Chronique de la quinzaine - 14 août 1853

Chronique no 512
14 août 1853


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 août 1853.

Si les apparences ne sont point trompeuses, si de ce tourbillon d’incidens contradictoires et d’efforts confus il ne sort rien qui vienne encore déconcerter les provisions, l’Europe peut se croire sur le point, d’être déchargée d’un grand poids ; elle semble toucher au terme des incertitudes et des perplexités de ces derniers mois au sujet de la crise d’Orient, et ce terme, ce sera la paix. Il y a deux mois comme aujourd’hui, on croyait sans doute à la paix : on y croyait, parce qu’on la voulait ; on la voyait même, il faut le dire, là où la Russie ne semblait pas prendre un grand souci de la mettre ; mais en définitive, entre des prétentions aussi nettement avouées que celles du tsar et une résistance aussi légitime, aussi fermement appuyée que celle de la Porte Ottomane, le difficile était de savoir comment on parviendrait à trouver un moyen de conciliation : on était dans un labyrinthe dont on n’apercevait pas l’issue. Aujourd’hui c’est cette issue qui commence à se dévoiler. La Russie a poursuivi son invasion dans les principautés moldo-valaques avec toutes les apparences d’une conquête réelle, au point même de rompre le dernier lien de ces provinces avec le sultan. La Turquie a continué ses armemens, les flottes de l’Angleterre et de la France sont restées à Besika, et pendant ce temps la diplomatie a fait son œuvre, elle a renoué les fils rompus des négociations. C’est dans une conférence diplomatique tenue à Vienne, et où étaient représentées les quatre grandes puissances occidentales, qu’a été préparé un projet de transaction destiné à mettre un terme à ces tristes complications. Le plan de la conférence de Vienne a dû être immédiatement soumis au tsar et au sultan. Il n’y avait plus que deux choses à savoir, d’abord si la transaction serait acceptée par la Russie et par la Turquie, ensuite quels sont les termes mêmes de cet arrangement. Quant à l’acceptation, il s’est déjà confirmé qu’elle avait eu lieu, et elle ne pouvait guère être douteuse. Quelque intérêt propre que l’Autriche et la Prusse aient à dans cette affaire, leur coopération au projet de Vienne garantissait d’avance évidemment qu’il ne serait proposé à l’empereur Nicolas rien que de très acceptable pour lui, et d’un autre côté la France et l’Angleterre étaient assez engagées en faveur de la Turquie pour que le divan dût se rendre aux conséquences de leur intervention pacificatrice. Quant à l’arrangement en lui-même, dont la diplomatie n’a point révélé le secret, les circonstances disent ce qu’il peut être : il ne peut avoir pour but que de concilier quelque déclaration nouvelle en faveur de l’indépendance de l’empire ottoman avec une certaine satisfaction donnée, aux prétentions récemment émises par la Russie. Il y a seulement une différence, c’est qu’une déclaration de plus ou de moins sur l’intégrité de la Turquie ne résout malheureusement rien en présence de la force invincible des choses, tandis que le résultat le plus clair, le plus réel, le plus effectif de cette crise, c’est la satisfaction nouvelle que recevra la Russie, même sous une forme et dans une mesure moins décisives que ce qui était d’abord dans ses prétentions.

Cela ne veut point dire que la conférence de Vienne n’ait pas répondu au vœu public en facilitant une transaction, en travaillant au maintien de la paix ; cela veut dire qu’il n’y a plus à se méprendre, et qu’il est encore moins possible, de s’endormir sur un aussi laborieux et aussi fragile succès. Ce serait sans doute la plus étrange illusion de croire que le prestige du droit, que l’alliance de la France et de l’Angleterre, que l’accord plus unanime des puissances de l’Occident dans un intérêt européen, que rien de tout cela ait eu pour effet de modifier en quoi que ce soit la politique russe. Obtenir, en fin de compte, ce qui était à peu près offert dès les premiers jours, c’est peu de chose pour le tsar, dira-t-on ; — oui, sans doute, mais ce peu de chose est l’attestation nouvelle de sa politique en ce qui regarde l’Orient. Il y a un autre résultat encore, c’est que pendant cinq mois la Russie a tenu les gouvernemens et les peuples en suspens ; pendant cinq mois, elle a troublé tous les intérêts de ses ultimatums et de ses appareils militaires, elle s’est fait une arme de tous les fanatismes religieux et de tous les instincts d’ambition nationale habilement surexcités ; elle a attaché un prix singulière prouver que nul appui ne pouvait soustraire la Turquie aux démonstrations de sa puissance, et au milieu de cette crise créée par elle, entretenue et prolongée par elle pendant cinq mois, elle a été en quelque sorte l’arbitre de la paix publique sur le continent : c’était assez pour une fois, et quoi qu’on en dise, c’est déjà trop pour l’Occident. Maintenant l’Europe aura donc la paix, — c’est à quoi elle aspire, parce que la paix est un bien universel, parce qu’elle est dans l’intérêt de la civilisation et de la tranquillité intérieure de tous les pays, parce que sans elle cet immense travail de commerce et d’industrie qui se poursuit partout deviendrait une occasion d’effrayantes catastrophes, parce que c’est une nécessité pour l’Angleterre d’avoir ses approvisionnemens libres dans la Mer-Noire ; mais cela même suffit pour jeter une lumière de plus sur la nature du spectacle qui vient de s’offrir au monde, pour montrer ce qu’il y a de profondément distinct entre l’intérêt européen et la politique russe, — l’Europe prenant la paix pour but, pour objet de ses constans efforts, faisant même des sacrifices pour y arriver, — la Russie marchant droit aux conséquences extrêmes d’une politique traditionnelle d’agrandissement. La moralité de cette crise en un mot, c’est d’éclairer d’un jour nouveau cette question orientale qui préoccupe depuis si longtemps les esprits et qui n’est point finie, qui reste au contraire comme un aliment de complications sans cesse renaissantes, jusqu’au moment où il faudra que l’Europe se sonde pour prendre un parti.

