Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1847

Chronique n° 376
14 décembre 1847


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 décembre 1847.


Les chambres vont s’ouvrir dans une situation généralement satisfaisante, et le vent qui soufflera de la tribune dissipera vite, nous en avons la ferme confiance, les nuages qu’on s’efforce d’amonceler à l’horizon. Nos grands travaux publics marchent sans encombre, et la production industrielle n’a pas été très sensiblement affectée par la cherté des subsistances non plus que par la crise qui humilie depuis trois mois l’orgueil de l’Angleterre. Pendant que le contre-coup de cette crise se fait sentir en Hollande, dans les villes anséatiques et jusque sur les places commerciales de la Russie et du Levant, la France suit le cours de ses opérations ordinaires, et rien n’est changé, ni dans les rentrées du trésor, ni dans le mouvement habituel des importations et des exportations commerciales.

Pour peu que des intérêts du dedans nous passions à la situation extérieure, nous croyons qu’elle peut être envisagée avec une sécurité que nous voudrions voir plus complètement partagée par l’opinion publique. Si jamais les idées que nous pouvons, avec un orgueil légitime, nommer les idées françaises ont fait un chemin rapide, c’est assurément dans le cours de l’année qui vient de s’écouler. Le pouvoir absolu abdique en Allemagne pour n’être pas contraint d’engager une lutte impossible ; en Italie, la cour de Vienne assiste immobile au réveil d’une nationalité qu’elle croyait morte depuis trois siècles, et, moins heureuse qu’en 1822, elle n’a plus même la chance des armes pour reprendre sur les gouvernemens italiens la situation qui faisait son prestige et sa force en Europe. Si l’avenir de l’Italie est encore obscur, on peut dire que déjà celui de l’Autriche est décidé ; elle a été frappée au cœur au-delà des Alpes du jour où les princes, d’accord avec les peuples, ont accepté, sous la dénomination d’union douanière, le principe d’une fédération politique, seul mode d’existence possible pour l’Italie émancipée. Ainsi, des trois puissances qui formaient cette compacte alliance continentale si long temps redoutable aux libertés modernes, l’une s’engage, par la force des choses et malgré les hésitations de son roi, dans les voies constitutionnelles ; l’autre est désarmée, même sans pouvoir combattre, par la douce autorité d’un pontife, et la Russie reste seule dans son isolement et dans ses glaces pour représenter les principes contraires à ceux qui constituent notre symbole politique et notre grandeur morale. En Espagne, la France a repris tout le terrain que de honteuses intrigues lui avaient un moment arraché ; l’ordre règne au palais, dans le gouvernement et dans la nation. Le parti modéré a pris possession des affaires par sa seule force ; il s’est assis au gouvernement comme le parti conservateur l’a fait en France, parce qu’il est le seul qui puisse donner une satisfaction permanente aux véritables intérêts de son pays. On peut affirmer que désormais ce parti n’a plus besoin de personne, et qu’il a été soumis à l’épreuve la plus propre à le retremper et à lui donner la pleine conscience de lui-même et de ses destinées.

Une seule difficulté sérieuse parait peser sur la politique française : elle résulte de la tournure inattendue qu’ont prise les événemens en Suisse, et de l’empressement de lord Palmerston à compliquer de ses mauvais vouloirs et de ses inexorables rancunes une situation dont la gravité devrait commander plus de réserve. Qu’on se soit fait des illusions sur la force du Sonderbund, comme on s’en faisait en août 1840 sur celle du pacha d’Égypte, et que la prise de Fribourg n’ait pas moins surpris que celle de Beyrouth, cela peut être assurément, mais ne touche point à la question, qui reste entière, après la défaite du Sonderbund comme avant, pour la France aussi bien que pour les autres puissances qui ont garanti la confédération helvétique et activement concouru à sa formation. Le succès militaire obtenu par la diète sur l’alliance séparée des sept cantons ne saurait dégager l’Europe des devoirs que lui imposent le soin de sa propre sécurité et le respect des principes fondamentaux du droit public.

La fédération suisse a été constituée en 1815, après de longues difficultés et au prix de sacrifices territoriaux dont la France a supporté la plus large part ; pendant qu’on garantissait sa neutralité perpétuelle et qu’on lui donnait des frontières, l’on amenait, à force d’efforts, plusieurs cantons à y entrer après des refus obstinés, inspirés par l’inquiétude qu’ils éprouvaient pour leur propre souveraineté et pour leurs intérêts religieux. Ce principe de la souveraineté cantonale et de l’indépendance respective des états devait être maintenu à double titre ; d’une part, il était la seule garantie que possédassent ces pays eux-mêmes contre la domination de voisins séparés d’eux par les mœurs et par les croyances ; de l’autre, il empêchait la formation d’une puissance militaire au centre de l’Europe, et prévenait les périls qui seraient immanquablement résultés de l’interférence active de cet état dans les affaires générales. La neutralité de la Suisse importait donc à la paix du monde, et cette neutralité ne pouvait s’asseoir que sur la base de la souveraineté cantonale. Dans le droit public de l’Europe, les vingt-deux cantons ne sont pas moins indépendans entre eux que la Saxe, la Bavière et la Prusse au sein de la confédération germanique.

C’est à ce point de vue que la France s’est placée dès l’origine pour apprécier les événemens qui ont troublé depuis quelques années le repos de ces populations ; mais, quelque intérêt qu’elle leur portât, quelque désir qu’elle entretint de prévenir une collision sanglante, elle a principalement envisagé, et elle continuera d’envisager jusqu’au bout le côté européen de la question, et c’est sur ce terrain commun qu’elle s’est efforcée de rallier l’opinion et les efforts des grandes cours. En prenant position dans cette affaire, elle a eu à combattre dès l’abord deux tendances contraires qui prévalaient dans les conseils des gouvernemens étrangers : à Vienne, on aspirait à une intervention militaire prompte et décisive, et l’on aurait été heureux de se venger sur les idées libérales en Suisse de l’attitude réservée et pénible que l’on est contraint de garder en Italie ; à Londres, où l’on n’est pas directement atteint par l’action radicale dont le centre est à Berne, on s’inquiétait peu des conséquences du mouvement helvétique, et, en présence d’un parlement nouveau où les idées réformistes ont conquis un ascendant qu’elles n’avaient point eu jusqu’ici, on répugnait souverainement à toute démarche collective qui pouvait avoir pour conséquence éventuelle l’emploi de la force et l’occupation armée d’un territoire étranger.

La France, que sa position met en contact avec la Suisse, ne pouvait voir se développer les événemens et s’exalter les passions révolutionnaires avec la parfaite indifférence qu’affectait le cabinet anglais ; mais elle pouvait moins encore livrer la Suisse à l’influence autrichienne et permettre, même en s’y associant pour la tempérer, une intervention qui aurait paru s’opérer au nom de l’absolutisme religieux ou politique. Empêcher l’Autriche d’agir militairement et provoquer l’Angleterre à un accord diplomatique, tel était donc le rôle que lui commandaient et le soin de ses propres intérêts et la dignité des principes qu’elle a l’honneur de représenter dans le monde. La France a réussi dans cette double tâche. D’une part, elle a arrêté l’action isolée de l’Autriche, et il sera facile au cabinet de constater que ce n’a pas été sans d’énergiques efforts ; d’une autre part, elle a contraint l’Angleterre d’adhérer à une action commune, malgré les vives répugnances de lord Palmerston, et l’on a entendu sa majesté britannique déclarer, en ouvrant le parlement, qu’elle était en communication avec ses alliés pour l’arrangement des affaires de Suisse.

Or, si nous sommes bien informés, cet arrangement portait sur une double base, et le contre-projet soumis à M. le duc de Broglie par le principal secrétaire d’état l’annonçait d’une manière formelle. Il s’agissait d’abord de prévenir ou d’arrêter la guerre civile par une médiation qui devait être acceptée des parties ; puis, cette œuvre d’humanité accomplie, il s’agissait de régler les questions depuis si long-temps pendantes en Suisse par un concert de mesures dont les événemens devaient déterminer le caractère, l’Angleterre excluant à l’avance toute pensée de coërcition matérielle, et les autres puissances se réservant sur ce point, comme sur tous les autres, leur liberté dans l’avenir.

