Chronique de la quinzaine - 14 avril 1833


Chronique no 25
14 avril 1833


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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La Revue est assignée en police correctionnelle, comme ayant, en contravention à la loi de juillet 1828, traité de la politique sans l’établissement préalable du cautionnement que cette loi exige.

Tel est, du moins, le prétexte affiché de cette première persécution. Le 23 de ce mois nous paraîtrons devant nos juges. Malgré l’étroitesse et la mesquinerie de l’attaque, qui, vue de près et isolément de tout ce qu’elle prétend traîner de conséquent après elle, ne serait réellement digne que d’incrédulité et de dédain, nous ne pouvons nous dissimuler qu’il s’agit dans cette affaire d’un droit vital, en qui se trouvent à la fois menacées la science, la philosophie et les lettres. Le sentiment profond que nous avons de la conscience et de l’élévation de notre œuvre, tout aussi bien que l’intérêt général de l’art et de la science, nous fait un devoir et peut-être nous donne le droit de répondre à la citation qui nous est faite par le plus grand éclat, et d’invoquer pour la défense l’autorité d’une parole sévère et d’un nom illustre.

Certes ce n’est ici ni le lieu ni la personne qui conviennent pour traiter le sujet avec la rigueur et l’évidence du droit. Nous attendons les débats de l’audience avec calme, sans crainte et sans passion. Mais il est bon toutefois de présenter, dès aujourd’hui, à nos lecteurs quelques considérations générales, dont aussi bien messieurs du parquet pourront tirer profit, car nous ne cherchons ni le bruit ni le scandale : le scandale ne profite guère au travail et à l’étude, et décidés que nous sommes à nous faire bonne et éclatante justice de toutes les tracasseries sourdes et misérables, nous désirons sincèrement, car il en est temps encore, que l’accusation bien éclairée nous épargne à nous cette peine et n’ajoute point à toutes les vexations et les violences du pouvoir avortées contre la presse un échec de plus.

Que l’accusation porte principalement sur quelques lignes de la chronique du 15 mars, ainsi que l’exprime la pièce de procédure qui nous est remise, c’est ce que nous ne pouvons croire. Il serait singulier que le ministère public attachât plus que nous d’importance à ces revues anecdotiques qui, de quinze jours en quinze jours, dans des publications de cent vingt pages, n’ont jamais occupé plus de trois feuillets ; les chroniques rédigées au dernier jour de la quinzaine et comme délassement de travaux sérieux, ces chroniques tantôt graves ou légères, selon la disposition du moment, toujours élevées toutefois, même dans la satire. Depuis la loi de 1828, nous n’avons pas souvenir que nulle publication hebdomadaire ou de quinzaine ait été tourmentée à l’occasion de ses chroniques, et pourtant il est notoire que chacune a la sienne ; car la chronique, c’est le feuilleton des Revues.

La Revue de Paris a présenté, en 1830 et 1831, un exemple plus large encore que le principe que nous réclamons, et il est bon de le citer.

En décembre 1830, époque de grande fermentation, c’était alors un temps de jugement de ministres et d’émeutes ; à cette époque, dis-je, la Revue de Paris inséra dans ses feuilles, avec un faste et des développemens inusités, un programme de revue politique, qui désormais allait former une des parties les plus considérables et les plus saillantes de ses publications. Observez bien que ce n’était pas une intervention large, élevée, morale, qu’elle promettait à ses lecteurs dans tous les grands et petits orages des évènemens quotidiens ; bien que ne paraissant qu’à des intervalles de huitaine, elle annonçait qu’elle suivrait au jour le jour les intrigues et les débats des partis, qu’elle prendrait rang au milieu d’eux avec toute la minutie et la vivacité des journaux quotidiens ; l’ampleur de la revue politique chaque dimanche devait suppléer à la quotidienneté. C’était en réalité une action pratique que l’on comptait exercer sur les chambres, sur les gardes nationales, les électeurs et toutes les branches de l’administration et du gouvernement : c’était, dans le fond, comme dans la forme, une véritable polémique.

