Chronique de la quinzaine - 14 août 1869

Chronique n° 896
14 août 1869


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 août 1869.

Pendant que le canon des fêtes publiques annonce qu’il y a cent ans, dans une petite île de la Méditerranée, naissait un homme destiné à remuer le mondera laisser son empreinte sur la France, pendant que sous le troisième Napoléon et dix-sept ans après le coup d’état du 2 décembre 1851 le sénat en est à délibérer sur la métamorphose de l’empire autoritaire en empire libéral, selon le mot de M. Rouher, allons droit au nœud de toutes ces questions qui s’agitent depuis quelque temps et qui ne sont pas près de finir, même quand le sénatus-consulte du 2 août sera voté. Il y a en politique ce qu’on avoue tout haut et ce qu’on n’avoue pas. Les gouvernemens, comme les partis, ont leurs programmes ostensibles, leur manière d’agir apparente, et ils ont aussi leurs réticences, leurs mobiles déguisés. Ni les uns ni les autres ne disent tout ce qu’ils pensent, et ce qu’ils ne disent pas ou ce qu’ils n’avouent qu’à demi n’est pas ce qui a le moins d’importance ; en d’autres termes, la question n’est pas dans les propositions d’un message, dans la mesure d’une concession, elle est bien plutôt dans une certaine disposition morale qui donne leur caractère aux actes eux-mêmes.

La vraie question, sait-on où elle est aujourd’hui? Elle est dans cette disposition secrète avec laquelle gouvernement et partis abordent la situation nouvelle qui vient en quelque sorte d’éclater devant eux; elle est dans une équivoque et, pour le dire d’un mot, dans une défiance mutuelle qui s’infiltre partout, qui neutralise tout. Le gouvernement, par son origine, par les principes dont il se prévaut, au moins en théorie, n’a sans doute rien d’incompatible avec la souveraineté nationale. Il a le souci de l’opinion, puisqu’il cherche à la suivre; il ne se raidit pas contre un mouvement qu’il croit irrésistible, et il ne serait vraiment pas fâché de vivre avec ces institutions libérales qui lui échappent des mains. Ce qui lui manque, c’est la foi dans ce qu’il fait. Il y a huit ans déjà, M. de Persigny, passant au ministère, publiait une circulaire où il prétendait naïvement qu’un régime politique ne pouvait se dessaisir de la dictature tant que son principe était contesté, c’est-à-dire tant que tout le monde n’était pas d’accord. M. de Persigny, quant à lui, n’en est plus là, si nous ne nous trompons, ou du moins il ne croit plus indispensable de proroger la liberté jusqu’à la réconciliation universelle des opinions. Malheureusement il semble toujours rester quelque chose de cette singulière pensée dans la politique du gouvernement. Il se défie visiblement de cette expérience nécessaire dans laquelle il s’engage; il craint qu’on ne se serve contre lui de ces libertés qu’il accorde, ce qui serait en vérité fort possible; il comprend bien qu’il a dans son passé des points vulnérables qui feront sa faiblesse le jour où une discussion sérieuse pourra les atteindre et où il sera désarmé de ses moyens commodes de défense; c’est le secret de ses ambiguïtés, de ses tergiversations. Voilà pourquoi, en donnant beaucoup, il a l’air de garder encore quelque arrière-pensée d’omnipotence, et en outre, comme il n’a rien fait pour se préparer à cette vie nouvelle, pour s’assurer le concours d’hommes formés à la virilité de l’action par l’habitude de la responsabilité dans les luttes publiques, il est encore plus embarrassé; il hésite dans ses choix, il ne sait même pas toujours très bien le nom de ceux à qui il va confier un ministère. Il semble faire du provisoire avec les hommes comme avec les choses.

Les partis de leur côté n’ont pas moins de perplexités intimes et de sous-entendus en face de ce mouvement qui commence. Après avoir peu espéré, ils en sont à savoir ce qu’ils doivent croire et ce qu’ils ont à faire. Ils ne sauraient nier les progrès qui s’accomplissent, et ils ne sont pas assez aveugles pour les repousser uniquement parce qu’ils émanent de l’initiative du pouvoir; mais à leur tour ils n’osent se prononcer nettement sur la valeur d’innovations qu’ils supposent pouvoir être rétractées ou atténuées dans la pratique. Il est clair que ce qu’ils ont de confiance est tempéré par beaucoup de scepticisme. Ils ne veulent pas s’engager, ils craignent d’être pris pour dupes ou de s’affaiblir en paraissant pactiser avec un expédient de circonstance. Accoutumés à voir l’empire s’identifier avec un système politique qui était d’intention comme de fait la négation hautaine et radicale du libéralisme constitutionnel, ils attendent sans désarmer, sans se livrer, gardant leurs griefs, dont ils se nourrissent, et tous leurs doutes, devant une expérience qu’ils ne considèrent, eux aussi, que comme une expérience. Nous ne parlons pas de ceux qui se sont proclamés des irréconciliables et qui ne demanderaient pas seulement au régime actuel de s’améliorer. Voilà le vrai, voilà le nœud de la situation telle qu’elle est aujourd’hui. Le gouvernement ne croit pas complètement à la sincérité de ceux qui lui demandent des réformes libérales, c’est-à-dire à leur intention de se borner à des réformes. L’opposition, dans son for intérieur, ne croit ni à la sincérité absolue du gouvernement, ni à l’irrévocabilité de ses , ni même peut-être à la possibilité pour lui de réaliser sérieusement toutes les conditions d’un régime vraiment libre. Il s’ensuit que des deux côtés on est dans une position fausse. Les réformes qui s’accomplissent, au lieu d’être le terrain d’action, ne sont qu’un prétexte; la vraie lutte est entre des arrière-pensées, des préventions, des ressentimens inavoués, des défiances. Il est évident que, tant qu’on se battra dans ces nuages, on ne fera que prolonger cet état où plus que jamais on reste dans l’indécision, et ce qu’il y a de plus grave, c’est que ce sont les libertés mêmes du pays qui peuvent en définitive payer les frais de ces luttes de sous-entendus.

