Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1863

Chronique n° 760
14 décembre 1863


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 décembre 1863.

Le parallélisme des phases de la politique intérieure et de la politique extérieure se poursuit avec une remarquable exactitude. D’une part, la vérification des pouvoirs est achevée, et le nouveau corps législatif est constitué ; de l’autre, toutes les réponses des souverains à l’invitation impériale ont été publiées par le Moniteur, et il est aujourd’hui manifeste que la réunion d’un congrès n’aurait pu produire d’entente générale, qu’elle n’eût point pacifié l’Europe, enfin qu’elle n’aura pas lieu. Voilà deux épisodes commencés en même temps, qui ont été clos simultanément et qui nous ont conduits au même entr’acte. Avant d’entrer en conjectures touchant les travaux ultérieurs de notre diplomatie et de notre assemblée représentative, occupons-nous de l’intermède qui va remplir cet entr’acte.

Cet intermède est financier. D’ordinaire le quart d’heure de Rabelais arrive à la fin d’une campagne ; il se présente cette fois-ci au début de la saison politique. La conclusion du rapport de M. le ministre des finances, c’est un emprunt de 300 millions. Quand un gouvernement a résolu un emprunt et s’est décidé à l’annoncer, l’intérêt public exige qu’il l’accomplisse le plus tôt possible. La perspective d’un emprunt exerce sur le crédit public une influence qui affecte l’ensemble des intérêts financiers et tient en suspens un grand nombre d’affaires. Il faut abréger le plus qu’on le peut cet intervalle d’incertitude qui sépare le moment où un projet d’emprunt est annoncé du moment où il doit être réalisé. Nous supposons qu’en présentant au corps législatif le projet du nouvel emprunt de 300 millions, le gouvernement réclamera l’urgence pour cette proposition, et que le corps législatif ne fera point difficulté d’accorder à la discussion et ad vote de l’emprunt la priorité sur la discussion et le vote de l’adresse. Tout porte donc à croire que la première discussion du corps législatif aura l’emprunt pour objet, et qu’à cette occasion la question financière tout entière se posera devant la chambre et devant le pays.

Quelle est la situation financière révélée par le rapport de M. Fould ? Quel degré d’efficacité a eu le nouveau système inauguré il y a deux an par ce ministre ? Quelles sont les causes de cet indomptable accroissement des découverts qui rend aujourd’hui, en temps de paix, un emprunt de 300 millions indispensable ? Quelles sont les causes accidentelles et quelle est la cause générale de ce phénomène ? Voilà les grandes questions qui devront être agitées par le corps législatif. La petite question sera d’arrêter le mode d’exécution de l’opération financière. Jetons d’avance un coup d’œil rapide sur les divers élémens de cette situation.

Personne n’a méconnu le double caractère du rapport de M. Fould sur notre situation de trésorerie. Ce rapport est franc et triste. Il est franc, car il permet aux personnes les moins clairvoyantes dans les matières financières de se rendre compte de l’état vrai des choses ; il est triste parce qu’en effet cet état de choses n’est pas de nature à satisfaire un ministre intelligent qui doit avoir le point d’honneur de la prospérité des finances françaises. M. Fould est réduit à nous apprendre que les découverts ont atteint de nouveau, à peu de chose près, le chiffre auquel il les avait trouvés à sa rentrée au ministère ; ils représentent une somme de 972 millions, bien voisine de ce déficit d’un milliard qui effraya tant les imaginations il y a deux ans. Cette révélation prend une signification plus fâcheuse quand on la rapproche d’autres explications fournies par le rapport. Ainsi un projet de loi portant allocation de crédits supplémentaires s’élevant ensemble à 93 millions vient d’être présenté au corps législatif. Ces 93 millions de dépenses supplémentaires se décomposent ainsi : 63 millions pour la marine et pour la guerre représentant les dépenses extraordinaires occasionnées en 1863 par la guerre du Mexique, et 30 millions demandés par le ministère des finances, destinés en grande partie à pourvoir à l’insuffisance du crédit ouvert pour primes à la sortie des sucres. Ce crédit supplémentaire réclamé par le ministère des finances donne lieu à une observation bien naturelle. En réalité, les primes payées à la sortie des sucres ne sont que la restitution des droits payés par les sucres à l’entrée. Le produit des droits payés par les sucres importés figure intégralement dans les ressources ordinaires ; une stricte régularité exigerait que les primes à l’exportation fussent complètement défrayées par les ressources ordinaires, puisque ces primes ne sont qu’une restitution partielle des droits perçus ; il devrait y avoir dans un budget bien équilibré une latitude suffisante pour qu’on pût faire face avec les revenus ordinaires à cette restitution d’une partie des droits perçus. Il n’est point conforme à la nature des choses, il est regrettable que l’on soit réduit à s’ouvrir un crédit supplémentaire pour faire une dépense qui n’est autre chose que le remboursement d’une recette ordinaire dont on a perçu la totalité.

Nous ne relevons ce détail que pour montrer à quel degré de tension notre gestion financière a porté l’emploi et l’affectation des ressources. Voici un autre exemple : M. Fould est parvenu à réduire à 43 millions la charge des dépenses extraordinaires et le découvert pour 1863 provenant de ce crédit extraordinaire de 93 millions qu’il demande. Il obtient ce résultat en faisant usage d’une ressource de 50 millions qui avaient eu antérieurement une destination différente. Une partie de ces 50 millions, 17, est représentée par des obligations provenant des remboursemens de subventions effectués par les compagnies de chemins de fer en vertu de leurs dernières conventions avec l’état ; l’autre partie est représentée par 1,430,000 francs de rentes, et ces rentes, qui étaient destinées au paiement de subventions aux compagnies, redeviendront disponibles par suite des conventions dont nous venons de parler, lesquelles ont substitué la subvention en annuités à la subvention en capital. Certes, avec des finances très aisées, il eût été plus convenable de conserver le mode de subvention prévu d’abord et de payer la part de l’état dans les fructueuses dépenses de la construction des chemins de fer avec les ressources du budget extraordinaire ; avec des finances moins aisées, l’état eût pu faire un emprunt pour les travaux publics, la destination d’un tel emprunt en étant la justification légitime, puisque, s’il devait laisser des charges à l’avenir, il apporterait aussi à l’avenir le bienfait d’une dépense reproductive qui doit influer sur l’accroissement progressif de la richesse générale du revenu public. Au lieu de procéder ainsi, pour tirer parti de toutes les ressources actuelles et de peur de trop grossir l’emprunt rendu nécessaire par les découverts du trésor, qui ont une origine et des causes toutes politiques, on a préféré convertir les 475 millions de subventions dus aux compagnies de chemins de fer en annuités de 21 millions que l’état devra servir pendant quatre-vingt-douze ans. L’expédient n’est qu’un emprunt déguisé et un emprunt sous une forme onéreuse. Les compagnies qui ont besoin immédiatement et prochainement du capital des sommes qui leur sont dues par l’état engageront, sous la forme de titres négociables et réalisables, les quatre-vingt-douze annuités que l’état sera tenu de leur servir. Tous les bons esprits avaient été frappés de l’absurdité de l’expédient des obligations trentenaires, et l’on irait tomber fatalement dans le système des obligations nonagénaires ! En signalant ces tendances, nous ne voulons critiquer personne, nous montrons seulement le produit vraiment nécessiteux d’un état de choses particulier ; nous cherchons surtout à bien faire comprendre à nos lecteurs que le ministre des finances a tiré un tel parti des ressources existantes qu’on ne saurait l’accuser d’avoir grossi le chiffre du découvert actuel en le portant à 972 millions.