Eh bien ! cette revue politique, si étendue, imprimée en même caractère que le corps même de la Revue, et non pas en petit-texte, comme nos simples chroniques ; cette revue politique a poursuivi sa carrière depuis décembre 1830 jusqu’en octobre 1831.

Pas une réclamation des gens du roi, pas une poursuite. Une seule fois le bruit courut que la Revue de Paris allait être poursuivie ; elle se contenta d’insérer en grosses capitales cette note : Le Courrier Français a été induit en erreur en annonçant cette semaine qu’un procès était intenté au gérant de la Revue de Paris, pour avoir publié des articles politiques dans un journal consacré à la littérature. Et après cette note la revue politique courut sa carrière durant dix mois, dont huit sous le ministère de M. Perrier que nul assurément ne sera tenté d’accuser de mollesse ou de complaisance envers la presse.

En octobre 1831, la revue politique s’arrêta tout à coup au moment où après avoir refait une Allemagne du Midi, comme elle le disait elle-même, elle allait essayer de faire une Allemagne du Nord. Rien n’indique qu’elle eût songé encore à refaire l’Allemagne centrale, qui en avait grandement besoin cependant, rien qu’à voir ce qui s’y passe en ce moment.

Toutefois elle s’arrêta subitement, et l’unique raison fut un changement de direction. Et maintenant que la politique de la Revue de Paris a cessé de cette manière, et que nul intérêt aujourd’hui ne peut souffrir de notre parole, si nous nous trouvions dans le même cas où la Revue de Paris s’est trouvée durant près d’une année, dans le cas de polémique pratique, dénuée de tout caractère scientifique, de toute pensée philosophique et morale, dans le cas de cette polémique vive, ardue, loquace, incessamment infiltrée dans toutes les jointures des évènemens quotidiens et tous les rouages des administrations publiques ; si telles étaient en effet notre allure et notre pensée, et que nous eussions à revendiquer pour nous-même la longanimité dont le ministère Perrier fit preuve à l’égard de la Revue de Paris, ne serions-nous pas en droit d’adresser au cabinet la question suivante :

Il est notoire que la revue politique de la Revue de Paris était rédigée par M. Guizot en personne et par les doctrinaires ses amis. M. Guizot et les doctrinaires ont-ils résolu de venger sur nous une prétendue contravention à la loi de 1828, dont ils se sont eux-mêmes rendus coupables impunément ?

Telle est la question que nous nous croirions le droit d’adresser à M. Guizot et aux hommes de la doctrine, si nous étions dans le cas de polémique flagrante où s’est trouvée la Revue de Paris, et si nous avions, comme eux, contrevenu dix mois durant à la loi de 1828 : nous ignorons ce que le ministre répondrait. Tout ce que nous savons, c’est que le ministre rédigeait bien réellement de sa main les revues politiques de la Revue de Paris.

Mais, grâce à Dieu, nous ne sommes pas en droit d’adresser à M. Guizot cette méchante question ; notre position ne ressemble en rien à celle où il s’est trouvé.

Notre prétention à nous est de traiter la politique comme nous traitons la philosophie, la littérature et les arts, avec élévation, largeur et gravité, avec indépendance aussi ; car il nous importe, pour imprimer à notre œuvre le caractère original qui fait sa force et sa vie, de nous tenir écartés de toutes coteries et même de tous partis, quelque intimes que soient d’ailleurs les sympathies qui nous unissent à certain d’entre eux.

À nos yeux la politique n’est pas seulement un atelier ou un chantier à ourdir par douzièmes inextricables les fils du budget, à ouvrager d’étroites intrigues administratives ou judiciaires, à taillader et amincir le bois dont on fait les ambassadeurs et les premiers commis ; la politique, à nos yeux, est aussi une science, et la morale aussi est une science. Que M. le procureur du roi, avec l’assentiment du garde des sceaux, consulte le ministre de l’instruction publique, qui est compétent sur ce point ; M. Guizot répondra bien certainement que la politique est une science et la morale aussi, lui qui naguère a créé dans l’Institut une cinquième académie des sciences morales et politiques.

