Chronique de la quinzaine - 14 août 1866

Chronique n° 824
14 août 1866


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 août 1866.

On a, ces jours derniers, répandu le bruit qu’une négociation serait ouverte entre notre gouvernement et la cour de Berlin au sujet d’une rectification de la frontière française de l’est. L’occasion et le motif de la réclamation de la France seraient l’agrandissement imprévu de la Prusse ou de l’autorité prussienne en Allemagne, résultat de la dernière guerre. Il ne faudrait point peut-être exagérer l’importance de la négociation dont on parle. Dans toute grande question de politique internationale, il y a le fond et la broderie. Le fond, dans la question actuelle, c’est la révolution qui s’accomplit en Allemagne, et le changement que par corrélation cette révolution apporte dans la situation de la France. Sur ce fond-là, de petits dessins tracés au bord d’une frontière ne forment qu’un agrément de mince intérêt. Ne nous amusons point aux bagatelles, et voyons les choses comme elles sont. La révolution allemande est une l’évolution intérieure; les accroissemens germaniques ne sont point, à proprement dire, territoriaux, ce sont des augmentations intrinsèques qui s’opèrent par la concentration aux mains de la Prusse des ressources et des forces de la race qui possède la supériorité numérique parmi les nations européennes. L’équivalence qui peut faire véritablement contre-poids à cette condensation de la puissance de l’Allemagne sous le sceptre prussien ne saurait exister dans l’adjonction de quelques kilomètres carrés à notre territoire ; c’est en nous seuls que nous la pouvons trouver, c’est dans un effort prompt et continu de régénération intérieure, c’est dans une refonte de nos institutions militaires qui proportionne aux levées possibles de la Prusse le nombre des citoyens combattans que la France aurait au besoin à mettre en ligne, c’est dans notre émancipation politique et dans l’initiative des libertés qui ont plus d’une fois fourni à la France le plus efficace instrument de sa sécurité extérieure et de son action sur le monde. Nous sommes à l’un des momens les plus critiques de l’histoire de l’Europe et de la France : que les minuties de la controverse diplomatique ne nous le fassent point oublier.

D’ailleurs la négociation sur une rectification de frontières ne saurait donner lieu encore qu’à des conjectures vagues et oiseuses. Peut-on savoir au juste de quoi il s’agit? Est-ce d’une proposition inattendue pour la Prusse? M. de Bismark n’y aurait-il pas été préparé par d’anciens pourparlers? Est-ce une ouverture générale ou une réclamation précise? Les uns veulent qu’il soit question de la grande frontière du Rhin; d’autres, moins hardis, ne parlent que d’un retour à la frontière que les alliés nous avaient laissée en 1814. On sait que les négociateurs français du traité de Paris obtinrent pour nous en 1814 la conservation de quelques territoires en sus de nos limites de 1792. Nous eûmes ainsi, outre Landau, Sarrelouis du côté de l’Allemagne, Philippeville et Mariembourg du côté de la Belgique et une portion de la Savoie. Les désastres de l’entreprise des cent-jours nous firent perdre ces annexes en 1815. Aujourd’hui nous avons la Savoie entière. Parmi les petites possessions que nous aurions à recouvrer pour rentrer dans les limites de 1814, les unes font partie de la Belgique, les autres appartiennent à la Bavière. La Prusse ne détient que le district de Sarrelouis, important par ses richesses houillères. Si ce sont là les acquisitions qui sont réellement en jeu, comme il faudra prendre quelque chose à la Belgique et lui procurer une compensation, retirer quelque chose à la Bavière et lui trouver un équivalent, et comme pour donner à cela une forme légale et correcte il sera peut-être nécessaire que la nouvelle organisation allemande soit achevée, on ne saurait s’attendre à une prompte conclusion de l’affaire. Nous n’avons nul besoin de dire que, si cette conjecture était conforme à la vérité, il faudrait s’en féliciter. Ce n’est pas, à proprement parler, un grand dommage, c’est un mauvais souvenir de 1815 qui serait effacé; la cour de Berlin reconnaîtrait ainsi à bien peu de frais le concours indirect (lue nous avons prêté à ses succès. M. de Bismark serait fort aimable dans le triomphe, s’il ne nous marchandait pas cette gracieuseté. Il ne faudrait point parler à ce propos de compensation pour la France des avantages obtenus par la Prusse en Allemagne. Si on plaçait ainsi les choses sur le pied d’un règlement de compte, on nous donnerait là non un prix de chevalerie, mais des honoraires de notaire. Cependant, aux termes de l’amitié où nous sommes avec la Prusse, comment se ferait-il que la demande de la France lui eût été communiquée avec une certaine solennité? Pourquoi la note présentée, dit-on, à M. de Bismark la veille de l’ouverture du parlement prussien? Faut-il expliquer par l’embarras qu’aurait causé une ouverture imprévue le silence que le roi de Prusse a gardé dans son discours sur la France et par conséquent sur toutes les autres puissances? Ainsi trotte l’imagination des anecdotiers. L’anecdote politique a du sel quand elle porte sur des faits réels; mais l’anecdote conjecturale serait par trop insipide et sotte. Quoi qu’il en soit des pourparlers relatifs à un remaniement de frontières, ce n’est point là qu’est l’oreiller sur lequel il convient à la France de s’endormir. Avant tout, ce qui importe à la France, c’est d’avoir une idée claire de la situation qui lui est faite et de ne point se laisser détourner par frivolité et insouciance de l’observation attentive des procédés à l’aide desquels la politique prussienne va opérer la reconstitution de l’Allemagne. Pour avoir pris acte, avec une émotion patriotique dont nous ne songeons point à nous défendre, de la situation que les derniers événemens ont faite à la France, nous avons, quant à nous, encouru deux sortes de reproches, les uns venant de ceux qui ont été chez nous les fauteurs de la guerre, les autres émanant de la presse étrangère, que comble de satisfaction la perspective de l’unification de l’Allemagne et des embarras que cette révolution peut susciter à la France. Il n’est peut-être pas inutile, pour l’éclaircissement de l’état réel des choses, de répondre à ces deux ordres de critiques.