Quelque certaine que soit devenue pour le moment une solution pacifique, il est évident, en effet, que la question d’Orient ne fait qu’entrer dans une phase nouvelle, ou sinon complètement nouvelle, du moins plus nette, plus tranchée, plus débarrassée d’élémens étrangers, et à ce point de vue, la dernière crise a une bien autre portée que la crise de 1840. De quoi s’agissait-il donc à cette époque ? Il s’agissait de savoir si un vassal du grand-seigneur aurait quelques territoires, quelques villes de plus ou de moins sous sa dépendance : s’il les aurait à titre viager ou à titre héréditaire. La politique française eut-elle réussi, les événemens ont bien prouvé que ce n’était point une combinaison menaçante pour l’avenir de l’empire ottoman, parce qu’elle le tenait au génie d’un homme, génie lui-même assez douteux. Quant à s’en prendre à la France comme à l’ennemie de l’intégrité de la Turquie, il est surabondamment démontré que, si cela était habile, de la part de la Russie, il y avait de la part de l’Angleterre une puérilité d’antagonisme peu digne d’un tel peuple. On pourrait dire aujourd’hui que c’était une question détournée de son sens, complètement obscurcie par des considérations étrangères. La véritable question d’Orient, c’est celle dont la crise présente vient de mettre à nu le caractère, et ce caractère permanent, profond, c’est d’être une lutte, — au point de vue religieux, entre l’église grecque orientale et le catholicisme occidental, — au point de vue politique, entre l’Europe et la Russie. C’est là toute la question sous son double aspect, (elle que les récens événemens l’ont posée et la laissent encore, telle qu’elle ressort des faits, des traditions de l’histoire, de toutes les données de la politique moderne. Si quelque chose peut rendre cette vérité palpable, c’est l’exposé substantiel et instructif qu’un homme compétent, M. César Famin, vient de consacrer aux affaires orientales sous le titre d’Histoire de la rivalité et du protectorat des églises chrétiennes en Orient. Ce ne sont point des déclamations ou des conjectures, ce sont des documens qui montrent l’enchaînement de ces deux ordres de faits, — les faits religieux et les faits politiques : d’un côté, la lutte des églises sur cet illustre et séculaire champ de bataille des lieux saints ; de l’autre, le travail obstiné de la Russie. Quels sont donc, les grands traits de cette histoire ? La vigueur primitive de l’islamisme va en s’épuisant, la décadence de l’empire ottoman, une fois commencée, se précipite ; la lutte religieuse des églises, inaugurée au berceau même du christianisme, se poursuit de siècle en siècle, et se résout en défaites successives pour l’élise latine, en progrès croissans pour l’église grecque ; l’influente politique occidentale se retire, soit par l’oubli des traditions, soit par suite des commotions du continent, et tandis que ces faits se développent, survient la Russie, qui se fraie un chemin vers la Mer-Noire et le Bosphore par la guerre ou par les traités, par la diplomatie ou par la force, pour finir par prétendre résumer en elle la prépondérance religieuse et la prépondérance politique, — toutes les deux également menaçantes pour l’Europe.