L’on a donc toute raison de croire à la réalité de cet énorme découvert ; l’on doit savoir gré à M. Fould de la sincérité avec laquelle il nous en apprend l’existence et de la loyauté avec laquelle il nous fait savoir que c’est encore par une tension extrême de toutes les ressources qu’on a réussi à l’empêcher de s’élever plus haut. La franchise de M. Fould a d’autant plus de mérite qu’il était l’homme de France à qui l’aveu d’une telle situation devait être le plus pénible. « Quant à moi, sire, dit-il, j’avais eu l’espoir de ne pas rouvrir le grand-livre. » Personne en effet ne contestera la vigueur et l’habileté des efforts que M. Fould a faits pour éviter cette nécessité. Grâce à l’expédient, aussi heureux que hardi, de la conversion facultative, grâce à d’adroites négociations, M. Fould avait pu apporter une atténuation de 200 millions au découvert de 1861. Sans les dépensés causées par les expéditions du Mexique et de la Cochinchine, dépenses qui montent à 270 millions, le découvert ne dépasserait pas aujourd’hui 700 millions, et nous n’aurions pas à opter, avec des budgets qui dépassent 2 milliards, entre les inconvéniens d’une dette flottante démesurée et la triste nécessité d’un emprunt en pleine paix. Est-ce à dire que le système que M. Fould était venu inaugurer n’a eu aucune efficacité ? Nous ne le pensons pas. L’avantage de ce système nous a toujours paru devoir consister dans une manifestation plus exacte et plus saisissante de la situation financière. La méthode de comptabilité de M. Fould devait, à nos yeux, mettre plus directement et plus facilement les contrôleurs naturels de la gestion financière en présence des influences dirigeantes et des effets de cette gestion. Le contrôle serait triple dans le système parlementaire : il y aurait un cabinet solidaire et responsable, il y aurait les chambres, il y aurait le pays. Sous le régime actuel, il peut toujours y avoir deux contrôles, celui du corps législatif et celui du pays. La méthode introduite par M. Fould ne pouvait fournir au contrôle financier que des lumières, elle ne pouvait communiquer à ceux qui sont appelés à l’exercer l’application et l’énergie qui leur sont nécessaires. On montre au corps législatif et au pays les choses telles qu’elles sont ; c’est maintenant au corps législatif et au pays de marquer l’approbation ou l’improbation, de donner des conseils ou d’exiger des réformes. Ce qui est clair aujourd’hui, c’est que, malgré l’habileté spéciale que tout le monde accorde à M. Fould, malgré les efforts qu’il a faits, malgré les espérances qu’il avait conçues et que le public avait volontiers partagées, malgré l’ampleur énorme de nos budgets, malgré le succès de brillantes combinaisons, malgré l’emploi de toutes les ressources disponibles, la dépense n’a pu se contenir dans les larges limites du revenu ; l’accroissement du découvert n’a pu être arrêté, un emprunt de 300 millions est devenu nécessaire.

Il est impossible que le corps législatif ne se préoccupe point gravement, dans la discussion de l’emprunt, des causes qui ont amené cette situation. Ces causes sont de deux sortes : les unes accidentelles, les autres générales.

Les causes accidentelles sont indiquées dans le rapport même de M. Fould. L’expédition du Mexique nous coûte à l’heure qu’il est 210 millions, l’expédition de Cochinchine 60. Si nos finances n’avaient point eu à faire face à ces coûteuses diversions, nos découverts seraient descendus à 700 millions, et il ne serait pas question d’emprunt. Il faudra donc, dans la discussion de l’emprunt, prendre corps à corps cette ruineuse chimère des entreprises lointaines, ce cauchemar universel de l’expédition du Mexique. Il est bien remarquable que, de quelque côté que l’on envisage l’expédition du Mexique, on ne trouve que des raisons de la déplorer. Au point de vue des principes de la révolution française, on ne peut que regretter cet effort tenté à l’aventure pour changer par la force de nos armes le gouvernement d’un peuple. Quand on examine la conduite militaire de l’expédition, on remarque d’étranges erreurs dans les prévisions, des lacunes funestes dans les préparatifs. Quand on songe aux résultats politiques de l’entreprise, on est effrayé des difficultés qu’elle peut, dans un avenir peu éloigné, nous susciter avec les États-Unis. Quand on évoque la candidature de l’archiduc Maximilien, on souffre à l’idée que des soldats français ont pu donner leur sang ou trouver dans les hôpitaux une mort misérable pour dresser à un prince étranger, qui ne se décide même pas à courir les chances périlleuses de son ambition hésitante, le plus baroque et le plus fragile des trônes. C’est maintenant par le côté financier que l’affaire mexicaine se présente à nous. Une dépense accomplie de 210 millions, un emprunt de 300 millions à contracter, voilà la note à payer qu’elle nous apporte. La fatalité de cette affaire mexicaine, c’est qu’on ne lui voit point d’issue ; l’impossibilité d’en pressentir la conclusion fait aussi la gravité de la question mexicaine au point de vue financier. Outre les dépenses déjà faites, on se trouve en présence de dépenses à faire auxquelles aucun terme ne peut être raisonnablement assigné. L’illusion d’un remboursement prochain ou même d’une compensation possible des frais de la guerre par le Mexique doit être virilement écartée par la chambre et reléguée dans la région des éventualités les moins probables. La chambre se trouvera donc en présence non-seulement des frais que l’expédition du Mexique a coûtés, mais de ceux qu’elle coûtera encore. Cette entreprise a exercé sur nos finances la pression la plus fâcheuse ; l’intérêt de nos finances donne le droit et impose le devoir à la chambre d’en exiger la prompte conclusion.

Il y a dans l’origine et le développement de cette affaire la coïncidence la plus malencontreuse avec les idées de réforme financière que M. Fould avait apportées au pouvoir. Qu’on se rappelle le point de départ. On était à la fin de 1861. La Revue des Deux Mondes avait reçu de M. de Persigny un avertissement pour avoir signalé les fâcheuses tendances de notre situation financière : mais un mois après paraissait dans le Moniteur le fameux rapport de M. Fould, qui justifiait toutes nos appréciations. L’empereur, avec un empressement qui l’honorait, se ralliait aux idées du nouveau ministre, se dépouillait d’une grande prérogative, renonçait à l’ouverture des crédits supplémentaires par décrets. Une nouvelle phase politique s’ouvrait dont le mot d’ordre était pour tous : économie dans les dépenses, réduction des découverts, contrôle vigilant de la chambre. Les rentiers français scellèrent le contrat en faisant aux promesses de cette nouvelle ère un sacrifice qui demeurera fameux dans les fastes du patriotisme financier, le sacrifice de la soulte ; mais en même temps une mauvaise fée, sous la forme tantôt d’un général espagnol que les eaux de Vichy rendent trop rêveur, tantôt d’une coterie séduisante et remuante d’émigrés mexicains, tantôt d’infortunés postulans d’indemnités, nous faisait prendre, en une heure crépusculaire, avec les moins sûrs des alliés, le chemin de la Vera-Cruz. Dès lors commença cette série de mésaventures dont la moins grosse n’est pas la perturbation jetée dans notre réforme financière, une dépense déjà faite de 210 millions et un emprunt nécessaire de 300. Le projet d’adresse lu par M. Troplong montre qu’au sénat comme partout on voudrait qu’il fût mis un terme à cet incident ; ce projet reproduit l’excuse que l’on donne depuis deux ans à cette dispendieuse entreprise : cette excuse est l’imprévu. L’imprévu a bon dos ; mais l’imprévu est un participe passif irresponsable devant lequel il y a toujours un participe actif responsable. L’imprévu suppose et accuse l’imprévoyance de ceux qui étaient tenus de prévoir. Dans un devis financier, la part faite à l’imprévu ne doit compter que pour une bagatelle. En face d’un imprévu qui se chiffre à la fin par 210 millions, ce n’est plus d’imprévu qu’on peut parler, c’est aux imprévoyans qu’il faut s’en prendre.

On passe ainsi de l’examen des causes particulières qui rendent nécessaire un emprunt de 300 millions à la considération des causes générales qui peuvent détourner de la bonne voie notre administration financière. Ces causes, que nous avons plusieurs fois indiquées, sont aujourd’hui mises à nu par les faits mêmes. Il ne doit pas y avoir d’imprévus colossaux dans les finances. Pour qu’il en soit ainsi, ce n’est pas une théorie abstraite, ce sont les conditions pratiques des gouvernemens modernes qui demandent que l’axe de la politique d’un état repose sur ses finances, et que, les finances étant contrôlées, l’administration financière soit responsable devant l’assemblée représentative investie du contrôle. En dehors des cas extraordinaires, toutes les branches du gouvernement doivent être subordonnées aux prévisions et aux ressources de l’administration financière. Les finances ne sont pas, comme les autres ministères, des branches du gouvernement ; elles sont le tronc duquel les autres branches doivent recevoir la sève. La politique étrangère, la guerre, la marine, les travaux publics devraient être obligés, avant de rien entreprendre, de demander aux finances jusqu’où ils peuvent s’engager. Les conditions naturelles du gouvernement, représentatif veulent que la plus haute responsabilité et par conséquent la plus haute autorité gouvernementales soient rattachées au moins par un lien général à la direction des finances publiques. La grande cause de nos méprises financières vient de ce que les choses ne se passent point encore ainsi en France. Les finances au lieu d’être le tronc commun, sont traitées simplement comme une des branches du gouvernement. Le ministre des finances chez nous n’est pas le lien de la solidarité et de la responsabilité d’un cabinet ; il n’est qu’une sorte d’intendant-général et de caissier central. Il n’est donc pas l’imprévoyant par excellence à qui une chambre chargée du contrôle peut s’en prendre en cas de trop forts mécomptes. Qu’on en soit convaincu, tant que cette lacune subsistera dans notre économie gouvernementale, nous verrons s’y prolonger aussi la cause la plus générale d’une gestion financière privée d’aplomb dans ses mouvemens et de certitude dans ses résultats.