M. Guizot renverra M. le procureur du roi à son ordonnance et au rapport qui la précède, et M. le procureur du roi y lira :

« Les sciences morales et politiques ont acquis, pour la première fois, ce qui leur avait toujours manqué, un caractère vraiment scientifique. On s’est efforcé de les appuyer sur des données certaines, de les rendre rigoureuses et positives. Elles sont devenues aussi plus applicables ; leur utilité plus manifeste a été plus réelle ; la société tout entière a reconnu leur empire. »

Que si M. le procureur du roi conserve encore quelques doutes sur la conduite qu’il lui convient de tenir, M. Guizot pourra mettre le doigt sur cette phrase :

« La révolution de juillet doit rendre aux sciences morales et politiques la place et les hommages qui leur sont dus. »

Et s’il n’est pas entièrement rassuré dans sa religion, il verra, dans un article même de l’ordonnance, que les sciences morales et politiques, à qui la révolution de juillet a voulu rendre la place et les hommages qui lui sont dus, embrassent :

La philosophie, la morale et la législation ;

Le droit public et la jurisprudence ;

L’économie politique et la statistique ;

L’histoire générale et philosophique.

Or, notre intention à nous, comme la série de nos travaux de philosophie, d’économie et d’histoire l’atteste suffisamment, notre intention est de traiter la politique comme une science. Il nous a semblé qu’au milieu de débats quotidiens si envenimés, il n’était pas sans utilité, pour le progrès moral du pays, qu’un coup-d’œil rare, plus calme et plus profond sans doute, embrassât de loin en loin les évènemens dont l’apparition soulève de si terribles orages, et qu’à côté des harangues de forum, il y eût une place pour les méditations du cabinet.

Avons-nous tort ? Vivons-nous dans un temps où la fièvre et l’irritation sanguine soient les seules conditions de capacité à traiter les affaires publiques ? Faut-il bannir la raison et l’étude, ne nous occuper que de querelles de château et de révolutions de portefeuilles ? Toute vue large sur la politique du monde est-elle proscrite ? N’est-il plus de leçons profitables à tirer de l’histoire contemporaine ?

Enfin le ministère veut-il nous obliger à demander au cautionnement tout-puissant de 1,500 francs de rentes un brevet d’intelligence des affaires pratiques ? veut-il que nous quittions la science pour l’action, l’étude pour la polémique ardente et impitoyable, et compter un adversaire de plus ?

Tout cela est pour nous un obscur problème que le procès éclaircira. Nous nous sommes étendus sur ce point, et en voici la raison :

Encore un coup, la chronique du 15 mars n’est que le prétexte ; c’est le côté faible, démasqué et visible, par lequel on se flatte d’entrer facilement dans la place. Si nous en croyons des bruits dignes de toute confiance, l’objet réel et caché du ressentiment ministériel est plus grave et plus considérable ; il ne s’agit de rien moins, dit-on, que des lettres sur Constant et sur Périer, du pseudonyme West-End-Review. L’attention vive que ces Lettres ont excitée en France et à l’étranger, et l’annonce de prochaines Lettres sur M. de Villèle et sur les principaux hommes d’état qui dirigent aujourd’hui le cabinet, auraient éveillé, dit-on, certaines susceptibilités très irritables. On redoute cette manière digne et large de procéder ; on est fait aux assauts du matin et du soir et aux tours d’escrime des petits journaux ; mais contre un déploiement si imposant d’intelligence des faits et de forte raison il n’y a pas de parade. Une lettre semblable, c’est un coup de canon.

Ceci nous étonne pourtant. À tout prendre, il est plus d’un homme d’état qui doit gagner, à cette étude approfondie de sa vie politique saisie dans son ensemble et mise en relief, une illustration plus étendue et plus vivace que celle à laquelle il aurait eu droit. Est-ce donc cette illustration même qui gêne et qui inquiète ? S’il en est ainsi, nous n’y pouvons rien.

La loi de 1828[1] exempte de la garantie du cautionnement les journaux et écrits périodiques exclusivement consacrés aux travaux et aux recherches d’érudition, ainsi que ceux consacrés aux sciences et aux arts dont s’occupent les trois académies des sciences, des inscriptions et des beaux-arts. Il en est de même des journaux consacrés aux lettres.

