Chronique de la quinzaine - 14 avril 1873

Chronique n° 984
14 avril 1873


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 avril 1873.

Il y a d’étranges phénomènes dans la politique, et la logique supérieure qui gouverne le monde se perd quelquefois dans de singulières incohérences. Certes, s’il est un événement qui dût sembler de nature à exercer une influence favorable et calmante, c’est cette libération prochaine du territoire dont l’assemblée se faisait honneur à elle-même l’autre jour en se rendant cette justice, qu’elle avait heureusement accompli la moitié de sa tâche « avec le concours de l’illustre président de la république. » Depuis deux ans, c’est le but où tendent tous les efforts, c’est la pensée qui domine toutes les volontés. Au milieu des agitations, des contradictions, qui ont survécu à la guerre étrangère et à la guerre civile, cette idée de délivrer le sol d’une occupation douloureuse reste le frein tout-puissant, la règle souveraine et irrésistible, parce que c’est l’idée nationale elle-même. Avant tout, la France a voulu se ressaisir, remonter la pente de cet abîme où elle a été un instant précipitée. Elle y est arrivée, non sans peine, avec beaucoup de sagesse et de modération, en sachant faire des concessions et des sacrifices, surtout en décourageant les impatiens et les violens de tous les partis. C’est le triomphe du patriotisme, ayant cette fois pour premier ministre un homme éminent par l’esprit autant que par l’expérience, et puisqu’on en est arrivé là par, une sagesse un peu forcée, mais après tout acceptée, il semblerait assez naturel de ne pas compromettre aussitôt dans des aventures nouvelles cette liberté et cette paix si péniblement reconquises, de ne pas se hâter de rompre avec cette politique de transaction et de mesure qui a rendu la France à elle-même.

Eh bien ! non, ce n’est pas ainsi. Au lieu de se calmer et de se relever sous l’aiguillon généreux d’un patriotisme désintéressé, on se livre à toutes les vulgaires irritations de l’esprit de parti. Au lieu d’aller simplement, franchement, aux grandes et sérieuses affaires d’où dépendent la sécurité et l’honneur du pays, on s’épuise dans toutes les tactiques obscures, dans les froissemens et les conflits à propos de tout, à l’occasion d’une question de discipline parlementaire, d’une mesure d’ordre public ou de l’organisation de la municipalité lyonnaise. On se fait un jeu des crises, des confusions, des incidens, des luttes d’influences où tous les pouvoirs finissent par laisser quelque chose de leur autorité et de leur crédit. L’assemblée elle-même, l’assemblée surtout, se laisse gagner par cet esprit d’énervante agitation, et sans la moindre irrévérence on serait tenté vraiment de considérer les vacances parlementaires qui viennent de commencer comme un soulagement pour le pays, comme un temps de repos favorable et bienvenu, si les élections partielles qui vont se faire dans l’intervalle n’étaient à leur tour une arène rouverte à ces mêmes passions qui s’agitaient hier encore à Versailles.

La situation où nous vivons n’est point facile assurément, elle est pleine d’obscurités que les dernières discussions de l’assemblée n’ont pas malheureusement éclaircies, et que les élections prochaines n’éclairciront pas beaucoup mieux sans doute. En définitive, pour tous ceux qui ne veulent pas s’asservir aux passions, aux préventions ou aux mobilités de tous les jours, il y a un but très clair et une manière assez simple de juger les affaires publiques. Le but nécessaire, évident et supérieur est l’affermissement de ce qui existe, parce que la paix intérieure est à ce prix, parce que ce régime, si vague et si indéfini qu’il soit, est encore le seul possible, le seul qui puisse préserver de nouveaux hasards le pays, à peine remis de ses dernières commotions. La manière de juger les questions ou les incidens qui se succèdent, c’est de voir dans quelle mesure ils servent à cet affermissement, à cette régularisation d’un régime dont la raison d’être n’est point épuisée, même après le traité qui met fin à l’occupation étrangère. Il ne s’agit point aujourd’hui de disputer indéfiniment et à propos de tout sur la république et sur la monarchie, de prolonger cette sorte de compétition bruyante de systèmes de gouvernement qui s’évertuent à se prouver les uns aux autres qu’ils sont également impossibles. La vraie et seule politique consiste à rester dans la réalité des choses, à organiser ce qu’on a du mieux qu’on le peut, à préparer pour le pays, avec les élémens dont on dispose, les moyens de garder la paix intérieure après que le départ de l’armée allemande aura mis le dernier sceau à la paix extérieure. Le malheur des partis qui s’agitent dans l’assemblée ou hors de l’assemblée, de la droite et de la gauche, des légitimistes ou des radicaux, et même parfois de quelques autres, c’est de ne pas s’arrêter à ces conditions premières toutes pratiques, de ne voir dans toutes les questions que ce qui les sert ou les flatte, d’appeler dédaigneusement un expédient ce qui ne répond pas à leurs passions ou à leurs vues exclusives, et, sous prétexte d’en finir avec une équivoque qu’ils créent ou qu’ils aggravent eux-mêmes le plus souvent, de se jeter à la recherche de l’impossible. S’il y a des momens où ils sont obligés de se plier à la force des choses, ils essaient aussitôt de s’y dérober par des diversions compromettantes, en se vengeant de leurs mécomptes sur tout ce qui les gêne. Pour les uns, l’ennemi c’est le gouvernement et tout ce qui représente la situation actuelle ; pour les autres, le grand ennemi c’est l’assemblée. Pour tous, le premier mot c’est l’esprit de parti dans toute son irréflexion, le dernier mot c’est une impuissance agitée.