Cet accord était évidemment dans son principe, aussi bien que dans ses conséquences, indépendant de l’issue de la lutte et des efforts tentés par les puissances pour arrêter l’effusion du sang, puisqu’il se rapportait à des difficultés existant avant la guerre civile et destinées à lui survivre. Ces questions, sur lesquelles lord Palmerston prescrivait à lord Normanby, le 18 novembre, de faire une communication à M. Guizot, étaient énumérées dans la note identique que le chargé d’affaires de la Grande-Bretagne à Berne avait ordre de présenter au président de la diète et au président du conseil de guerre du Sonderbund ; et sous ce rapport du moins, d’après les instructions de son gouvernement, M. Peel se trouvait dans le cas de prendre une situation parfaitement semblable à celle que l’opposition a si vivement reprochée à M. de Bois-le-Comte. Ces questions ont-elles donc disparu parce que Fribourg et Lucerne ont capitulé ? Le maintien de la souveraineté cantonale et l’indépendance des gouvernemens cantonaux sont-ils plus garantis en ce moment qu’ils ne l’étaient à la veille de la collision, et le régime de confiscation et de proscription qui pèse sur les vaincus a-t-il eu pour effet de supprimer tous les droits, et de délier les cinq puissances, l’Angleterre comprise, de l’engagement accepté par elle, le mois dernier, et déjà en cours d’exécution ? S’il n’y a plus lieu à une médiation entre des belligérans, n’y a-t-il plus d’intérêts à garantir, de droits à préserver, d’avertissemens à donner, de mesures à concerter pour assurer la sécurité de l’Europe et le maintien des engagemens réciproques consignés dans la déclaration du 20 mars 1815, qui a constitué la confédération helvétique sur la base d’une neutralité perpétuelle ? Quelle est la conscience honnête et l’esprit sensé qui oseraient soutenir que la souveraineté cantonale n’est pas aujourd’hui plus menacée qu’elle ne l’était il y a deux mois

Il faudrait désespérer du sens moral de l’Europe, et en particulier du sens politique du parti conservateur en France, si cela n’était parfaitement compris. Les cinq puissances n’ont plus sans doute à intervenir, pour séparer des combattans, puisque le sort des armes a prononcé, et cette partie de leur rôle est désormais terminée ; mais elles restent liées par les principes généraux consignés dans leurs notes identiques, et c’est en commun que devront se faire toutes les démarches et se concerter toutes les résolutions que la suite des événemens pourra rendre nécessaires.

S’il convient à l’Angleterre de rompre sur ce point l’accord spontanément accepté par elle, elle en est libre assurément ; mais la France ne saurait s’isoler avec lord Palmerston. Contrainte de veiller à sa propre sûreté, qui serait gravement compromise par certaines éventualités, obligée de plus, dans, l’intérêt même des principes de liberté modérée qu’elle représente, d’arrêter l’action isolée que deux grandes puissances allemandes pourraient vouloir exercer dans la confédération, il faut que sur ce point son œil soit toujours ouvert et sa main toujours présente. Ajoutons que, si l’esprit politique était plus développé parmi nous, on serait frappé de l’importance d’une situation qui, en faisant de la France la modératrice éclairée de l’Europe continentale, place l’Angleterre dans une situation analogue à celle où nous nous sommes trouvés nous-mêmes en 1840. Ce n’est pas seulement depuis 1830, c’est depuis 1815 que la France est arrêtée dans son essor, contrariée dans ses vues les plus légitimes par l’accord des quatre grandes cours signataires du traité de Vienne. Voici la première fois que cette barrière s’abaisse et que la situation diplomatique de l’Europe est sensiblement changée, voici la première fois que la France, intervenant entre l’absolutisme qu’elle arrête et le radicalisme qu’elle contient, joue dans les affaires du monde un rôle indépendant et pleinement conforme aux principes qui sont devenus la base de son organisation intérieure, et ce rôle serait abandonné, et cette donnée féconde ne serait pas poursuivie ! Nous ne saurions ni le croire ni l’appréhender. Nous sommes convaincus qu’en mettant sa conduite dans son jour véritable, le cabinet fera promptement disparaître et les illusions des partis et les incertitudes qui pourraient exister chez un certain nombre de ses amis. Il sera en mesure, nous le croyons, de démontrer qu’il n’a pas plus déserté la cause libérale en Suisse qu’en Italie, et qu’il s’est efforcé de lui rendre le plus grand de tous les services en la préservant des atteintes de l’absolutisme autrichien comme des périls suscités par les passions radicales. Jamais le grand jour de la tribune ne fut plus nécessaire, et jamais le pouvoir n’aura été plus intéressé à l’ouverture des débats parlementaires.

Une occasion naturelle et pour ainsi dire nécessaire se présente d’exercer cette action commune. La réponse de la diète à la note identique, réponse dont nous aimons d’ailleurs à reconnaître et à louer le ton mesuré, réclame une réplique sur divers points de fait et de droit. Les membres du corps diplomatique accrédités en Suisse et aujourd’hui dispersés par les événemens auront à se réunir pour la préparer et pour concerter une déclaration de principes qui fixe d’une manière précise la situation respective de la Suisse et de l’Europe l’une envers l’autre. Cela fait, un rôle d’observation pourra être avantageusement substitué à l’action proprement dite, pourvu qu’il soit bien entendu que l’on pourra toujours passer de l’un à l’autre, selon les circonstances et selon les influences qui viendraient à prévaloir au sein de la confédération elle-même.

L’excitation, chaque jour plus vive, de l’esprit public annonce l’approche de la session, et Paris reprend, avec son manteau d’hiver, sa physionomie politique. Au mouvement tantôt fébrile, tantôt factice, provoqué par la campagne culinaire, va succéder le mouvement régulier par lequel nos institutions vivent et fonctionnent. Après les harangues des banquets viendront les discours de tribune, et l’on parlera enfin plus sérieusement, parce que, placés en face de ses contradicteurs naturels, on devra aspirer désormais à des triomphes à la fois moins bruyans et moins faciles. L’époque qui précède l’ouverture des chambres est marquée d’ordinaire par un redoublement de conjectures, de bruits hasardés et de clameurs de journaux destinés à porter le trouble et l’incertitude dans les rangs de la majorité parlementaire. Ces manœuvres, auxquelles les premiers scrutins ne manquent jamais de couper court, se reproduisent cette année sous leurs formes habituelles : on parle de désaccord soudain survenu entre la couronne et le cabinet, de divisions intérieures dans le conseil ; on assigne à ces divisions des causes indignes des hommes politiques qu’on met en scène ; on répand à la bourse de Paris et à celle de Londres les bruits les plus alarmans, et l’on déploie enfin une verve d’invention qui, si elle ne sert pas aux spéculateurs politiques, est moins inutile à certains spéculateurs financiers.

Cette situation se prolongera pendant la quinzaine qui nous sépare encore de la séance royale, il pourra même se faire qu’elle se maintienne jusqu’aux premiers actes significatifs de la chambre. Il n’y a rien dans tout cela qui puisse être un sujet d’étonnement ou d’appréhension. Les partis ont le droit de faire de la stratégie comme les armées, et il est fort naturel qu’ils usent de tous leurs avantages. Quant à ceux qui tiennent à pénétrer le fond des choses, et qui veulent former des conjectures précises sur l’esprit et les résultats de la session qui se prépare, ils n’ont qu’à étudier, dans leurs élémens mêmes, l’état de la chambre et du pays. Cette étude, on peut l’affirmer, suffira pour démontrer combien sont peu sérieuses et les passions qu’on affiche et les espérances qu’on affecte.