Ces intéressantes questions ne manqueront point de saisir puissamment l’attention de la chambre dans le débat de l’emprunt. Les questions financières sont celles d’où dépendent essentiellement l’honneur, le crédit, l’influence des assemblées représentatives. C’est de ces questions qu’est né, on peut le dire, le régime représentatif dans l’Europe moderne. Elles ne seront pas inutiles aux progrès que le régime représentatif a encore à faire parmi nous. Et ici, qu’on ne se méprenne point sur notre pensée, nous n’entendons pas réserver à l’opposition seule l’honneur de défendre les vrais principes financiers ; nous serions fâchés que la majorité lui laissât ce rôle exclusif. Les finances sont un intérêt public si élevé, si vital, que, lorsqu’elles doivent être l’objet d’une discussion anxieuse et profonde, tout intérêt de parti s’efface à nos yeux, et doit se fondre dans le commun devoir du patriotisme. Dirons-nous toute notre pensée ? Désireux avant tout de voir réussir dans le gouvernement de la France les bonnes maximes et les bonnes pratiques financières, nous aimerions mieux que la défense de ces maximes et de ces pratiques fût prise en ce moment par des députés de la majorité, et fût présentée au pouvoir par des voix qui en aucun cas ne sauraient lui être suspectes ; nous ne voudrions pas que la cause des bonnes finances pût être affaiblie aux yeux du pouvoir en passant par des organes où il est enclin à voir des adversaires systématiques. La majorité compte des membres qui sans contredit ne sont point inférieurs à cette tâche. Dans l’ancien corps législatif, nous avons vu des hommes tels que M. Devinck et M. Gouin ne pas craindre, en se plaçant au point de vue des vrais intérêts du gouvernement, de dénoncer les périls et de critiquer les tendances de la gestion financière. Ces honorables exemples ne seront point perdus pour la nouvelle majorité, dont plusieurs orateurs, MM. Segris, Larrabure, d’Havrincourt, ont déjà fait leurs preuves d’intelligence et d’indépendance. Quel plus puissant stimulant pourraient-ils avoir qu’une situation qui proclame si haut l’échec des espérances généreuses conçues il y a deux ans ? Quelle excitation plus patriotique que le désir d’assurer à la France toute sa liberté et toute sa puissance financière ? Sans doute, et c’est un malheur, le public, trop peu familier avec le langage des chiffres, ignore jusqu’à quel point l’intérêt de notre sécurité et de notre grandeur est uni à l’état et à la conduite de nos finances ; mais cette ignorance n’est point une excuse à l’usage des représentans du pays. Tout homme politique sait que les finances peuvent avoir l’influence la plus bienfaisante sur la prospérité du pays et sur sa gloire. Des finances bien ordonnées sont un exemple de haute moralité et de sage conduite pour la nation entière : elles élèvent le crédit public, et par là donnent une impulsion vivifiante à l’ensemble des affaires particulières ; elles procurent à la politique nationale des ressources toujours égales à celles que réclament l’accomplissement de ses devoirs et la générosité de ses desseins, et par là elles assurent le plus solide fondement de sa puissance et de sa gloire ; elles sont enfin à la fois la plus forte garantie de la conservation et le plus sain stimulant du progrès régulier. Quant à nous, nous sommes optimistes lorsque nous pensons aux ressources financières de la France, à tout ce que ces ressources sagement économisées sont capables de produire ; mais, nous l’avouons, à la fierté que nous donne la juste appréciation de la richesse française se mêle une humiliation intempestive et douloureuse, quand nous voyons notre gestion financière contrainte par des entreprises imprévoyantes et mal calculées de s’exposer à des embarras compromettans. Ce sentiment pénible est celui qu’éprouvent tous ceux qui portent en eux la connaissance et le patriotique orgueil de nos finances.

La part ainsi faite aux considérations qui sortent de la situation qu’on nous révèle, il reste une nécessité, celle de l’emprunt que présente le ministre des finances, et une question subsidiaire, la forme sous laquelle cet emprunt devra être émis. Quant à la nécessité de l’emprunt, elle est incontestable : nous l’avions démontrée il y a un mois et demi, et cela par des argumens que nous avons été heureux de rencontrer dans le rapport de M. Fould. Un découvert de 972 millions ne pouvait être supporté que par une dette flottante énorme dans laquelle les bons du trésor figuraient pour 300 millions. Quand l’état se fait dans une telle proportion des ressources momentanées au moyen de bons du trésor, il entre sur le marché des capitaux en concurrence avec les affaires de l’industrie et du commerce. Les conditions de cette concurrence sont particulièrement désavantageuses pour les affaires ; la catégorie du capital que l’état vient absorber par ses bons du trésor est celle des fonds de roulement, qui sont le ressort le plus actif de la production industrielle et des échanges commerciaux. Le devoir évident de l’état est de persister le moins longtemps possible dans cette concurrence fâcheuse et de s’adresser par un emprunt en rentes à la classe des capitaux destinés à l’immobilisation et aux placemens fixes. Telle est l’explication et la justification de l’emprunt actuel. Sous quelle forme cet emprunt sera-t-il émis ? Cette question d’exécution est à nos yeux d’une importance très secondaire. Suivant nous, la forme d’émission la meilleure est en tout pays celle qui est le mieux entrée dans les habitudes du public. En France, à des conditions, il est vrai, onéreuses pour l’état, mais avec une grande faveur publique, on fait depuis dix ans les emprunts par voie de souscription nationale. Renoncera-t-on à ce système ? Dans la recherche d’un autre mode d’émission, on semble dirigé par la pensée de découvrir le moyen le plus sûr d’arriver au prompt classement des nouvelles rentes. Ce sont là des finesses de métier qui ne peuvent guère influer sur le résultat réel de l’emprunt. Ce que l’on appelle le classement d’un emprunt, c’est-à-dire le travail transitoire par lequel les inscriptions arrivent aux mains de ceux qui en seront les détenteurs définitifs et permanens, est soumis à des conditions de temps, lesquelles dépendent elles-mêmes du rapport de l’offre et de la demande, de la proportion qui existe entre la somme des rentes offertes par le gouvernement et les ressources actuelles des capitalistes disposés à immobiliser leurs fonds en effets publics. Aucun mode d’émission n’est capable de modifier les termes de ce rapport. De quelque façon qu’on s’y prenne, on mettra sur le marché des rentes nouvelles, toujours pour la même somme de 300 millions en capital. Quel que soit le procédé d’émission que l’on adopte, adjudication, souscription nationale ou option offerte aux anciens porteurs de rentes, on n’augmentera ni ne diminuera les ressources des capitalistes qui sont prêts à acquérir des rentes nouvelles. Dans tous les cas, une portion de l’emprunt se classera également vite, et une autre portion demeurera pendant un même espace de temps à la charge de la spéculation ; dans tous les cas aussi, après comme avant l’emprunt, le cours des fonds publics restera soumis à l’influence des mêmes circonstances-financières et politiques.

Plus que jamais aujourd’hui les marchés financiers et le cours des fonds publics sont placés sous la dépendance de la situation politique. La situation politique actuelle de l’Europe n’est malheureusement pas susceptible d’être démêlée et régularisée par une inspiration soudaine promptement exécutée. Elle représente au fond un état chronique maladif sur lequel les plus petits incidens menacent à chaque instant de tourner à la crise aiguë. Il faut renoncer à la panacée idéale que l’on espérait obtenir de cette consultation des augustes malades de l’Europe qu’on appelait le congrès. La conclusion des grandes puissances, dans leur réponse à l’invitation impériale, est identique à celle de la première dépêche de lord Russell. On applaudit à la généreuse pensée du congrès, mais l’on demande d’abord des explications sur les points qui seront soumis à ses délibérations. En ce qui touche les formes diplomatiques, que peut faire le gouvernement français devant de telles réponses ? Nous ne serions pas surpris que notre gouvernement se rendît à ces demandes d’explications préliminaires qui lui sont présentées. Cette condescendance à l’humeur temporisatrice des puissances continentales aboutira évidemment, après nous ne savons combien de semaines, à la réponse déclinatoire que lord Russell n’a mis que quinze jours à expédier. Quoi qu’il en soit, il restera toujours de cette bruyante expérience le jugement franc et hardi porté par l’empereur sur la situation précaire de l’Europe. Il y a des timorés que cette forte déclaration avait effarouchés. Pourquoi, suivant eux, déclarer à l’Europe qu’elle est en danger ? L’annonce d’un mal éventuel partant de si haut crée un mal immédiat. Quand, dans le Barbier de Séville, on dit à Basile qu’il est malade, la peur rend crédule cet honnête personnage, et aussitôt le drôle blêmissant se met à grelotter la fièvre. Nos peureux doivent être plus rassurés aujourd’hui. Les souverains européens résistent mieux que Basile. Ils ne consentent point à se trouver aussi malades qu’on l’avait proclamé. Autriche, Prusse, confédération germanique ne veulent même pas croire que les traités de 1815 soient défunts. Il y a le ridicule du malade chimérique joué par la comédie ; la politique contemporaine nous en fournit le pendant : c’est le ridicule de la santé imaginaire. Il n’est pas jusqu’au gouvernement russe, tout taché du sang polonais, flétri par ses barbares persécutions contre des femmes, qui ne se croie si bien en état de grâce qu’il se met à entonner un cantique humanitaire en l’honneur de la paix et du progrès.