Commençons par prendre acte des balbutiemens où s’étourdissent en France les instigateurs de la dernière guerre, les partisans aujourd’hui décontenancés de l’alliance italo-prussienne. Déroutés par les événemens, ces politiques, qui avaient pris faussement les couleurs de la démocratie et du patriotisme, essaient de se tirer d’affaire par une altération nouvelle de la vérité. Ils ne parviennent point à dissimuler l’inquiétude que leur inspire la grandeur improvisée de la Prusse, à laquelle ils ont si naïvement conspiré : ils comprennent qu’un fait aussi énorme ne peut laisser la France indifférente, et que l’œuvre à laquelle ils ont travaillé porte ombrage au patriotisme français; mais, pour échapper aux étreintes de la responsabilité qu’ils ont assumée, ils essaient d’une calomnie. Ils accusent ceux qui n’ont point secondé de leurs vœux les agrandissemens de la Prusse de pousser la France à la guerre. «Nous étions belliqueux il y a deux mois, disent-ils, nous sommes pacifiques aujourd’hui. » Ils osent affirmer que ceux qui étaient pacifiques il y a deux mois sont belliqueux aujourd’hui. Cette accusation est purement calomnieuse. L’été n’a pas rendu belliqueux les pacifiques du printemps dernier. Personne, ni directement ni par insinuation, n’a demandé que la France prît inconsidérément et tout à coup les armes contre la Prusse. Personne n’a voulu lancer la France « dans une partie mal engagée et mal préparée, » puisque partie il y a, et que tel est le noble mot dont des écrivains humanitaires désignent les sanglans caprices de la guerre. Nous n’avons fait que prendre acte des résultats de la guerre où vous avez joué le généreux rôle de parieurs. Vous vous ravisez aujourd’hui : la faute malencontreuse, dites-vous, a été de parier, il fallait prendre soi-même le jeu; il fallait que la France s’unît à la Prusse et à l’Italie pour accabler l’Autriche. Ces regrets après coup sont superbes. Il n’y a qu’un malheur, c’est qu’ils sont contradictoires. Si le gouvernement français se fût inspiré des conseils posthumes qu’on exprime, s’il fût sorti de la’ neutralité, s’il eût cru que l’honneur lui permît de prendre part à une triple alliance contre l’Autriche, il est incontestable que l’Autriche eût reculé devant une lutte si inégale, il est certain qu’il n’y eût pas eu de guerre. Or c’était avant tout la guerre que voulaient les furibonds illuminés aujourd’hui convertis à la paix, et leur espoir visible était que la France serait conduite par la force des choses à s’en mêler tôt ou tard.

Nous recevons d’un autre quartier des admonitions qui, pour n’être pas mieux fondées, sont cependant plus instructives. Celles-ci nous viennent de la presse anglaise et notamment du Times. Les résultats de la guerre d’Allemagne ont inspiré au grand journal anglais une véritable ivresse de gaîté. Depuis que la Prusse agrandie ou l’Allemagne unifiée lui montre au centre de l’Europe l’organisation d’un empire capable de balancer la puissance militaire de la France, le Times ne se tient pas de joie. C’est sur nous, sur les libéraux français, qui, après avoir blâmé la présente révolution dans ses causes, la déplorent dans ses premiers effets, que le Times verse les flots de sa gaillarde humeur. Le Constitutionnel s’est allié au Times avec une adorable candeur, pour reproduire dans notre langue cette satire enjouée, non pas des ambitions de la France, mais des plus étroites exigences de notre sécurité. L’ironique Anglais se répand en louanges plaisantes sur le désintéressement de la politique française; les traités de 1815, ce n’était pas pour elle-même que la France les haïssait, c’était par sympathie pour les peuples étrangers que ces traités avaient mutilés et opprimés. La France n’avait pour elle-même aucun sujet de s’en plaindre; on l’avait entourée de petits états bien vite dominés par son influence morale. La France sentait qu’elle n’avait aucun voisin capable de l’inquiéter, aucun qu’elle ne fût à même d’intimider à l’occasion. La France, par une sublime abnégation, a changé tout cela. Grâce à elle, les traités de 1815 ont cessé d’exister. De nouveaux arrangemens européens placent à côté d’elle deux nobles nations qui peuvent être des amies utiles, mais qui deviendraient aussi au besoin des ennemies redoutables. Dans sa prudence généreuse, la France s’est donné ces deux garde-fous. Quel motif de se plaindre ont donc les libéraux de notre école? Nous ne sommes pas des hommes raisonnables, nous sommes des déclamateurs. Le Times veut bien nous promettre la prédominance qui s’exerce par les arts, le goût, la mode; un mot de plus, et il allait nous garantir que nous ne serons jamais dépassés dans cette production élégante que le commerce appelle l’article de Paris! Ressuscitant M. Dupin, il nous rappelle au « chacun chez soi, » et tourne vers la gloire de vivre nos illusions disciplinées. Voilà comment le pacifique tant mieux d’Angleterre finit par tomber d’accord contre nous avec les pacifiques tant pis de l’Opinion nationale.