Quand nous parlons de la marche ascendante de l’église grecque et de ses ambitions nouvelles, ce n’est point un fait imprévu ; bien des esprits s’en préoccupent depuis longtemps déjà, et pour ceux qui attachent quelque prix à ces symptômes, il y avait assurément un singulier intérêt dans des pages que publiait cette Revue même il y a quelques années, et qui émanaient d’un des hommes les plus remarquables de la Russie[1]. L’auteur n’arrivait à rien moins qu’à annoncer la future absorption de l’église romaine dans l’église grecque, et, en parlant du voyage de l’empereur Nicolas à Rome en 1846, il signalait comme un fait providentiel le retour de « l’empereur orthodoxe » au berceau des apôtres après plusieurs siècles d’absence. C’est le dernier mot de cette marche ascendante dont nous parlons. C’est ce qui fait que la question des lieux saints, tout obscure qu’elle soit, n’est point pour cela une question secondaire. S’il ne s’agissait que de quelques sanctuaires et de quelques pauvres religieux se disputant les lieux où se sont accomplis les mystères du christianisme naissant, il est bien des esprits forts en politique qui n’y attacheraient qu’une médiocre importance ; mais en réalité, sous une forme religieuse, c’est l’image de la grande querelle qui divise aujourd’hui le monde. Cette histoire des lieux saints, telle que l’écrit M. Famin avec un zèle d’exactitude et de critique des plus attentifs, est même tout un drame curieux où se retrouvent tous les élémens de ce qui est devenu la question d’Orient. Que voit-on en effet ? Pendant des siècles, les Latins et les Grecs se disputent la possession et la garde de ce qu’on nomme les lieux saints de Jérusalem. Les Latins soutiennent la lutte le mieux qu’ils peuvent, ils ont pour eux l’incontestable antériorité de la possession, le droit confirmé par des actes nombreux ; les Grecs ont pour eux l’obstination, la ruse, souvent la violence ; chaque sanctuaire devient un champ de bataille. Entre les deux se tient le pouvoir turc, qui crée le plus étrange système d’équilibre et rançonne les uns et les autres en leur accordant ou en leur retirant successivement des privilèges toujours payés à prix d’argent. C’est de la nécessité de garantir le droit des Latins qu’est né le protectorat religieux de la France, formellement reconnu par les sultans et définitivement, consacré dans la dernière, capitulation de 1740. Tant que l’influence de la France s’est fait sentir, les Latins ont pu lutter sans un désavantage trop marqué ; l’intervention des agens diplomatiques français arrivait à temps pour les rétablir dans leurs droits. À mesure que l’influence de la France est devenue inefficace, ils ont perdu du terrain sans pouvoir le regagner, si bien que, de défaite en défaite, ils se sont trouvés successivement dépossédés de la plupart des sanctuaires sur lesquels ils avaient un droit reconnu. Lorsque, récemment cette question s’est réveillée, à quoi prétendait le gouvernement français ? Il ne demandait même pas l’exécution complète des stipulations du dernier siècle, qui fixaient le nombre des sanctuaires dévolus aux catholiques ; ses réclamations, accueillies d’ailleurs en partie, étaient infiniment plus modérées. Mais alors l’église grecque, héritière des pertes de l’église latine, avait eu le temps d’asseoir son ascendant, et derrière elle apparaissait la Russie, dont le protectorat, sous prétexte de couvrir la religion grecque, ne tendait à rien moins qu’à se substituer à la souveraineté du sultan. C’est ainsi que sous une forme religieuse, comme nous le disions, cette affaire des lieux saints n’est qu’une image de la querelle qui vient d’agiter l’Europe. Les Anglais à l’origine ont traité légèrement les réclamations de la France au sujet des sanctuaires de Jérusalem, ils se sont réveillés le lendemain en face de la question d’Orient dans sa redoutable gravité ; ils n’avaient point aperçu que le protectorat français n’avait rien d’exclusivement propre à notre pays, qu’il ne faisait que représenter en Orient l’influence occidentale dans son expression traditionnelle la plus élevée.

Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que de toutes les nations que les événemens ont amenées à étendre leur action protectrice sur les chrétiens d’Orient, c’est la dernière venue, qui tend à pousser à son degré le plus extrême l’interprétation de ce droit de protection. À quoi cela tient-il ? C’est qu’au fond, il faut le dire, ce n’est plus ici une considération religieuse, c’est une considération politique ; c’est le développement même de la Russie qui suit son cours et marche au même but par des voies diverses depuis un siècle, et c’est là l’autre face de la question orientale. Sans vouloir méconnaître les qualités du peuple russe et du chef qui sert si bien ses aspirations, il est permis de croire que la religion est pour la Russie un grand levier politique, un puissant instrument de grandeur nationale. Constantinople est la métropole de la foi grecque, Sainte-Sophie attend le retour de l’empereur orthodoxe, soit ; mais Constantinople tient aussi les clés de la Méditerranée et de la Mer-Noire. Les chrétiens grecs orientaux ont besoin d’une protection efficace, soit encore ; mais ces chrétiens sont au nombre de onze millions, répandus dans les provinces fertiles d’un vaste empire que la Russie est occupée à démembrer et à ébranler depuis cent ans périodiquement, sinon pour le remplacer d’une manière définitive, tout au moins pour l’asservir à son influence, ainsi que le confessait M. de Nesselrode dans sa note de 1830. Il y aurait d’ailleurs une question à se poser, c’est celle de savoir si ces traités mêmes qu’invoque la Russie justifient ses prétentions actuelles. Nous ne savons quelle est la portée réelle de l’arrangement qui vient d’être conclu. Ce qui n’est point douteux, c’est que le traité de Kainardgi ne peut évidemment contenir le germe d’un protectorat aussi étendu que celui auquel l’empereur Nicolas aspire, et auquel il ne renonce pas sans doute, quel que soit le résultat des négociations récentes. Il y a peu de temps encore, le cabinet de Saint-Pétersbourg rappelait, pour la justification de sa politique, que lors de la constitution de la Grèce, l’ambassadeur français, au nom de son gouvernement, avait fait au chef du jeune royaume hellénique l’abandon du droit de protection de la France sur les chrétiens de cette portion de l’empire ottoman : d’où il concluait que la protection de la France s’étendait dès lors aux sujets mêmes du sultan. C’était tomber dans une erreur singulière, ainsi que le constate M. Famin. Ce n’était nullement comme sujets du sultan que les chrétiens de la Grèce étaient protégés, mais bien comme dépendant de la France ; c’est le titre qui leur avait été donné lorsqu’à une époque antérieure, Venise avait cédé aux rois de France son droit de protection sur les chrétiens de cette partie de la Turquie. Que reste-t-il donc en écartant les prétextes et les subterfuges de l’ambition russe ? Il reste ce fait malheureusement trop certain, c’est qu’au point de vue religieux comme au point de vue politique, — et à vrai dire les deux se confondent ici, — il y a entre la Russie et l’Europe un antagonisme permanent dont l’Orient est le champ de bataille.