Depuis cette loi de 1828, une académie des sciences morales et politiques a pris rang à côté de celles des sciences, des inscriptions et des beaux-arts.

Nous invitons messieurs du parquet à méditer sur le progrès moral que l’érection de cette nouvelle académie a dû introduire dans l’interprétation de la loi et la direction des mesures répressives.

Et maintenant, est-ce l’esprit de la loi ou sa lettre morte qui inspire les réquisitoires du ministère public ?

Nous verrons bien.


Parlons maintenant des évènemens de la quinzaine. À un bout de l’Europe, cette singulière expédition de don Pedro qui mit tout son triomphe depuis une année à ne pas sortir de la première ville où elle était entrée, se voit maintenant bloquée par sa propre flotte, et l’amiral Sartorius, croisant devant le port, fait descendre à fond de cale les envoyés du prince, et déclare que puisqu’il ne peut obtenir l’exécution volontaire des engagemens souscrits envers ses marins, il saura bien l’emporter par la force. Et cependant une révolution de palais éclate à Madrid, cette nouvelle Bysance de la Rome des papes. Les constitutionnels que la reine avait appelés à son aide, sont exilés tout aussi bien que les infans carlistes. La loi salique sera abolie, mais il n’y aura pas de cortès. C’est là le mot du nouveau cabinet dont M. Bermudez est le Casimir Périer. Le roi, qui refuse l’appui des royalistes et des christinos, partisans de la reine, a pu entendre, de son palais, ce grand jour de quasi-révolution fêté par une émeute.

À l’autre extrémité européenne, Ibrahim a bien réellement fait halte sur son champ de victoire. La capitulation d’une ville comme Smyrne, qui est à la Turquie ce que Lyon est à la France, la seconde ville de l’empire ; cette capitulation obtenue sans coup férir par un aventurier suivi de deux cents hommes, signale avec tant d’éclat l’impuissance et le bas mépris où l’autorité du sultan est tombée dans les provinces d’Asie, que le noble refus de Méhémet aux propositions de l’amiral Roussin n’a surpris personne. Les négociations désormais devront s’engager sur une autre base. Un nouveau Navarin en l’honneur du sultan ne trouverait d’échos en France et en Angleterre que pour une commune indignation ; aussi le cabinet de Londres ne s’est-il expliqué qu’à-demi sur la vivacité napoléonienne de l’amiral Roussin. On s’est trouvé d’accord, tout juste ce qu’il fallait, pour arrêter l’armée de l’autocrate sur le Danube et maintenir sa flotte à l’ancre à Bujuckdéré, et l’on a lancé de tous les ports les vaisseaux de cent vingt et les frégates. Maintenant les flottes volent, les affaires d’Orient touchent à un dénoûment d’où sortira, sans doute pour prendre place à côté des grands états européens, une nouvelle puissance jeune, ardente, industrieuse, amoureuse de science, de gloire et de civilisation. L’Angleterre n’oublie pas que, cette année même, elle a résolu de rouvrir la route antique de l’Inde ; tandis qu’elle pousse vers le Bosphore ses gros vaisseaux de guerre, elle prépare aux deux bouts du monde les bateaux qui feront le service de Bombay à Suez et de Londres à Alexandrie. Elle sait bien qu’entre le Gange et la Tamise il n’y a qu’une terre qui puisse servir de point d’appui à sa force de résistance contre la Russie : la terre des Pyramides.


Laissons donc l’Orient, et venons à un évènement plus rapproché de nous.


Alors que Sartorius bloquait don Pedro, son empereur, et qu’Emir-Effendi, suivi de deux cents hommes, prenait la capitale d’Asie de son sultan ; alors que le bill de répression de l’Irlande passait à la chambre des lords très paisiblement, et que O’Connell, tout en refroidissant d’une main le fanatisme des pieds-blancs, entretenait de l’autre à Dublin et dans les campagnes ce qu’il appelle lui-même l’agitation ; au milieu des discussions de la Saxe sur la question d’imposer les terres seigneuriales, question qui prend de plus en plus faveur et consistance dans la seconde chambre des états ; au bruit de révolte des christinos qui se ruaient à l’Escurial, et des feux de pelotons des papalins fusillant leurs prisonniers par derrière ; une émeute rapide, puissante comme la foudre, a sillonné les rues de Francfort, la ville libre et centrale de la confédération. Deux corps-de-garde enlevés au milieu d’une fusillade vive et bien nourrie, l’attaque victorieuse des prisons et la délivrance de tous les incarcérés pour délits politiques ; des bandes d’étudians armés et disciplinés, un moment maîtresses de la ville ; les campagnes s’insurgeant et se rapprochant des murs : tels sont les faits principaux, autant qu’il est possible de discerner la vérité dans le choc contradictoire de correspondances passionnées et de débris de journaux mutilés par la censure.