La philanthropie ahurie et larmoyante des uns, la bonhomie persiflante des autres ne réussiront point à donner le change sur les dispositions d’esprit avec lesquelles les patriotes vigilans ont abordé en France l’examen de l’état de choses créé par la guerre d’Allemagne. Il n’y a point eu place dans nos pensées pour les chimères, dans nos paroles pour la déclamation. Nous avons pris acte des choses telles qu’elles sont. Est-ce un fait, oui ou non, que la Prusse ait mis dans la dernière campagne sept cent mille hommes sous les armes? Est-ce un fait, oui ou non, que lorsqu’elle aura la direction de l’Allemagne septentrionale, elle sera capable de commencer une campagne avec plus d’un million d’hommes ? Est-ce un fait, oui ou non, que l’armée prussienne vient de révéler en ses chefs des qualités d’initiative et de science stratégique, dans les rangs des soldats une intelligence, un moral, une discipline, une solidité, qui commandent le respect à tous ceux qui comprennent ce que c’est que la force, la vertu et le talent militaire? Qui dira que la France peut assister à une pareille révélation avec un paresseux dédain, avec une indifférence imprévoyante? Tout ce que nous aimons de la France, tout ce qui en elle est digne d’admiration serait en péril le jour où notre force militaire cesserait d’être au moins l’égale de la première force militaire existant en Europe. Sur ce point, notre vigilance, notre émulation, notre application, ne peuvent s’endormir un seul jour. C’est en nous, rien qu’en nous que nous devons établir et maintenir sans relâche les garanties de notre sécurité extérieure. Il serait donc insensé et criminel de prétendre qu’en face de ce qui se passe en Allemagne la France n’ait rien à faire. Sans doute, c’est pour un grand nombre d’esprits, et nous l’avouons pour nous-mêmes, une pénible surprise que cette nécessité qui vient à l’improviste réveiller la sollicitude patriotique à l’endroit des choses militaires. Nous étions accoutumés à avoir meilleure idée de l’état de l’Europe; nous espérions que les soucis et les précautions militaires y devraient tenir de jour en jour moins de place : que peuvent des théories et des vœux contre les événemens et la force des choses? Les états de notre continent sont encore dans une situation complexe et grosse de nécessités contradictoires. Les questions d’organisation intérieure suivant les lois de la liberté moderne ne sont encore résolues nulle part d’une façon durable. Nous sommes convaincus que si la liberté était organisée partout en Europe ou du moins chez les grands peuples appelés à diriger notre civilisation, les intérêts de sécurité internationale seraient fixés pour tout le monde ; l’arbitrage pacifique serait l’organe unique de la liberté appliquée aux relations des peuples; les grands établissemens militaires n’auraient plus de raison d’être, et les élémens civils, comme il nous est déjà donné de l’entrevoir aux États-Unis, finiraient par suffire aux garanties défensives de l’indépendance des nations. Ce n’est point la faute des libéraux constans de l’Europe, si cet idéal est loin encore d’être conforme à l’état des faits. Les principes de la politique intérieure des états européens n’étant point encore assis sur la liberté et sur le gouvernement des peuples par les peuples, les relations internationales demeurent placées sous la vieille loi, la loi d’ancien régime, la loi d’arbitraire, de ruse et. de violence, qu’on appelle depuis des siècles la balance des forces ou l’équilibre européen. Partout et à chaque instant sur notre vieux continent, les principes de liberté viennent donc se heurter encore contre les questions de forces, il faut perpétuellement veiller au plus pressé, et malheureusement quand on a près de soi des potentats qui peuvent, par une volonté secrète et discrétionnaire, mouvoir et porter où ils veulent des masses armées, le plus pressé, c’est de se mettre et de se tenir toujours en état de leur résister et de les vaincre, c’est d’établir au-dessus de toutes les surprises et de tous les hasards les garanties de l’indépendance nationale. Si l’Allemagne se constitue sous un gouvernement qui ne pose pas des limites suffisantes au pouvoir royal et qui puisse tirer d’elle des armées inépuisables, il faut, avant tout, que la France étende, elle aussi, sa fécondité en soldats. La France a un autre moyen de défendre l’équilibre à son profit : c’est un franc retour aux pratiquais de la liberté, c’est l’ébranlement moral qu’elle communiquerait à toute l’Europe par la propagande des idées et la contagion de l’exemple. Il est permis d’affirmer à ce point de vue que le jour est proche où ce qui a été appelé métaphoriquement chez nous le couronnement de l’édifice sera, non plus le rêve de quelques libéraux élégiaques tels que nous, mais le devoir impérieusement tracé par le patriotisme. La France doit enfin travailler à se rallier d’abord les forces nouvelles qui viennent de se produire ou du moins à les contre-balancer, si elles lui devenaient contraires, par un système fédératif prudemment étudié et attentivement dirigé.

Le système fédératif de la France, voilà en ce moment quel doit être l’objet des méditations les plus graves. Combien ici le champ du possible est étroit! et que le choix des alliances est difficile! Il serait commode de pouvoir imiter l’Angleterre, de pouvoir se dégager de toute pensée d’alliance systématique, d’avoir de grands intérêts dans un autre hémisphère, de rester indiffèrent à cette Europe continentale où la barbarie côtoie encore la civilisation, où les choses neuves ont tant de peine à naître et à vivre, où les vieilles choses ont tant de peine à mourir. L’Angleterre a confessé par la bouche de ses nouveaux ministres l’exactitude du jugement que nous portons sur elle depuis longtemps : elle est plus asiatique, plus américaine, plus australienne qu’européenne. Elle ne nous donnera des signes de sollicitude et d’activité qu’à la prochaine explosion de la question d’Orient : jusque-là, il n’y faut point songer. La Russie! que pouvons-nous avoir de commun avec elle? Ses intérêts en Orient ne sont point analogues aux nôtres, la Pologne est entre elle et nous une cause latente de froideur; puis elle ne semble avoir aucune vitalité vraiment civilisatrice, elle reste dans une inertie antipathique à l’esprit moderne. L’Autriche non plus n’est guère une alliée désirable; au point de vue de la force, on ne sait trop ce qu’elle peut valoir encore après les désastres qu’elle vient de subir; au point de vue de la constitution intérieure, tout demeure chez elle à l’état confus et problématique. Il n’y a de sève, il en faut bien convenir, qu’en Prusse. Coïncidence étrange! la Prusse, qui devient pour nous la puissance la plus redoutable, est en même temps celle avec qui il nous importerait le plus de vivre en bonne intelligence, celle qui se rapprocherait le plus de nous par ses instincts et sa vigueur tout modernes. La Prusse, si elle sait s’assimiler ses conquêtes, est destinée à être désormais l’émule de la France, et cependant par sa culture scientifique, par son activité industrielle, par son indépendance d’esprit, par ses qualités militaires, il semble qu’elle devrait être la mieux préparée à tenir compagnie à la France dans le mouvement civilisateur de l’Europe.