Puisqu’on ne peut saisir en bloc le mal européen, il faut bien se résigner à le suivre par le détail. La crise du jour est la question dano-allemande. Bien des gens, même parmi les plus frottés de politique, s’associeraient volontiers au franc aveu qui vient d’échapper à M. Layard à propos de cette question. M. Layard est sous-secrétaire d’état au foreign-office. Les controverses les plus ardues de la casuistique diplomatique devraient, par grâce d’état, être intelligibles et claires pour lui. Avec un sans-façon tout britannique et qui scandalisera les diplomates allemands, M. Layard a confessé à ses électeurs de Southwark qu’il n’est pas sûr de bien comprendre la question de Slesvig-Holstein. Espérons qu’un différend dont le sens est impénétrable à l’intelligence occidentale, devant lequel Français et Anglais donnent leur langue aux chiens, ne mettra pas le feu à l’Europe. La justice, appuyée par les traités, nous avait toujours paru à ce propos consister en ceci : l’Allemagne n’avait pas tort de réclamer pour l’autonomie du Holstein et du Lauenbourg, qui font partie de la confédération germanique ; mais le Danemark avait raison de comprendre dans la constitution de la monarchie le Slesvig, qui en fait depuis plus de quatre siècles partie intégrante, et que des hasards de succession auraient pu seuls en détacher. Or ces hasards de succession ont été prévenus par le traité de 1852, auquel les deux grandes puissances allemandes ont adhéré. Aujourd’hui, sans aller aussi loin que leurs confédérés, la Prusse et l’Autriche semblent vouloir subordonner les droits d’hérédité que le roi de Danemark tient des traités à l’abrogation des dispositions de la constitution danoise qui concernent le Slesvig. Cette politique est étrange de la part de deux puissances essentiellement légitimistes, qui par conséquent donnent au droit héréditaire une valeur inconditionnelle et absolue, et le considèrent comme le point cardinal de la légalité politique. Est-il au pouvoir du Danemark d’apaiser par quelques concessions de forme l’irritation de l’Allemagne ? Si des concessions sont possibles, il serait à souhaiter qu’elles fussent accordées avant l’exécution fédérale, dont la date imminente a été dénoncée par la diète au gouvernement danois.

Une partie de l’Europe qui n’en est encore qu’aux maux de l’enfance, c’est l’Italie. Le parlement italien, réuni récemment, vient de traiter avec le développement et l’éclat qu’elles méritent deux questions importantes : une question d’ordre intérieur relative à l’état de la Sicile et la question financière. Le gouvernement du roi d’Italie a pour tâche de réparer dans les provinces méridionales, notamment en Sicile, les maux que le despotisme y a créés et entretenus trop longtemps. Une triste illusion des conservateurs obtus, des codini de tous les pays, est de croire que le despotisme puisse être pour les peuples une école d’ordre et de discipline. Il arrive presque toujours au contraire que la concentration de pouvoir que le despotisme place dans la volonté arbitraire d’un seul n’est qu’un masque qui recouvre au fond la désorganisation intime du gouvernement et une anarchie qui du pouvoir descend silencieusement jusqu’aux masses. Toute l’histoire nous apprend que les peuples les plus difficiles à gouverner sont ceux qui sortent des étreintes corruptrices de l’autocratie, et que c’est précisément la sinistre éducation du despotisme qui les fait ingouvernables. C’est la première difficulté des institutions libérales d’avoir à liquider ce pénible héritage. Parce qu’elles démasquent le mal, il est des esprits faux qui lui en imputent la cause ; parce qu’elles le combattent au grand jour de la publicité, les mêmes esprits faux sont toujours prêts à les accuser de rigueur et à leur reprocher de démentir leurs principes. Le gouvernement libéral italien passe aujourd’hui par cette pénible épreuve, et en affronte les difficultés avec un louable courage. Tous les libéraux d’Europe doivent l’accompagner de leurs applaudissemens dans cette rude campagne. C’est un devoir pour eux de soutenir de leur approbation publique des hommes tels que M. Peruzzi et M. Minghetti, qui viennent d’exposer avec fermeté devant le parlement italien la politique d’ordre et de liberté que le ministère actuel pratique avec succès, et il faut aussi féliciter le parlement italien de la sanction éclatante qu’il a donnée à cette politique. La question financière est également l’une des grandes difficultés et l’un des intérêts vitaux de la nouvelle Italie. Tant que les questions de Venise et de Rome demeureront indécises, il est impossible à l’Italie d’une part de donner à ses ressources tout le développement qu’elles comportent, et de l’autre de réduire ses dépenses militaires au pied de paix. Dans cette situation incertaine, le trésor italien ne perçoit pas du revenu tous les produits qu’il en devrait retirer, et il est obligé de porter ses dépenses à un chiffre plus haut que celui de ses ressources régulières. Cet état précaire, tant qu’il durera, ne sera pas seulement pour l’Europe un danger politique, il sera aussi une cause d’embarras économique. M. Minghetti a le mérite de faire face à ces difficultés financières avec une grande largeur de vues, et il ne les combat point sans succès. Il est en mesure de pourvoir au service financier de 1864 avec les 200 millions qui restent à émettre sur le grand emprunt de 700 millions voté cette année, et il espère pourvoir aux besoins extraordinaires de 1865 avec le produit des aliénations du domaine national.

La guerre civile américaine est, elle aussi, depuis son origine, une cause de trouble économique pour l’Europe. Directement, par la suppression de l’exportation du coton, elle fut d’abord, l’année dernière, la cause d’un chômage cruel pour une classe nombreuse et intéressante de travailleurs en France et en Angleterre. Indirectement elle est la cause d’une perturbation étrange et très embarrassante dans notre circulation monétaire et dans le mouvement des réserves métalliques des banques. Les manufacturiers privés de coton américain sont allés demander la matière première à l’Inde et à l’Égypte ; ils ont adapté leur outillage aux qualités de coton fournies par l’Orient. La spéculation et la production se sont portées sur le coton avec une énergie extraordinaire. Or les cotons américains se payaient avec des produits manufacturés d’Europe, et la balance commerciale gardait son équilibre ; les cotons de l’Orient ne se paient qu’avec des métaux précieux, que le commerce puise dans l’encaisse des banques. Chose curieuse, l’or de la Californie et de l’Australie semble destiné pour quelque temps à ne sortir péniblement de ses gangues de quartz que pour aller s’enfouir dans les mines artificielles créées par la passion thésaurisatrice de l’Orient. De là un trouble dans le mouvement monétaire de l’Angleterre et de la France dont il n’est pas encore permis d’entrevoir le terme. C’est une raison de plus ajoutée à toutes les raisons d’humanité et de politique pour souhaiter la fin de la guerre américaine par la victoire de l’Union sur les états rebelles. La malheureuse insurrection des esclavagistes a contre elle, on le voit mieux de jour en jour, non-seulement tous les principes, mais tous les intérêts de la civilisation moderne. La prépondérance matérielle des états au travail libre sur les états esclavagistes se manifeste lentement et sûrement dans les derniers faits de guerre ; mais si l’on eût mieux démêlé à l’origine, en Angleterre et surtout en France, l’issue nécessaire, l’insurrection ne se fût point bercée d’illusions, et la lutte à l’heure qu’il est serait peut-être terminée.