Voilà le malheur et voilà aussi l’explication de la marche des choses depuis quelque temps. On ne fait pas ce que nous appellerons de la politique d’intérêt public, d’intérêt national, on fait de la politique d’arrière-pensée, de réserve, de défi et de mauvaise humeur, une vraie guerre de broussailles et de surprises. On proteste qu’on ne veut pas toucher à M. Thiers, et en effet on évite de l’atteindre directement, on déclare même par un vote solennel qu’il a bien mérité de la patrie ; mais le lendemain on ne laisse pas échapper l’occasion de l’aiguillonner, de lui infliger de petits échecs, on prend à partie le premier ministre qu’on trouve sous la main pour le mettre dans l’embarras. M. Dufaure était fort en faveur il y a quelques mois parce qu’on se figurait naïvement qu’on allait pouvoir le séparer de M. Thiers, et déjà il est menacé de perdre les applaudissemens par lesquels certaines fractions de la droite fêtaient ses paroles. M. de Goulard restait le ministre préféré, et à son tour il commence peut-être à devenir suspect. Quoi donc ? Ne vient-il pas de prendre pour sous-secrétaire d’état un homme d’esprit, préfet depuis 1871, conseiller d’état depuis quelques mois, M. E. Pascal, qui, malgré des opinions monarchiques qu’il ne désavoue pas, se rallie sans réticence à la république d’aujourd’hui ? Bref, la droite, mécontente et troublée, cherche un peu de tous les côtés sur qui elle déversera sa mauvaise humeur, et croit fort utile de faire à tout propos acte de défiance et de prépotence, sans se demander si, en aggravant les difficultés d’une situation pour laquelle elle a peu de goût, elle ne se crée pas des impossibilités à elle-même.

Qu’est-ce que cette échauffourée qui a signalé une des dernières séances de l’assemblée avant les vacances et où M. Grévy s’est vu conduit à répondre par la démission des fonctions de président à des manifestations qu’il a jugées blessantes pour son autorité et pour sa dignité ? C’est tout simplement un acte d’impatience et de mauvaise grâce dont on n’a peut-être pas au premier moment calculé la portée. La scène, à dire vrai, n’a point laissé d’avoir un certain côté comique. Une question de dictionnaire s’est trouvée tout à coup jouer un rôle politique assez imprévu. Un orateur de la gauche, M. Le Royer, parlant de la réforme municipale projetée à Lyon, s’est servi du mot « bagage » pour caractériser l’ensemble de faits et de raisonnemens produits dans le rapport de la commission et dans un discours du rapporteur. « Bagage, » l’Académie avait-elle prévu le cas ? Ce vocable était peut-être familier ou léger, il n’était pas au demeurant des plus injurieux, et surtout il n’était pas de nature à provoquer, à titre de riposte légitime, l’expression « d’impertinence » partie brusquement des bancs de la droite. « Bagage, » — « impertinence, » il a donc fallu peser les mots en expert juré de la langue parlementaire. M. Grévy les a pesés de son mieux dans sa balance, ces terribles mots, il a trouvé consciencieusement qu’impertinence pesait plus que bagage, et il a frappé d’un sévère rappel à l’ordre l’impétueux interrupteur ; mais voilà justement où tout s’est gâté. La droite, ou du moins une partie de la droite, s’est crue obligée de soutenir celui qui s’était compromis pour sa défense ; elle a murmuré, jurant sur son âme et sa conscience que les deux mots se valaient bien. Elle a eu l’air de mettre en doute l’impartialité du président, si bien que M. Grévy, se relevant dans sa fierté blessée, a répondu non sans hauteur que, si la confiance d’une partie de l’assemblée lui manquait, il savait ce qui lui restait à faire, et ce qu’il laissait entrevoir, il l’a fait résolument, en envoyant le lendemain sa démission. Si on avait cru que la scène dût aller si loin, peut-être se serait-on arrêté. Une fois qu’on s’était engagé, il n’y avait plus à reculer. M. Grévy avait pris une décision irrévocable, la droite, elle aussi, avait pris son parti, et c’est ainsi que pour un mot de trop il y a eu un président de moins. C’est ainsi que ce qui n’était à l’origine qu’une question de discipline parlementaire, dont le premier magistrat de l’assemblée aurait dû rester le seul juge, est devenue rapidement une question politique assez grave, révélant sous une forme particulière le travail et l’état moral des partis.