À l’ouverture de la session dernière, une seule pensée préoccupait les pouvoirs publics et paraissait devoir dominer les travaux parlementaires. La France était menacée d’une disette, et les conséquences d’une telle épreuve, en laissant entrevoir les embarras les plus graves, ouvraient des perspectives non moins sombres que nouvelles. Cette situation difficile a été traversée d’une manière plus heureuse qu’on ne pouvait raisonnablement s’y attendre ; les souffrances des populations, atténuées par une large dispensation du travail et une plus grande rapidité imprimée à notre machine administrative, l’ordre public et la liberté des transactions partout et toujours maintenus, ce sont là des services considérables rendus à la société, et dont il semblait juste de tenir compte au gouvernement. Pourtant la crise était à peine terminée, que le ministère voyait sinon son existence compromise, du moins son autorité affaiblie, et que la majorité se laissait entamer par une scission qu’il faudra bien appeler une intrigue, tant que les hommes qui l’ont provoquée n’auront pas plus nettement articulé leurs griefs, leur programme et leur plan de gouvernement. Le pouvoir, qui venait de doubler avec bonheur le plus redouté des écueils, semblait sur le point de sombrer dans une mer sans orage, par l’effet des voies d’eau auxquelles il n’avait pas pris garde, et, placé à la tête de la plus imposante majorité que le pays ait jamais donnée à la monarchie de 1830, le cabinet du 29 octobre était contraint de compter avec toutes les prétentions, de céder à tous les caprices, au point de subir en pleine session une mutilation non moins délicate que dangereuse.

Il y a, certes, dans ces faits-là de grandes leçons qui ne seront pas perdues cette année ; l’expérience a été assez décisive pour que chacun en fasse son profit. Le ministère, appuyé sur ses succès en Espagne et persuadé que la question des subsistances absorberait exclusivement l’attention publique, avait, à la session dernière, négligé de donner un aliment suffisant à l’activité d’esprit d’une majorité sortie toute fraîche émoulue du creuset électoral, et dont une grande partie abordait les affaires pour la première fois avec une confiance sinon superbe, du moins remuante. Les lenteurs imposées par nos formes réglementaires vinrent ajouter encore à ces périls de l’oisiveté, et le cabinet dut comprendre qu’on ne s’assure une majorité qu’en pesant incessamment sur elle, qu’en travaillant de concert à une œuvre laborieuse et difficile. Avec le caractère français, tout ce qu’il y a de plus dangereux pour le pouvoir, c’est de ne rien faire, et ses fautes sont bien moins périlleuses que son immobilité. Nous ne sommes pas sans doute, comme l’Angleterre, dans le cas de remanier nos institutions sociales et de bouleverser notre régime économique de fond en comble, nous n’avons pas, Dieu merci, de réparations à accorder à un peuple pour une oppression séculaire ; nous ne sommes donc pas en mesure de faire, à chaque session parlementaire, autant de choses nouvelles que peuvent en accomplir nos voisins : c’est l’honneur de notre révolution et de notre gouvernement d’avoir résolu les principales questions, et de n’avoir laissé aucun grand problème sans solution ; mais, dans un ordre secondaire, il nous reste assurément beaucoup à faire pour exercer l’initiative du pouvoir et l’activité des chambres. Il s’en faut que nos impôts soient répartis de la manière la plus équitable possible, et que la société ait fait dans l’intérêt des classes nécessiteuses tout ce que comporteraient et la sympathie pour leurs souffrances et le soin de sa propre sécurité. Il y a certainement beaucoup à innover dans le système économique, et l’on ne persuadera à personne qu’il n’y ait pas aussi quelque chose à corriger dans le système électoral, quelques modifications à apporter dans les rapports de dépendance établis entre les électeurs et les élus, entre certains élus et le pouvoir, dont ils dépendent trop étroitement. Il existe là des questions que la conscience publique ne pouvait méconnaître, et qu’on ne supprimerait point en les niant. Nous sommes persuadés que le pouvoir en est aussi convaincu que nous, qu’il le déclarera nettement, tout en énonçant la volonté arrêtée de choisir l’instant le plus favorable pour toucher à des intérêts aussi graves et aussi délicats ; nous croyons enfin que dès cette session une large satisfaction sera donnée à ce qu’il y a d’immédiatement applicable dans les griefs exposés depuis plusieurs années.

La loi de douane fournira une occasion naturelle d’examiner ce qui se rapporte au mécanisme de nos tarifs, et de manifester la ferme intention des pouvoirs publics de maintenir l’ensemble de notre système protecteur, tout en débarrassant celui-ci des exagérations qui le compromettent, et qui atteignent quelquefois la production industrielle et la puissance maritime du pays dans ses sources. Les débats de la loi sur l’instruction secondaire, qui paraissent devoir inaugurer la session, soulèveront les plus hautes questions morales, et auront, on peut l’espérer, pour résultat d’amener la conciliation depuis si long-temps souhaitée par tous les hommes sincères ; enfin il est aujourd’hui certain qu’une loi générale de finances, présentée en même temps que le budget, quoique distincte de celui-ci, constituera l’impôt du sel sur des bases toutes différentes, supprimera les inégalités de taxe qui existent en matière postale pour les zones éloignées, et comblera les déficits que ces réformes ne peuvent manquer d’amener par un remaniement des impositions indirectes qui affectera particulièrement l’impôt des boissons. Nous tenons ces idées pour excellentes, et nous croyons qu’elles peuvent suffire à défrayer la session ; mais que le cabinet se tienne pour assuré qu’il ne les fera prévaloir qu’en imposant ses plans à ses amis comme à ses adversaires. S’il se laisse entamer par les intérêts locaux, s’il n’est pas résolu à engager sa responsabilité et, au besoin, son existence dans le vote des compensations financières réclamées, on arrivera infailliblement à ce résultat, que toutes les suppressions seront consenties et toutes les augmentations repoussées. L’adoption d’un plan financier est une œuvre d’ensemble, et le parti conservateur ne peut manquer d’en comprendre le caractère essentiellement politique.

La gauche abordera la tribune en sortant de table ; mais nous doutons que la fumée du champagne, versé d’ailleurs avec sobriété dans les banquets réformistes, trouble assez sa vue pour l’empêcher de voir tout ce qu’elle a perdu dans cette campagne imprudente. La France l’a vue cédant presque partout le terrain sans combattre, et là même où elle conservait la direction du mouvement, osant à peine confesser les vérités fondamentales du symbole constitutionnel ; le pays a acquis la conviction que ce parti, avec l’incertitude de ses vues et l’hésitation de ses allures, n’offrirait qu’une résistance bien courte et bien vaine aux passions audacieuses qui se cachent derrière lui. Des imputations générales de corruption et d’abaissement ne suffisent pas pour constituer un symbole politique, et, tant que la gauche ne passera pas d’une critique toute négative à une œuvre précise et déterminée, elle continuera de marcher dans le vide et de trouver dans l’éloquence de l’honorable M. Barrot la plus complète expression d’elle-même. C’est ce que les banquets ont fort bien montré au pays : la plupart de ces réunions ont été, ou sans effet, ou d’un effet dangereux ; aucune ou presque aucune n’a fait faire un pas aux questions qui alimentent aujourd’hui la polémique de l’opposition régulière. Il faudrait plaindre la France s’il n’y avait pas de moyen plus efficace d’y réveiller l’esprit public. Les banquets sont une importation étrangère qui n’entrera pas plus dans nos mœurs que les courses au clocher. Les maladroites imitations des prodigalités d’Epsom peuvent bien amener la ruine de quelques jeunes gens et contribuer à introduire dans les salons des habitudes d’écurie, il peut se faire également que quelques orateurs contractent, à force d’exercice, l’art encore inconnu en France de parler inter pocula, et il n’y a rien d’étonnant qu’on se complaise, dans quelques sous-préfectures, à faire de la politique à table, au lieu d’en faire, selon la coutume, au café ou à la tabagie ; mais ce bruit effraie beaucoup plus de gens qu’il n’en attire : en faisant peur, on ne prend pas, nous le croyons, le meilleur -moyen de grossir les rangs de son armée. La discussion de l’adresse ne va pas tarder à mettre ceci hors de toute contestation. Le plan de campagne qu’on propose à la gauche, et qu’elle incline, dit-on, à accepter, laisserait croire qu’elle a déjà conscience des embarras qu’elle s’est créés. On l’invite à écarter le nom de son chef du scrutin de la présidence pour porter ses suffrages sur M. Dufaure ou M. Dupin. Nous doutons que M. Barrot consente à pousser à ce point l’héroïsme de l’abnégation : courez donc la France pendant trois mois pour répéter le même discours ; allez de poste en poste et de contradiction en contradiction ; exposez-vous aux traits d’esprit et aux spirituels calembours que vous savez, pour voir, à la suite de tout cela, porter au fauteuil M. Dufaure, qui a refusé de s’asseoir aux dîners patriotiques, et qui les a qualifiés si sévèrement ! Quant à M. Dupin, nous croyons savoir que sa verve railleuse n’épargne ni les convives, ni les cuisiniers, et s’il faut juger de ses dispositions par son attitude actuelle, ce qui est peut-être chanceux, on peut hardiment affirmer qu’il déclinera l’honneur d’une concurrence dont le succès ne serait pas d’ailleurs possible. La réélection de M. Sauzet est assurée à une majorité considérable, et la quatrième vice présidence paraît réservée, par le parti conservateur, à M. le maréchal Bugeaud. C’est un choix qui lève toutes les difficultés, et l’on sait qu’il y en a plus dans les questions de personnes que dans les questions de choses.