Autant il importe de ne point se faire une idée trop petite des progrès que vient d’accomplir la Prusse, autant il importe aussi, à notre avis, de ne point compromettre par de mesquines jalousies et des prétentions vaniteuses les bons rapports que les circonstances ont créés entre elle et nous. Il serait bien plus utile d’obtenir d’elle des concessions modérées dans la réorganisation de l’Allemagne que de lui arracher avec effort quelques lambeaux de territoire pour raccommoder notre frontière de l’est. On est bien obligé de prendre son point de départ dans les faits accomplis quand on n’a point voulu prévenir les événemens, ou les conduire. Il y a lieu d’espérer que, malgré le fracas du succès, les idées de modération prévaudront dans les conseils de la cour de Berlin. C’était une habileté de Frédéric II de ne jamais prolonger les guerre au-delà des strictes nécessités de son intérêt, d’étonner le monde, et d’affliger souvent ses alliés par la brusquerie précipitée de ses traités de paix. La cour de Berlin, par la hâte qu’elle a eue à traiter avec l’Autriche, vient de nous montrer qu’elle n’a point perdu cette tradition. Il est une autre qualité de Frédéric que ses successeurs feraient bien d’imiter aussi. Personne n’était moins infatué que lui de ses succès; il ne se grisait d’aucune vanité charlatanesque; il n’a jamais eu la pensée de tricher avec la postérité. Après le récit de la brillante conquête de la Silésie, il rend un compte exact des causes de son triomphe avec une sincérité qu’on trouverait modeste, si l’affectation de la modestie n’était point au-dessous de ce rare et fort esprit. « Les conjonctures, dit-il, secondèrent surtout cette entreprise : il fallut que la France se laissât entraîner dans cette guerre, que la Russie fût attaquée par la Suède (à l’instigation de la France), que par timidité les Hanovriens et les Saxons restassent dans l’inaction, que les succès fussent non interrompus, et que le roi d’Angleterre, ennemi des Prussiens, devînt malgré lui l’instrument de leur agrandissement. » Si M. de Bismark et le roi de Prusse se livraient à l’examen des causes auxquelles ils ont dû leur succès, ils auraient à écrire un résumé à peu près semblable. Pour que leur entreprise réussît, il a fallu que l’Italie s’alliât à la Prusse, que la France ne fît aucune objection à cette alliance, et ainsi de suite dans le ton de la récapitulation de Frédéric. Avec cette perception claire de l’explication d’une bonne fortune, on se met en garde contre le ridicule de l’outrecuidance et le péril des prétentions exagérées. La cour de Berlin a donné une autre marque d’habileté en convoquant le parlement et en associant tout de suite la représentation du pays à l’œuvre nationale achevée par la diplomatie et par l’armée. A nos yeux, les passages les plus saillans du discours royal sont ceux où le souverain, reconnaissant les infractions commises par lui à la constitution, a demandé pour le passé un bill d’indemnité et a promis que, dans l’avenir, la constitution serait toujours respectée. Cet hommage rendu par le roi à la règle constitutionnelle et à la juste prérogative de la chambre n’est point, si l’on veut, une garantie absolue; ce serait pourtant avoir l’esprit trop chagrin que de refuser d’y voir un bon augure pour l’avenir des institutions libres. Au surplus la chambre n’a point tardé à montrer son indépendance opiniâtre. La chambre, en Prusse, nomme son président elle-même. Tout radieux de ses triomphes, M. de Bismark n’a pu cependant réussir à faire arriver son candidat à la présidence. La majorité a choisi son président dans les rangs du parti progressiste. Tout annonce donc que l’influence de la chambre représentative va grandir en Prusse; des optimistes vont même jusqu’à promettre que M. de Bismark ne tardera point à épouser les opinions libérales. Cette conversion de M. de Bismark serait la plus agréable des surprises qu’il aurait données au monde. Si ces présages favorables au libéralisme venaient à se réaliser, la Prusse, en matière de politique intérieure, prendrait sur nous une avance marquée; voilà surtout la supériorité pour laquelle nous lui porterions le plus d’envie.

Quand on en viendra à considérer la position de la Prusse au point de vue des intérêts fédératifs de la France, une question qui présentera un grand intérêt et qui devra être mûrement pesée sera celle des rapports nouveaux de la Prusse avec la Russie. Les changemens qui ont lieu en Allemagne ne peuvent manquer d’affecter considérablement la position de la Russie en Europe. Il serait possible que tout le système fédératif de la Russie en fût bouleversé. Qu’on y songe, c’est par ses alliances de famille contractées avec les dynasties régnantes des petites cours allemandes, c’est surtout par la fidélité avec laquelle la Prusse lui a été unie pendant un siècle, que la Russie avait pris la grande place qu’on l’a vue occuper dans les affaires de l’Europe centrale. Les médiations qui vont s’effectuer, celles qui se préparent pour l’avenir, enlèveront à la Russie la moitié de son terrain en Allemagne; l’agrandissement de la Prusse lui fait perdre l’autre. Sans doute l’union des dynasties restera étroite entre Berlin et Pétersbourg; mais, devenue plus forte, la Prusse sera plus indépendante et sera plus libre dans le choix des alliances : la cour de Pétersbourg ne trouvera plus en elle les mêmes prévenances et la même docilité. Il serait possible que la diplomatie russe laissât déjà percer son chagrin, qu’elle fit des efforts dans la prochaine réorganisation de l’Allemagne pour défendre la conservation des petites cours où l’empereur Nicolas distribuait les plaques russes avec tant de profusion; un premier antagonisme s’élèverait alors entre la Prusse et la Russie, dont il serait intéressant de surveiller les commencemens et les suites. Il est certain d’ailleurs que si la Russie ne fait aucun effort sur elle-même, que si elle n’élève pas le niveau de sa vie politique intérieure, que si elle ne donne au monde aucun signe de sa participation à la vie moderne, sa figure en Europe ira diminuant tous les jours, et elle ne sera plus, elle aussi, regardée que comme une puissance asiatique, mais d’une tout autre espèce que l’Angleterre.