Il ne faut pas s’y tromper en effet, c’est plus qu’une démission ordinaire dans les circonstances présentes. M. Jules Grévy était depuis le mois de février 1871 le président invariable de cette chambre qui est née un jour d’une des plus effroyables crises nationales, et qui est allée de Bordeaux à Versailles, portant avec elle la fortune de la France. Il s’était fait une position éminente aux yeux de tous les partis, et il la méritait par sa tranquille équité au milieu des agitations parlementaires, par la droiture et le tact qu’il avait su montrer dans les conditions les plus délicates. Après tant d’autres hommes qui ont eu à conduire et qui ont dirigé avec éclat les travaux des assemblées françaises, c’était une physionomie nouvelle et originale de président simple, sobre, se mêlant peu aux discussions, se réservant pour mieux rester impartial, et sachant au besoin préciser un débat d’un mot lucide et ferme. En outre, attaché à la république d’une conviction ancienne, sincère, mais modérée, il représentait dans une autre mesure que M. Thiers, à sa propre manière, cette trêve des partis dont on a toujours parlé en la respectant moins que lui, et il semblait appelé à rester jusqu’au bout une des personnifications, un des garans de ce régime pour lequel la réorganisation de la France a été le premier des mots d’ordre. C’est là justement ce qui donne un caractère politique à l’incident qui éloigne M. Grévy de la présidence de l’assemblée. Sans rien exagérer, il est bien clair qu’il y a un certain changement, un certain déplacement dans la situation, que depuis assez longtemps la droite, sans vouloir prendre l’initiative d’un acte direct d’hostilité, croyait faire un sacrifice en maintenant M. Grévy à sa tête, et qu’elle n’a point été fâchée de trouver une occasion de se donner un président à elle en envoyant une pincée de cendre au front de la république dans la personne de celui qui la représentait au siège présidentiel.

Soit ; le président qui a été élu à la place de M. Grévy offre assurément les plus sérieuses garanties par son talent et par la modération de ses opinions. M. Buffet ne pourra répondre sans doute aux impatiens qui l’ont porté au fauteuil, il ne fera pas beaucoup plus que son prédécesseur, et il ne compromet certainement rien, il ne fait que reprendre le programme de la commission des trente, lorsqu’il dit dans son discours d’inauguration, en parlant de cette seconde partie de la tâche de l’assemblée dont il a été si souvent question : « Il nous reste à donner à notre pays, éprouvé par de si cruelles catastrophes, toutes les garanties de sécurité et d’avenir, qu’il nous sera possible de lui procurer. Nous ne faillirons pas à ce devoir… » C’est entendu, on ne faillira pas au devoir, on fera du moins ce qu’on pourra ; mais comment se prépare-t-on à ce devoir ? Justement en commençant par un acte de parti, en se jetant dans une sorte de conflit entre la droite portant au fauteuil M. Buffet et le gouvernement soutenant la candidature d’un des vice-présidens, M. Martel. La conséquence, on la voit aussitôt : l’assemblée se coupe en deux. Dans un premier scrutin où le nom de M. Grévy rallie encore une majorité, la scission est déjà visible. Dans un second scrutin, M. Buffet n’est élu qu’à quelques voix de majorité. Le gouvernement est battu faute de quelques voix que la gauche, avec son esprit politique et son à-propos ordinaires, refuse à M. Martel. Ainsi vont les choses, de sorte qu’au moment où il va falloir nécessairement aborder cette « seconde partie de la tâche » dont l’assemblée revendique justement le devoir et l’honneur, on se fractionne, on se défie ; on a l’air d’opposer un camp à un camp, d’élever présidence contre présidence, et en procédant ainsi, en obéissant à des passions ou à des calculs de partis, on ne s’aperçoit pas qu’on risque d’aller à l’impuissance par la division de toutes les forces, qu’on s’expose à se réveiller brusquement devant la nécessité d’une dissolution avant d’avoir donné au pays les « garanties de sécurité » dont il a besoin.

Heureusement il y a une inspiration supérieure de prudence qui résiste, qui finit assez souvent encore par avoir le dernier mot, et c’est là même un des phénomènes singuliers, saisissans, de nos laborieuses affaires. Il y a une sorte de combat engagé, sans cesse renouvelé, entre la raison, le bon sens, le patriotisme d’un côté, et de l’autre l’esprit de parti bruyant, agitateur, envahissant, qui se jette sur tout pour tout dénaturer, qui ne cherche dans les questions d’intérêt public que des moyens de domination. Ce n’est point un fait nouveau, dit-on, c’est l’éternelle histoire de la politique et des partis, on n’y peut rien changer. Ce n’est pas un fait nouveau, si l’on veut ; mais ce fait, tout en étant vieux comme le monde, prend un caractère plus dramatique aujourd’hui et devient plus choquant. Qu’on prenne pour exemple cette loi sur l’organisation municipale de la ville de Lyon, récemment discutée et votée par l’assemblée. La lutte a été sérieuse, instructive et des plus animées, même à part l’incident où a disparu la présidence de M. Grévy. La mairie centrale de Lyon est devenue l’occasion d’une véritable bataille. Eh bien ! qu’on parle franchement : ce qui a tout compliqué, c’est que l’esprit de parti s’en est mêlé pour mettre ses passions, ses préoccupations, dans ce qui devait rester avant tout une affaire de bonne organisation administrative, et tout le monde a eu sa part dans cette confusion. Évidemment en effet, si la municipalité lyonnaise n’eût pas été une forteresse du radicalisme, si elle avait été au pouvoir des conservateurs, la majorité de l’assemblée ne se serait pas montrée si impatiente de la réformer. Elle en serait restée peut-être à ces beaux rêves d’indépendance locale et de décentralisation qu’elle nourrissait il y a deux ans à peine, au mois d’avril 1871, lorsque M. Thiers était obligé de la menacer, pour la première fois, de sa démission, si on ne laissait pas au moins au gouvernement le droit de nommer les maires dans les villes d’une certaine importance. D’un autre côté, la gauche ne se serait point à coup sûr portée si passionnément au combat, si Lyon n’avait pas été une ville républicaine, si le maire avait été royaliste ou clérical, de sorte que, sans être précisément oublié, l’intérêt lyonnais n’a été en définitive que le prétexte d’une lutte nouvelle entre radicaux ou républicains et conservateurs.