Maintenant, il est vrai, les prisonniers délivrés ont été repris, les étudians sont dispersés et les campagnards rentrés dans leurs villages, et il ne manque pas de voix qui accusent la diète de ce coup de main, et le signalent comme un prétexte facile, une occasion trop lente à venir d’elle-même, que les cours de Prusse et de Vienne ont fait naître pour légitimer l'intervention armée, préparée de si longue main dans la lutte constitutionnelle des petits états.

Cette intervention est imminente, elle fut stipulée dès 1820 dans l’acte final de Vienne, renouvelée plus précise et plus menaçante dans les résolutions de la diète du 28 juin 1832, ces résolutions qui ont institué une commission permanente de surveillance en face de toutes les assemblées législatives ; ces résolutions qui ont été comme un mot d’ordre donné à tous les princes, un signal de mort pour la presse, pour les associations et les fêtes nationales ; ces résolutions qui ont engagé entre les gouvernemens et les assemblées une lutte si vive et si passionnée, qu’aujourd’hui les princes n’ont plus recours qu’à leur droit de dissolution. Les états de Cassel ont été dissous deux fois en moins de huit mois.

Et dans l’attente d’un coup d’état si grave et si décisif, au moment où chaque courrier peut apporter la nouvelle de l’entrée des hulans et des grenadiers autrichiens dans Cassel, Francfort, Stuttgard, Carlsruhe, la nouvelle de la fermeture des chambres et de l’interruption des élections qui se préparent dans tous les états, n’est-ce pas une question bien opportune et bien légitime à se faire que de se demander si la vieille prudence des cabinets de Vienne et de Berlin n’est pas prête à faillir ? si nous ne touchons pas à une heure de crise solennelle où la jeunesse des peuples doit encore prendre au corps la vieillesse des monarques, et retourner contre eux, aveugles, l’arme que manie leur main débile et tremblante ?

Certes il serait téméraire d’affirmer que le contre-coup d’une explosion centrale doive ébranler subitement les provinces compactes des deux monarchies du Nord et du Sud ; mais il est permis de prévoir que ce libéralisme nouveau dont M. de Rotteck est l’interprète à Bade, et MM. Jordan et Pfeiffer, à Cassel, ce libéralisme, religion de l’unité démocratique de l’Allemagne, qui a son prosélytisme, sa poésie, ses journalistes-martyrs, son drapeau et sa fédération, ne saurait être étouffé et anéanti sous des mesures de violence, et qu’il pourra bien remonter par les trouées que les baïonnettes impériales et royales auront faites pour venir jusqu’à lui et s’étendre insensiblement jusqu’aux capitales même où règne la main qui les dirige.

La solennité de Hambach, qui fut, comme on sait, la cause initiale des rigueurs de la diète et de la courageuse opposition des états, aurait-elle été en effet le signal et la prophétie d’une ère de régénération universelle pour l’Allemagne ? Où sont, et que pensent et que disent aujourd’hui les trente mille fédérés accourus de tous les royaumes et de toutes les principautés, Hessois, Badois, Bavarois, Saxons, Wurtembourgeois, s’embrassant au milieu des discours ; des orateurs, au bruit de la Marseillaise et des chants de délivrance de la Pologne, et inscrivant sur leur nouvelle bannière, aux couleurs noire, pourpre et or de la Burschenschaft, d’un côté : Unité de l’Allemagne ; de l’autre : Liberté, Égalité ?

Où sont-ils tous ces fédérés de Newstadt, de Tenkeim, de Hombourg, de Francfort, de Manheim, de Mayence, de Nuremberg et de Bayreuth ?