Nous n’avons pas la pensée d’insister en ce moment sur les chances nouvelles du système fédératif européen. Nous ne voulons qu’indiquer un sujet d’études qui va s’imposer aux hommes d’état; nous ne saurions avoir la présomption d’en disserter prématurément et au pied levé. Dans l’appréciation des combinaisons que le nouvel ordre de choses pourra présenter, il faudra garder une mémoire exacte des leçons de l’histoire et se défendre des conceptions romanesques. On ne peut parler des alliances de la France et omettre l’Italie. Les Italiens sortent d’assez mauvaise humeur de la crise actuelle; la condition de la France, qui a moins qu’eux encore le droit d’être contente, devrait arrêter l’expression de leur chagrin. En dernier résultat, les Italiens, malgré le peu de bonheur qu’ils ont eu à la guerre de terre et de mer, obtiennent la Vénétie et achèvent leur unité territoriale. A vrai dire, le regret des Italiens est de ne point avoir gagné par des succès militaires les avantages qui leur échoient. Ils feront sagement d’en finir le plus tôt possible avec leurs regrets et leur dépit, et de ne point songer davantage au Tyrol, qu’ils ont été obligés d’évacuer après en avoir occupé la plus grande partie. Des matières plus sérieuses devraient attirer l’attention des hommes d’état italiens. Il y a par exemple dans la rédaction du prochain traité relatif à la cession de la Vénétie une question de forme qu’il y aurait intérêt à résoudre selon le désir des Italiens. Nous craignons que l’Autriche ne veuille recommencer à propos de la Vénétie ce qu’elle a pratiqué à Zurich pour la cession de la Lombardie; l’Autriche fit alors par un instrument cette cession à la France, qui par un autre instrument la transmit à l’Italie. Pourquoi l’Autriche voudrait-elle éviter encore aujourd’hui de se trouver directement en présence du cessionnaire réel, et se cacherait-elle avec une affectation puérile derrière un intermédiaire? Pourquoi ne se déciderait-elle pas enfin à conclure avec l’Italie une véritable paix? Ses peuples ont après tout des intérêts d’industrie et de commerce communs avec les intérêts des populations italiennes, et qui peut prédire d’ailleurs à Vienne que des nécessités futures n’obligeront jamais l’Autriche à se rapprocher de l’Italie? Par une opiniâtreté futile, la cour de Vienne en cette occurrence compromettrait peut-être d’importans intérêts. Il serait plus simple et plus digne que l’Autriche entrât en négociation directe avec l’Italie; si l’on tenait à maintenir le souvenir de la cession de la Vénétie à la France, on en ferait mention dans le préambule du traité. Si même l’on voulait marquer davantage l’intervention de la France, si l’on voulait retenir celle-ci parmi les contractans, pourquoi ne réunirait-on pas sur un seul et même document les trois signatures? Il y aurait bon sens et bonne grâce à l’Autriche de ne point s’entêter à ces vétilles et d’entrer rondement en affaires avec l’Italie. Pour ce qui concerne leurs affaires intérieures, nous ne doutons point que les Italiens n’y reviennent activement après la paix. Ils ont maugréé d’abord à l’occasion de l’armistice; cependant ils ont fini par y consentir avec une modération sensée. On avait craint que Garibaldi et les volontaires ne fissent des difficultés pour évacuer les parties du Tyrol qu’ils avaient occupées; Garibaldi a donné une grande preuve d’intelligence et de loyauté en invitant les volontaires à exécuter ponctuellement les ordres du gouvernement. Une fois la paix conclue, les Italiens se replieront enfin sur eux-mêmes, et se mettront sérieusement à l’œuvre de l’administration intérieure et de l’économie financière. Tout ce qui reste à faire maintenant pour assurer l’existence de l’Italie dépend des Italiens eux-mêmes. Nous avons confiance qu’ils ne décourageront point ceux qui n’ont point douté de leur avenir, et qu’ils auront à cœur de prouver au monde que ceux qui les ont moralement et matériellement aidés ont travaillé à une œuvre grande et féconde.

On n’ose guère parler de l’Espagne au milieu de la crise douloureuse que traverse ce pays, si singulièrement malheureux. On ne sait plus quels encouragemens donner aux administrations qui se succèdent, et qu’aucune disgrâce ne parvient à rebuter. On craindrait, si l’on se permettait de censurer les ministres, de voir tomber ces représentations désintéressées au milieu de quelque sédition violente suivie d’une répression féroce. L’Espagne a reculé jusqu’au dernier degré où un pays puisse tomber en fait de gouvernement intérieur. Sa constitution est suspendue, et, pour résister aux élémens de dissolution qui la consument, on n’emploie plus que l’extrême concentration de la force militaire. Quelques uns prédisent une explosion prochaine; d’autres, plus rassurans, prétendent que la situation matérielle s’améliore, et qu’on ne doit plus désespérer du rétablissement de l’ordre. Le mal qui depuis quelque temps envenime toutes les plaies de l’Espagne, c’est la misère causée en partie par des accidens matériels et aggravée par le mauvais gouvernement. On dit que l’Espagne va recevoir cette année un soulagement positif par l’abondance des récoltes, qui répandra quelque bien-être à l’intérieur et donnera lieu à des exportations profitables. On annonce que les impôts exigés par anticipation sont payés avec assez d’ensemble, et que le trésor ne tardera point à se trouver plus à l’aise. Si le général Narvaez et ses collaborateurs tirent l’Espagne de la pénible situation où elle se tord depuis deux ans, ils auront été les médecins heureux d’un cas désespéré, et auront des titres à la reconnaissance de leur pays.