Il faut sortir de là, et on ne le peut, cela est bien clair, que si tous les esprits de bonne volonté se mettent à l’œuvre avec une virilité sincère, sans parti-pris. C’est au gouvernement tout le premier à se demander si c’est une bien sérieuse garantie de sécurité pour lui de paraître toujours flottant et hésitant, même quand il accorde ce qu’on lui demande, d’avoir l’air de douter lui-même de ce qu’il fait et de s’enlever ainsi l’avantage d’une attitude simplement et tranquillement confiante. Sans doute on ne passe pas ainsi d’un régime à l’autre sans difficulté et sans une secrète émotion. L’expérience est grave, et elle implique une renonciation plus ou moins volontaire à bien des prérogatives auxquelles on s’était accoutumé; elle est dans tous les cas désormais nécessaire, et ce n’est pas en s’y engageant avec mauvaise humeur, comme dans une aventure nouvelle d’où on peut revenir, qu’on la rendrait plus sûre ou moins périlleuse. Le gouvernement n’a qu’un bon moyen, c’est d’accepter lui-même sans réserve toutes les conséquences de ses propres réformes, c’est d’entrer sans arrière-pensée défiante dans ce régime dont il rouvre les portes. Qu’ont à faire les partis libéraux quant à eux? Ils sont encore plus intéressés à ne pas s’annihiler dans les préventions et les ressentimens. Ce serait de leur part une faute évidente de sacrifier la réalité à des préoccupations toujours assez vaines, de faire dépendre les progrès possibles de conditions dont on n’est pas maître, et de paraître attacher peu de prix à ce qu’on acquiert, sous prétexte qu’on n’a pas tout ce qu’on voudrait ou que la confiance serait illusoire. La confiance est un salutaire cordial, cela est certain; après tout, on peut encore marcher sans elle, si on le veut bien. Il faut prendre les choses pour ce qu’elles sont et les situations telles qu’elles se présentent. Il ne s’agit pas de courir après l’insoluble, d’ouvrir un concours entre toutes les formes théoriques de gouvernement, et de s’engager dans des guerres de mots. L’essentiel pour le moment est d’assurer le terrain conquis et de se saisir tout simplement de ces moyens d’action qu’on retrouve pour faire rentrer la liberté, les garanties, le contrôle dans toutes les institutions.

Ce n’était pas possible jusqu’ici, puisqu’on était lié par toute sorte de restrictions et qu’on ne pouvait faire un pas sans rencontrer une barrière. Aujourd’hui l’initiative individuelle ou collective reprend sa force et son rôle par l’indépendance parlementaire, par le droit de présenter les lois ou de les amender, par le droit d’interpellation, par la liberté relative de la presse et des réunions publiques. Avec ces moyens, la politique de la France sera ce qu’on la fera. Les principes de droit public maintenant remis en honneur, fussent-ils reconnus sans enthousiasme, n’auront pas moins leurs conséquences nécessaires; ils réagiront sur tout, ils pénétreront la substance des institutions. La première condition est de ne pas déplacer toutes les questions pour le plaisir d’agiter les esprits, de commencer par le commencement au lieu de courir à la fin, de bien comprendre que, si la liberté n’a pu encore être sérieusement et irrévocablement fondée en France, cela tient à ce qu’on n’a pas pris le bon chemin. Il n’y a désormais qu’une manière d’assurer la liberté, c’est de l’infiltrer dans les mœurs, de l’identifier avec les intérêts, d’en faire une réalité pratique et invincible, en tenant compte de l’état nouveau, des difficultés et même des périls créés par le suffrage universel. Qu’on s’attache à cette œuvre, la plus grande assurément de toutes celles qui peuvent être tentées, qu’on s’applique à chasser jour par jour l’arbitraire de toutes ses citadelles administratives, qu’on accoutume les populations à comprendre leurs droits et à les exercer avec mesure, avec une intelligente fermeté : qu’importe après cela que le gouvernement marche de bonne volonté ou qu’il garde des arrière-pensées? Il sera bien obligé de se plier à la nécessité, et il n’existera qu’à ce prix. Au fond, le pays trouvera toujours le gouvernement qui sera la déduction naturelle d’une situation libéralisée, le couronnement de l’édifice qu’il aura élevé lui-même en le reprenant par la base. Ce ne sera plus le gouvernement qui fera le pays, ce sera le pays qui fera son gouvernement. Alors la liberté sera une chose sérieuse et inexpugnable au lieu d’être sans cesse à la merci des guerres de défiances et de réticences.