Telles sont quelques-unes des lumières utiles contenues dans le livre de M. César Famin, qui montre la question d’Orient sous son double aspect en racontant la singulière et confuse histoire des lieux saints et l’histoire diplomatique des diverses puissances de l’Europe dans leurs rapports avec l’empire ottoman. Cette histoire diplomatique, elle se résume, presque dans un fait, l’agrandissement de la Russie en Orient. Il fut cependant un temps où le nom de la France était environné d’un souverain prestige, dans ces contrées. C’est à l’abri de son pavillon que les vaisseaux de la plupart des nations européennes se hasardaient dans les mers du Levant, et l’influence de la France était d’autant plus grande qu’elle était désintéressée ; les pèlerins comme les marchands trouvaient en elle un appui ; une sorte de protectorat universel lui était décerné. Aujourd’hui encore, par un reste de ces traditions anciennes, la religion chrétienne n’a point cessé d’être aux yeux des musulmans la religion des Francs, comme pour prouver à quel point le nom de notre pays est demeuré le symbole de la civilisation. Ainsi que nous le disions, l’ascendant de la France n’avait rien d’exclusif, c’était l’expression la plus élevée de l’influence occidentale couvrant de son abri la religion, le commerce de toutes les nations. Comment cette influence a-t-elle cessé de s’exercer ? C’est là l’œuvre des règnes corrompus du XVIIIe siècle et des révolutions qui sont survenues. C’est sous Louis XV d’abord que la politique française en Orient a commencé de décliner. Pendant la révolution, bien qu’on eût la fantaisie de protéger encore les chrétiens de la Terre-Sainte, quelle autorité pouvaient avoir pour défendre un intérêt religieux ceux qui abolissaient Dieu ? Puis, avec des gouvernemens meilleurs sont venues les rivalités nationales déguisées sous les dissidences religieuses, les luttes de prépondérance politique, les jalousies puériles souvent. Les diversions intérieures ont absorbé ou détourné l’attention, et au bout de cette carrière de bouleversemens et d’antagonismes stériles, lorsque la force des choses est venue poser cette redoutable question d’Orient, il s’est trouvé que l’Europe était divisée et affaiblie, tandis que la Russie grandissait et marchait droit à son but. Telle est encore la situation où nous sommes. Ce qu’on peut demander aujourd’hui, ce n’est point sans doute que l’Europe se jette dans quelque lutte hasardeuse pour tenter de refaire en Orient un ensemble de choses et d’influences qui n’est plus ; elle a un but plus simple et plus immédiat à se proposer : en travaillant à sauvegarder la paix comme elle le fait, elle a désormais à prévoir les questions inévitables, à s’efforcer de prévenir les catastrophes, à chercher dans son passé, dans son histoire, dans toutes les causes qui ont amené la situation actuelle, les moyens de maintenir sans faiblesse cet intérêt supérieur qui n’est celui d’aucun pays en particulier, mais qui est ce qu’on peut appeler un intérêt européen, celui de l’Angleterre comme celui de la France, celui de la Prusse, comme, celui de l’Autriche et du reste de l’Occident. C’est là le fruit qu’on peut retirer d’une histoire de l’Orient et de ses crises contemporaines.