Pendant que nous attendons l’ouverture de notre parlement, l’Espagne assiste aux premiers débats du sien. Si fort habitué qu’on soit à voir la politique de ce pays se compliquer de mille incidens inattendus, s’embarrasser de passions personnelles et dégénérer en mouvemens d’une inexplicable confusion, il est curieux d’observer ce que peut avoir d’influence heureuse, là comme ailleurs, le retour de l’ordre dans les hautes régions du pouvoir, une situation nette et simple, un sentiment élevé et clair des difficultés du moment de la part des hommes qui sont appelés à cette tâche épineuse de gouverner une nation. Qu’on le sache bien : toutes les fois que l’Espagne sentira à sa tête un pouvoir fort, juste et modéré, elle y verra la réalisation de la moitié de ses voeux, et elle attendra sans inquiétude les effets naturels qui en devront découler. C’est là le remède le plus assuré contre des révolutions nouvelles. Certes, on peut le dire, jamais situation ne fut plus compromise que celle de la Péninsule, il y a à peine quelques mois. Les chambres étaient muettes ; des ministères sans force, nés du hasard, composés sans choix et sans esprit politique, se succédaient au pouvoir ; toutes les imaginations se laissaient aller à la crainte ; la guerre civile renaissait sur tous les points du royaume ; les bandes carlistes qui sillonnaient la Catalogne prenaient les proportions d’une armée déjà menaçante pour les institutions constitutionnelles. Nous ne parlons pas de difficultés d’un autre genre sur lesquelles il est inutile de revenir. Partout, en un mot, était l’incertitude. Aujourd’hui, où sont les alarmes naguère si vives ? Nul ne croit possible le succès de nouvelles armées de la foi, pas plus que d’aucune autre conspiration. Toutes les passions qui fermentaient déjà et se préparaient à une lutte prochaine ne se sont-elles pas assoupies ? La présence seule du général Narvaez dans le cabinet nouveau mettait de son côté la force et l’énergie, ce qui est quelque chose partout, ce qui est beaucoup au-delà des Pyrénées, où les opinions sages ont besoin de se sentir protégées. Le ministère, dont la vigueur et la résolution contre toute tentative de désordre ne pouvaient être mises en doute, avait en même temps à montrer qu’il était le meilleur gouvernement pour la Péninsule par son équité, par sa tolérance, par son intelligence politique ; c’est ce qu’il vient de faire. Nous avons considéré, quant à nous, comme une bonne fortune pour le parti modéré espagnol d’avoir su inaugurer sa rentrée au pouvoir en signalant son esprit constitutionnel par la réouverture des chambres, fermées depuis huit mois. C’était un devoir autant qu’une convenance pour le cabinet nouveau d’appeler les chambres à liquider en quelque sorte le passé, à porter un jugement sur une situation qu’on avait créée sans leur participation, et à sanctionner par un vote, par une déclaration non équivoque de confiance, les changemens récens qui se sont opérés dans la politique espagnole. La discussion de l’adresse, qui a eu lieu dans le sénat et dans le congrès, ne saurait plus aujourd’hui laisser de doutes. Le résultat, si l’on veut, était prévu ; mais les détails, les circonstances des débats publics qui viennent de se clore à Madrid ne sont pas sans intérêt.

La discussion dont le congrès espagnol vient d’être le théâtre a vraiment offert un spectacle singulier et rare au-delà des Pyrénées. Deux mots reviennent sans cesse dans tous ces débats : la légalité et la conciliation ! et le gouvernement lui-même a été le premier à résumer ainsi son programme ; il a fait plus, il a donné des preuves que c’était là réellement l’esprit qui l’animait ; son attitude a été pleine de dignité et de force. Certes, il n’eût tenu qu’à lui de faire condamner sévèrement les administrations précédentes : il lui eût été facile peut-être d’obtenir quelque chose de plus qu’un blâme politique contre les ministères Pacheco-Salamanca et Goyena-Salamanca. Il n’est intervenu au contraire que pour faire adoucir les termes de la censure infligée par la commission de l’adresse à ces cabinets de triste mémoire. Par son exemple, il a arrêté les récriminations personnelles qui n’auraient pas manqué de se produire, pour maintenir le débat sur le fond même des choses. Il en est résulté une condamnation, d’autant plus énergique dans sa modération et sa netteté, des étranges façons de gouverner mises en usage par M. Salamanca. Il est ressorti de la discussion cette vérité, que des ministères aventureux, étourdis, sans caractère politique, ne peuvent se soustraire, même par la chute la plus méritée, à la responsabilité de leurs actes. M. Escosura, membre du cabinet Salamanca, a essayé de prouver qu’il y avait peu de générosité dans cette condamnation rétrospective, que c’était s’acharner sur des morts. Le fait est qu’en politique, et surtout dans un pays où le sol est chaud encore de toutes les révolutions qui l’ont embrasé, des morts de ce genre peuvent revivre ; il est sage de les stigmatiser d’avance : il est mieux encore de rendre leur retour impossible par un soin assidu à affermir le règne de la légalité. C’est aux cortès espagnoles à y songer maintenant, à se mettre à la hauteur de leur mission et à empêcher par leur attitude, par l’autorité de leur action, le renouvellement des scandales qu’elles se trouvent aujourd’hui appelées à qualifier. Il se pourrait bien, du reste, que, malgré la modération dont il a fait preuve, le congrès fût bientôt contraint à un jugement plus sévère. Il se fait en ce moment à Madrid une enquête sérieuse sur les opérations financières de M. Salamanca. Le gouvernement n’a mis aucun obstacle à ce qu’on puisât dans les pièces officielles, et c’est là un point qui a été expressément réservé dans les débats de l’adresse.

Le résultat de cette discussion est au fond très heureux pour le cabinet nouveau ; mais, il faut l’ajouter, ce n’est pas seulement par la signification politique de ses opinions que le ministère a mérité l’appui décidé des chambres, c’est aussi par la rare habileté avec laquelle le général Narvaez a marqué sa position et expliqué le sens de son avènement au pouvoir. Le duc de Valence est à peu près le seul ministre qui ait soutenu au congrès la discussion, et, ce qu’on n’imaginerait guère, il a révélé tout simplement un talent oratoire de premier ordre. Les orateurs habiles ne manquaient pas cependant. L’opposition avait pour elle l’éloquence passionnée de M. Olozaga, la logique ferme et vigoureuse de M. Cortina ; M. Escosura, qui, pour son début dans les cortès, avait à parler en accusé encore, plus qu’en homme de parti, ne s’est pas défendu sans éclat et sans talent. Néanmoins ce qui a surtout frappé, c’est l’habileté de parole du général Narvaez, qui jusqu’ici passait pour un militaire brutal et sans raison, dont on ne recherchait l’appui que pour ses qualités énergiques. Le duc de Valence, toutes les fois qu’il a eu à prendre la parole, s’est montré net, clair, plein de tact, spirituel même, comme le sont parfois tous les hommes qui ne cherchent les élémens de leur éloquence que dans les faits et les choses. Il y a quelques années, lorsque le général Narvaez présidait le cabinet où siégeaient des hommes tels que MM. Martinez de la Rosa, Mon, Pidal, quelques personnes clairvoyantes disaient déjà à Madrid qu’il était le plus parlementaire des ministres : il justifie aujourd’hui cette assertion, qui semblait alors ironique ; il la justifie surtout par l’intelligence politique dont il a donné d’incontestables preuves. Le duc de Valence a laissé voir un tel désir de se conformer strictement à la légalité, un tel esprit de conciliation sans rien abandonner d’ailleurs des principes conservateurs, qu’il a désarmé ses adversaires et singulièrement atténué d’avance l’effet des attaques du parti progressiste, qui s’est vu réduit à le louer de ses idées comme de son langage.