E. FORCADE.

ESSAIS ET NOTICES.

LETTRE AU DIRECTEUR DE LA REVUE.

Monsieur,

La Revue n’avait certes pas mesuré étroitement l’espace à M. Feuillet de Couches en vue de sa réponse à mes objections contre l’authenticité des lettres de Marie-Antoinette et de Louis XVI. Nulle parole ayant trait aux doutes ici exprimés ne lui avait été refusée; il s’était donné librement toute carrière, et, si quelqu’un s’en est plaint, ce n’est pas moi. Les cinquante-sept pages de la Revue ne lui ont cependant pas suffi; il lui a plu de les réimprimer avec de nombreux remaniemens et d’importantes additions. pour nous fort imprévues. Ce factum remanié sert d’introduction à son quatrième volume, publié récemment, et il en a fait de plus un tirage à part, qu’il distribue, probablement sans la réplique. Ses nouveaux argumens et son procédé me forcent, bien malgré moi, à reprendre la plume.

En tête de cette introduction, je lis tout d’abord une épigraphe à laquelle l’auteur paraît se complaire, car ce n’est pas la première fois qu’il en fait usage. « Sur ma vie, dit un des personnages de Shakspeare, ceci est bien l’écriture de mylady; voilà bien ses C, ses U, ses T. C’est assurément, sans conteste possible, sa propre main. » — Bien trouvé ! se sera dit M. Feuillet, bonne devise à inscrire sur mon drapeau! — Grotesque méprise, lui répondra-t-on, et de fort mauvais augure. Malvolio, qui parle de la sorte dans cette amusante comédie de Shakspeare, la Douzième Nuit, est une manière de chambellan qui veut plaire à Olivia, sa souveraine, et se croit en faveur; mais la lettre sur laquelle il s’exclame est, ne le voyez-vous pas? une lettre fabriquée. Allez au dénoûment; lisez la dernière scène : « Alas! Malvolio, Ihis is not my writing, dit Olivia; hélas! Malvolio, ce n’est pas là mon écriture, quoique, je l’avoue, on l’ait assez bien imitée. Ah! pauvre homme, comme on s’est moqué de vous! Alas ! poor fool, how hâve they baffled thee ! » N’est-ce pas ainsi que parlerait Marie-Antoinette elle-même, dites-moi, si on lui montrait écrite de son écriture cette lettre à Mercy qu’elle avait confiée, comme trop dangereuse, à une autre main et qu’un de nos collectionneurs croit avoir autographe[1]? N’est-ce pas ainsi qu’elle répondrait à la vue de tant de lettres qu’on lui attribue, qu’elle n’a jamais écrites, et qui lui offriraient, quoique datées de 1770 à 1780, le caractère d’écriture qu’elle devait avoir seulement dans la seconde moitié de sa vie. Elle dirait du collectionneur, avec la comtesse Olivia : « He hath been most notoriously abus’d; il a été très manifestement trompé. »

M. Feuillet pourrait mieux que personne, s’il y mettait un peu de complaisance, nous éclairer et s’éclairer lui-même sur tout cela-, mais on dirait qu’il prend plaisir à s’envelopper de nuages. Que penser par exemple de la réponse qu’il nous donne enfin, dans son introduction récente, au sujet d’un prétendu cahier de lettres de l’archiduchesse dauphine ou reine de France à sa mère et à ses sœurs, lettres par lui copiées, assure-t-il, aux archives impériales de Vienne ? Je lui avais dit publiquement que son indication était obscure ou incomplète ou erronée, puisqu’on m’avait affirmé des archives de Vienne qu’on n’y possédait pas et qu’on n’y avait pas connu un tel cahier. Voici qu’après un long silence M. Feuillet déclare tout crûment qu’un pareil témoignage ne peut pas venir des archives elles-mêmes, « à coup sûr. » On jugera de l’absolue nécessité que sa déclaration m’impose de lui dire que c’est de M. d’Arneth lui-même, sous-directeur des archives impériales, que je tiens cette assurance : il faut absolument qu’il la prenne au sérieux. M. d’Arneth m’a écrit de Vienne, en date du 7 septembre dernier : « Il n’existe pas, ni aux archives de l’état d’Autriche, ni à la bibliothèque particulière de l’empereur, ni, à ce que je sache, autre part à Vienne un cahier de lettres de la reine, excepté la correspondance que j’ai publiée. Je ne sais pas ce que M. Feuillet a en vue ; » et en date du 14 décembre : « Je m’empresse de vous autoriser, monsieur, à dire ou écrire ou faire imprimer que vous vous êtes adressé à moi pour savoir s’il existe aux archives impériales, à Vienne, un cahier de lettres de l’archiduchesse ou dauphine, et que je vous ai répondu qu’il n’y en a absolument pas, excepté la correspondance avec le comte de Mercy, dont la plus grande partie a été communiquée à M. Feuillet de Couches pendant sa présence ici en 1852 et 1854. »

Il est vrai que M. Feuillet a réponse à tout : « Quoi ! s’écrie-t-il d’un ton indigné, je n’aurais pu dire un cahier parce que ce n’était plus qu’un cahier défait et décousu ! » Et de ce même ton avec lequel il vous dit ailleurs : « Étudions en honnêtes gens, » il ajoute ici : « Cessons toutes ces mauvaises querelles et ne jouons pas sur les mots pour faire du bel esprit critique. » A merveille ! mais, en accusant les autres de jouer sur les mots, apparemment M. Feuillet veut rire : c’est son raisonnement qui est décousu, et il nous prête ainsi sans scrupule une mauvaise foi qui serait insigne. Notre affirmation ne porte pas sur l’état actuel du prétendu cahier : nous lui disons que la collection de lettres de Marie-Antoinette à sa mère et à ses sœurs, écrites, suivant lui, de la main de l’abbé de Vermond, et qu’il affirme avoir copiées dans les archives de Vienne, n’existe pas et est absolument inconnue, comme n’ayant donc jamais existé, dans ces mêmes archives.