Et maintenant revenons au sénat et à ses travaux, à travers lesquels il ne serait pas difficile de discerner ces conflits de préoccupations qui s’agitent en quelque sorte au-dessus des choses elles-mêmes. Qu’a-t-on vu en effet dès l’apparition de l’acte provoqué par l’interpellation des 116, prorais par le message du 12 juillet et préparé par le nouveau ministère? Le gouvernement, cela n’est pas douteux, a tenu à se montrer large; il a ouvert la main, et il en a laissé tomber l’initiative des lois pour le corps législatif, le droit d’amendement, la compatibilité des fonctions de ministre et des fonctions de député, l’élection par l’assemblée de son président et de son bureau. Au fond, il s’est visiblement préoccupé de maintenir certains traits originels de la constitution de 1852; il a laissé distinguer que le pouvoir personnel, en se partageant, tenait encore à ne pas abdiquer tout à fait; il a glissé dans des dispositions libérales d’autres dispositions de détail qui peuvent au besoin être une atténuation ou devenir un moyen d’immobilité. Il s’est retenu en faisant le pas décisif, et de leur côté les partis, sans nier absolument la valeur des concessions, sont allés droit tout d’abord aux restrictions; ils ont jugé les réformes constitutionnelles moins pour ce qu’elles étaient que pour ce qu’elles pouvaient laisser craindre. C’est le 2 août que le sénatus-consulte a fait son entrée au Luxembourg, introduit par M. Rouher, commenté par le nouveau garde des sceaux, M. Duvergier, qui en a exposé l’économie en jurisconsulte exercé, et depuis ce moment le sénat est tout entier à son œuvre, qu’il semble prendre fort au sérieux, qui a été l’objet de discussions aussi vives que prolongées dans les bureaux, puis dans la commission. C’est à peine si on vient de nommer le rapporteur, qui est le premier président de la cour de cassation, M. Devienne, Maintenant, à voir l’extension et la vivacité de ces débats préliminaires, à tenir compte de ce qu’exige de travail un rapport compliqué et délicat sur une pareille question, il devient difficile que le vote soit aussi prochain qu’on l’aurait cru. Le rapport ne pourra être fait avant quelques jours. Le 23 août a lieu la session des conseils-généraux, où vont se rendre beaucoup de sénateurs, et qui peut avoir une certaine gravité dans les circonstances actuelles, justement à cause des réformes qui s’accomplissent ou se préparent. Il n’y a donc guère de chances pour que le sénatus-consulte soit publiquement discuté et définitivement voté avant quelques semaines. Dès ce moment cependant, on a pu voir dans le sénat un phénomène assez curieux et assez semblable à ce qui s’est passé au corps législatif. La veille encore, on aurait certainement compté les réformateurs dans la vieille assemblée; le lendemain, le vent a soufflé, on se hâte sur la route du progrès, les amendemens les plus larges se multiplient : c’est le miracle de la multiplication des libéraux. à en restera toujours quelque chose. Désormais il est plus que vraisemblable que le sénatus-consulte, sous sa forme dernière, ne modifiera pas le projet du gouvernement dans un sens restrictif; il pourrait au contraire en étendre la mesure et la portée, si l’on en juge par l’impression qu’ont causée certaines propositions émanées des sénateurs eux-mêmes. Les amendemens de M. Bonjean ont cela de particulier qu’ils ne s’arrêtent pas aux demi-solutions, ils vont droit au but; s’ils étaient adoptés, ce serait le rétablissement pur et simple du régime parlementaire au moyen d’un partage égal des attributions législatives et constituantes entre les deux chambres, et, comme le sénat ne pourrait plus rester tel qu’il est, il se composerait à l’avenir par moitié de membres nommés par l’empereur et de membres élus par les conseils-généraux. Nous ne savons trop ce que produirait cette diversité d’origines dans une assemblée. C’est pour la première fois que ce système serait appliqué en France. Il est parfaitement certain toutefois que le sénat a besoin de se rajeunir, il le sent lui-même, et l’élection est un moyen indiqué. Telle est la logique de ces métamorphoses constitutionnelles. Les réformes appellent les réformes, et c’est par ce mouvement vivifiant, réglé avec intelligence, qu’un pays marche sans tomber à chaque instant dans l’anarchie ou dans les périlleux conflits de tous les pouvoirs.

Ce que la politique libérale gagne depuis quelque temps, la politique de la paix le gagne-t-elle d’un autre côté, par une conséquence naturelle de ce réveil de l’esprit public? On le dit, nous le croyons. Évidemment toutes les réformes intérieures qui peuvent s’accomplir n’empêchent pas qu’il n’y ait en Europe et sur bien des points du monde une situation générale livrée à mille périls obscurs; elles ne font pas qu’il n’y ait des antagonismes toujours prêts à éclater, des ambitions, des malaises, des troubles, qui rendent la paix laborieuse. Il y a du moins cette chance que les caprices ne sont plus guère possibles, que l’opinion, plus attentive, surveille de près tout ce qui pourrait rallumer des conflits inutiles. C’est bien assez des questions qu’on ne peut éviter, des difficultés qui tiennent à l’enchevêtrement et à la logique des choses contemporaines. Ces difficultés n’ont point assurément disparu de la politique, elles ne dépendent même pas de la France seule, elles peuvent se produire sans qu’on le veuille et sans qu’on y songe. Il y avait longtemps en vérité que l’Orient n’avait fait parler de lui; il y avait bien six mois qu’on n’avait eu à s’occuper ni de la Turquie, ni de la Crète, ni de la Grèce, ni de la Roumanie. Six mois, c’était trop; un nouveau nuage s’est élevé, et cette fois c’est entre le sultan et le vice-roi d’Égypte, Ismaïl-Pacha, connu maintenant dans le monde sous le titre de khédive. La querelle n’est pas sans doute des plus graves et n’ira pas bien loin, parce qu’on ne la laissera pas s’envenimer. Elle ne révèle pas moins cet état perpétuel d’incertitude où se traîne l’Orient, elle est surtout l’indice de la difficulté qu’il y a toujours à faire vivre ensemble une suzeraineté ombrageuse et une vassalité assez puissante pour se soutenir par elle-même. Toute la question est là. Le sultan Abdul-Aziz, qui ne ressemble pas à son prédécesseur, qui prend son rôle au sérieux, veut rester maître de l’Égypte comme de toutes les autres parties de l’empire; le khédive, qui n’est qu’un demi-souverain, ne serait pas fâché d’être un souverain tout entier. Dans ces dernières années, il est vrai, le suzerain et le vassal vivaient en paix, parce qu’ils y trouvaient l’un et l’autre un égal avantage. Ismaïl-Pacha fournissait des soldats pour réprimer les insurrections; il était en faveur à Constantinople, il achetait le droit de changer la ligne d’hérédité dans sa famille et d’établir en Égypte la succession directe, comme en Europe; il a même acheté et largement payé ce titre de khédive dont il se pare aujourd’hui, qui le met hors de pair entre tous les vassaux de l’empire.