Ce n’est pas que nous ayons, quant à nous, une foi entière à ces réconciliations des partis auxquelles on semble beaucoup s’attacher en Espagne. C’est toujours l’histoire du baiser-Lamourette, et, quoi qu’on fasse, la scission ne tarde pas à éclater de nouveau ; elle est naturelle, elle est dans les conditions du système représentatif et, mieux encore, du caractère humain. Les partis ne s’abdiquent pas, lors même qu’en apparence ils ne trouvent rien à critiquer. Aussi ne faut-il pas beaucoup s’étonner qu’en définitive les progressistes espagnols aient voté contre le cabinet Narvaez après avoir applaudi aux paroles de son chef. Ce que nous voyons, pour nous, dans un tel fait, c’est une preuve de la réelle puissance du ministère nouveau. Il se peut qu’il se modifie dans sa composition ; il serait utile, par exemple, que M. Mon, qui a été nommé président du congrès à une majorité considérable, reprît le portefeuille des finances. C’est, à notre avis, le changement le plus urgent et qui pourrait avoir le plus de résultats heureux. L’autorité du cabinet espagnol et son action s’en trouveraient accrues sans aucun doute. Dans tous les cas, du reste, le ministère Narvaez a rendu un éminent service à la Péninsule en l’arrêtant sur la pente fatale où on l’entraînait. Il lui appartient maintenant de continuer son œuvre.

En Italie, l’intérêt et l’attention sont plus que jamais concentrés sur Rome, où se développent les premiers rudimens bien informes encore de la vie constitutionnelle, car, il faut bien se l’avouer, en dépit de tous les efforts tentés pour réduire la consulta di stato au rôle de simple comité consultatif, la nouvelle institution n’est rien moins qu’une assemblée des notables, une véritable représentation nationale. Si l’on n’en convient pas, on se le dit tout bas, et l’on n’a point trouvé étrange que ce conseil privé copiât, dès les premiers jours, les formes de nos grandes assemblées délibérantes : on a eu un discours de la couronne, on y a répondu par une adresse, conçue du reste en des termes fort propres à justifier les prétentions des Italiens à l’exercice des fonctions parlementaires, et qui fait honneur au jeune secrétaire de la commission de l’adresse, M. Minghetti, député de Bologne. La réponse de la consulta se distingue par un ton de convenance, de modération, et à la fois de fermeté fort remarquable. Sans chercher à outrepasser ses pouvoirs, et tout en se maintenant strictement dans les limites de ses attributions, la consulta ne croit pourtant pas devoir abdiquer un certain droit d’initiative ; elle promet au gouvernement du pape un concours actif et loyal dans l’accomplissement des réformes qui seront soumises à son examen et appelle en même temps son attention sur quelques points qui lui paraissent réclamer des soins immédiats et une vigilante sollicitude. Cette adresse a effacé en partie certaines impressions fâcheuses laissées dans les esprits par le discours du pape, où l’on avait vu à tort, selon nous, une variante de celui du roi Frédéric-Guillaume à la diète prussienne. Pie IX, on doit le dire à sa louange, a jusqu’ici montré une droiture et une sincérité qui ne permettent pas d’assimiler sa conduite aux élans capricieux et aux allures inquiètes et fantasques du monarque allemand. C’est à tort qu’on lui a attribué de sourdes velléités d’opposition. Quelques paroles un peu vives qui lui ont été reprochées s’appliquaient seulement aux dangers dont on lui montre sans cesse la foi menacée par ses réformes dans l’ordre purement temporel. Ce n’est qu’en exploitant ses scrupules religieux que les rétrogrades ont pu jeter parfois le doute dans son esprit et ébranler ses résolutions. Quoi qu’il en soit, la confiance est revenue à Rome ; l’action régulière de la consulta a succédé aux agitations du forum, et l’attention publique, détournée un instant des prédications des clubs, s’est concentrée sur les travaux dans lesquels cette assemblée déploie une remarquable activité. La consulta est divisée en quatre sections qui élaborent séparément les différens projets de loi, concernant les finances, l’administration intérieure, les travaux publics et la rédaction des codes. Ces quatre comités se réunissent ensuite en assemblée générale sous la présidence du cardinal Antonelli, un des rares esprits politiques que possède en ce moment la cour de Rome, et que sa capacité et ses lumières ne sauraient manquer d’appeler aux plus hauts emplois de l’état. En même temps que la consulta, la municipalité romaine était installée en grande pompe, le 5 de ce mois, au Capitole, aux cris de : Vive Pie IX ! vive la ligue italienne ! Ce cri de ralliement, que l’Apennin répète aujourd’hui d’échos en échos, est arrivé jusqu’à Naples. Ce que l’insurrection n’avait pu obtenir, la force irrésistible de l’opinion l’emporte : le roi de Naples remplace ses ministres et accède à l’union douanière. Voilà un résultat auquel on était loin de s’attendre, et qui clot heureusement pour l’Italie une année bien remplie de fortunes diverses et de succès inespérés.

Dès l’ouverture du parlement anglais, le spectre accoutumé de l’Irlande, semblable à celui de Banco, a reparu dans Westminster, et c’est par le vote d’un bill de protection que la session est inaugurée. Cette nouvelle mesure sera-t-elle plus efficace que tant d’autres que chaque année accumule ? Mettra-t-elle à l’abri des balles et de la hache les propriétaires sans cesse menacés ? Empêchera-t-elle un seul incendie, un seul assassinat ? Personne, hélas ! n’ose s’en flatter en Angleterre, pas plus les whigs que les tories, pas plus lord John Russell que M. John O’Connell ou M. O’Connor, et les derniers partisans de la vieille panacée du rappel. Cette plaie de l’Irlande gagne et s’étend d’heure en heure, elle semble effacer le sentiment des autres maux, et cependant ce n’est pas seulement au sein de la métropole que sont les plus sérieux embarras du gouvernement anglais. À l’Irlande, au déficit financier, viennent se joindre les désastres de ses colonies. Les affaires du Cap en particulier y excitent depuis quelque temps les plus graves et les plus légitimes inquiétudes. On sait que le cabinet britannique s’est cru forcé, au commencement de cette année, de révoquer le gouverneur du Cap, sir Th. Maitland, et que, pour tout dire enfin, c’est sur ce terrain que les prêcheurs de l’émancipation des noirs ont éprouvé leurs plus rudes échecs et leurs plus amères déceptions. En arrière de la ville du Cap s’étendent les plus fertiles plaines du monde. Tant que les colons hollandais campés avec leurs esclaves au milieu de ces riches districts ont tenu les Cafres en respect, la colonie a joui d’une paix profonde ; mais l’émancipation a fondu en un clin d’œil ces avant-postes militaires et licencié cette petite armée féodale ; puis sont venus les émigrans anglais avec leur ardeur envahissante, les missionnaires avec leur philanthropie tracassière. Les premiers ont poussé en avant, enjambé les frontières, dépouillé sans scrupule et provoqué sans nécessité des populations féroces et belliqueuses ; les seconds ont pris le parti des Cafres, leur ont appris la résistance et ont enseigné au gouvernement anglais la faiblesse. Après avoir combattu et triomphé, on a reculé. Le Cap a eu ses traités de la Tafna. Les Cafres, devenus plus insolens, ont, pendant plusieurs années, rassemblé des munitions et fait des amas d’armes que les fabriques de Manchester se sont empressées de leur fournir. Quand ces malheureux noirs se sont montrés en rase campagne, ils ont été battus ; alors ils se sont jetés dans les buissons, et, tombant à l’improviste sur les habitations mal gardées, ils ont semé le deuil et la ruine sur toute la frontière. L’ancien gouverneur, sir Th. Maitland, était un excellent homme, un vieillard pieux et timoré, affilié aux sociétés de saints, dont la puissance s’accroît d’une façon effrayante en Angleterre. il voulait bien qu’on usât de représailles sur les bestiaux des Cafres, mais non pas sur les Cafres eux-mêmes. C’était une méchante guerre dans laquelle les troupes anglaises mal conduites et obligées de ménager des ennemis implacables souffraient beaucoup. Que l’humanité y gagnât quelque chose, cela est douteux ; mais les Cafres y gagnaient davantage encore. Enfin sir Th. Maitland a fait place au négociateur de Canton, sir. Henry Pottinger. Ce dernier n’a fait que traverser la ville du Cap pour se rendre à Graham’sTown, dans le district d’Albany, et il a établi son quartier-général en face de l’ennemi. Il a dix mille hommes sous les armes, quelques dragons anglais et une excellente cavalerie indigène (Cape-mounted-rifle), entièrement composée de noirs Hottentots. C’est plus qu’il ne faut pour battre tous les Cafres de l’Afrique, mais ce n’est pas plus qu’il ne faut pour les surveiller et pour garder une frontière aussi aisément franchissable que le Key-River. Le moment est venu de reprendre les opérations militaires ; les missionnaires défendent leur Kabylie, et on n’est pas certain que, malgré toute sa bonne volonté, sir Henry Pottinger obtienne du cabinet britannique l’autorisation d’agir avec vigueur et d’en finir.