Les différends suscités entre la Russie et la Turquie, et qui sont devenus si promptement, si légitimement l’affaire de l’Europe, sont donc l’événement caractéristique de ces derniers mois ; la solution pacifique de ce grand débat est l’événement de ces derniers jours. On ne saurait se le dissimuler, c’est un poids de moins sur la situation intérieure de tous les pays, dont la vie sans doute va reprendre son cours. Quant aux faits intérieurs en France, ils sont encore en petit nombre ; ils se réduisent à quelques actes du gouvernement, tels que l’organisation d’une vaste inspection générale du pays confiée à des conseillers d’état, à des bruits, à des préparatifs de fête, à des procès de sociétés secrètes un peu de toute couleur, où on voit des conspirateurs qui ne sont pas fort dangereux, à ce qu’il semble. Nous n’avons pas le dessein, on le comprend, de nous arrêter sur ces procès, qui viennent d’être jugés. N’y a-t-il pas seulement parfois des épisodes assez curieux ? n’y rencontre-t-on pas d’une manière ou d’autre des personnages qui font une étrange figure ? Voici, par exemple, un des héros de la dernière période révolutionnaire. M. Proudhon, que l’amour de la famille induit à écrire des placets monarchiques à M. le comte de Chambord. Qu’en faut-il conclure ? C’est qu’évidemment, si le célèbre inventeur de l’anarchie écrit d’une main ses pamphlets socialistes, il a une plume de rechange pour rédiger les exposés de services et en demander la récompense. C’est déjà quelque chose, en cumulant ces sortes de travaux, de ne point se tromper et de ne pas confondre les couleurs. Elevons-nous au-dessus de ces incidens que quelque révélation imprévue jette parfois à la curiosité publique, comme pour aider à déchiffrer le caractère moral de notre temps. Il y avait récemment une cérémonie qui, sans avoir un intérêt politique, se l’attache toujours néanmoins par quelque côté à l’ensemble des choses propres à fixer un moment l’attention : c’est la distribution des prix du grand concours. C’est une fête presque intime pour les familles, mais ces solennités ont en même temps un autre sens plus général ; il y a une sorte d’intérêt émouvant et élevé à contempler cette arène d’où vont sortir tant de jeunes gens qui seront hommes demain, qui auront à remplir laborieusement leur destinée, qui joueront peut-être, un rôle sur la scène du monde. Alors on se prend à méditer dans un recueillement religieux sur ce qu’il y a de grave dans la mission de l’enseignement public, sur les devoirs qu’elle impose à ceux qui en sont chargés. Former des hommes, tel est le but ; mais parmi les chemins divers qui s’offrent pour y arriver, quel est le meilleur et le plus sûr ? Là est toujours la question. Peut-être a-t-on souvent trop de foi aux méthodes, aux combinaisons nouvelles d’études. À nos yeux, il y a une influence permanente du maître, une direction morale, une sorte de création de tous les instans très supérieure à ces réformes mêmes, dont il était encore question l’autre jour à la Sorbonne. M. le ministre de l’instruction publique n’a point voulu laisser à d’autres le soin de rendre justice à ces réformes, qui ont en effet leur importance, et qui ont si profondément modifié l’éducation publique en France. Quels en seront les résultats ? La prévoyance de M. le ministre de l’instruction publique sait apercevoir dès aujourd’hui tout ce qu’ils ont de fécond. En un an, c’est beaucoup que de se croire déjà assuré du succès, quand il s’agit de tout un système nouveau d’enseignement ; mais le temps confirmera sans doute ces prévisions, et le monument n’en sera pas moins réel pour s’être élevé plus lentement. Peut-être M. le ministre de l’instruction publique a-t-il un peu cédé au penchant des réformateurs en traitant avec quelque sévérité les systèmes anciens d’enseignement. Après tout, ces systèmes ne sont pas les seuls coupables, et s’ils ont fait des générations ambitieuses et impuissantes, ils en ont fait aussi de grandes et d’illustres, même dans ce siècle. Quoi qu’il en soit, le grand-maître de l’université ouvrait l’autre jour la carrière à une jeunesse nouvelle, et c’est sans doute pour mieux l’initier d’avance à la vie publique qu’il l’entretenait de la politique extérieure. Pauvres jeunes gens ! ils auront en effet à les résoudre, ces terribles questions, celles-là et bien d’autres encore d’où dépend l’avenir de notre pays et de l’Europe. Cela nous faisait souvenir d’un discours qu’un homme dont nous parlions il y a quelque temps, Jouffroy, prononçait à pareil jour, devant des enfans réunis pour la même solennité. Il leur parlait avec un accent de sévérité émue, et mélancolique, il leur montrait au sortir du collège la vie rude, le devoir difficile, le but lointain et le bonheur presque nulle part, si ce n’est dans un autre monde. « Vous pourriez me dire comment on imagine la vie, ajoutait-il, je peux vous dire comment elle est. » Étranges paroles peut-être dans une distribution des prix ! Mais enfin n’ont-elles point leur à-propos dans des temps comme le nôtre, où chaque génération qui vient court au-devant des déceptions ? La génération même qui s’élève aujourd’hui et qui entre à peine dans la vie n’a-t-elle pas sa laborieuse tâche à remplir, des obstacles de tout genre à surmonter, presque des impossibilités à vaincre ? N’a-t-elle pas à raffermir en elle le sentiment moral, le culte des idées saines ? Ne voit-elle pas s’ouvrir une carrière où elle a à se refaire elle-même sa destinée, où elle a à multiplier les efforts dans la politique comme dans les lettres ?