Jusque-là tout était bien. C’est l’inauguration prochaine du canal de Suez qui est venue tout gâter, à ce qu’il paraît. Le sultan, un peu enorgueilli peut-être de ses derniers succès dans les affaires de Crète, dans ses différends avec la Grèce, le sultan s’est offensé en voyant Ismaïl-Pacha parcourir récemment l’Europe, inviter les souverains à l’inauguration de l’œuvre considérable de Suez; il a vu dans cette manière d’agir une atteinte indirecte à son droit, à sa dignité, et il s’est emporté contre ce vassal toujours prêt à s’émanciper. Il a témoigné sa colère de la façon la plus significative en faisant venir à Constantinople et en appelant au ministère Fazil-Pacha, qui est le propre frère du vice-roi, mais qui est en même temps son ennemi le plus implacable, une sorte de prétendant égyptien, depuis qu’il s’est vu enlever ses droits par l’acte qui a changé la ligne de succession dans la famille de Méhémet-Ali. Le sultan a si bien fait qu’Ismaïl-Pacha, qui était en France aux Eaux-Bonnes, a été obligé de revenir brusquement en Égypte pour faire face à l’orage. S’il était encore d’usage au divan d’envoyer le cordon, Ismaïl l’aurait probablement déjà reçu. En attendant, on met l’embargo sur des convois d’armes qui arrivaient de Berlin au vice-roi et sur des navires qu’il fait construire. La vérité est qu’il y a là toujours deux politiques, deux pouvoirs rivaux ou deux prétentions en présence. Il ne manque certainement pas de gens à Constantinople pour échauffer l’esprit du sultan, pour l’engager à saisir l’occasion d’en finir avec le khédive, de le ramener dans les liens d’une vassalité ordinaire, et le sultan, qui met volontiers la main sur son cimeterre, ne demanderait pas mieux. D’un autre côté, il ne manque pas d’esprits ardens à Alexandrie et au Caire pour conseiller à Ismaïl de lever le masque, de se proclamer indépendant, et Ismaïl, qui a l’ambition de sa race, n’est pas homme à trouver le conseil absurde.

Si ce n’était qu’une querelle de sultan à pacha, on ne sait pas ce qui arriverait; mais entre le suzerain et le vassal il y a les arrangemens européens qui remontent à 1841, il y a les puissances qui ont coopéré à ces arrangemens, qui veulent les maintenir et qui, après avoir apaisé le différend gréco-turc, jetteront un peu d’eau froide sur le différend turco-égyptien. L’Europe soufflera sur cette petite tempête, si ce n’est déjà fait, le khédive trouvera encore une fois dans son trésor le moyen de faire sa paix, s’il le faut, et on n’en parlera plus jusqu’à une occasion nouvelle. Cela ne laissera pas de donner du piquant à ces fêtes prochaines de l’inauguration du canal de Suez, où l’impératrice des Français se dispose, dit-on, à se rendre en passant par Constantinople. Dès qu’on touche à ces pays d’Orient, tout prend une couleur de Mille et une Nuits. Une souveraine française, une souveraine chrétienne, se rendant à Constantinople, recevant l’hospitalité du padischa, allant peut-être avec lui inaugurer la grande voie ouverte entre l’Inde et l’Europe, ce sera neuf! Tout arrive, il faut bien se distraire. L’impératrice, avec sa grâce vaillante, ira chercher les traces du général Bonaparte au pied des pyramides pendant que tous serons humblement à débrouiller l’empire autoritaire et l’empire libéral. Il n’y a que l’Orient pour mettre la fantaisie et l’imprévu dans la politique.

Il y a bien aussi en ce moment des fêtes dans le nord de l’Europe. On vient de célébrer à Stockholm le mariage du prince royal de Danemark avec la fille unique du roi de Suède, la princesse Louise. Ici tout a été simple, naturel et touchant, tant le sentiment populaire des deux pays a semblé se confondre dans cette union dynastique. Suédois et Danois ont pris une part très spontanée à ces noces royales, à ces fêtes qui cachent assurément plus d’un problème, qui déguisent à peine la situation péniblement indécise où est resté le Danemark depuis les événemens qui l’ont démembré, en préparant à l’Europe elle-même ces difficultés, cette paix équivoque et précaire où elle se débat encore aujourd’hui. Il ne faut pas s’y tromper en effet, dans cet ensemble nouveau que la Prusse a eu la prétention de créer à son profit, c’est toujours le Danemark qui est un des points délicats et douloureux; c’est par là, au moins autant que par ce qui peut survenir des rapports du nord et du sud de l’Allemagne, que la paix européenne est toujours menacée, puisque rien n’est réglé, rien n’est définitif, puisque les traités qui consacrent la victoire prussienne ne sont même pas exécutés. Ce que la paix de Prague a établi par un sacrifice presque dérisoire au principe des nationalités, ce que le cabinet de Berlin et le cabinet de Vienne ont sanctionné de leur signature sous la médiation morale de France, n’est qu’une lettre morte. Le Danemark reste en face de la Prusse comme la faiblesse devant la force. Trois ans se sont écoulés, et on ne sait pas plus aujourd’hui qu’au lendemain de la guerre quelle est la signification de l’article du traité de Prague qui réservait aux habitans des districts du Slesvig du nord le droit de demeurer Danois, s’ils en exprimaient le vœu, si le vote populaire se prononçait dans ce sens.

Entendons-nous, la Prusse sait très bien ce qu’elle veut; elle a commencé par s’annexer le Slesvig tout entier avec le Holstein, puis, comme elle était satisfaite, elle a jugé que le Danemark n’avait rien à réclamer. Des pourparlers se sont engagés de temps à autre, il est vrai; un jour même, vers 1867, lorsque la question du Luxembourg devenait pressante, il y eut, sinon une négociation précise, du moins une série de conversations entre un fonctionnaire du ministère des affaires étrangères de Berlin et le représentant du Danemark, M. de Quaade, pour arriver non pas à une solution, mais à des préliminaires qui pourraient acheminer à une transaction quelconque. En définitive, cela n’a conduit et ne pouvait conduire à rien, parce que le cabinet de Berlin, au lieu de s’exécuter purement et simplement, réclamait encore des garanties; il prétendait s’ériger en protecteur de quelques enclaves de la partie du Slesvig qui reviendrait au Danemark, et comme le roi Christian n’a pu consentir à se faire le vassal du roi Guillaume, la Prusse a tout gardé. M. de Bismark est bon prince, il ne décline pas ses obligations; comme Figaro, il aimerait mieux ne les remplir de sa vie que de les nier un seul instant. à reconnaît donc ses engagemens envers le Danemark, et même dans une circonstance, en plein parlement, il en a fait honneur à l’initiative de la France; seulement il se réserve le droit de faire ce qu’il voudra, quand il le voudra, et, après tout, de ne rien faire, si telle est sa volonté.