Nous n’achèverons point ces lignes sans payer un tribut de regrets à un vétéran de nos anciennes assemblées, M. Vavin, qui vient de mourir. M. Vavin appartenait à une école de libéraux que la France s’honorera un jour d’avoir produite, école également recommandable par la constance et la modération de ses opinions généreuses, et dont le représentant éloquent et vénéré est M. Odilon Barrot, qui prononçait l’autre jour des paroles émues sur la tombe de son ancien ami. On n’oubliera point la grande mission de la liquidation de l’ancienne liste civile dont M. Vavin fut chargé après 1848. Cette difficile et lente opération mit en relief, dans une harmonie parfaite, les aptitudes pratiques de M. Vavin, la droiture de ses principes et l’intégrité de son caractère. Il était de ceux, et il l’a prouvé par ses actes et par ses paroles, qui pensent que les droits de la propriété ne sont jamais plus sacrés et ne doivent jamais être plus respectés et plus protégés que dans une crise révolutionnaire, lorsqu’ils sont représentés par des vaincus et des exilés. On n’oubliera pas non plus que M. Vavin était resté fidèle à ce sentiment français qui, dépassant les limites du territoire, ouvre sa sympathie aux patriotes et aux libéraux étrangers qui souffrent pour des causes nationales et pour la liberté. M. Vavin était président du comité polonais, et dans un âge avancé il portait à la Pologne le même intérêt ardent qu’il avait ressenti pour elle dans sa jeunesse. L’école libérale de la restauration et de 1830 sera honorée de l’avenir quand, en témoignage de sa valeur, elle lui présentera de telles carrières, modestes, laborieuses, élevées et fortifiées par l’inaltérable unité des convictions.

E. FORCADE.
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ESSAIS ET NOTICES

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I. Si les Traités de 1815 ont cessé d’exister ? — Actes du futur Congrès, par P.-J. Proudhon, 1 vol. in-18. — II. Des Conditions d’une paix durable en Pologne, par l’auteur de la Pologne et la cause de l’ordre, 1 vol. in-8o.


Il y a un mot qui est sorti de toute une situation, qui voyage depuis quelque temps dans la politique européenne et qui revient sans cesse au bout de toutes les discussions, de toutes les complications, de toutes les combinaisons : c’est que le monde est troublé, profondément troublé, que notre continent en est arrivé à ce point de malaise et de violente perturbation intérieure où tout peut dégénérer en conflit, et que le moment est venu pour les chefs des nations de rechercher dans le trouble universel les conditions d’une paix durable. Une paix sûre, fondée sur un équilibre moins inique et moins précaire, sur une coordination plus juste de toutes les situations et de tous les droits, c’est là le mot d’ordre de toutes les politiques, de toutes les entreprises, et à chaque événement nouveau qui naît de la dissolution des vieilles combinaisons, qui apparaît à son tour comme un signe de plus des progrès du mal dans l’organisme européen, ce mot d’ordre retentit comme un avertissement du péril qui se rapproche. Qu’allions-nous faire il y a quatre ans en Italie ? Nous allions mettre fin à un antagonisme séculaire devenu plus dangereux depuis 1815, et chercher une paix durable par une satisfaction d’indépendance donnée à un peuple toujours agité. Qu’allions-nous faire, il y a huit mois, dans cette intervention diplomatique qui a si mal fini, qui a eu de si tristes effets pour la Pologne, qu’elle a laissée jusqu’ici sans défense en face de la répression la plus sanglante, et pour l’Europe elle-même, dont la parole reste engagée ? Nous allions avec la pensée avouée de guérir une grande et douloureuse plaie, de rétablir l’ordre par la justice, de réclamer en un mot les conditions d’une paix durable. Que voulons-nous faire en proposant un congrès ? Nous encore chercher cette paix durable qui fuit toujours, nous voulons la chercher en réglant le présent et en assurant l’avenir, en fondant un ordre nouveau sur les ruines d’un passé qui s’écroule, en demandant des sacrifices à ceux qui en ont à faire, en réconciliant enfin, s’il se peut, les droits anciens et les aspirations légitimes des peuples.

Je ne sais si jamais il y a eu un temps où plus de paroles de paix soient sorties d’une réalité plus troublée, plus contradictoire et plus discordante. Et ce n’est pas seulement dans les faits, dans les situations respectives, que l’incohérence s’est progressivement glissée sous l’empire d’un régime public qui en est venu aujourd’hui à n’être plus ni vivant ni mort. Le désordre est au moins autant dans les idées, dans la conception morale de l’ordre européen. On ne s’entend, à vrai dire, ni sur la nature du mal, que tout le monde constate en l’attribuant à des causes différentes, ni sur le principe du droit, auquel chacun en appelle, ni sur les conditions d’un arrangement nouveau que chacun veut conforme à ses intérêts et à ses ambitions ; on s’entend bien moins encore, je suppose, au sujet des sacrifices à faire sur l’autel menacé de la paix universelle, de telle façon que cinquante ans après les traités de Vienne on se trouve dans une de ces situations extraordinaires où il n’y a plus aucun accord entre le droit régulier et les faits, où, en proclamant la nécessité d’une réorganisation pacificatrice, on est à chaque instant près de glisser dans des conflits inévitables. — Ce n’est rien, vous dira M. P.-J. Proudhon, qui n’avait point encore parlé dans ce débat ou qui s’était recueilli après avoir foudroyé l’an passé la révolution italienne, ce n’est rien autre chose qu’un malentendu propagé par un inepte libéralisme. L’erreur, la cause de ce malaise que vous croyez apercevoir, consiste dans cette fausse et inintelligente croyance que les traités de 1815 ont cessé d’exister, qu’ils étaient un mal dans leur principe. Qui donc a osé dire que l’œuvre du congrès de Vienne n’existe plus parce qu’elle a été lacérée en maint endroit, méconnue, foulée aux pieds ? À ce prix, les lois civiles, les lois pénales n’existeraient plus, puisque chaque jour elles sont violées par les voleurs et les assassins. Plus que jamais au contraire les traités de 1815 sont en pleine vigueur et sont indestructibles. Les dérogations qu’ils ont subies en apparence dans leur partie exécutoire en sont la confirmation la plus éclatante. Et non-seulement ils existent, ils sont de plus la grande ère moderne, l’ère des principes, la date de la régénération des peuples. De quoi vous plaignez-vous ? Vous me parlerez de l’Italie, qui a souffert de ces traités, de la Pologne, qui est la cause immédiate de tout ce bruit actuel, à qui on n’a pas même laissé les quelques garanties que le congrès de Vienne lui avait accordées. L’Italie, je l’ai pulvérisée il y a un an, elle n’existe plus. Quant à la Pologne, je viens de passer deux ans à étudier son histoire, et voici mon opinion : c’est une insupportable race nobiliaire et catholique, à qui l’Europe ne doit rien. N’est-il pas scandaleux qu’elle nous trouble toujours du spectacle de ses prétendues infortunes ? Décidément c’est le tsar qui est le juste et le libéral, ce sont les Polonais qui abusent des avantages qu’on leur laisse, et les empereurs de Russie n’ont eu qu’un tort, c’est de n’avoir pas exterminé toute cette race dès 1772. Avis au tsar actuel. On m’appellera russophile, je m’y attends ; peu m’importe. Heureusement il se sera trouvé en France un homme, un seul homme pour dire la vérité, pour ramener la démocratie dans le droit chemin en lui donnant Mouravief comme un allié, les traités de 1815 comme un idéal, pour raffermir la paix publique artificiellement ébranlée par les déclamations d’une presse pervertie de démocratisme césarien ou de sympathie pour un peuple qui a l’étrange prétention de se défendre, de raviver son droit dans le sang.