En attendant, les millions se dépensent, et la colonie décline rapidement. Cette année, elle aura coûté à l’Angleterre cinquante millions de francs. Il faut vraiment être bien travaillé de la manie de voir de la profondeur partout quand il s’agit de nos voisins, pour avoir attribué à un plan machiavélique l’émancipation des noirs dans les colonies anglaises. Pour qui a pu être témoin à la Jamaïque ou au Cap de ce que la réalisation de ce projet généreux a coûté à la Grande-Bretagne, il est difficile d’y voir autre chose que l’entraînement d’une philanthropie bigote et inintelligente. La colonie du Cap possède le sol le plus fertile. Ce sol, même aux portes de la ville, reste en friche faute de bras pour le cultiver. C’est la Nouvelle-Hollande qui nourrit aujourd’hui les colons de l’Afrique méridionale. Il arrive journellement, soit au Cap, soit au port Élisabeth, dans la baie d’Algoa, des bâtimens chargés des blés de la rivière des Cygnes ou de la terre de Van-Diemen. Les vins du Cap devraient approvisionner l’Inde entière et les vastes archipels de l’Asie ; mais la cherté incroyable de la main-d’œuvre en a réduit depuis quelques années l’exportation. Une seule industrie prospérait, le commerce des laines ; la guerre des Cafres en arrête le développement. Aussi les colons endettés voient-ils leurs propriétés grevées d’hypothèques et leurs charges augmentées au moment même où leurs revenus diminuent. La colonie se soutient par ce grand élément de la puissance anglaise, le crédit. Parfois aussi une ressource inespérée lui vient en aide. Récemment, c’était le guano. Avec les droits perçus dans la baie de Saldanha et sur l’île d’Ichaboë, on a pu entreprendre de nouvelles routes et pourvoir aux frais de l’administration ; mais le guano n’est pas inépuisable, et, quand il manquera, l’administration sera fort embarrassée. Peu de bâtimens relâchent aujourd’hui au Cap, en comparaison du nombre de navires qu’on y voyait autrefois. La rade de Table-Bay n’est pas sûre ; celle de Simon’s-Bay est au fond d’un golfe et offre peu de ressources. La plupart des navires destinés pour l’Inde, Maurice ou Batavia, passent devant le Cap sans s’y arrêter et vont d’une haleine à leur destination. On a bien de grands projets au Cap : on veut jeter un brise-lame sur la rade de Table-Bay et y créer un abri aussi sûr que celui de Plymouth ; mais, dans la situation présente, ces projets sont des rêves dont la réalisation est impossible. On répand aussi le bruit que la baleine franche, après avoir déserté les parages du Cap, vient d’y reparaître. Ce serait une nouvelle chance favorable pour la colonie, qui trouverait ainsi l’occasion d’approvisionner de nombreux baleiniers américains ; mais tout cela ne sauvera pas de la ruine et de la banqueroute les malheureux émigrans anglais, si l’énergie de sir Henry Pottinger ne parvient à réprimer le pillage des Cafres. Or, devinerait-on bien à quoi le gouvernement anglais a songé pour mettre un terme à ces brigandages ? Soupçonnerait-on jamais la barrière dont il s’est avisé ? Le gouvernement anglais a eu la pensée d’établir sur la frontière des colons militaires. Lui, le colonisateur par excellence, il en est venu à emprunter un plan de colonisation au maréchal Bugeaud ! Des soldats du 90e régiment, au moment d’être congédiés, ont été invités à s’établir sur les bords du Key-River, la bêche d’une main et la carabine de l’autre, comme des vétérans romains ou des soldats du colonel Marengo. Voilà cependant à quoi l’émancipation et les extravagances des missionnaires ont poussé ce gouvernement sage et envié de l’Europe.

On le voit, nous ne sommes pas les seuls à avoir des mécomptes sur la terre d’Afrique. S’il est ridicule de répéter en toute occasion des accusations banales contre les noirs complots de l’Angleterre, il ne l’est pas moins de dénigrer perpétuellement notre pays au profit de ce qui s’accomplit chez elle. Le Cap ne saurait-il nous consoler de l’Algérie ? Cette application constante à établir entre nous et les autres nations des parallèles défavorables et à rechercher des points de comparaison blessans pour l’orgueil national, nos voisins, il faut l’avouer, ne la possèdent pas à un égal degré. Ils se montrent plus soigneux que nous de dissimuler leurs fautes ; on en peut juger par le langage mesuré de la presse de Londres lors de la retraite de sir Th. Maitland. On ne les voit point, à la nouvelle d’un désastre survenu à l’autre bout du monde, dresser un acte d’accusation contre le pouvoir qui, en bonne justice, ne saurait en être responsable, ainsi qu’il est arrivé chez nous au sujet de la Gloire et de la Victorieuse. À la statistique de nos désastres, dressée avec un soin aussi exemplaire par la portion de la presse qui fait profession de censurer le gouvernement, il ne serait pas difficile d’opposer une statistique non moins déplorable tirée des archives de l’amirauté anglaise ; mais en sentirons-nous moins vivement nos pertes pour avoir mis en regard ces tables nécrologiques des deux marines ? Quant à ce qui concerne les deux infortunés commandans de la Gloire et de la Victorieuse, la justice et l’humanité ne commandent-elles pas la réserve et le silence jusqu’à l’épreuve redoutable à laquelle ils vont être soumis ? On a demandé ce que notre division allait faire sur les côtes de la Corée ; du fond du cabinet, on a disserté doctement sur les périls inévitables dans lesquels elle allait se jeter. Nos bâtimens sont allés au nord, comme la division l’avait fait l’année dernière sous les ordres de l’amiral Cécille, pour ne pas rester exposés aux typhons de la rade de Macao, ou aux fièvres dans la rivière de Canton ; c’est dans un passage mal connu qu’égarés par de mauvaises cartes, ils se sont perdus, laissés presque à sec par une marée descendante, qui a baissé de dix-huit pieds. La Gloire et la Victorieuse étaient commandées par des officiers du plus haut mérite, et tout ce qu’on sait jusqu’à présent prouve que les équipages, jusqu’au dernier matelot, ont fait admirablement leur devoir. Le capitaine Lapierre commandait à Tanger le vaisseau monté par le prince de Joinville, qui aimait et estimait cet officier supérieur. M. Rigaud de Genouilly, récemment nommé capitaine de vaisseau, occupait un rang distingué dans notre jeune marine. Les deux officiers, M. de Lapelie et M. Poidlone, qui ont fait cent cinquante lieues en mer dans des canots pour aller chercher des secours à Shanghaï, ont accompli un acte héroïque, et qu’il faut hardiment proclamer tel. Notre station de la Chine va se trouver réduite à la seule corvette la Bayonnaise, commandée par M. le capitaine Jurien de la Gravière, qui doit arriver prochainement à Macao, après avoir tourné la terre de Van-Diemen, la Nouvelle-Hollande et la Nouvelle-Guinée, pour éviter la mousson contraire qu’il eût rencontrée en suivant la route directe par le détroit et l’archipel de la Sonde.