Est-ce à dire que les vœux des Slesvigois soient incertains? Nullement; ils éclatent en toute circonstance et sous toutes les formes. Les députés qu’on a fait nommer dans le Slesvig du nord pour le parlement prussien ont protesté énergiquement; ils ont refusé de prêter serment au roi Guillaume jusqu’à ce qu’un vote populaire eût légalisé l’état de leur pays, et on les a exclus de la chambre, de sorte que le Slesvig n’est plus représenté. Ce qu’il y a de curieux, c’est que les députés slesvigois n’ont pas moins la faculté de siéger au parlement fédéral et au parlement douanier, où ils n’ont pas à prêter serment au roi de Prusse, mais où leurs protestations sont tout aussi vaines. Les populations elles-mêmes ne cessent de manifester de la façon la plus vive leur volonté de rester danoises; elles opposent à toute assimilation une résistance désespérée; elles émigrent plutôt que de se soumettre, elles n’aspirent qu’à se rattacher au Danemark. Récemment encore, elles tenaient à témoigner de leurs sentimens en envoyant un cadeau touchant à la jeune princesse de Suède qui allait devenir la femme de l’héritier de la couronne danoise. La Prusse ne s’inquiète guère de ce que pensent des populations dont elle s’est engagée à consulter les vœux. Elle s’est réservé le temps, et provisoirement elle s’efforce de germaniser le Slesvig en le séparant le plus qu’elle peut du Danemark. Elle interdit jusqu’à l’introduction des journaux danois, elle remplit toutes les fonctions civiles d’employés allemands, elle bannit la langue nationale des églises et des écoles, elle persécute les familles de ceux qui se réfugient dans le royaume, et c’est ainsi que se poursuit cette conquête du Slesvig, entreprise par la Prusse au nom du droit de nationalité. Que peut le Danemark seul, ne trouvant aucun appui dans la diplomatie européenne?

Le roi Christian s’est consolé de ses revers dans ces dernières années en relevant sa maison par les mariages de ses enfans, par de grandes alliances dynastiques. Il a marié sa fille aînée au prince de Galles, une autre de ses filles au grand-duc héritier de Russie; son fils, le roi George de Grèce, a épousé la fille du grand-duc Constantin. De toutes ces alliances, aucune n’a été aussi bien accueillie que celle qui vient d’unir la jeune princesse de Suède et le prince royal de Danemark. Celle-ci répond à un instinct populaire; elle est comme une vision anticipée de cette union nationale dont se bercent les imaginations dans les trois royaumes du nord. Nous ne savons ce que deviendra cette union scandinave dont on parle souvent; selon toutes les vraisemblances, elle s’accomplira quelque jour librement, spontanément, par l’accord des trois pays et même par l’entente des dynasties, qui ne sont pas insensibles à cette pensée patriotique. Elle rencontre sans doute encore plus d’un obstacle; il n’y a pas moins un travail permanent, patient, obscur, qui ne consiste pas toujours seulement en rêves et en théories. Plus d’une fois des négociations secrètes ont été engagées. Déjà, dit-on, en 1864, à l’époque de la guerre du Slesvig, le roi Charles XV de Suède prenait personnellement, et en dehors des voies ordinaires de la diplomatie, l’initiative d’un acte d’alliance qui aurait réalisé l’association scandinave en respectant l’autonomie des trois royaumes et en préparant, par certaines combinaisons, la fusion des dynasties. Des hommes considérables de Stockholm et de Copenhague servaient d’intermédiaires, et s’associaient à cette négociation. L’acte émané du roi Charles XV existe. L’idée ne put se réaliser alors, soit que la Suède elle-même, absorbée dans les réformes intérieures qu’elle accomplissait, hésitât à s’engager dans une guerre, soit que le Danemark fût exclusivement occupé de sa défense contre la Prusse et tînt encore à ses duchés allemands, qu’il espérait toujours sauver, soit qu’on craignît d’indisposer la diplomatie européenne, dont on croyait avoir besoin. Cependant l’idée ne s’est pas perdue; elle est restée dans les esprits, elle se propage par des associations, par des journaux où se retrouvent des écrivains des trois pays. Le mariage récent du prince royal de Danemark et de la princesse de Suède est venu la raviver. L’avenir de ces nations du nord est là sans doute, et pour la France elle-même, s’il y a des unités menaçantes, offensives, il y en a aussi certainement qui sont une défense, une garantie dont elle n’a point à suivre la formation avec une inquiétude ombrageuse.

