le chant officiel des socialistes, et qui paraît destinée à prévaloir sur la Carmagnole. L’unité était acquise, cette unité que la presse socialiste avait juré de réaliser, et dont la presse indépendante avait parié avec quelque scepticisme. Elle n’y croyait pas ; on lui a fait honte de ses doutes ; et pourtant elle les conserve. Ceux mêmes qui se flattent le plus haut d’avoir fait l’unité savent bien que, si elle a paru se produire artificiellement dans un vote contradictoire, on aura beaucoup de peine à la maintenir. Au fond, le parti socialiste reste divisé, mais il est organisé ; il l’est plus et mieux que tous les autres, ce qui lui donne pour le moment sur eux une supériorité d’un ordre spécial. Il est désuni sous son unité apparente, et M. Jaurès aura beaucoup à faire pour ramener entre ses membres la « cordialité » qui devrait, d’après lui, présider à leurs rapports. Mais, à défaut de cordialité, la discipline est un lien très vigoureux.

Les socialistes viennent de montrer, en même temps, qu’ils se détestaient entre eux, et qu’ils voulaient quand même marcher d’accord ; et ils ont créé l’instrument de leur accord. Cela donne un sens très sérieux au Congrès qui vient de se clore, et ceux qui l’ont conduit vers ce dénouement ont le droit d’être satisfaits de leur succès. En face du gouvernement légal, il y en a un autre, qui a déjà des ramifications partout et qui cherche à les étendre encore. Il aura désormais un centre d’où le mouvement se transmettra dans les organisations les plus diverses : syndicats, comités électoraux, conseils municipaux et généraux, groupes parlementaires, ministère même, puisque, au moins pour le moment, le parti a un représentant dans le ministère. Et cela, certes, est inquiétant. On ne saurait se méprendre sur le but révolutionnaire et violent que poursuivent les socialistes ; tous leurs orateurs l’ont proclamé à qui mieux mieux, et s’ils ont différé entre eux, c’est seulement sur les meilleurs et les plus sûrs moyens de l’atteindre. Encore tous s’entendent-ils pour reconnaître que, le moment venu, c’est par un coup de force qu’il faudra terminer l’œuvre entreprise et préparée de longue main. M. Jaurès l’a dit comme les autres. S’emparer des pouvoirs publics, cela signifie en bon français tracer des parallèles ou creuser des mines autour de la place jusqu’à l’heure où, après être arrivé au pied des murailles et s’être créé des intelligences de l’autre côté, on pourra livrer sûrement l’assaut final. Ce travail préalable a déjà été poussé très avant, puisque les socialistes, après avoir envahi un certain nombre de conseils municipaux, sont entrés en force à la Chambre et y forment un groupe compact, destiné sans doute à grossir encore. Ce n’est pas eux seulement qui font tout ce qu’il faut pour cela : on les y aide, tantôt par négligence, tantôt par faiblesse ou complaisance, tantôt par complicité directe. Enfin, on leur a ouvert la porte de la citadelle. Nous avouons ne pas comprendre les préjugés arriérés de M. Jules Guesde lorsqu’il tonne contre la violation des principes dont M. Millerand s’est rendu coupable. C’est M Jaurès qui a raison contre M. Guesde ; il n’a que trop raison, hélas ! et l’entrée de M. Millerand dans le ministère, sans parler des nombreux services qu’il lui a rendus depuis, a fait faire à son parti un pas énorme. Le socialisme a acquis par-là une avance de plusieurs années sur ce qu’il pouvait raisonnablement espérer de ses progrès futurs. Mais, si nous ne comprenons pas M. Jules Guesde, nous comprenons encore bien moins le gouvernement qui a appelé M. Millerand dans son sein. Là est la faute inexpiable ; on en voit déjà les premiers effets. L’unité quelque peu factice du parti socialiste n’est pas le plus grave de tous ; mais la perversion dans les esprits de la notion même de gouvernement, et l’introduction dans la forteresse de l’ennemi, qui n’y entre, il le dit lui-même, que pour la livrer, sont autrement redoutables. Ce n’est pas tant parce que les socialistes s’organisent que parce que le gouvernement se désorganise et s’abandonne que l’avenir nous paraît sombre et le présent criminel.