Ainsi parle ou à peu près aujourd’hui M. Proudhon, tout orgueilleux d’avoir trouvé un terrain où il est bien sûr d’être seul, tout fier de promener son aigre dialectique sur les plaies saignantes d’une nation et de dérouter l’opinion par l’imprévu de ses sophismes. — Non, vous dira à son tour un autre publiciste qui par le plus sérieusement, qui par le en Européen et en Polonais, qui sonde avec une ingénieuse et ferme pénétration ce problème des conditions d’une paix durable, après avoir montré déjà tout ce qu’il y a de vérité dans ce mot, que la cause de la Pologne est la cause de l’ordre dans l’Occident ; non, vous dira-t-il, après tant d’événemens, après l’irrésistible explosion de l’insurrection polonaise, après la triste fin de l’intervention européenne, la situation qui apparaît n’est plus de celles qu’on abandonne à elles-mêmes, ou qui se guérissent par de vains palliatifs. À défaut du droit qu’ils laissaient dans l’oubli, les traités de 1815 créaient du moins pour la Pologne une sorte de légalité à demi protectrice ; ils pouvaient être une trêve, s’ils eussent été respectés ; chaque jour au contraire a été marqué par une violation nouvelle, par un abus de la force, et maintenant, après une longue, une douloureuse expérience, ni la Pologne ne peut laisser enfermer son droit dans des traités cent fois violés contre elle, ni la paix de l’Europe ne peut trouver son abri sous des garanties dont l’impuissance s’atteste sous toutes les formes. Il ne s’agit plus d’interpréter encore, de faire vivre des traités cruellement inefficaces, de régulariser des situations diplomatiques mal définies. Ce qui apparaît sur la Vistule, sur le Bug, sur la Dwina, c’est l’antagonisme profond de deux esprits, de deux mondes, de deux sociétés ; c’est l’incompatibilité radicale absolue entre la Pologne armée par le désespoir et la politique de la Russie, cette politique de débordement et d’envahissement que Pierre le Grand a créée, et qui n’a subi un temps d’arrêt sous Alexandre Ier que pour reprendre son cours plus énergiquement avec l’empereur Nicolas, que la guerre de Crimée faisait encore reculer un instant, et dont l’insurrection polonaise vient de déterminer une nouvelle et redoutable explosion. Il ne faut pas s’y tromper aujourd’hui : il s’agit de l’extermination de la Pologne ou de sa reconstitution en société Indépendante. Si la Pologne seule avait à souffrir de l’extermination, elle pourrait exciter des sympathies sans espérer un secours ; mais dans ce duel inégal et sanglant c’est l’intérêt de l’Europe qui se rencontre face à face avec un ennemi plus redoutable que tous ceux qu’il a rencontrés, c’est la liberté de tous qui est en péril, c’est la paix du monde qui a son nœud à Varsovie et à Wilna. Point de sécurité pour l’Occident, à coup sûr, si la Russie reste définitivement victorieuse sur la ruine de tous les droits et de toutes les garanties ! Point de paix durable, si on la cherche dans des transactions équivoques dont les traités de 1815 ont dit le dernier mot, et qui ont conduit l’Europe au bord de l’abîme ! — Je laisse à juger où est la vérité, la justice, la raison prévoyante, entre les tranchantes, les cruelles fantaisies de M. Proudhon et ces vigoureuses déductions d’un esprit méditatif et pénétrant, entre ces deux ordres d’idées que je ne rapproche que parce que le hasard les réunit en présence d’une situation où s’agite là destinée même du monde contemporain allant aujourd’hui à la dérive.

Certes les traités de 1815 ont eu à passer par d’étranges épreuves depuis qu’ils existent ; ils ont eu des mésaventures où chacun a sa part, les gouvernemens aussi bien que les peuples ; ils ont eu notamment, on n’en peut douter, une mauvaise journée le 5 novembre, lorsque l’empereur laissait tomber sur eux ces paroles qui ressemblaient à une oraison funèbre ou à une épitaphe, et dont la foudroyante vérité était attestée par le nom, par la présence même de celui qui les prononçait. L’histoire contemporaine ne s’est faite en quelque sorte et ne se fait que par la démolition progressive de l’œuvre de 1815, atteinte de toutes parts dans son esprit comme dans ses dispositions. Il ne manquait plus aux traités devienne, pour dernière aventure et pour suprême condamnation, que de trouver le dangereux appui, l’enthousiasme meurtrier de M. Proudhon. Après cela, ils sont bien évidemment finis, ils ne se relèveront pas de ce coup d’une apologie peut-être plus étrange qu’absolument, imprévue. M. Proudhon aime en effet à être seul, — seul au milieu de son parti, au milieu de tous les partis. Que dis-je ? Seul il forme son parti, seul il constitue une opinion, et dès que tout le monde en venait à être visiblement dénué d’enthousiasme pour les traités de 1815, dès que tous les esprits tourmentés de malaise semblaient aspirer à un ordre nouveau ouvrant une issue aux droits des peuples, il était facile de prévoir que M. Proudhon, expert aux miracles de dialectique, toujours prompt à se jeter sur les thèses compromises, entreprendrait de défendre ce qu’on ne défend guère plus, et voudrait surprendre tout le monde en flagrant délit d’inconséquence et d’erreur. — Ah ! vous tous, esprits vulgaires, peu ouverts à la logique nouvelle, retardataires de la démocratie et du libéralisme, agitateurs de vieilles idées et de vieux drapeaux, vous croyez que les traités de Vienne sont menacés dans leur existence, parce qu’ils ont été cent fois violés ! Vous vous figurez peut-être que l’ordre fondé en 1815 n’a point été tout ce qu’il y a de mieux pour la liberté des peuples, que tout le mouvement moderne a eu besoin, pour se produire, de briser ce moule étroit ! Vous imaginez enfin que cet attentat systématique dirigé aujourd’hui contre la vie d’un peuple est une preuve nouvelle de l’insuffisance ou de l’iniquité des vieilles combinaisons, que le spectacle de la Pologne dévastée et ensanglantée est une humiliation pour le droit, pour l’humanité, pour la civilisation !… Vous croyez tout cela ! — Eh bien ! M. Proudhon n’a besoin que de cent pages et de sa plume accoutumée aux prodiges pour vous prouver que c’est tout le contraire qui est la vérité.

Il est vrai que M. Proudhon avait déjà commencé sa démonstration en prenant l’Italie à partie, et il la continue aujourd’hui aussi victorieusement au sujet de la malheureuse Pologne. Il l’étend même et lui donne toute la valeur d’une théorie générale. Il va vous prouver que des traités existent d’autant mieux qu’ils sont plus souvent et plus gravement violés, que les révisions dont ils sont l’objet en sont la triomphante consécration, que l’esprit des combinaisons de 1815 est l’esprit même de la démocratie, et que le spectacle offert en ce moment par la Pologne, livrée aux barbaries russes, est plein de consolations et d’espérances pour l’humanité. Comment prouve-t-il tout cela ? Ah ! je n’en sais rien, mais il le prouve, ou il croit le prouver, et il se repose dans la satisfaction de son œuvre, content d’avoir sauvé la démocratie du déshonneur des aspirations vers un droit nouveau et des sympathies pour le malheur. M. Proudhon, dis-je, aime à être seul ; il ne l’est pas autant qu’il le croit : il se rencontre dans ses interprétations avec tout ce qu’il y a d’absolutistes dans le monde, et il les dépasse quelquefois.

Quand M. Proudhon cherche dans les violations partielles des traités internationaux une preuve de leur existence et une confirmation de leur autorité, par analogie avec les lois civiles et criminelles, qui n’existent pas moins, quoiqu’elles soient chaque jour enfreintes, il semble ne point se douter que le code pénal a une sanction, qu’il y a des tribunaux pour juger, des agens publics pour exécuter les arrêts, et que faute de cette sanction, de ces tribunaux, de ces exécutions d’arrêts, le monde s’en irait à grands pas vers l’état sauvage. Quand il fait des combinaisons de 1815 la source du mouvement de progrès et de liberté qui a signalé notre temps, il ne paraît pas soupçonner que ce mouvement s’est produit en contradiction et en quelque sorte par effraction de ces combinaisons graduellement vaincues. Enfin, quelque superbe que soit le sophisme, il y a une limite où il devrait toujours s’arrêter. Quand un peuple entier est en armes, défendant son foyer, sa liberté, sa religion ; quand ce peuple se débat dans les angoisses du patriotisme, déporté, dépouillé ou mis à mort, et qu’on a soi-même le malheur de rester froid devant ce spectacle fait pour relever les âmes en les attristant, il faudrait au moins se taire et ne point ajouter l’outrage lointain aux coups implacables des persécuteurs. Ce n’est pas pour les victimes que je parle, c’est pour ceux à qui il serait si facile de ne point heurter un sentiment universel. Savez-vous, au surplus, quelle est la conclusion de M. Proudhon et quel programme il assigne au congrès, à ce congrès qui est encore et plus que jamais un mythe ? Mon Dieu ! cela est bien simple : il s’agit de réviser les traités et d’en renouveler par une rédaction plus expresse les dispositions fondamentales ; il s’agit de « notifier à l’empereur de Russie que le congrès se tient pour satisfait de ses explications, qu’il n’attend que de sa prudence la pacification de ce pays, qu’il ne doute pas que la Pologne, éclairée enfin sur les causes de ses infortunes et n’attendant plus rien des sympathies de l’Europe, ne s’apaise d’elle-même, mais que le congrès, et avec lui toute la démocratie de l’Occident, seraient heureux d’apprendre que l’empereur, mettant le comble à ses bienfaits, a donné des terres aux paysans de Pologne comme à ceux de Russie, réduit les domaines seigneuriaux à un maximum de dix hectares et doté la Pologne et la Russie, désormais confondues, d’une constitution représentative basée sur le suffrage universel. » Voilà le programme ! Moyennant cela, on n’a qu’à désarmer partout, et l’Europe est plongée dans les délices d’une paix durable. Le sophisme est pourtant quelquefois risible, sans compter le reste, dans sa suffisance.