La lutte peut être latente sur bien des points en Europe. Aujourd’hui elle n’est flagrante nulle part. L’Espagne a tout au plus ses feux de paille des mouvemens carlistes. Il ne suffit pas qu’un pays soit dans l’embarras pour que toutes les insurrections y trouvent subitement faveur. Encore faut-il bien choisir l’occasion, encore faut-il avoir quelque avantage à offrir aux populations qu’on cherche à conquérir. Le parti carliste espagnol n’a pas su attendre l’occasion, si tant est qu’elle doive jamais revenir pour lui, et il n’a guère à présenter à l’Espagne qu’un drapeau suranné. Depuis un an, il a retrouvé une ombre de vie et surtout l’espérance, il a cru que la révolution qui venait de renverser la reine Isabelle allait rouvrir à son jeune chef la route du trône; pendant des mois, il s’est préparé, il a voulu enfin tenter la fortune, et comme une insurrection de la légitimité doit avoir sa petite légende, on a raconté que l’infant don Carlos avait pénétré en Espagne, qu’il avait assisté à un banquet mystérieux, qu’il avait tiré un coup de pistolet symbolique en signe de prise de possession de son royaume, — après quoi il ne restait plus qu’à marcher de victoire en victoire, et à faire le plus facile, c’est-à-dire à prendre possession réellement! Il paraît que ce n’était pas aussi aisé qu’on l’avait cru. L’insurrection a éclaté, et n’a point triomphé du tout. Des bandes se sont montrées sur divers points, dans la Manche, du côté de Léon, un peu en Catalogne, fort peu dans la Navarre, nullement dans les provinces basques; par le fait, ces bandes ont gagné plus de victoires sur le papier, dans les bulletins publiés en France, que sur le terrain de l’action en Espagne même; quelques-unes se sont dissoutes, d’autres se sont réfugiées dans les montagnes; il y a des insurgés qui se sont hâtés de faire leur soumission, il y en a qui ont été fusillés sommairement. En somme, sauf l’imprévu, qui joue toujours son rôle au-delà des Pyrénées, c’est une affaire qui semble manquée pour le moment et qui devait manquer, à bien voir les choses.

Le parti carliste a fait plus de bruit que de besogne, et a montré plus d’impatience que de perspicacité. Il ne s’est pas aperçu que, si une réaction doit se produire en Espagne, elle n’a pas encore sérieusement commencé. La révolution date d’un an, il est vrai, elle n’a pas créé une situation des plus brillantes, elle laisse tout en suspens; elle n’a pas eu cependant de telles conséquences que le pays en soit venu à tout accepter pour s’en délivrer. Jusqu’ici, la révolution, malgré les incertitudes qu’elle entretient, n’est pas essentiellement impopulaire. Elle a commencé par abolir les impôts de consommation, par supprimer ou atténuer la conscription, puisqu’on beaucoup de cas ce sont les municipalités ou les provinces qui ont fait les frais des remplacemens militaires pour ceux qui ne voulaient pas servir. On sera bien obligé de revenir un jour ou l’autre sur ces actes passablement équivoques et provisoires, car enfin il faut bien une armée et de l’argent; on est parvenu jusqu’à présent à éluder cette nécessité rigoureuse, de sorte que les populations n’ont pas eu le temps d’être aigries par les déceptions. D’un autre côté, on aurait pu sans doute autrefois soulever le pays au seul mot de religion, ameuter le fanatisme populaire contre cette maigre liberté des cultes consacrée par la constitution nouvelle. Aujourd’hui cela ne suffit plus, on n’a pas envie de s’insurger parce que quelques douzaines de protestans ou d’israélites iront s’établir en Espagne. Il en résulte que cet appel aux armes des carlistes reste sans écho dans les masses. Chose caractéristique, dans presque toutes les bandes qui courent l’Espagne depuis quelques semaines, ceux qui jouent le principal rôle sont des curés, des chanoines, des séminaristes, des sacristains, toute la clientèle cléricale. Les populations ne les suivent pas, elles les livrent quelquefois. C’est ce qui fait la force du gouvernement de Madrid contre une insurrection qui a eu de plus le désavantage de débuter d’une manière assez décousue, probablement par suite de la division qui paraît s’être mise entre ses chefs dès l’entrée en campagne. Cet essai de guerre civile n’est pas moins une lumière pour le gouvernement et pour le pays. Monarchie ou république, il faut qu’on choisisse, et en définitive par leur prise d’armes les carlistes pourraient bien avoir éclairci un peu les choses et fait sans le vouloir les affaires du prince des Asturies, si, comme on le dirait aujourd’hui, bien des esprits, après avoir parcouru le cercle de toutes les combinaisons possibles, commencent à en revenir tout simplement à la royauté du jeune fils de la reine Isabelle. Les chefs actuels de la révolution n’en sont pas là encore, à ce qu’il paraît; ils ne partagent nullement ces idées, ils nourrissent toujours l’espérance d’arriver à trouver un roi tout neuf, fait exprès pour eux. L’imprévu tranche bien des nœuds inextricables en Espagne. C’est un problème de savoir si le voyage que le général Prim devait faire à Vichy et qu’il n’a pas fait encore, qu’il ne fera peut-être pas, si les carlistes continuent à lui donner de l’occupation, n’était pas destiné à exercer quelque influence sur la fin de l’interrègne espagnol.

Que la question se dénoue au profit du prince Alphonse ou de tout autre prince inconnu, il y a dans tous les cas une nécessité première qui s’impose au gouvernement de la régence, c’est de raffermir l’ordre ébranlé, c’est surtout de mettre la main à la réorganisation des finances. Ici il n’y a plus vraiment à reculer. L’Espagne ne peut faire un pas sans toucher à quelque catastrophe financière. La révolution espagnole a trouvé jusqu’ici un certain crédit en France et en Europe, elle est tenue de faire honneur à cette confiance qu’on lui a témoignée, au risque de braver l’impopularité qui s’attache souvent au rétablissement d’impôts nécessaires. L’Espagne a besoin aujourd’hui de deux choses essentielles qui se tiennent, une armée et de l’argent ; elle en a besoin non-seulement pour sa sécurité intérieure, mais encore pour faire face à ce danger qui la menace de l’autre côté de l’Atlantique, l’insurrection de Cuba. L’abandon de Saint-Domingue, il y a quelques années, n’était que le démenti opportun d’une erreur de politique, à peu près comme a été notre retraite du Mexique ; l’abandon de Cuba serait à la fois une diminution de puissance et une perte considérable. La question est de savoir s’il n’est pas déjà bien tard. Le fait est que cette insurrection, au lieu de diminuer, ne fait que grandir. L’armée espagnole semble elle-même fort peu disciplinée. Des mutineries de soldats forcent les généraux à s’embarquer ; pendant ce temps, l’insurrection devient une révolution qui réunit une assemblée, qui fait une constitution. De plus, les États-Unis ont refusé jusqu’ici de se mêler de ces affaires, ils ont résisté aux appels des insurgés cubains et des auxiliaires prêts à leur porter secours. Qui peut dire cependant que les États-Unis résisteront indéfiniment ? Alors ce serait le commencement de la fin pour la domination espagnole à Cuba. ch. de mazade.