Il est déjà un peu tard pour parler du discours de M. Chamberlain à Leicester. Le monde entier en a retenti, et les commentaires en sont aujourd’hui presque épuisés. De l’aveu général, M. Chamberlain a été mal inspiré ; personne, même en Angleterre, n’a pris sa défense. Tout au plus les journaux les plus bienveillans, comme le Times, ont-ils plaidé pour lui les circonstances atténuantes, en insinuant qu’il n’était pas responsable de son instruction première, et que, si elle avait des lacunes, ce n’était pas sa faute. Il ne comprend pas toujours le sens exact et la valeur des mots qu’il emploie ; mais c’est seulement faute d’usage. Nous ne savons pas, car il ne l’a pas dit, si M. Chamberlain a été bien satisfait d’être défendu par des argumens qui rappellent un peu le pavé de l’ours. La vérité est qu’il a obéi à deux sentimens dont un homme politique devrait toujours se garder avec soin : il a voulu se faire valoir avec quelque excès en éblouissant les yeux des merveilleux résultats de sa politique, et il a voulu aussi morigéner et rabaisser une nation voisine, en la traitant sur ce ton de morgue et de supériorité qui déplaît chez tout le monde, mais qui offense et blesse de la part du représentant attitré d’un gouvernement étranger. On croirait vraiment que M. Chamberlain a voulu traiter la France comme le Transvaal, pour arriver contre elle à un dénouement analogue !

Il y avait, depuis quelque temps, en Angleterre une assez vive irritation contre nous : M. Chamberlain a pensé qu’il pouvait exploiter cette mauvaise humeur, et qu’il y trouverait quelque popularité. Peut-être son calcul aurait-il été exact s’il était resté dans une mesure convenable ; mais il en a tellement dépassé les limites qu’on s’est refusé à le suivre et qu’une protestation a éclaté. On nous reprochait, et M. Chamberlain nous a reproché avec plus d’amertume que personne, les écarts de quelques journaux à images, où la fantaisie de nos dessinateurs n’avait pas respecté la majesté de la reine. Nous ne voulons pas rechercher si les Anglais eux-mêmes ne nous en avaient pas donné quelquefois l’exemple, car cet exemple, même lorsqu’il venait d’eux, n’était pas bon à suivre et ne saurait justifier ceux qui s’en sont inspirés. S’il y a un souverain au monde qui soit digne non seulement de respect, mais de vénération, assurément c’est la reine Victoria, et, au risque d’étonner M. Chamberlain, nous lui affirmerons que ce sentiment est très général en France. Un grand pays ne peut pas être rendu responsable des imprudences de quelques caricaturistes qui, ne ménageant rien chez eux, en sont arrivés à ne plus se rendre compte de la portée de leurs coups de crayon : ils y en attachent eux-mêmes si peu ! Nous haussons nous-mêmes les épaules là où il conviendrait peut-être mieux de s’indigner. Cependant les caricatures contre la reine ont produit chez nous une impression très pénible, et elles ont été désavouées par tous les organes sérieux de l’opinion. Si on juge qu’un désaveu moral ne suffit pas, il y a des lois en France qui punissent les outrages et les offenses contre les souverains étrangers ; seulement c’est à ces souverains eux-mêmes ou à leurs représentans de les invoquer. Puisqu’ils ne l’ont pas fait, nous étions en droit de croire que ces productions inconvenantes n’avaient rencontré en haut lieu que le dédain, et c’est peut-être ce dont elles étaient dignes. En tout cas, elles ne méritaient pas le réquisitoire d’un personnage officiel comme M. Chamberlain, qui a paru beaucoup moins soucieux de venger la reine contre des traits qui ne pouvaient l’atteindre que d’exciter contre notre pays l’animosité du sien. Il n’y a pas réussi, au moins cette fois, et nous n’avons pas à y insister davantage.