Après cela, je sais bien que M. Feuillet n’admet pas comme paroles d’évangile, — c’est bien son droit, — les témoignages d’archivistes. Voyez-le malmener M. de Sybel, qui lui demande compte de certains billets de Marie-Antoinette à Mercy, billets de quelques lignes indifférentes, pour donner rendez-vous, pour dire qu’on sera seule à telle heure, autographes à Vienne et encore autographes chez M. d’Hunolstein, comme s’il était concevable que Marie-Antoinette les eût écrits identiquement deux fois. On demande à M. Feuillet de Couches pourquoi il ne les a pas insérés dans son recueil, lui qui les a copiés à Vienne, suivant une note des archivistes, confirmée par M. d’Arneth dans la lettre du 14 décembre citée plus haut. Il répond qu’il ne sait à quel propos on lui parle de ces pièces, qu’elles ne lui ont jamais été communiquées et qu’il ne les a connues, comme toutes les lettres de la reine à sa mère et à ses sœurs en la possession de M. d’Hunolstein, que par la publication de ce dernier. — A quel propos on parle de tels détails à M. Feuillet, je peux le lui dire, et il comprendra tout de suite qu’ils ont leur gravité dans la discussion présente. On soutient que les prétendus autographes possédés par M. d’Hunolstein ont été fabriqués, le fabricateur ayant eu connaissance des vrais textes, et il s’agit de démontrer comment cela aurait pu se faire. S’il est prouvé que M. Feuillet a copié ces textes, certes cela n’importe pas directement, mais cela prouve du moins que les originaux ne sont pas restés secrets; des copies en ont pu être communiquées ou dérobées même. M. Feuillet peut avoir perdu et puis oublié les siennes; mais un habile fabricateur peut les avoir trouvées : ainsi s’expliquerait une fabrication devenue facile. — Notez qu’il en va de même pour l’unique lettre authentique parmi celles de Marie-Antoinette à sa mère que donne M. Feuillet, et pour une lettre à Gustave III du 26 février 1776. M. Feuillet a connu des copies seulement de ces deux pièces. Il produit un fac-similé de la première qu’il a certainement tort de croire authentique. M. d’Hunolstein croit posséder un original de la seconde; mais, outre que l’on comprendrait difficilement cette lettre écrite deux fois par la reine, l’original incontestable qui est aux archives des affaires étrangères de Stockholm offre un caractère d’écriture différent. L’un et l’autre collectionneur auront acheté des pièces fabriquées, la seconde après 1841, d’après des copies qui, nous le savons, ont été vues et ont pu circuler. Où et comment ils ont acheté, cela n’est pas notre affaire; nous étions tenu seulement à démontrer, en présence de dénégations obstinées, comment la fabrication de faux autographes reproduisant des lettres authentiques avait été possible.

Quelles autres nouveautés contient la récente introduction de M. Feuillet ? J’y remarque une lacune fâcheuse. On peut se rappeler que, pour défendre l’authenticité d’une certaine lettre de Louis XVI sur une représentation de l’Iphigénie en Aulide, il alléguait une lettre de Gluck attestant que le roi, contre toute vraisemblance, était présent. Pourquoi n’avoir pas pris le temps, en vue d’une publication dont on était maître, de se procurer le texte de cette lettre avec les preuves d’authenticité ? Elle est, nous disait-on, chez un curieux de Londres ; ce n’est pas là une distance infranchissable ; la peine eût été mince, et nous eussions été heureux de rendre justice à une démonstration non équivoque.

Je n’insisterai pas sur un nouvel exemple du procédé qu’on a déjà vu appliqué à la lettre devenue presque célèbre sur la Dubarry. On se rappelle les trois successives et surprenantes découvertes que M. Feuillet avait su faire dans le malheureux texte de sa minute autographe ; on a ici quelque chose de semblable. Une certaine lettre sur Mme Elisabeth, où le fabricateur avait eu le tort de faire allusion à trois ou quatre faits différens, — tort grave, qui multiplie les occasions de désaccord avec les mille circonstances de la réalité, — avait été placée par nos éditeurs en 1778 parce qu’elle paraissait faire mention du voyage de Joseph II en France, effectué en 1777. Beaucoup d’objections s’étant élevées contre cette date, M. Feuillet s’est rendu, et il découvre aujourd’hui, « sous une rature, dans le brouillon, » ces mots qu’il n’avait pas soupçonnés jusqu’alors : « d’après Maximilien ! » Et, grâce à la nouvelle lecture, la lettre, faisant apparemment allusion au voyage de l’archiduc Maximilien en France, peut désormais être placée à la date de 1775, que d’autres circonstances par elle mentionnées réclamaient. — Voilà, pour le dire en passant, ce qui encourage à faire des objections à M. Feuillet ; comme ses textes ne sont pas le moins du monde fixés et que ses « minutes autographes » peuvent se prêter à de notables différences avec les originaux de M. d’Hunolstein, on ne doit jamais désespérer de se trouver quelque jour d’accord avec lui.