ESSAIS ET NOTICES.
Traité de Paléontologie végétale, ou la Flore du monde primitif dans ses rapports avec les formations géologiques, par M. W.-Ph. Schimper, professeur de géologie à la Faculté des Sciences de Strasbourg ; 3 vol. in-8o avec atlas in-4o. Paris, Baillière et fils, éditeurs.


L’écorce du globe que nous habitons se compose de couches déposées lentement et successivement au sein des océans géologiques, dans les eaux saumâtres des vastes lagunes qui communiquaient avec eux et dans de grands lacs d’eau douce séparés entièrement de la mer. Les couches inférieures, par conséquent les plus anciennes, ne contiennent pas de vestiges d’êtres organisés, végétaux ou animaux. Le règne organique n’existait pas encore à l’époque où elles se formèrent, ou du moins les êtres qu’il comprenait ont péri sans laisser de traces visibles après eux. Les géologues désignent ces couches sous le nom de couches azoïques. Dans les terrains appelés siluriens, qui succèdent immédiatement à ceux-ci, les premiers fossiles se montrent sous la forme de polypiers, de coquilles et de carapaces de crustacés (trilobites), dont les parties dures se sont conservées. Des plantes devaient servir de nourriture et de refuge à ces animaux marins ; mais les tissus de ces plantes étaient trop mous pour qu’elles pussent, comme les animaux, échapper à la destruction. Dans les couches immédiatement supérieures, le vieux grès rouge ou terrain dévonien inférieur, le règne animal continue son évolution : de nouveaux polypiers, de nouveaux mollusques, de nouveaux crustacés, apparaissent, et avec eux les premiers poissons, formes embryonnaires des poissons qui peuplent maintenant nos mers, nos lacs et nos rivières. Le règne végétal nous fait toujours défaut, ou n’est représenté que par quelques débris de plantes marines appartenant à la grande classe des algues, mais à des groupes secondaires qui n’existent plus aujourd’hui. Les premiers végétaux terrestres se montrent dans le terrain dévonien supérieur. Ce sont les cryptogames vasculaires, c’est-à-dire des végétaux analogues aux prêles, aux fougères et aux lycopodes. D’abord rares et peu varies, ils se multiplient comme nombre et comme espèces pour constituer la formation houillère, dont les couches exploitées sont composées entièrement de leurs débris. La houille, âme de l’industrie moderne, est donc le produit du premier épanouissement de la végétation à la surface du globe. Des arbres gigantesques appartenant à des genres disparus ou représentés aujourd’hui par d’humbles herbes couvraient de vastes espaces du sol à peine émergé ; ils peuplaient des forêts marécageuses où les troncs, tombant de vétusté, s’entassant pendant des millions d’années, se sont convertis en houille, comme certaines mousses se transforment sous nos yeux en tourbe combustible. Dans la vase de ces forêts apparurent les premiers reptiles, ébauches grossières des animaux terrestres. Aux formes, inconnues dans la flore aujourd’hui vivante, des stigmariées, sigillariées, annulariées, sphénophyllées, se mêlaient des arbres plus élevés dans la hiérarchie végétale, des conifères et des cycadées, dont les pins, les sapins, les araucaria, les ginckos, les cycas et les zamia sont les représentans vivans. Toutefois, par le port, par les caractères, ces arbres fossiles se rapprochaient des fougères et des lycopodes arborescens qui formaient le fonds commun de la végétation houillère. L’étude des animaux fossiles, précédant celle des végétaux, avait déjà fourni quelques données sur le climat des époques géologiques. Les analogues des formes animales les plus anciennes ne se retrouvent que dans les pays chauds, et les encrines des mers siluriennes, qui couvrirent les premières une surface considérable du globe terrestre, n’ont plus de congénères que dans les eaux chaudes des Indes orientales. Nous devons à la paléontologie végétale des données aussi rigoureuses qui viennent confirmer celles de la paléontologie animale. De nos jours, les fougères arborescentes et les grandes espèces de prêles ou de lycopodes ne vivent que dans les régions chaudes et humides de l’Asie méridionale, de l’Amérique tropicale et des Antilles. Un climat tropical était donc à cette époque celui du globe tout entier, puisque, du Spitzberg à l’équateur et de l’équateur à l’Australie, on a trouvé des couches de houille composée toujours des mêmes végétaux. La température moyenne de notre globe devait être de 22° à 25°, comme maintenant celle des tropiques. L’astronomie, d’accord avec la géologie, nous en donne la raison. Dans l’origine, la terre était un globe incandescent circulant autour du soleil. A l’époque houillère, ce noyau avait sans doute conservé une proportion notable de sa chaleur originaire; de là cette température élevée et régnant uniformément d’un pôle à l’autre. L’air était probablement chargé de vapeur d’eau et le ciel couvert de nuages impénétrables aux rayons du soleil. Ces circonstances météorologiques nous expliquent pourquoi la flore de cette époque se composait exclusivement de plantes amies de l’ombre et de l’humidité, telles que les fougères et leurs analogues, tandis que les végétaux florifères, ayant besoin de lumière pour épanouir leurs fleurs et mûrir leurs fruits, ne faisaient point encore partie de la flore du globe terrestre, où elles sont actuellement dominantes.

Les couches qui succèdent aux dépôts houillers sont infiniment plus pauvres en restes organiques végétaux qu’en débris animaux. Ainsi tandis que les géologues ont pu caractériser chacune de ces couches par des centaines d’espèces d’oursins, de mollusques et de zoophytes, l’herbier géologique ne contient dans ses feuillets qu’un nombre d’espèces végétales très restreint. Les formes sont différentes de celles du terrain houiller, quoiqu’elles appartiennent aux mêmes divisions du règne végétal, savoir aux cryptogames vasculaires, aux conifères et aux cycadées. Signalons, avec M. Schimper, au commencement de l’époque triasique, l’apparition de végétaux de la classe des monocotylédones (palmiers, yucca); elle précède même celle des premiers mammifères, aurore de la création animale dont l’homme fait partie.