Sur l’autre point de sa harangue, M. Chamberlain n’a pas été plus heureux. L’empereur Guillaume venait à peine de quitter l’Angleterre, où il s’était appliqué à maintenir à sa visite le caractère d’une démarche toute familiale, que M. Chamberlain parlait d’une alliance avec l’Allemagne. Ce n’est pas assez : il y ajoutait une alliance avec les États-Unis, et il faisait miroiter le fantôme prestigieux d’une nouvelle Triple Alliance qui aurait pesé à la fois sur l’immensité des mers et sur plusieurs grands continens. En entendant ce langage, on a éprouvé une secousse et subi comme un sursaut. Une alliance ! M. Chamberlain avouait bien que ce n’était pas une alliance proprement dite, puisqu’il n’y avait rien d’écrit, mais il ajoutait qu’à défaut de l’exactitude du mot, on avait la réalité de la chose, ce qui valait bien mieux. Et il menaçait le reste de l’univers de la puissance formidable de cette seconde Triplice. Cette fois, l’Allemagne et les États-Unis ont été sérieusement offensés d’être devenus de simples attributs oratoires de M. Chamberlain. On leur prêtait un rôle qu’ils n’avaient jamais accepté. Il y avait sans doute de bons rapports entre l’Angleterre et les deux autres pays, et peut-être même, en ce qui concerne l’Allemagne, y avait-il des arrangemens sur quelques objets limités, mais d’alliance point, ni rien qui y ressemblât. Les journaux allemands et les américains ont traité M. Chamberlain avec une véritable rudesse, et ils ont repoussé toute idée d’alliance dans les termes les moins obligeans : à travers son ministre des Colonies, l’Angleterre elle-même était atteinte, ou du moins effleurée. Bien plus : quelques jours après, M. Mac Kinley publiait un Message, et, en parlant de l’Angleterre, il s’exprimait avec une réserve qui n’était pas exempte de froideur, qualifiant de regrettable la guerre du Transvaal, et affirmant que les États-Unis observaient une neutralité absolue entre les belligérans. Ce n’est pas l’altitude que l’Angleterre, et que M. Chamberlain, dans son discours, se vantaient, à tort d’ailleurs, d’avoir eue à l’égard de l’Amérique pendant sa guerre contre l’Espagne. Enfin M. Mac Kinley avait choisi le passage consacré à l’Angleterre pour déclarer que son gouvernement s’était abstenu avec soin de toute alliance qui aurait pu devenir embarrassante. Il est probable que cette partie du Message a été remaniée après le discours de Leicester, et qu’elle y fait une réponse indirecte. Si on passe à l’Allemagne, le ton officiel n’y est pas plus chaud. M. le comte de Bulow vient de prononcer au Reichstag un discours dans lequel, à propos des armemens maritimes en projet, il parle des rapports de l’Empire avec toutes les puissances. Les expressions dont il se sert à l’égard de la France sont courtoises. A l’égard de la Russie, elles sont amicales. « Quant à l’Angleterre, dit-il, nous sommes tout disposés à vivre en paix et en bonne intelligence avec elle, en prenant pour base de nos rapports une exacte réciprocité et des égards réciproques. » C’est peu, et nous voilà bien loin de l’alliance si bruyamment annoncée ! L’amour-propre de nos voisins a été très sensible à ce que, dans un autre temps et venant d’un autre côté, ils auraient qualifié de coups d’épingle, et M. Chamberlain a été assez malmené pour avoir exposé son pays jà cette épreuve.

A parler franchement, ce n’est pas le premier discours très maladroit que prononce M. Chamberlain ; mais autrefois on s’en apercevait moins. On ne le voyait pas, on ne voulait pas le voir. Il semble aujourd’hui que certaines illusions se dissipent ou tombent, et que l’homme, dépourvu du prestige qui l’entourait, apparaisse à son désavantage. Nous ne sommes pas sûrs que le discours de Leicester aurait produit la même impression, s’il avait été prononcé trois mois plus tôt, et, dans ce cas, certainement, lord Rosebery n’y aurait pas fait la réplique qu’il y a faite, car lui aussi recherche la popularité. Elle est fort habile, cette réplique, et, venant d’un homme doué au point où l’est lord Rosebery du sens de l’opportunité, elle donne à croire que le courant qui, naguère encore, emportait l’opinion tout entière d’un seul côté s’est un peu ralenti ; peut-être même un contre-courant s’est-il produit. Lord Rosebery a fait justice des injures lancées contre la reine en disant qu’elles retombaient sur leurs auteurs. Il a regretté que M. Chamberlain y ait attaché trop d’importance. « Je regrette aussi, a-t-il dit, la façon par trop cavalière dont les Anglais traitent les autres nations. Trop pleins de nos propres vertus, nous oublions que ce qui, dans les autres, peut nous déplaire, peut, chez nous, être désagréable aux autres. C’est un fait que, dans ces dernières années, nous avons censuré quelques-unes des nations européennes d’une façon qui a dû leur donner à réfléchir et leur inspirer peu d’enthousiasme et de sympathie pour nous. Nous avons appelé une des plus anciennes nations du monde une nation malade. Nous avons comparé un grand empire au diable. Nous avons donné à entendre qu’un autre grand empire était moins étendu que nos colonies. Maintenant, nous croyons de notre devoir de dire à une nation voisine de prendre des manières plus polies. Je ne dis pas que tous ces sentimens ne soient pas justifiés ; mais, ce qui est nouveau, c’est de les entendre exprimer par des hommes responsables, sans songer assez que des paroles proférées dans un moment d’irritation peuvent, longtemps après avoir été oubliées ici, être retournées contre nous par les nations qu’elles ont offensées. » On ne saurait mieux dire, et il n’y a rien à ajouter aux judicieuses observations de lord Rosebery : nous espérons que, revenu au pouvoir, il se rappellera le langage qu’il tenait dans l’opposition et ne s’exposera pas à son tour aux reproches mérités qu’il adresse à M. Chamberlain et même à lord Salisbury. Puisse-t-il, en attendant, provoquer un mouvement de réaction contre les injustices de l’opinion britannique à notre égard. C’est une œuvre mauvaise d’entretenir l’irritation entre deux grands pays faits pour marcher ensemble à la tête du progrès, qu’aucun intérêt profond ne divise, que tout, au contraire, devrait rapprocher, et dont le conflit causerait au monde civilisé un trouble et un ébranlement tels qu’on ne peut y songer sans horreur.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.