D’autres fédérations suivirent celles de Hambach ; à Bergen, dans la Hesse ; à Kœnigsten, dans le Nassau : et maintenant que nous approchons de l’anniversaire de cette fête mémorable, la fermentation générale qu’elle a partout soulevée n’est pas encore calmée. Le rêve d’unité des étudians est devenu à cette heure un patriotisme de bourgeois et de paysans.

Nous le répétons, si la diète vient au milieu des orages qu’elle souffle sur tous les états, foulant aux pieds les cratères brûlans que sa menace a creusés, si elle vient réaliser enfin sa vieille politique d’intervention guerrière qu’elle couve dans les chancelleries depuis dix-huit ans, sans doute la victoire lui pourra rester dans des flots de sang ; mais dès ce jour aussi une ère toute nouvelle aura commencé pour l’Allemagne. L’Allemagne cheminera lentement peut-être, mais infailliblement, vers une révolution.

Jamais, depuis juillet 1830, l’attitude des nations actives du globe n’a été plus expressive et plus solennelle ; et quand on songe que tout se remue, fermente et lutte violemment sur la moitié du globe, depuis le Mississipi jusqu’au fleuve Jaune où l’empereur de Chine change sa politique et destitue les gouverneurs opposés aux Anglais, en même temps que surgit, dans ses provinces du sud, une des plus formidables insurrections qui aient jamais troublé le sommeil de plomb de ce vaste empire ; quand on songe à cette fièvre universelle, à ce chaos dont, grâce à Dieu, il faut bien espérer qu’il sortira quelque chose de plus solide et de meilleur que ce que nous voyons ; quand on songe à tout cela et que l’on vient à considérer ce que nous faisons, nous, et de quoi s’occupent les graves représentans de cette France, deux fois si grande, si belle et si respectée, on demeure frappé d’étonnement et de douleur.

Il faut bien dire que la chambre cite à sa barre un journaliste pour lui donner une leçon de réserve et de convenance, et qu’elle a préludé à cette solennité par deux journées entières de violences fâcheuses, de personnalités et d’injures.

Est-il personne qui, dans le fond de son cœur et de sa conscience, se refuse à reconnaître qu’il y a lieu de puiser dans ce rapprochement une bonne leçon de science morale et politique ?

Les théâtres, pour nous reposer de ces graves et tristes débats, ne nous ont offert aucune nouveauté digne de remarque. Perlet a commencé ses représentations au Gymnase, et M. Véron quitte bien décidément la direction de l’Opéra : voilà pour les nouvelles.

Les concerts, qui sont en grande faveur, ont été nombreux cette quinzaine. Celui qui a fait le plus de bruit et qui avait rassemblé dans la salle Ventadour une foule considérable, bien que le prix des places fût presque triplé, c’est le concert historique de M. Fétis.

M. Fétis semble vouloir exercer sur le public le même empire que la diète de Francfort s’attribue sur les petites principautés allemandes. Il tient les promesses de ses affiches et de ses programmes à peu près comme les cabinets de Vienne et de Berlin ont tenu les leurs après la grande campagne de 1813.

La grande affaire est de remplir une salle d’une société choisie, brillante et coquette. De là le programme tant perfectionné, le programme historique, chronologique. Vous entendrez du Cavalli (1639), du Pergolèse (1734). Vous entendrez du Cimarosa, du Weber ! accourez et prenez place. Puis, la salle pleine, il n’y a ni Weber, ni Cimarosa, ni Pergolèse, ni Cavalli !

C’est vraiment chose affligeante que de voir un homme du caractère de M. Fétis, savant, grave et consciencieux, à qui l’art est redevable d’études profondes et de précieuses recherches, s’exposer face à face à des mécontentemens, à des interpellations du genre de celles dont nous avons été témoin.