Au fond, l’affaire était des plus simples. Il s’agissait de ramener l’ordre et la régularité dans une administration locale où se sont accumulées les incohérences révolutionnaires depuis près de trois ans, où se sont perpétuées les habitudes de résistance à la loi transmises par tous ces pouvoirs de hasard qui se sont succédé sous le nom de comité de salut public ou de commune. Oui, en vérité, il s’agissait de rompre avec ce passé. Le gouvernement pouvait d’autant moins reculer qu’il était exposé à se trouver d’un moment à l’autre en présence d’un renouvellement forcé du conseil municipal, et il a proposé un ensemble de mesures fort modestes dont la principale consistait à remplacer dans les élections locales le scrutin de liste par un sectionnement électoral comme à Paris. La commission de l’assemblée a voulu compléter le projet du gouvernement en proposant la suppression de la mairie centrale, à laquelle on substitue un certain nombre d’arrondissemens, — toujours comme à Paris, — et en somme c’est tout : voilà l’œuvre ténébreuse de réaction dénoncée par les radicaux ! Cette réforme ainsi faite répond-elle à un intérêt véritable en respectant les droits de Lyon ? Atteindra-t-elle le but qu’on se propose ? C’est là toute la question, l’unique question, et elle a été exposée par M. Béranger avec une saisissante évidence, avec une netteté décisive. Qu’on discute sur l’efficacité ou l’opportunité de la mesure, soit encore ; mais c’est évidemment la plus singulière exagération de prétendre, comme l’ont dit les orateurs de la gauche, que la loi nouvelle abolit les franchises municipales, qu’elle met Lyon hors du droit commun. Est-ce qu’on touche à la représentation locale ? Est-ce porter atteinte aux franchises municipales ? est-ce placer une ville hors du droit commun que de supprimer un pouvoir exorbitant et de créer six mairies au lieu d’une ? Ce qui est au contraire exceptionnel et anormal, c’est l’existence de cette mairie centrale se constituant l’organe d’une population de trois cent mille âmes, s’érigeant en antagoniste de l’autorité supérieure de l’état, et il y a là plus qu’un intérêt de localité, il y a un intérêt souverain d’unité nationale. Veut-on en effet que sous ce voile des franchises municipales il y ait en France des cités indépendantes, formant autant de communes ou de petites républiques italiennes du moyen âge, et toujours prêtes à renouveler des ligues du midi, comme on l’a essayé pendant la dernière guerre ?

Voilà le danger ; mais il y a une chose bien plus curieuse que M. Béranger a mise en pleine lumière, c’est que cette mairie centrale, qu’on représente comme une institution de droit commun, n’a par le fait aucune existence légale. Elle est le produit aussi spontané qu’irrégulier de la révolution de 1870. Jusque-là il n’y avait rien de semblable à Lyon, ou du moins ce qu’on appelait la mairie centrale ne s’étendait qu’à une partie de la ville, tandis que les autres quartiers, rattachés à l’agglomération lyonnaise, restaient indépendant gardaient leurs municipalités distinctes. Ces municipalités, les seules légitimes, ont disparu, la mairie irrégulière est seule restée, et il en résulte ce fait étrange, que depuis trois ans aucun acte de l’état civil n’a réellement une valeur légale, si bien que la loi nouvelle est obligée d’y pourvoir, Mettre fin à toutes ces anomalies, à toutes ces incohérences, rendre à Lyon ses mairies distinctes sans lui enlever l’unité de son conseil municipal, c’était donc une évidente nécessité. On ne soumet pas une grande ville à un régime exceptionnel, on la replace dans le droit commun ; on supprime tout au plus une institution de privilège révolutionnaire, et sous ce rapport la loi nouvelle, dégagée de toutes les interprétations passionnées des partis, reste une œuvre de libéralisme prévoyant et d’ordre pour l’état comme pour la ville de Lyon elle-même. Voilà cependant une des armes dont les radicaux s’apprêtent à se servir dans les élections prochaines contre l’assemblée et contre le gouvernement lui-même. On dirait que leur république à eux se compose d’une éternelle et monotone protestation contre tout ce qui ressemble à un ordre régulier et légal.