Les complications actuelles du monde sont trop sérieuses, les événemens de 1815 et les combinaisons qui en ont été la suite ont joué et jouent encore un trop grand rôle dans le mouvement des affaires contemporaines, la lutte sans merci qui se poursuit au nord de l’Europe, et qui n’est que l’expression suprême d’une situation poussée à bout, a un caractère à la fois trop gravement politique et trop émouvant pour que tous ces problèmes qui agitent la conscience des peuples aillent s’obscurcir dans les intempérances d’une imagination dévoyée ; ils se dégagent dans leur vérité, dans leur simplicité redoutable aux yeux de tous ceux qui pensent, qui réfléchissent et qui cherchent d’un cœur sincère, d’un esprit animé de bonne volonté, le sens des choses de notre temps. Je ne sais si cette crise qui presse et étreint la vie européenne a été étudiée nulle part avec plus de fermeté et plus de fécondité ingénieuse d’aperçus que dans ces pages anonymes consacrées, elles aussi, à l’analyse de toute une situation et à la recherche des conditions d’une paix durable, à l’examen rigoureux et pénétrant des traités de 1815 et à une dissection éloquente des élémens plus généraux, souvent inaperçus, qui s’agitent sous le voile des politiques officielles. L’auteur avait déjà montré dans une première étude, je le disais, l’identité qui existe entre la cause polonaise et la cause de l’ordre, de la paix, des intérêts conservateurs en Europe, de la vraie liberté, qui est aussi l’ordre dans notre temps ; il avait montré que cette insurrection du droit, cette manifestation spontanée et héroïque d’une nationalité, d’une société se disputant à la destruction n’avait rien de commun avec les doctrines purement révolutionnaires, que le grand révolutionnaire c’était le gouvernement russe, et en vérité c’est M. Proudhon qui par son aversion pour la Pologne, par ses préférences instinctives pour la Russie, se charge de mettre en relief ce qu’il y avait de juste et de lumineux dans cette thèse d’un patriotisme intelligent. L’auteur va plus loin aujourd’hui, il élargit le terrain et il étudie cette question qu’un Russe appelait la question fatale ou la question suprême au point de vue du droit, de la légalité diplomatique, des tendances respectives des politiques, des nécessités de la civilisation occidentale, des rapports de la Russie avec la Pologne et avec l’Europe. Ce qui en résulte, c’est un enchaînement aussi nouveau que saisissant de démonstrations marchant au but avec une logique serrée qui s’éclaire à chaque pas de l’étude de tous les phénomènes moraux et politiques. Que la Pologne reste le point central de cette œuvre de sincérité et de talent qui embrasse en réalité l’état de l’Europe tout entière, c’est d’abord par une raison touchante et simple, parce que l’auteur est Polonais, et que l’esprit chez lui est le complice du patriotisme ; mais c’est aussi parce qu’au fond, pour tous ceux qui veulent bien y songer, le nœud de cette situation alarmante qui se déroule, de tous ces problèmes qui se débattent, est en Pologne, et il n’est point ailleurs. Cette paix durable à laquelle on aspire, elle n’est possible en effet pour l’Europe que par une paix également durable en Pologne, et cette paix assurée en Pologne, elle ne peut être obtenue que par une solution décisive recherchée en dehors des vaines et impuissantes transactions.

Une chose apparaît à travers tout dans cette crise d’un continent et d’une civilisation qui vient se concentrer et se résumer dans la tragédie d’une nation en détresse : c’est que pour le peuple polonais il n’y a plus désormais qu’une alternative, triompher ou périr, vivre ou être exterminé par le fer et le feu, par la déportation et la spoliation. Seulement ici, à cette extrémité, s’élève l’intérêt de l’Europe, qui, après avoir été laissée sans garantie par les traités de 1815, se trouverait tout à coup en face d’un bien autre péril par l’extermination d’une société qui porte en elle l’esprit occidental. Ceux qui mettent au-dessus de tout la séduisante perspective de voir les domaines seigneuriaux réduits à un maximum de 10 hectares et la Russie donner aux paysans polonais des terres qu’ils ont déjà reçues des propriétaires eux-mêmes, ceux-là peuvent ne pas s’émouvoir et saluer en Mouravief un vaillant démocrate ; ils auront l’estime de M. Proudhon. Ceux qui tiennent encore à l’honneur et à la sécurité de la civilisation occidentale voient grandir ce point noir et sentent bien que là est en effet la possibilité d’une crise suprême d’autant plus redoutable qu’elle est l’inconnu.

Je ne parle plus des traités de 1815, cette barrière désormais renversée, cette œuvre merveilleuse selon M. Proudhon, et que l’auteur des Conditions d’une paix durable en Pologne analyse avec une sagacité qui réussit à les éclairer d’un nouveau jour, à en faire saisir l’essence et les combinaisons fuyantes. Sans nul doute, ces traités, mieux respectés, pouvaient encore maintenir une ombre de paix : ils n’impliquaient point assurément dans tous les cas l’extermination de la nationalité polonaise ; ils reconnaissaient au contraire cette nationalité, ils l’entouraient de garanties partielles, et c’est même la seule dont ils aient parlé en l’appelant par son nom. Ils pouvaient protéger un développement régulier dont l’avenir eût dit le dernier mot. Ce qu’ils auraient pu faire encore, je n’en sais rien, et ce n’est plus que d’un médiocre intérêt. Ce qui est certain, c’est qu’ils ont disparu dans le tumulte des événemens, dans des violations successives qui, au dire de M. Proudhon, les recommandaient à la considération du monde, et la Russie en est venue à ce point de prétendre même soustraire à la juridiction de l’Europe les provinces auxquelles elle s’était engagée à donner « une représentation et des institutions nationales. » Par une gradation ingénieuse, les provinces de Lithuanie et de Ruthénie ont commencé par être, dans le langage officiel russe, « les provinces incorporées à l’empire, » elles sont devenues bientôt « les provinces reconquises, » et elles ont fini par être simplement « les provinces occidentales de l’empire. » Voilà ce que sont devenus les traités stipulant des institutions a destinées à conserver la nationalité polonaise. » L’œuvre de Vienne pût-elle d’ailleurs être rétablie, à quoi servirait-elle ? On verrait alors recommencer infailliblement cette série de froissemens et de conflits où la force reste toujours victorieuse ; ce ne serait point certes une paix durable, ce serait à peine une paix précaire. La lutte renaîtrait comme elle est née, terrible et implacable.

C’est qu’en effet ce n’est plus une question d’interprétation des traités. La lutte inévitable, toujours renaissante, tient à des causes bien autrement profondes, et c’est ici que ces pages sur les Conditions d’une paix durable prennent surtout un singulier caractère de nouveauté en dépeignant cette incompatibilité absolue qui ne fait que s’aggraver entre la société polonaise et la Russie, l’impossibilité de trouver la paix dans les transactions, justement parce que, si la Pologne est toujours conduite à revendiquer sa liberté, son droit national et social, c’est d’un autre côté une fatalité pour la Russie de chercher à briser cet obstacle. Ce n’est point une fatalité de croissance légitime, c’est une fatalité d’ambition et de tradition. À vrai dire, la sphère d’action légitime de la Russie proprement dite ne va pas au-delà du Dnieper ; c’est là sa frontière naturelle comme nation. Le jour où elle a franchi cette limite, elle a été contrainte à procéder par les assimilations violentes, à exterminer, à maintenir sa domination par la force, et elle a été réduite à marcher toujours en avant pour sa défense. La politique d’envahissement est née avec Pierre le Grand, et cette politique a eu pour la Russie elle-même deux résultats également désastreux : d’abord l’effacement de l’intérêt national russe, la création abstraite de l’état, de l’autocratie comme moyen de gouvernement intérieur, et la conquête au dehors.