Une perte récente a rappelé que l’époque impériale n’avait pas seulement donné à la France des généraux illustres ; l’empire en disparaissant nous avait aussi légué des hommes éminens dans la science de l’administration, qui ont su comprendre et servir tous les progrès de notre civilisation politique, M. le baron de Fréville était un de ces hommes, et sa mort laisse un grand vide dans les rangs du conseil d’état, dont il était un des vice-présidens, et dont il éclairait si vivement les délibérations tant par sa profonde expérience que par la rare élévation de ses vues. Ce représentant de la grande école administrative de l’empire avait franchement accepté toutes les conditions du régime constitutionnel, et il en avait fait une savante étude. Personne n’était plus versé que M. de Fréville dans l’histoire du gouvernement anglais et des débats, parlementaires de nos voisins. Les théories de l’économie politique ne lui étaient pas moins : familières, et il les contrôlait par la pratique. Enfin il portait dans les affaires non-seulement la plus haute rectitude d’esprit, mais encore la passion du bien. Il avait pour les intérêts généraux un dévouement chaleureux qu’on ne saurait trop louer, surtout lorsqu’on songe à l’indifférence apathique qui est un des caractères de notre temps.



REVUE LITTÉRAIRE


Nancy, histoire et tableau, par M. P. Guerrier de Dumast[1].-Parmi les ouvrages historiques qu’enfante si abondamment le patriotisme provincial, on en remarque bien peu qui méritent d’être distingués comme présentant un intérêt plus élevé que l’intérêt local, et pouvant servir à l’histoire générale de la France. C’est à cette catégorie trop peu nombreuse qu’appartient le livre de M. P. Guerrier de Dumast sur l’histoire de Nancy. Les souvenirs qu’y évoque l’auteur sont un héritage commun, pour ainsi dire, à la France et à cette province de Lorraine dont les destinées ne s’unirent aux destinées de la monarchie qu’après en avoir été long-temps séparées. L’ouvrage de M. de Dumast est divisé en deux parties : l’auteur consacre la première à l’esquisse rapide des accroissemens successifs de la ville de Nancy. Il rappelle les faits notables qui se rattachent à son histoire et à celle de la Lorraine et de ses ducs. M. de Dumast s’attaque hardiment aux préjugés les plus enracinés dans le pays dont il raconte l’histoire. Peut-être même son zèle de rectification est-il poussé trop loin, particulièrement en ce qui touche le règne de Stanislas. L’expression de vandalisme doucereux appliquée au système de ce prince nous paraît, sinon injuste en présence des faits nouveaux que M. de Dumast nous révèle, au moins trop sévère, et quelques éloges accordés de mauvaise grace ne rachètent pas ce qu’il y a d’excessif ici dans les reproches. Pour nous, c’est une preuve suffisante des mérites de Stanislas que d’avoir pu, malgré les glorieux et touchans souvenirs de ses deux prédécesseurs, parvenir à faire oublier sa qualité d’étranger, et, marchant à la postérité avec un cortége de vertus vraiment royales, d’avoir mérité d’unanimes et incontestables regrets. Si d’ailleurs le livre de M. de Dumast mérite en général de sincères éloges au point de vue de l’exposé des faits historiques, si c’est peut-être le seul ouvrage qui donne un résumé clair et correct de la carrière fournie par les souverains d’Austrasie, notamment de l’époque de transition qui précéda et amena l’absorption de la Lorraine par la France, on peut y relever cependant quelques erreurs de détail, quelques assertions hasardées, quelques traditions trop légèrement acceptées. Ainsi, entre autres méprises, dont au reste quelques chroniqueurs partagent avec lui la responsabilité, il en est une surtout que nous ne saurions passer sous silence. Il nous a paru que M. de Dumast avait complètement méconnu le caractère du grave événement qui a décidé en quelque sorte de l’annexion de la Lorraine à la France nous voulons parler de l’occupation de Nancy par les armées de Louis XIII. Nous ne saurions admettre l’exposé des transactions relatives à l’entrée des troupes françaises à Nancy ni dans l’ensemble, ni dans les détails ; la plupart des faits que rapporte M. de Dumast sont en contradiction directe avec tous les documens les plus authentiques. M. de Dumast est tombé dans une grave erreur quand il a attribué les revers du duc Charles de Lorraine à la mauvaise foi et au parjure du ministre de Louis XIII. La duplicité et l’astuce furent au contraire les armes habituelles du duc lorrain. Seulement elles ne parvinrent pas à triompher de la vigilance, du génie et de la fermeté de Richelieu. Nous ne saurions donc partager l’opinion que l’auteur émet comme en passant sur ce grand ministre. Nous déplorerons avec lui les nécessités cruelles de la politique du cardinal ; mais il n’en faut pas moins reconnaître que Richelieu a sauvé la France d’un démembrement, et qu’il a rappelé aux grands et aux princes ce respect pour les lois qu’alors ils observaient si peu.

M. de Dumast, dans les notes qui accompagnent son livre et qui en sont le développement raisonné, a qualifié aussi d’une manière bien sévère le caractère et la personne de Louis XIV. L’histoire a jugé plus favorablement le roi et le politique, et, si l’homme privé semble plus vulnérable, il fallait du moins passer sous silence des écarts dont les princes ses contemporains ne surent pas mieux se garder. Un parallèle entre le grand roi et Charles IV de Lorraine démontrerait, même à ce point de vue, que les convenances étaient plus sérieusement encore méconnues par le duc lorrain.

M. de Dumast est plus heureux quand il nous décrit les règnes de Léopold, et de François IV. Sa plume retrace avec beaucoup de charme les merveilles de cet âge d’or de la Lorraine. M. de Dumast a raconté aussi avec une vérité touchante les déchiremens cruels déterminés par l’installation glorieuse de la maison de Lorraine sur le trône d’Autriche. Ces pages, vivement écrites, nous amènent à un nouveau règne, à celui de Stanislas, qui devait clore si brillamment la série des monarques lorrains. La tâche de ce prince était difficile. Placé sur le trône par l’étranger, il lui fallait conquérir l’amour des Lorrains et créer des sympathies pour la France là où les malédictions avaient jeté de si profondes racines. Stanislas ne faillit pas à cette œuvre en apparence impossible ; il sut préparer une réunion devenue nécessaire et l’accomplir sans secousse, sans violence. L’admirable bon sens des Lorrains lui vint en aide, il est vrai, car eux aussi avaient compris qu’il fallait renoncer aux illusions d’un passé glorieux et cher, et qu’il fallait se rallier franchement à la nation avec laquelle ils avaient le plus de rapports de mœurs, d’idées et de langage.