L’assemblée n’est peut-être pas très populaire dans les grandes villes, qui à leur tour ne sont peut-être pas très populaires à Versailles. La meilleure politique à l’égard de ces grandes populations, qui n’ont pas sans doute plus de droits que les autres, mais qui ont des habitudes, des intérêts d’un ordre différent, et qui sont en définitive une puissance, c’est de les traiter avec une sérieuse et forte équité, de ne leur laisser ni le privilège de devenir des foyers d’agitation, ni le privilège de se plaindre. L’assemblée ne s’est point occupée seulement de Lyon avant d’entrer en vacances, elle a passé les dernières heures de sa pénible session à s’occuper de Paris, à régler les comptes de la ville de Paris avec l’état, en votant la loi qui fixe la part de la grande cité dans les réparations ou les restitutions accordées à la suite de la guerre. C’était, à vrai dire, un compte assez compliqué, il y avait des questions délicates qui ont été l’objet d’une longue et laborieuse négociation. Le gouvernement et les pouvoirs municipaux traitaient ensemble, ayant pour témoin la commission du budget, qui tenait les cordons de la bourse. On a fini par s’entendre, on en est venu à un arrangement d’après lequel l’état doit payer 140 millions à la ville de Paris, et la ville doit à son tour affecter une portion de cette somme à la réparation de certains dommages résultant de la guerre civile. Le point difficile et délicat était le remboursement d’une partie des 200 millions imposés à Paris par l’armistice du 28 janvier 1871.

C’était évidemment une justice de ne pas laisser peser exclusivement sur Paris cette lourde contribution, prix d’une capitulation aussi douloureuse que nécessaire. Quel est en effet le caractère de cet acte du 28 janvier 1871 ? Est-ce la reddition pure et simple d’une place amenée à merci ? Les pouvoirs municipaux sont-ils intervenus au nom de la ville qu’ils représentaient ? Est-ce de l’existence particulière et des intérêts municipaux de Paris qu’il s’agissait ? Non. C’est le gouvernement qui a défendu la cité assiégée, c’est le gouvernement qui au jour du malheur est allé négocier à Versailles. Ce n’est pas l’autorité municipale, ce n’est pas même l’autorité militaire, c’est le ministre des affaires étrangères qui a signé l’armistice stipulant non-seulement pour Paris, mais pour la France entière. Ce n’est donc pas un fait tout parisien, c’est un fait essentiellement politique, un fait national. Il en résulte que, sans se dérober absolument aux charges que la loi de la guerre inflige à une ville prise, Paris a tout au moins le droit d’être exonéré d’une partie de cette contribution qu’il a payée pour la France comme pour lui. La cause de Paris a été plaidée avec autant d’habileté que de chaleur par M. Denormandie, par M. André, par M. Vautrain, par des hommes qui savent s’occuper sérieusement des intérêts de la ville qu’ils représentent sans flatter ses passions, et elle a été gagnée en définitive. Ella eût été gagnée avec bien plus d’avantage encore pour l’intérêt public, si on n’avait pas cru devoir jeter dans le débat les récriminations de l’esprit provincial, déguisant à peine l’esprit de parti.

Qu’on s’efforce de réparer autant qu’on le pourra les ruines laissées dans les départemens envahis, qu’on rende justice aux autres villes qui ont subi les rigueurs de la guerre, rien de mieux assurément. Où donc est la nécessité de saisir toutes les occasions de récriminer contre Paris, de lui disputer jusqu’au mérite des douleurs qu’il a essuyées ? Si Paris a souffert de la faim, du bombardement, de toutes les misères, il a supporté ces épreuves pour la France aussi bien que pour lui-même. Le siège est un honneur pour le pays tout entier. Est-ce la peine de parler si souvent de conciliation, d’unité nationale, d’accuser Lyon de séparatisme, pour venir à son tour réveiller tous ces antagonismes, réchauffer tous ces fermens de discorde ? Et puis, pour tout dire, que signifie cet éternel procès, fait à une malheureuse ville ? Paris est le foyer de toutes les révolutions, voilà le grand crime ! C’est bien un peu vrai malheureusement ; mais d’où viennent ceux qui font des révolutions ? C’est à peine s’il y a des Parisiens parmi eux. Paris, le vrai Paris, est le premier à souffrir de ce cosmopolitisme révolutionnaire. Il disparaît submergé sous ce flot d’agitateurs venant de toutes parts, et en ce moment même ne se prépare-t-on pas à jouer cette comédie de répondre aux récriminations de. Versailles en poussant à la députation parisienne la fine fleur du radicalisme provincial ? Est-ce Paris qui a inventé la candidature de M. Barodet pour les élections du 27 avril ? »

Oui, vraiment, on veut persuader à Paris qu’il doit venger les franchises municipales violées à Lyon, la république menacée à Versailles, qu’il doit pour cela nommer au plus vite le héros de la mairie centrale lyonnaise, M. Barodet en personne ! Et contre qui organise-t-on cette grotesque campagne ? Contre l’assemblée de Versailles, on le dit, contre les menaces monarchistes, on le répète sans cesse ; on organise aussi en définitive cette campagne contre le ministre d’un gouvernement qui représente la république, la seule république possible, et qui vient, il y a un mois à peine, de signer la libération du territoire ! Puisqu’on s’engage dans cette étrange aventure, il faudrait avoir au moins la franchise de ce qu’on fait et dire nettement les choses. Est-ce qu’il n’y a pas des habiles du radicalisme qui commencent à jouer ce jeu puéril de représenter la candidature de M. Barodet comme une manifestation toute simple, entièrement inoffensive, nullement hostile dans tous les cas ? M. Barodet !.. mais c’est l’ami de M. Thiers, il a été nommé maire de Lyon de la propre main de M. Thiers, il est reçu à la présidence. Quoi donc encore ? C’est pour venir en aide à M. Thiers, c’est pour soutenir le gouvernement qu’on le propose aux électeurs. C’est une candidature vraiment conservatrice ! Et c’est avec ces subterfuges, avec ces ruses vulgaires qu’on espère sans doute gagner des esprits simples, leur persuader qu’ils vont d’un seul coup par leur vote venger les injures de Lyon, sauver la république et soutenir M. Thiers contre ses ennemis embusqués dans le palais de Versailles !