Les publications de contes et nouvelles se poursuivent plus rapidement que jamais. Le septième volume du Salmigondis a paru. Nous verrons s’il est dans les treize contes qu’il contient quelque morceau qui mérite une mention particulière. Voici encore le deuxième volume du Livre des Conteurs, recueil qui se distingue par le soin que son éditeur apporte jusqu’ici à ne le composer que d’écrits de choix. Nous avons remarqué dans cette nouvelle livraison un conte de Michel Raymond, dont le principal héros est Ibrahim Pacha, le Bonaparte égyptien. C’est un récit dramatique et coloré d’une expédition d’Ibrahim dans l’Abyssinie. Lucrèce, par Aloysius Block, est une nouvelle très vive et très spirituelle dans le genre des fameux contes de madame de Navarre.

Nous ne pouvons terminer cette chronique, déjà bien longue, sans dire un mot du bal de notre ami Alexandre Dumas. Il nous tardait vraiment de joindre notre propre témoignage à l’acclamation universelle dont cette fête brillante a été accueillie dans le monde artiste.

Nous avons revu de nos yeux ces salles peintes en un jour et une nuit, ces toiles, ces murailles, ces panneaux enluminés comme par enchantement. Nous avons revu ce lion et ce tigre de Barye, cette Esmeralda de Ziegler, cette Lucrèce Borgia par Louis Boulanger, cette Mort de madame de Gyac par Tony Johannot, les scènes de la Tour de Nesle de Clément Boulanger, le roi Rodrigue de Delacroix, et les médaillons de MM. Hugo et de Vigny ; nous avons voulu tout revoir, et nous n’avons pas oublié, comme on peut le croire, la salle des grotesques, où Granville, Jadin, Geniols et Forest avaient fait assaut de malice et de satire.

En vérité, c’est tout un nouveau salon improvisé, toute une exposition d’œuvres rapides où le cœur a guidé la brosse et qui vaut bien l’autre.

Et si l’on se figure ces salles se remplissant de costumes de toutes les nations et de tous les âges (M. de Lafayette seul était en frac ; M. Barrot lui-même portait un domino) ; et au milieu de cette foule bigarrée et mouvante, la danse formant ses quadrilles, ou bien la galope, sa spirale rapide, animée, et cela sans discontinuité, toute une nuit de danse, de parfums, de belles femmes, de noble et de franche gaîté, on n’aura encore qu’une idée incomplète de cette mémorable fête.

Eh ! quelles expressions pourraient rendre ce que répandaient de vie et d’animation dans cette foule de vrais amis la grâce facile, la noble et franche cordialité, les soins délicats qui présidaient au plaisir de tous, et faisaient, d’une façon toute nouvelle vraiment, les honneurs de la maison ? Malgré l’ordonnance exquise des appartemens et la richesse si colorée, si pittoresque des costumes, il n’y avait là pourtant, il faut le dire, ni diamans ni rubis, à payer la rançon d’un roi ou le budget d’un département. Nous n’étions ni chez un banquier juif ni chez un général de l’empire.

Nous étions chez le poète, là même où chaque jour court brûlante cette plume qui nous remue et nous passionne, cette plume d’Antoni. À côté des profusions, souvent sans goût et sans joie, de l’opulence impériale ou financière, Dumas installait la fête élégante de l’intelligence et de l’art. Sa plus belle parure était cette guirlande fraîche de jeunes femmes, l’élite du théâtre pour la beauté et les talens. Nous n’en nommerons aucune, ne pouvant les nommer toutes, et pourtant l’absence de madame Dorval, retenue loin de Paris, nous oblige de dire qu’elle était partout cherchée et vivement regrettée. Voilà les rubis et les diamans des fêtes que notre ami Dumas conçoit et réalise au nom de l’intelligence et de l’art.


  1. L’unique motif que M. Portalis put apporter à l’appui de la présentation de cette loi est curieux à rappeler :

    Les journaux, disait-il, circulent avec une étonnante rapidité. Peu de temps suffit pour les lire (chacun de nos numéros compte 120 pages) ; ils sont l’écrit de la circonstance, l’expression du fait de la veille, l’histoire de l’évènement du jour (nous paraissons tous les quinze jours). Pour eux l’occasion du délit existe ; il est toujours flagrant (oui, deux fois par mois). La précaution la plus naturelle à prendre contre une action si rapide et si multipliée, c’est d’appeler l’intérêt au secours de la sagesse, etc.