Quoi qu’il arrive en effet, dans un pays comme la France, la vie intellectuelle occupe toujours une grande place, la première peut-être ; il est même des momens où c’est la moitié de la vie politique. À quoi servent les productions de l’esprit, si ce n’est à montrer les tendances qui se succèdent, les influences qui déclinent, les goûts qui se réveillent, en un mot l’ensemble d’une époque dans son mouvement le plus intime et le plus secret ? Aussi bien cette vie littéraire est comme une galerie, où mille apparitions passent et s’enfuient rapidement ; les figures d’hier ne sont plus celles de demain, les œuvres qui ont eu un jour de retentissement vont souvent mourir dans le silence et dans l’oubli. Combien y a-t-il de noms et d’ouvrages qui restent ? Le tout est de saisir cette vie étrange dans sa confusion, de démêler les symptômes féconds, de flétrir les corruptions de l’esprit, de résister aux engouemens, de marquer d’un trait l’œuvre durable et sincère. C’est la tâche de la critique de notre temps, tâche qui n’est point sans difficultés au milieu des déviations intellectuelles et des défaillances du goût. M. Edmond Texier est un de ceux qui se sont faits les libres et ingénieux observateurs de tout ce mouvement dans ses Critiques et Récits littéraires. Ce n’est point une critique dogmatique, jugeant souverainement dans les scrupuleuses balances de l’art. C’est de l’observation, comme nous le disions, — une observation qui cherche partout un aliment, qui ne choisit pas, mais qui caractérise rapidement le spectacle, l’événement, le succès littéraire, la renommée du jour. Il en résulte qu’on se retrouve dans son livre au milieu d’un monde assez mêlé. Ses fragmens d ailleurs sont moins des portraits des écrivains dont le nom vient sous sa plume que des esquisses fugitives et souvent spirituelles. C’est ainsi que se succèdent, dans les Récits littéraires de M. Texier, des pages arrachées aux journaux sur les incidens de la vie intellectuelle de chaque jour. Ce qu’il y aurait à noter dans ces pages, c’est la netteté, le bon sens, le goût du style simple et clair. Parfois l’esquisse littéraire y devient tout un petit chapitre de fine morale et même, par exception, de politique. Olibrius est assurément une amusante peinture des facéties socialistes. On peut se demander seulement à quel titre se retrouve dans les Critiques littéraires le récit du voyage du président de la république dans le midi de la France en 1852. Comme cela ne parait point être une œuvre d’enthousiasme, et que, d’un autre côté, ce n’est point à coup sûr une œuvre littéraire, il ne reste guère d’autre motif que celui de compléter un livre ; mais ce n’est point là une raison absolument suffisante. Quoi qu’il en soit, les Critiques et Récits littéraires sont comme une galerie ouverte par M. Texier. Ce qui trouverait merveilleusement sa place, dans cette galerie, ce sont des livres comme les Nuits italiennes de M. Méry ou les Femmes de M. Alphonse Karr.

Ce n’est pas que nous comparions entièrement les deux ouvrages et les deux écrivains. M. Méry semble, depuis quelque temps, possédé du besoin de rassembler pour les laisser à la postérité toutes les pages qu’il a jetées à tous les vents. Il est seulement à craindre qu’elles n’aillent à toutes les adresses, hormis à la véritable. M. Méry a publié les Nuits de Londres, il publie les Nuits italiennes ; il pourrait aussi bien peut-être publier les nuits du talent, si tant est qu’il y ait eu jamais un talent bien réel dans ce prétentieux cliquetis de mots, dans toute cette affectation d’esprit, dans toute cette quintessence alambiquée de verve marseillaise, assez froide au fond sous son exubérance factice. Quant aux Femmes de M. Alphonse Karr, c’est une œuvre spirituelle et mordante qui ne brille pas sans doute par la révérence pour le sujet, ni même toujours par une exquise délicatesse ; mais il y a souvent des traits d’une observation juste et pénétrante sur les mœurs contemporaines et sur la position faite à la femme dans notre société. M. Karr semble surtout s’être proposé un but bizarre, celui de corriger les femmes de leurs caprices de mode. Peut-être est-ce un point sur lequel il insiste un peu longuement, et il entre même dans des détails de toilette qui trouvent ici singulièrement leur place. En un mot, il se pourrait que M. Karr fût un moraliste piquant et sagace, enveloppant son observation d’une forme humoristique qui n’est pas toujours paradoxale, mais trop occupé de modes et du détail extérieur des mœurs pour pénétrer bien avant dans ce monde mystérieux de l’ame d’une femme, le plus étrange de tous les problèmes peut-être, — si le cœur de l’homme n’existait pas.