D’abord il serait assez intéressant de savoir comment Paris pourrait avoir à venger Lyon, parce qu’on donne tout bonnement à Lyon le régime municipal dont Paris lui-même se contente parfaitement, parce qu’on enlève à la cité du Rhône une mairie centrale que la cité de la Seine ne possède pas et qu’elle ne réclame pas ; mais en réalité la question n’est pas là elle n’est ni là ni dans toutes ces subtilités laborieuses par lesquelles on s’efforce d’abuser le public en travestissant les élémens les plus simples d’une situation. La vérité dans la lutte qu’on ne craint pas d’engager, la voici. M. de Rémusat est M. de Rémusat, le ministre des affaires étrangères qui vient d’être l’heureux négociateur de la libération du territoire, le membre du gouvernement représentant, sous la république comme sous la monarchie, au pouvoir comme dans l’opposition, toutes les traditions libérales, l’homme éminent par l’esprit et par le caractère. Sa profession de foi et son programme sont tout tracés dans les services qu’il vient de rendre, dans sa carrière, dans ses travaux. Il ne peut rien dire de plus, et si on lui proposait, comme on le lui a fort singulièrement demandé, de désavouer quelques-uns de ses collègues du ministère, M. Dufaure, M. de Goulard, dans l’intérêt de sa candidature, il est probable qu’il tiendrait la proposition pour peu sérieuse. Au point où en sont les choses, M. de Rémusat est devenu plus qu’un candidat ordinaire ; il représente désormais dans cette lutte le gouvernement tout entier, la république libérale, régulière, subordonnée à la souveraineté nationale, telle que l’entend le gouvernement. Quant à M. Barodet, il a le mérite, fort apprécié à ce qu’il paraît dans certaines régions, d’être un inconnu, de sortir on ne sait d’où, de la boîte aux surprises électorales, du club de la rue Grolée de Lyon. Ce qu’il est par lui-même, on ne le sait guère, et on ne s’en informe pas depuis qu’il est convenu, comme on le disait ces jours derniers dans une réunion publique, qu’il ne faut plus ni titres personnels, ni mérite, ni connaissance des affaires pour aspirer à représenter ses concitoyens ! Ce que représente M. Barodet, on le voit trop : il est le prête-nom de la république radicale, turbulente, agitatrice, toujours périlleuse pour l’intégrité nationale, — de la république avec des communes à Paris et à Lyon, avec toutes les fantaisies de violence et d’incapacité qui se déploient dans les rapports instructifs qu’on publie sur la période de la défense nationale. On peut choisir maintenant. La situation est en effet fort simple, comme on le dit, elle est de plus assez grave.

Cette lutte, le gouvernement semble résolu à l’accepter ; il ne pouvait plus faire autrement, il a pour lui la complicité de tous les sentimens de patriotisme, de libéralisme et de conservation. Que les radicaux s’agitent, fassent du bruit, c’est leur affaire. Est-il bien sûr que ceux qui semblent conduire le parti et qui se laissent traîner à la remorque des plus vulgaires meneurs désirent beaucoup le succès ? Se sont-ils demandé ce qui arriverait le lendemain du jour où ils auraient réussi ? Ce qui arriverait est bien facile à pressentir. Ils auraient probablement compromis de la façon la plus sérieuse tout ce qu’ils prétendent servir, la république, le suffrage universel et Paris lui-même : ils auraient justifié d’un seul coup ceux qui ne cessent de proclamer que ce qu’on appelle la république conservatrice est une chimère, qu’il n’y a d’autre alternative que le radicalisme ou la monarchie. Ils auraient fourni tout au moins un nouveau prétexte à ceux qui ne demandent pas mieux que de voir Paris commettre des fautes et justifier leurs méfiances, à ceux qui déclarent que le suffrage universel, tel qu’il existe, sans règle, sans garantie et sans organisation, ne peut conduire qu’à de périlleuses aventures. Si les radicaux pouvaient triompher, ils effraieraient la province, ils mettraient tous les intérêts en alarme, cela n’est point douteux, et, au lieu de hâter la dissolution de l’assemblée comme ils le croient, ils pourraient bien plutôt peut-être prolonger son existence en lui donnant une force nouvelle, en réveillant tous les instincts conservateurs ralliés autour d’elle.