La seconde partie de l’ouvrage de M. de Dumast est toute descriptive ; mais la description ramène encore l’auteur à l’histoire. Il ne néglige aucune occasion d’apprécier, à propos des monumens ou des beaux sites de la Lorraine, les hommes illustres dont ils gardent le souvenir. La fondation de Nancy est, par exemple, spirituellement racontée et expliquée. « Le beau vallon, dit M. de Dumast, où vont se perdre l’un dans l’autre, devant Frouart, les deux principaux cours d’eau de la Lorraine (la Moselle et la Meurthe), n’offrait au XIe siècle aucun espace large et libre, qui pût inviter à y placer des constructions nombreuses. Épais abri des bêtes farouches, il était couvert tout entier par une des ailes de l’immense forêt de Hais, dont les verts et sombres fourrés renfermaient bien peu de clairières, si ce n’est autour des romantiques donjons de Bouxières et de Liverdun ; mais, à deux petites lieues du confluent, s’ouvrait un bassin vaste et fertile, propre au labourage, au commerce, à tous les développemens d’aisance que réclame une ville souveraine. Là, sur la limite des coteaux et des plaines, du pittoresque et de l’utile, de la région boisée et de la région cultivée ; là, par la seule force des choses, s’élevèrent les édifices de la résidence ducale. Nancy ne fut autre chose que Frouard, reculé de deux lieues pour se trouver établi sur un terrain plus vaste et plus commode. Placé au point de jonction de quatre anciennes contrées naturelles, le Saintois, le Scarponnais, le Chaumontais et le Saulnois, Nancy représenta leur alliance ; il représenta surtout la réunion de la Meurthe et de la Moselle, et les sentimens des populations répandues le long de ces deux rivières et de leurs affluens. Aussi fut-il dès l’origine une idée grande et vraie, par conséquent une idée forte. C’est pourquoi il fut appelé de bonne heure, et long temps, et toujours, à jouer un rôle bien au-dessus de ce qu’annonçait la médiocrité de son enceinte. »

Le sentiment qui domine la partie historique du livre de M. de Dumast domine aussi la partie pittoresque. La vieille Austrasie a laissé sur le sol de la Lorraine non-seulement de curieux monumens, mais une forte empreinte morale. Faire revivre les qualités qui font l’originalité du génie lorrain en rappelant à la génération actuelle les glorieux exemples des générations qui l’ont précédée, c’est remplir une tâche qui mérite tous les encouragemens de la critique sérieuse. Cette tâche, M. de Dumast se l’est proposée, et il l’a remplie. Pourtant sa modestie semble regarder son œuvre comme incomplète. Ce qu’il rêve comme le meilleur moyen de ranimer dans tous les cœurs l’énergique sentiment de l’originalité lorraine, c’est un musée spécialement ouvert aux monumens si nombreux et si divers du génie austrasien. Dans ce musée à la fois bibliothèque et galerie, on trouverait les chefs-d’œuvre de Callot, de Claude Lorrain, de Richier et d’Adam à côté des armures des chevaliers, les tapisseries de la tente du Téméraire à côté des drapeaux enlevés aux musulmans. Toutes les collections de livres et de manuscrits relatifs à l’histoire de la province, aujourd’hui dispersées ou enfouies, seraient là réunies dans un seul groupe, dans un ensemble harmonieux. Une telle idée pourrait, ce nous semble, être heureusement appliquée à la plupart des musées de la province, dont l’organisation actuelle laisse tant à désirer. Le culte des antiquités provinciales, après avoir traversé sur les divers points de la France une période d’engouement puéril, atteindrait ainsi sa période d’organisation et d’activité régulière. Des livres comme celui de M. de Dumast doivent être à ce propos signalés comme d’heureux symptômes. Si de pareils travaux se multipliaient, ce ne serait pas seulement l’histoire de telle ou telle province, mais l’histoire même du pays, qui en profiterait.


KOPERNIK ET SES TRAVAUX, par M. Jean Czynski[2]. — Jusqu’à présent le nom de Kopernik n’a guère rappelé à l’imagination que l’homme de génie qui, réformant le système du monde adopté par les anciens, jeta les premières bases des travaux astronomiques de Galilée, de Kepler, de Descartes et de Newton. C’était déjà une assez belle gloire pour le savant polonais d’avoir été le précurseur de ces éminens fondateurs de la science moderne ; mais cette illustration n’a point paru suffisante à l’un des compatriotes du chanoine de Warmie. M. J. Czynski s’est imposé spontanément, — comme il le dit lui-même à la fin de son ouvrage, — la tâche de prouver combien Kopernik a influé par ses découvertes sur le mouvement intellectuel et moral de la civilisation. Pour lui, Kopernik est avant tout un socialiste antérieur de trois siècles[3] à Saint-Simon et à Charles Fourier, un réformateur méconnu dont les découvertes sidérales ont préparé de longue main les doctrines humanitaires que ces hardis novateurs se sont efforcés de propager. « L’astronomie, s’il faut en croire l’auteur de Kopernik et ses travaux, ne serait qu’un amusement frivole, si la découverte des harmonies célestes et du code sidéral ne devait pas trouver une application aux relations sociales, aux lois qui doivent gouverner les hommes et les états » Non-seulement nous ne partageons pas cette opinion, mais nous regrettons vivement de voir qualifier d’amusement frivole la science qui sert de base à la géographie et à la navigation, ce puissant moyen de communication sans lequel à coup sûr toutes les doctrines humanitaires, rêvées par les adeptes du socialisme, ne sauraient s’étendre d’un hémisphère à l’autre. Quoi qu’il en soit, si le système de M. Czynski donne prise aux objections, il a du moins le mérite de la singularité. Selon lui, Nicolas Kopernik fut conduit par une piété ardente et sincère à la contemplation directe des merveilles de la nature. La foi éleva sa pensée jusqu’au créateur, dont les œuvres reproduisent sans cesse à nos yeux ces trois grands principes de toute organisation matérielle ou morale : unité, attraction et harmonie. Ces trois principes que Kopernik constatait dans le système sidéral, pendant cette période même de libre examen qui prépara l’émancipation religieuse d’une partie de l’Europe, sont précisément ceux qu’ont inscrits sur leur bannière les réformateurs modernes. Dans les idées de M. J. Czynski, la découverte de Kopernik doit donc être considérée comme le prélude indispensable du saint-simonisme et du fouriérisme ; et ce serait lui faire un tort incalculable que de nier cette part éclatante qu’il a eue dans la régénération universelle qu’un avenir plus ou moins prochain doit voir accomplir. Telle est la pensée du livre de M. Czynski, où l’on remarque en outre plusieurs détails intéressans, quoique minutieux, sur la biographie de Kopernik. Le nom du savant astronome est trop souvent répété par les géographes de tous les pays, pour qu’il ne soit pas nécessaire de connaître au moins quelques-unes des circonstances de cette vie si utilement remplie.


— Sous le titre d’Etudes sur les fondateurs de l’unité nationale en France[4], M. L. de Carné vient de publier un important ouvrage dont plusieurs parties avaient déjà paru dans cette Revue. C’est une suite de monographies historiques, qu’une idée commune réunit et domine, l’idée de l’unité française, dont l’auteur a étudié le développement et marqué les progrès depuis Suger jusqu’à Richelieu.


— Une bibliothèque riche en documens imprimés et manuscrits sur la littérature sacrée doit être mise en vente le 20 de ce mois, à la Sorbonne : c’est celle de feu M. l’abbé Guillon, professeur d’éloquence sacrée à la Faculté des Lettres. Le catalogue de cette bibliothèque[5] mérite à plusieurs titres d’être signalé à l’attention des amis des livres. En effet, cette collection, sans exclure les bons ouvrages en tous genres, se compose spécialement de ces grands et précieux recueils sur l’histoire de l’église, les pères grecs et latins, l’éloquence de la chaire, etc., qui se trouvent si rarement dans les bibliothèques ordinaires, et qui sont cependant les élémens indispensables des fortes études théologiques.



  1. En vente chez MM. Sagnier et Bray, rue des Saint-Pères, 64, à Paris.
  2. Un vol. in-8o, chez Jules Renouard.
  3. L’ouvrage de Kopernik, intitulé de Revolutionibus orbium coelestium, ne parut qu’en 1543, peu de jours avant la mort de l’auteur ; mais il était complètement achevé depuis plus de treize ans, lorsque celui-ci se décida enfin à le faire imprimer à Nuremberg, avec une dédicace adressée au pape Paul III.
  4. Deux volumes in-8o, chez Sagnier et Bray, rue des Saints-Pères.
  5. Chez Delion, quai des Augustins, 47.