Les autres argumens de sa récente réponse nous étaient déjà connus. On retrouve ici la naïve excuse de ces innocentes coquilles du premier tirage si heureusement corrigées dans le second. On retrouve surtout la triomphante histoire de ces secrétaires de la main que M. Feuillet paraît connaître de si près, et sur lesquels il aurait certainement encore d’autres confidences à nous faire. Son introduction ne nous offre plus après cela d’autre nouveauté, j’ai regret à le dire, qu’un plus grand nombre d’insinuations dont il aurait dû s’abstenir. La moindre est que je n’ai donné ici qu’un « manifeste collectif» auquel j’ai mis mon nom. Je saisis bien volontiers l’occasion qu’il m’offre de répéter que je ne prétends pas m’attribuer le seul mérite dans le travail de critique qui a servi à démontrer plusieurs sortes d’erreurs : M. Scherer avait exprimé les premiers doutes, et M. de Sybel avait donné, avec un talent incontestable, une démonstration qui, pour les esprits attentifs, avait commencé de décider la question. Je ne réclame d’autre mérite que celui d’avoir entrepris à mes risques et périls, sur un point qui intéresse notre histoire nationale, un examen sérieux et indépendant, avec la ferme volonté, si j’arrivais à une entière conviction, d’apporter cet hommage sincère à la vérité, de quelque côté qu’elle m’apparût. À entendre M. Feuillet, nous nous appelons légion. Il y a du vrai en ce sens que beaucoup d’esprits désormais sont persuadés, comme nous, qu’il s’obstine dans l’erreur. — M. Feuillet me paraît mal raisonner quand il me reproche, ainsi qu’à M. de Sybel, de n’avoir pas été voir ses prétendus autographes. Il nous suffisait d’avoir vu ceux de M. le comte d’Hunolstein, qui joint une exquise bienveillance à la noblesse de sentimens ; nous savions de reste que les minutes n’étaient pas d’une autre écriture. Je déclare d’ailleurs, pour ma part, que je ne suis point expert en autographes : c’est d’après les raisons morales, historiques, littéraires, que je suis arrivé à la certitude ; les argumens extérieurs, quelque éclatante démonstration qu’ils m’aient pu fournir ensuite, ne me sont arrivés que par surcroit et comme un excellent appoint. M. Feuillet trouvera, je l’espère, mon explication fort naturelle : il n’y avait pas là matière à tant de points d’exclamation.

Les reproches de malveillance, de jalousie, de « tactique pitoyable, » vont de pair avec celui de s’être rangé du côté de l’étranger contre un recueil « national. » Ne dirait-on pas qu’il faut croire aux autographes de M. Feuillet sous peine de haute trahison ? Tout au moins vous êtes, en ce cas, un démagogue et, peu s’en faut, un buveur de sang. M. Louis Blanc, publiquement consulté par un journal anglais, déclare-t-il qu’il croit fausses les lettres discutées, on lui répond : « Mon recueil dérange les idées préconçues par l’écrivain, je le soupçonne, » et on reprend cette même thèse, par voie d’insinuation, contre ces critiques français « importunés de ce qu’on relève une reine ; » à quatre lignes de là, on a nommé en toutes lettres Marat, Chaumette, Hébert, et, quand j’ai pris à partie ceux qui ont appelé « période de l’expiation » le temps de la captivité, du procès et de la mort, quand j’ai dit que, s’il y avait eu une expiation, elle avait été acceptée par le roi et la reine non-seulement pour effacer par une humble obéissance à la pensée chrétienne toutes les fautes personnelles, mais pour payer encore par la vertu du sacrifice et du martyre tant de fautes commises par d’autres dans le passé, on ne craint pas de m’imputer la pensée et l’expression mêmes que je combats. — M. Feuillet de Couches s’est permis de prononcer l’accusation d’« outrecuidance dont il faut enfin faire justice » (page CXIII de son introduction) et d’insinuer celle de déloyauté (page CXVIII). Il n’y a point à s’en irriter, au contraire, car décidément il était à propos que de telles paroles eussent une fois place dans ce débat: elles iront à leur juste adresse et y resteront.

Pour achever de préférence par ce qui touche au fond même de la question, nous répétons que toutes les lettres de Marie-Antoinette à sa mûre et à ses sœurs contenues dans les deux recueils de M. d’Hunolstein et de M. Feuillet nous paraissent, sauf deux, évidemment fausses. Toutes les lettres, de la reine ou du roi, que M. Feuillet tire de son cabinet ou d’autres collections privées, ou bien du cahier de Vienne, sans autre indication de provenance, — et nous comptons dans ce nombre, à ne prendre que son premier volume, une trentaine de lettres de Marie-Antoinette et une cinquantaine de Louis XVI, — deviennent suspectes. Nous ne prétendons pas que tout y soit à rejeter; mais un bon nombre de ces pièces sont évidemment fausses, et par conséquent l’historien ne peut se servir d’aucune sans une recherche sérieuse d’authenticité. Il ne faut pas dire qu’il n’y a en tout ceci qu’un doute sur quelques documens de peu d’importance, et que nous faisons beaucoup de bruit pour rien, car les lettres contestées sont précisément celles des nouveaux recueils qui ont attiré le plus vivement l’attention et qu’on a presque uniquement citées; faire du bruit pour rien, c’est annoncer une révélation et ne pouvoir maintenir ce qu’on publie. Il ne faut pas dire non plus qu’il n’y a en tout ceci qu’une question d’authenticité matérielle, qui ne touche pas une autre question supérieure et toute morale. Ce reproche irait mal avec celui de faire injure à un souvenir digne de tout respect. Nous avons la conscience d’avoir servi cette mémoire en même temps que nous servions la cause de la vérité historique. Les fausses lettres, modelées sur des gazettes de cour et sur des mémoires incomplets ou erronés, prêtaient à la reine un langage auquel on pouvait se tromper avant les publications de M. d’Arneth, mais dont on a bientôt vu l’étrange contraste avec l’accent toujours digne et élevé que lui inspire dans la vraie correspondance le sentiment de sa naissance et de son rang. Pour tout dire en un mot, la mémoire de Marie-Antoinette n’a besoin, pour meilleur hommage, que de la pure vérité; ceux-là le lui refusent qui persistent à écouter des flatteries apocryphes


A. GEFFROY.


F. BULOZ.

  1. M. Feuillet lui-même vient de publier dans son 4e volume la lettre de Fersen à Gustave III du 1er janvier 1792, avec laquelle, comme je l’ai montré, on a évidemment fabriqué une et même deux lettres de la reine; chacun peut s’en convaincre maintenant par une comparaison soit de cette pièce, soit de la lettre du 7 décembre 1791 dans le recueil d’Hunolstein, avec la vraie lettre à Mercy, donnée par M. d’Arneth en son second volume, à la date du 16 décembre 1791.