On aurait donné une leçon au gouvernement, c’est possible. Et après ? Le gouvernement ne resterait-il pas le représentant de la France d’accord avec l’assemblée ? On aurait réussi tout au plus à pousser Paris dans un piège par fanatisme de parti, à l’entraîner dans une manifestation qui serait certainement une faute politique des plus graves, qui le compromettrait lui-même, qui rendrait la république suspecte. Puis enfin, qu’on nous permette de l’ajouter, il y a une dernière raison qui n’a rien de politique, qui est toute morale ou intellectuelle, et qui n’est pas sans valeur : on propose véritablement à Paris de se donner un effroyable ridicule devant le monde en paraissant même hésiter entre M. de Rémusat et M. Barodet. Paris, après avoir été une brillante et lumineuse Athènes, veut-il passer pour une capitale de Béotiens ? Consent-il à mettre bas sa couronne de cité de l’esprit ? Franchement, mettre en doute tant d’intérêts, la sécurité d’un pays si éprouvé, la considération d’un gouvernement qui vient de préparer la délivrance du territoire français, la réputation d’une ville, et tout cela pour jouer un bon tour à l’assemblée de Versailles ou pour venger M. Barodet déchu de sa mairie centrale, c’est beaucoup, — beaucoup plus que le bon sens public ne devrait en permettre à des hommes qui se mêlent de politique.

Cependant au milieu de toutes les agitations de la politique Paris, le vrai et vieux Paris de l’esprit et des arts, de l’intelligence, de l’étude et de la sociabilité supérieure, ce Paris se sent par intervalles encore vivant ; il s’émeut d’une fête académique ou de la disparition soudaine d’un des plus brillans talens contemporains. Certes tout se réunissait pour donner un lustre particulier à cette séance académique de l’autre jour. Le nouvel élu, qui entrait à l’Institut ayant pour témoins M. le président de la république et M. Guizot, était un prince, et ce prince, vrai fils de son siècle, ne s’est pas borné à être un vaillant soldat au commencement de sa carrière, avant l’exil ; il s’est voué depuis aux travaux de l’esprit, il est devenu un écrivain ; il a débuté ici, au milieu de nous, par ces pages vivantes et rapides sur les Zouaves, sur les Chasseurs à pied, dans un temps où il n’avait pas même le droit de signer de son nom l’œuvre la plus simple, la plus patriotique, et où la publication de ce qu’il écrivait n’était pas toujours sans péril. C’est un détail de l’histoire littéraire qui n’a point eu de place dans la séance de l’autre jour. M. le duc d’Aumale a donc été reçu à l’Académie comme il le méritait ; il a trouvé, pour lui donner la bienvenue, M. Cuvillier-Fleury, qui avait été autrefois le maître de sa jeunesse, et il n’a eu qu’à promener son regard pour distinguer partout autour de lui des visages connus. Celui-là même que M. le duc d’Aumale remplaçait et dont il avait à parler, M. de Montalembert, était de ce temps de la monarchie constitutionnelle où toutes les libertés parlementaires se déployaient au milieu des tranquilles fiertés de l’honneur national. Cette vie de l’orateur catholique ardent, passionné, impétueux, M. le duc d’Aumale l’a racontée en homme qui subit le charme du talent et de l’indépendance du caractère. Il a suivi M. de Montalembert dans tous les détails de sa vie de tribune, de ses luttes et de ses travaux d’écrivain. Le nouvel académicien a le jugement pénétrant et ferme, l’image vive, le langage nerveux, et en revenant sur le temps passé, sur un homme qui a honoré notre pays, il ne pouvait se dérober au spectacle du temps présent et des épreuves cruelles infligées à la France ; mais de ces malheurs récens il n’a voulu parler que pour indiquer le moyen de les réparer, le travail, et pour faire entendre ce qu’il a justement appelé « le cri chrétien et français : espérance ! » Et cette fête de l’esprit s’est terminée ainsi sous une impression à la fois sérieuse et fortifiante.

Il y a des jours heureux et il y a des jours malheureux. Récemment c’était M. le duc d’Aumale qui entrait avec éclat à l’Académie, hier c’était M. Saint-Marc Girardin qui disparaissait subitement, emporté par un mal foudroyant. Professeur, écrivain, député, homme d’un esprit brillant et sage, M. Saint-Marc Girardin appartenait, lui aussi, à cette forte génération qui depuis quarante ans a fait la renommée intellectuelle de la France. Son originalité, c’était le bon sens, et ce bon sens, il le portait dans la politique comme dans la littérature, en l’aiguisant de finesse et de piquante ironie, en le parant de toutes les grâces d’un art savant et habile. Il savait donner une séduction toujours nouvelle à ses cours de la Sorbonne, à ses livres, à ses essais littéraires et même à ses polémiques politiques. C’était en un mot un homme éminent et charmant. Partout où il a été, M. Saint-Marc Girardin laisse un grand vide, il le laisse surtout parmi nous, dans cette Revue où il a déployé son talent, oû il a si souvent raconté avec une raison pratique et une verve toujours en éveil nos affaires de tous les jours. Par la mesure de son esprit, par la modération naturelle de ses opinions, comme aussi par cette éducation première qui fait tout l’homme, M. Saint-Marc Girardin appartient essentiellement à la monarchie constitutionnelle, et les derniers événemens l’avaient frappé non-seulement en attristant son patriotisme, mais encore en ouvrant devant lui une carrière où il voyait la France en péril, où il se sentait lui-même dépaysé ; jusque dans ces épreuves qui devaient précéder de si peu sa mort, il gardait cependant la fermeté d’un esprit clairvoyant fait pour être un conseiller avisé et utile.

ch. de mazade.