Sous le point de vue climatologique, la flore des couches comprises entre la houille et la craie nous apprend qu’une température uniforme régnait encore à la surface du globe; mais cette température était moins élevée, l’air était moins humide et le sol plus sec que pendant la période houillère. Certaines cycadées (cycas, dion, encephalartos) ont des analogues vivans qui croissent sur le flanc des montagnes de l’Afrique australe, de l’Asie orientale, du Mexique et de l’Australie. Les conifères ont remplacé les fougères; mais le caractère général de la flore est toujours bien différent de celui de la végétation qui pare aujourd’hui notre globe. Celle-ci commence, pour ainsi dire, à l’époque crétacée avec l’apparition d’arbres semblables à ceux qui forment les forêts de l’Europe, des chênes, des saules, des lauriers, des myrtes, des érables, des tilleuls, des alaternes. Le nombre des genres et des espèces va toujours en augmentant à mesure qu’on s’élève dans les terrains tertiaires, elles formes deviennent de plus en plus semblables à celles dont nous sommes entourés. Au milieu des débris de feuilles conservés dans le sein de la terre, le géologue retrouve l’empreinte des insectes qui habitaient ces forêts disparues, quelquefois même des os de mammifères lui permettent de reconstituer les grands animaux qui paissaient sous leurs ombrages. La température était d’ailleurs encore plus élevée et plus uniforme qu’à présent. M. de Saporta nous montre qu’à l’époque tertiaire la végétation du midi de la France ressemblait à celle des Canaries et du cap de Bonne-Espérance. M. Heer nous prouve que le Spitzberg et le Groenland, dépourvus aujourd’hui de toute végétation arborescente, étaient couverts de forêts aussi touffues que celles de la Californie et de l’Amérique du Nord.

Des millions d’années s’écoulent de nouveau, le noyau incandescent de la terre achève de se refroidir, la surface terrestre n’est plus échauffée que par la chaleur qu’elle reçoit du soleil. La flore tertiaire se retire des deux pôles pour se concentrer à l’équateur, de nouvelles formes apparaissent et se mêlent aux formes anciennes, des migrations végétales ont lieu de l’Asie vers l’Europe, comparables à la grande invasion des peuples aryens, la surface terrestre se modifie lentement, mais incessamment, et nous nous trouvons en présence du monde organique actuel, continuation et perfectionnement de ceux qui l’ont précédé. Certaines formes fossiles ont persisté, la plupart ont péri; mais déjà la science commence à les distinguer : elle reconnaît que les flores actuelles n’ont pas le même âge; celles de l’Australie, du Japon, de l’Amérique du Nord, sont antérieures à celle de l’Europe; aussi l’hypothèse d’une création subite et simultanée des animaux et des végétaux aujourd’hui vivans, telle que nous la trouvons dans les traditions judaïques, n’est-elle plus scientifiquement soutenable. La période géologique dans laquelle nous vivons est la continuation et la conséquence de celles qui se sont déroulées avant elle, comme les événemens auxquels nous assistons sont la suite nécessaire de ceux qui les ont préparés. De même que l’historien analyse la population d’un pays et y retrouve successivement les habitans autochthones, puis les mélanges produits par des immigrations, des invasions, des colonisations qui ont altéré le type primitif, de même la botanique moderne devra analyser la flore d’une région et y reconnaître les descendans des végétaux fossiles et les effets des immigrations, des disparitions, des émigrations, résultats nécessaires des changemens correspondans de la surface du sol et des conditions climatériques du pays.

Personne n’était mieux préparé que M. Schimper pour doter notre pays d’un grand traité de paléontologie végétale. Botaniste, paléontologiste, zoologiste et géologue, M. Schimper est un des naturalistes les plus complets que nous possédions. De belles publications sur les végétaux vivans et fossiles, de nombreux voyages, l’examen répété des collections françaises et étrangères, une érudition peu commune, l’ont mis dans les conditions voulues pour élever un pareil monument. C’est un architecte qui a déjà montré sa valeur par des œuvres partielles témoignant d’une connaissance approfondie des matériaux existans et de la manière de les employer. Ces essais préliminaires sont une préparation indispensable pour écrire un traité général avec cette compétence qui ne s’acquiert que par des recherches spéciales et des travaux originaux. Celui qui a fait ainsi ses preuves est classé dans l’estime des naturalistes contemporains, il possède leur confiance, son nom est une autorité, et pendant longtemps le traité dont il est l’auteur reste le manuel de ceux qui savent et le guide de ceux qui veulent apprendre. C’est le caractère des bons traités généraux de ne vieillir qu’avec la science qu’ils résument, bien différens de ces traités éclos sous des plumes novices, écrits par des hommes instruits, intelligens, doués d’une certaine facilité d’assimilation, mais qui n’ont point, avant de les commencer, ajouté une seule pierre à l’édifice de la science. Ceux-ci, et il y en a malheureusement beaucoup, rédigent des traités qui déjà sont arriérés le jour où ils paraissent. Rejetés avec dédain par les juges compétens, ils sont lus avec méfiance même par ceux qui ne le sont pas. Ce sont ces œuvres légères qui propagent des erreurs réfutées depuis longtemps, entretiennent des préjugés surannés, donnent une idée fausse de la science qu’elles veulent enseigner, et arrêtent le progrès intellectuel au lieu de le servir. Tels ne sont pas les traités de paléontologie animale de M. J. Pictet et de paléontologie végétale de M. Schimper : tous deux caractérisent une époque dans la science des corps organisés fossiles, tous deux sont un point de départ pour des conquêtes nouvelles.


CH. MARTINS.


C. BULOZ.