C’est ce système qui, à travers des alternatives de réaction, n’a cessé de se développer et de grandir sans essayer même de se déguiser. Un instant, sous l’empereur Alexandre Ier, une autre politique sembla prévaloir : c’était une réaction contre l’esprit de conquête brutale. Alexandre Ier ne méconnaissait pas alors le caractère national des provinces polonaises échues à son empire par suite de ces partages qu’il jugeait sévèrement ; il songeait même, on s’en souvient, ne fût-ce que par fantaisie, à reconstituer la nationalité polonaise, et par une coïncidence naturelle, en même temps qu’il désarmait en quelque sorte l’ambition extérieure, il se proposait d’introduire des réformes libérales en Russie. Bientôt cependant la pensée de Pierre Ier renaissait sous un autre règne, et l’empereur Nicolas alla plus loin : il fit de cette politique une affaire de sentiment national, d’ambition nationale ; il réussit à intéresser son peuple à cette idée de domination. Une fois encore la guerre de Crimée vint faire reculer la politique d’envahissement et contraindre la Russie à se replier en elle-même, à se recueillir, à se replacer en face de sa propre situation intérieure. La pensée de violence et d’usurpation s’est réveillée en présence de l’insurrection polonaise, et alors ce qu’on avait vu sous l’empereur Nicolas a été dépassé. Aussi tous les hommes qui avaient servi aveuglément le dernier tsar, et qui avaient semblé un moment s’effacer sous le nouveau règne, ont-ils reparu sur la scène, de telle sorte que dans cette voie la Russie ne s’arrête par accident que pour aller bientôt plus loin. Après l’avoir subie, elle en vient à se faire gloire de cette fatalité qui l’oblige à ne point respecter d’abord les garanties qu’elle a reconnues, pour finir par avouer tout haut la pensée d’une conquête radicale et absolue par l’extermination et la spoliation. Et quand la Russie resterait souveraine maîtresse sur la Vistule jusqu’à la frontière de la Galicie, quand elle aurait réussi à tarir la dernière goutte du sang polonais, quand elle serait parvenue à tout supprimer en Pologne, langue, institutions, religion, mœurs domestiques, propriétaires, indépendance du foyer, le souvenir et l’espérance ; quand tout cela serait arrivé, l’Europe croirait-elle alors son repos bien assuré ? Elle n’aurait point dans tous les cas conquis cette paix durable à laquelle elle aspire. Il y a des esprits qui redoutent pour la liberté intérieure cette perspective d’une entreprise tendant à la libération d’un peuple. Ce qui est bien plus à redouter au contraire, c’est l’abandon d’une nation attachée aux principes modernes, au mouvement occidental, par tout le sang qu’elle verse, par ses traditions ; c’est le sacrifice du droit, de l’humanité, de la civilisation, devant l’inquiétante puissance qui travaille à se former sur des ruines ; c’est enfin la suite des combinaisons qui peuvent naître de cette situation nouvelle. Lorsqu’on a vu, il n’y a pas bien longtemps encore, en présence de la réunion des souverains allemands à Francfort, ces essais de rapprochement entre la France, la Russie et la Prusse, pense-t-on que ce fut un bien heureux présage pour la liberté intérieure des peuples ? Et si ces essais se renouvelaient, si on voulait tenter la France, qui ne se laisserait pas tenter sans nul doute, pense-t-on que ce fût dans une pensée bien favorable au développement libéral du continent ?

Ainsi apparaît ce redoutable problème qui tient l’Europe en suspens, et dont l’auteur des Conditions d’une paix durable en Pologne rassemble d’une main habile les élémens multiples. Ce qui sortira dans un temps prochain de cette situation qui se complique et se développe pas à pas, nul ne saurait le dire. Ce qui est certain, c’est qu’on est en face d’une crise devant laquelle on ne reculerait qu’en abdiquant, qui est un peu partout sans doute, mais qui est principalement à Varsovie, à Wilna, parce que là le sang coule, là sévit la plus affreuse lutte engagée contre un peuple. Si l’Europe ne voyait pas un intérêt sérieux, décisif pour elle en Pologne, il est certain que son intervention a été démesurée, inconséquente et périlleuse. Si cet intérêt existe, comme on n’en peut douter, s’il est éclatant comme le jour, la question est la même aujourd’hui qu’hier, aggravée seulement des violences et des attentats érigés en système, et que le congrès se réunisse ou qu’il s’évanouisse comme une ombre, c’est là, sur ces sanglans champ de bataille de Pologne, qu’est la solution ; c’est là qu’est le secret de cette paix durable à laquelle on n’arrivera que lorsque la force aura consenti à reconnaître la justice pour règle, quand le droit aura retrouvé sa puissance, quand la liberté et l’indépendance auront repris leur place dans la vie des peuples.


Ch. de Mazade.
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La saison des théâtres lyriques, qui s’avance, n’a rien encore produit de saillant. C’est le vieux répertoire qui règne à l’Opéra, à l’Opéra-Comique, au Théâtre-Lyrique, et surtout au Théâtre-Italien, qui a bien de la peine à ressaisir la vogue qu’il a eue sous la restauration et le gouvernement de juillet. Excepté le grand chanteur Fraschini, dont nous avons déjà parlé, le reste du personnel réuni par la nouvelle administration n’est pas tout ce qu’on peut désirer. Cependant nous avons eu à ce théâtre, si nécessaire à la conservation du bel art de chanter de très belles représentations. On a repris tour à tour Rigoletto, la Traviata, la Lucia, Lucrezia Borgia, la Norma, il Barbiere di Siviglia, il Trovatore, et tout récemment la Cenerentola. M. Fraschini a été admirable dans tous les rôles qu’il a abordés. Il s’est élevé très haut, surtout dans la scène finale de la Lucia de Donizetti, où ses sanglots ont ému toute la salle, qui était remplie d’un public émerveillé. Dans il Trovatore, il est parfois sublime. Il chante purement et avec une douce émotion la romance du troubadour, — Deserto sulla terra. — Sa voix pure domine sans effort dans le trio vigoureux qui vient après ; il a de beaux momens dans le duo avec la zingara, et il est touchant dans la scène si pathétique du Miserere. Jamais M. Fraschini ne crie ; dans les élans les plus énergiques, il reste chanteur, et jamais le son ne perd son caractère mélodique. Bon style, belle voix, comédien suffisant, attentif et modeste dans sa contenance, M. Fraschini est presque parfait dans le rang moyen où il faut le placer. Rubini était un oiseau merveilleux qui n’avait qu’à ouvrir la bouche pour enchanter le monde, tandis que M. Fraschini est un chanteur exquis, un artiste intelligent, qui représente bien la grande et belle école de son pays. M. Fraschini vaut à lui seul les cent mille francs dont on a privé le Théâtre-Italien. Mme de Lagrange, qui va bientôt retourner à Madrid, où s’est formée sa réputation, a supporté depuis le commencement de la saison un répertoire assez lourd : elle a chanté tour à tour dans la Traviata, dans Rigoletto, dans la Lucia, dans la Lucrezia Borgia. Dans tous ces ouvrages, elle a fait preuve d’une grande énergie et d’un véritable talent de comédienne. Possédant une voix vigoureuse, qui n’est plus jeune, et une vocalisation brillante, dont elle abuse, Mme de Lagrange a eu de beaux élans dans la scène finale de la Lucrezia Borgia, dans plusieurs morceaux de Rigoletto et dans la scène touchante du quatrième acte du Trovatore. Si cette noble artiste ne gâtait pas souvent les qualités réelles qu’elle possède par des traits nombreux de mauvais goût, son succès à Paris aurait été moins contesté. Une femme qui porte un nom illustre dans les arts, Mme Méric-Lablache, a débuté pour la première fois à Paris dans le rôle de la bohémienne du Trovatore. D’une physionomie piquante, possédant une voix assez forte de mezzo-soprano, Mme Méric-Lablache est surtout une comédienne intelligente qui a su donner à ce personnage profond d’Azucena une physionomie nouvelle et originale. Aussi a-t-elle été accueillie par le public avec une faveur marquée. Si Mme Méric-Lablache parvient à se corriger de quelques petits défauts de prononciation, et surtout si elle s’applique à mieux articuler les mots italiens, on peut lui prédire une brillante carrière dans le genre de rôles auxquels elle semble destinée. Un nouveau baryton, M. Giraldoni, qui a chanté en Italie pendant plusieurs années, et qui est aussi bon Français que Mme de Lagrange, a débuté tout récemment dans il Trovatore par le rôle du comte de Luna. M. Giraldoni possède une assez bonne voix, dont il se sert avec une certaine expérience; il est bien en scène, et tout annonce qu’il sera un artiste de talent, fort utile à la troupe de virtuoses que possède cette année le Théâtre-Italien. Nous finirons en annonçant l’arrivée de Mme Borghi-Mamo, que le public de Paris connaît de reste, et qui a fait son apparition dans il Barbière et dans la Cenerentola.


P. SCUDO.


V. DE MARS.