ESSAIS ET NOTICES.

Situation des Alsaciens-Lorrains en Algérie,
Rapport de M. Guynemer, adressé à la Société de protection.

Au 1er mars 1873, le nombre des Alsaciens-Lorrains débarqués en Algérie s’élevait à 3,261. L’installation des immigrans, qui au début avait rencontré des difficultés sérieuses, se fait aujourd’hui dans d’assez bonnes conditions. Le gouvernement dispose à cette heure, dans les trois provinces d’Oran, d’Alger et de Constantine, de 200,000 hectares prêts à être distribués aux colons qui voudront s’y établir ; ce sont en partie des terres domaniales (azels, autrefois loués et dont l’état a repris possession), en partie des terres séquestrées à la suite de l’insurrection de 1871, ou bien acquises par voie d’échange ou d’achat. Aujourd’hui toutes les familles arrivées depuis 1871 ont été mises en possession de leurs terres. Celles qui disposaient d’un petit capital ont reçu des concessions en toute propriété ; les autres, celles qui étaient sans ressources, et elles forment la grande majorité, ont reçu les terres au titre 2 c’est-à-dire avec condition de résidence : ce n’est qu’au bout de neuf ans que la toute-propriété leur appartiendra, mais aucune autre condition que celle de la résidence ne leur est imposée. La contenance des lots est en moyenne de 25 ou 30, au maximum de 50 hectares. L’état ne donne de terres qu’aux familles, les célibataires n’en reçoivent que par exception.

Les villages où les Alsaciens-Lorrains ont été placés sont disséminés sur toute l’étendue de la colonie. Il eût peut-être mieux valu les rapprocher les uns des autres dans une région convenablement choisie, soit sur les hauts plateaux de la province de Constantine, soit dans le voisinage de la Kabylie ou du chemin de fer d’Oran ; mais on n’a pas eu le choix dans les premiers momens, il a fallu prendre les terres qui devenaient disponibles un peu partout. À l’avenir, on pourra procéder à la création des centres nouveaux d’après un plan plus rationnel, et surtout éviter les régions encore dépourvues de routes. En somme, malgré les difficultés qu’il a fallu vaincre d’abord, malgré les conditions déplorables dans lesquelles la plupart des émigrés se sont dirigés sur l’Afrique, leur installation est aujourd’hui achevée, grâce à la bonne volonté de l’administration et au zèle admirable déployé par les sociétés d’assistance et de protection. Le soi est fertile, et le climat n’a rien qui puisse effrayer les colons ; l’avenir paraît donc assuré pour tous ceux qui viendront en Algérie avec la résolution de travailler. C’est ce qui ressort du rapport très-circonstancié de M. Guynemer, qui vient de visiter presque tous les établissemens d’Alsaciens-Lorrains en Algérie, comme délégué de la société présidée par M. le comte d’Haussonville.

Le seul desideratum signalé par le rapport concerne les habitations. Les familles, à leur arrivée dans les villages, étaient d’abord logées sous des tentes, abri insuffisant pour les femmes et les enfans ; plus tard le gouvernement fit construire des gourbis en pierre, mais dans la plupart des villages ces gourbis sont trop petits et mal couverts. Aussi est-ce à la construction de maisons définitives que M. Guynemer crut devoir affecter la plus grande partie des subventions allouées par la société, et c’est sur cette question qu’il appela la sollicitude de M. le gouverneur-général, qui s’empressa d’ouvrir à cet effet un crédit de 100,000 francs au préfet d’Alger. Il a été décidé ensuite que les constructions projetées seraient exécutées sous la direction du génie militaire, et dans ces conditions une maison qui reviendrait à 2,000 ou 2,300 francs, si elle était bâtie par un entrepreneur civil, n’en coûtera que 1,500. Il faut ajouter qu’ainsi on n’aura plus à craindre l’abandon des travaux ou les retards qui se produisent si souvent par suite du manque d’ouvriers ou de la négligence des entrepreneurs. Toutes ces maisons pourront être terminées dans un bref délai. Des dispositions semblables ont été prises pour les provinces d’Oran et de Constantine. Les émigrans trouveront donc à l’avenir leur installation toute préparée, surtout s’ils se conforment à l’avis du sous-comité d’Alger, qui leur conseille de retarder leur départ jusqu’à la fin de septembre, afin de leur éviter l’épreuve des grandes chaleurs. Au reste, le mouvement d’immigration tend à s’accroître, et l’avenir de la colonie inspire une confiance entière à tous ceux qui l’ont vue de près. On ne se fait pas en général une idée assez juste des ressources que peut offrir l’Algérie à des colons résolus et intelligens. « En voyant, dit M. Guynemer, tant de villes et de villages de construction européenne, tant de fermes dont les propriétaires, arrivés sans fortune, ont trouvé l’aisance et quelquefois la richesse, j’ai compris combien l’Algérie était peu connue en France. »


C. BULOZ.