Certes, si des productions de l’esprit peuvent différer entre elles, ce sont bien ces livres dont nous parlons avec ces deux œuvres étrangères, l’une allemande, l’autre flamande, — les Scènes villageoises de la Forêt-Noire et la Guerre des paysans, — qu’une traduction vient de naturaliser dans notre langue. Les esquisses de M. Auerbach et le roman de M. Conscience sont le fruit de cette inspiration contemporaine qui va chercher un aliment dans le spectacle des mœurs populaires, de la vie des paysans, et s’efforce de reproduire dans sa rude simplicité ce monde si étrangement défiguré par les pastorales du XVIIIe siècle. C’est là ce que les deux ouvrages ont de commun, tout le reste diffère, et la scène et le caractère, et la nature de l’action et la pensée première elle-même. Ce qui fait le mérite, des récits de M. Auerbach, c’est d’être une peinture fidèle des conditions populaires. Ce n’est pas le turbulent ouvrier des villes qu’il peint, c’est l’habitant du pauvre village perdu dans la Forêt-Noire, le bûcheron, le laboureur, le maître d’écolo lui-même, le malheureux qui émigre, et qui, dans sa patrie nouvelle, songe au lieu natal. Tous ces personnages vivent d’une vie réelle, il commencer par ce brave Tolpatsch, à la large figure et aux yeux bleus, gauche et amoureux, timide et assez lourd, bonne nature au fond. Il se fait soldat pour se façonner aux belles manières et plaire, à sa maîtresse, mais il perd sa maîtresse et il se trouve enrôlé ; le désespoir le fait émigrer en Amérique, où il n’oublie pas chaque année de célébrer la fête de Nordstesten, son village. Il y a dans l’une des scènes de M, Auerbach, — la Pipe de guerre, — un mot qui nous a frappés. L’auteur, dans un coin du tableau, montre les batailles de l’empire, le passage des années gigantesques dans la Forêt-Noire : « Le plus souvent, ajoute-t-il, tout ce magnifique spectacle ne coûtait pas autre chose au fortuné paysan que sa maison, sa ferme et même aussi pourtant quelquefois sa vie. » Ce serait là la meilleure épigraphe de la Guerre des paysans. Quel est donc le sujet choisi par M. Conscience ? C’est l’invasion du pays flamand par les années françaises de la république. Si M. Auerbach peint les paysans dans leur vie simple et rude de tous les jours, à peine entrecoupée d’incidens, M. Conscience les peint dans la lutte, s’armant pour leur foi, pour leurs coutumes, pour leur nationalité, pour leurs femmes ; il les montre emportant dans leur fuite leurs vieillards, leurs enfans et leurs blessés, et à travers ce triste tableau apparaissent d’héroïques figures de jeunes filles, comme Cenoveva. M. Conscience, comme on sait, s’est fait en Belgique le promoteur d’une réaction flamande principalement dirigée contre la France, et il est même souvent allé assez loin dans cette voie, ainsi qu’il arrive à tous ceux qui s’absorbent dans un sentiment trop local ; mais après tout, ce sentiment patriotique n’est-il pas un peu naturel ici ? On raconte souvent le côté éclatant des guerres, et ce sont les vainqueurs qui se plaisent dans ces récits ; on n’en montre point le côté lugubre et douloureux, celui que les vaincus seuls pourraient dévoiler : tout un peuple conquis et violenté dans ses plus chers instincts, les foyers dévastés, les villages livrés aux flammes. C’est ainsi par malheur que les invasions de la république ont laissé plus d’un germe de haine dans bien des pays et plus d’un embarras à la politique de la France. C’est le fruit de cet esprit de conquête tel qu’il est sorti, enflammé et armé, de la révolution pour se répandre sur l’Europe pendant vingt ans, et unir en nous laissant une situation territoriale diminuée.

Aussi bien, quand les révolutions commencent pour un pays, on ne sait pas où elles doivent conduire, ni comment elles finiront. L’Espagne, dans son histoire contemporaine, en a fait l’expérience. Est-ce donc que la révolution règne encore au-delà des Pyrénées, ou qu’elle menace de se réveiller ? Non, certainement ; mais la situation actuelle de la Péninsule n’est que la conséquence de toutes les péripéties par lesquelles elle est passée depuis vingt ans. Du reste, il faut le dire, cette situation offre un singulier caractère d’incertitude. Quelle est la tendance qui domine réellement ? Quelle est la politique qui gouverne l’Espagne ? Il serait assez difficile de rien préciser à ce sujet. Ce n’est point une politique de réaction absolue, puisqu’il n’est plus question des projets de réformes constitutionnelles qui avaient été présentés il y a quelques mois, et qui ont été, on s’en souvient, l’élément le plus considérable des crises du commencement de l’année ; mais ce n’est point non plus évidemment une politique s’inspirant de la stricte légalité constitutionnelle, puisqu’on ne parle pas de la convocation des chambres. Les incidens mêmes qui se produisent ne caractérisent pas fort nettement le sens général de cette situation. Récemment, en effet, une nouvelle crise ministérielle, avait lieu à Madrid, le ministre de fomento ou des travaux publics, M. Claudio Moyano, se retirait et était remplacé par M. Esteban Collantes ; mais la raison de cette démission, quelque importante qu’elle fut, ne touchait pas peut-être aux points les plus essentiels de la politique. M. Claudio Moyano était d’avis que le gouvernement ne devait point valider les concessions de chemins de fer faites jusqu’ici sans le concours des cortès ; le reste du cabinet a été d’une opinion opposée. En principe, il est évident que M. Moyano avait raison ; d’un autre côté, il faut considérer la perturbation qui allait en résulter dans toutes les entreprises de ce genre et le retard qui pouvait s’ensuivre dans l’exécution des chemins de fer espagnols. C’est cette considération sans doute qui a dirigé le gouvernement. Quoi qu’il en soit, c’est une question vidée aujourd’hui. Si elle avait d’ailleurs un caractère des plus sérieux, nous le répétons, elle n’était point, il s’en faut, toute la politique. Il reste pour le cabinet espagnol des questions plus graves à résoudre ; il lui reste à prendre un parti sur la convocation des chambres, sur l’opportunité des réformes constitutionnelles, même sur le rappel du général Narvaez. C’est là ce qui constitue aujourd’hui la politique au-delà des Pyrénées, et c’est sur ces points que le cabinet de Madrid ne saurait tarder davantage, il nous semble, à prendre une décision qui mette un terme à toutes les incertitudes et montre sous son vrai jour la situation du pays. Il le peut d’autant mieux en ce moment, que les passions se taisent, qu’aucun symptôme sérieux d’agitation ne se manifeste, et que l’Espagne ne demande qu’à entrer dans la voie de toutes les améliorations matérielles, à l’abri d’un régime à la fois libéral et protecteur, et surtout empreint d’un caractère certain et durable.

Si l’Espagne n’est point pour elle-même exempte d’embarras, elle a enfanté tout un monde au-delà des mers où malheureusement les agitations sont loin de s’apaiser avec le temps. Il semble, au contraire que chaque effort de ces états hispano-américains doive être suivi de convulsions nouvelles. Qu’on observe, les régions de la Plata : depuis moins de deux ans, la République Argentine a vu tomber Rosas et se succéder deux ou trois révolutions. D’abord, au mois de juin 1852, c’est un coup d’état accompli par le général Urquiza ; un peu plus tard, le 11 septembre, c’était une révolution opérée à Buenos-Ayres pour renverser Urquiza. À la fin de l’année, on s’en souvient, survenait un nouveau mouvement tenté dans la campagne, de Buenos-Ayres contre le gouvernement issu de la révolution de septembre et en faveur d’Urquiza. Il y a plus de six mois déjà, et la guerre civile n’a cessé de sévir dans ces contrées. Le malheur de la lutte actuelle, c’est qu’elle se complique, de tous les élémens anciens des révolutions de ce pays, passions anarchiques, chimères d’un libéralisme outré et inapplicable, antagonisme de la ville de Buenos-Ayres et des provinces. Quel est le coupable de cette situation violente ? Les libéraux de Buenos-Ayres accusent Urquiza et ses prétentions dictatoriales, et ils sont à leur tour accusés par celui qui a conserve jusqu’ici le titre de directeur provisoire de la confédération. La plus grande erreur des hommes qui en ce moment encore gouvernent la ville de Buenos-Ayres, c’est certainement de n’avoir pas voulu reconnaître qu’après une révolution comme celle qui venait de renverser Rosas, celui qui en était l’instrument devait, par la force des choses, avoir une grande place dans les combinaisons nouvelles de la politique.

Ils ont engagé la lutte et ils ont été vaincus d’abord, puis ils ont ressaisi un moment la victoire, et ils en viennent aujourd’hui à être assiégés par une armée d’Urquiza. Buenos-Ayres subit à son tour le sort qu’a eu Montevideo pendant près de dix ans ; mais il est infiniment probable que le siège ne se continuera pas aussi longtemps cette fois. Depuis quelque temps, on a essayé de négocier un arrangement entre Urquiza et les chefs du gouvernement de Buenos-Ayres ; mais ces tentatives ont été sans sucrés. Une commission nommée par les deux parties a échoué, ou du moins le général Urquiza n’a point ratifié un traité signé par elle. Une médiation du ministre du Brésil et du chargé d’affaires de la Bolivie n’a abouti à rien. Il n’est point jusqu’au chef de la station navale française, M. le contre-amiral de Suin, qui s’est entremis un peu imprudemment peut-être au milieu de ces passions ardentes, et qui a retiré ses bons offices après avoir mécontenté un peu tout le monde. Au bout de tout cela, un armistice, qui avait été d’abord signé, a été dénoncé, et les hostilités ont recommencé plus animées que jamais. Maintenant, la question est de savoir à qui restera la victoire dans cette étrange lutte. D’un côté, Urquiza assiège la ville, il l’a mise en état de blocus, il la cerne de toutes parts ; de l’autre, une assez grande résolution semble dominer chez les défenseurs de Buenos-Ayres enfermés dans leurs murs. Chaque jour, ce sont de nouveaux combats entre les assiégeans et les assiégés. Tandis que ces faits se développaient cependant, le congrès général réuni à Santa-Fé pour travailler à l’organisation de la république votait une constitution. C’était le 1er mai que cette constitution a vu le jour ; elle est assurément fort libérale dans ses dispositions ; elle contient les clauses les plus favorables au développement des immigrations, elle proclame d’une manière définitive le principe de la liberté de la navigation des fleuves. Quant à son caractère intérieur, elle constitue la république sous le régime fédéral, en maintenant l’indépendance des provinces et en organisant un gouvernement supérieur de la confédération. Urquiza a déjà fait proclamer cette constitution ; il s’occupait même, assure-t-on, de faire élire dans la campagne, une salle des représentans de la province de Buenos-Ayres pour la faire sanctionner ; la question est de savoir si la ville, qui a toujours refusé d’envoyer des députés au congrès de Santa-Fé, acceptera la constitution du 1er mai. Ce n’est pas qu’il y ait des objections sérieuses et fondées, mais il y a la passion, et dans ces malheureux pays c’est la passion qui gouverne, au hasard de faire prédominer des antagonismes vulgaires sur les immenses intérêts que la paix verrait aussitôt se développer et grandir.


CH. DE MAZADE.


V. DE MARS.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er janvier 1846, la Papauté romaine au point de vue de Saint-Pétersbourg.