Chronique de la quinzaine - 14 août 1838

Chronique no 152
14 août 1838
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
Séparateur



14 août 1838.


La France ne pouvait rester indifférente aux menées qui avaient succédé à la tentative ridicule de Strasbourg, surtout depuis la lettre écrite par le jeune Louis Bonaparte à M. Laity, à l’occasion de son procès. Vainement dira-t-on qu’un gouvernement ne doit pas attacher trop d’importance à la conduite d’un jeune homme tout-à-fait étranger à l’esprit de la France : ce jeune homme avait trouvé le moyen d’égarer quelques malheureux soldats ; récemment encore il a causé la disgrace d’un officier français dont il a détruit la carrière ; le devoir du gouvernement était de mettre fin à ces intrigues. Il a fait ce qu’il aurait fait en pareil cas à l’égard de tout réfugié qui essaierait de troubler la tranquillité de la France ; il a demandé l’éloignement de celui-ci du pays voisin où il réside. La note présentée par M. le duc de Montebello au directoire fédéral récapitule nettement les griefs du gouvernement français contre le jeune Louis Bonaparte. Après les évènemens de Strasbourg et l’acte de clémence dont M. Louis Bonaparte a été l’objet, dit notre ambassadeur dans cette note, on ne devait pas s’attendre à le voir renouveler ses criminelles intrigues, surtout en Suisse, où se trouvent établies d’anciennes et nouvelles relations de bon voisinage. M. de Montebello ajoutait que, de notoriété publique, le château d’Arenenberg est un foyer d’intrigues contre la France, et que les écrits que M. Louis Bonaparte a fait publier en France et en Allemagne prouvent assez ses desseins. La Suisse est trop loyale et trop fidèle alliée de la France pour permettre que Louis Bonaparte se dise à la fois un de ses citoyens et le prétendant au trône de France, qu’il se dise Français toutes les fois qu’il conçoit l’espérance de troubler sa patrie au profit de ses projets, et citoyen de Thurgovie quand le gouvernement français veut prévenir le retour de ses tentatives.

Telle était la substance de cette note, qui a été attaquée par tous les journaux de l’opposition comme destructive des principes qui consacrent l’indépendance de la république helvétique. Une feuille des plus avancées de la gauche va même jusqu’à nous menacer de la colère de la Suisse, qui pourrait bien, dit-elle, se mettre sous la protection de quelque grande puissance militaire. D’autres feuilles, plus modérées, se bornent à reprocher au gouvernement toutes les fautes qu’il a commises. Ces fautes sont la clémence qu’il a montrée envers un jeune homme ivre de son nom et que les souvenirs glorieux qui s’attachent à ce nom ont mis deux fois à couvert de la juste rigueur qu’il s’était attirée ; c’est l’esprit de légalité qui a fait juger M. Laity comme l’auteur de la brochure condamnée, tandis que toutes les présomptions s’élevaient contre M. Louis Bonaparte. Les journaux suisses, encouragés par les journaux de l’opposition, ont grossièrement traduit ces récriminations, et, de feuille en feuille, l’esprit de haine et de dénigrement contre le gouvernement français a passé dans les délibérations de la diète, qui a opposé, en réalité, une fin de non-recevoir à nos réclamations. L’opposition a remporté là un bien beau triomphe, elle doit s’en applaudir, et la France ne manquera pas de la remercier de son ouvrage.

Toutes les passions d’une assemblée populaire, excitée par des meneurs étrangers, ont éclaté dans la délibération de la diète helvétique, à l’occasion de la note de M. de Montebello. M. Kern, député de Thurgovie, a parlé en homme qui parle pour un canton, sans s’élever jusqu’aux idées générales et à l’intérêt commun de toute la confédération suisse. Pour lui, la qualité de citoyen du canton de Thurgovie est tout ; avec cette qualité-là on est à l’abri de toute recherche ; on peut venir, comme l’a fait M. Louis Bonaparte, planter le drapeau de la rébellion dans les villes voisines, se proposer comme souverain d’un grand état, répandre des pamphlets incendiaires ; la cocarde thurgovienne couvre tout, la protection de M. Kern et de ses concitoyens est une lettre-de-marque qui légitime toutes les entreprises ; le seul châtiment qu’on puisse encourir est ce blâme si mesuré et si doux, que le député de Thurgovie a bien voulu accorder pour toute satisfaction à la France : « J’aurais désiré que notre nouveau concitoyen eut resserré le cercle de son activité politique dans les limites de sa nouvelle patrie. » C’est aussi ce que la France exige ; mais il lui faut une autre garantie de l’exécution des vœux du député de Thurgovie, que ce simple désir exprimé en si bons termes.

Au reste, M. Kern connaît très bien l’historique des rapports entre la France et la Suisse. Il rappelle très exactement que l’article 5 du traité de 1828 a été aboli à la demande même du gouvernement de juillet, qui a voulu se reposer uniquement, sur la bonne foi et la bonne amitié du gouvernement fédéral, du soin de repousser les intrigues qui se feraient contre la tranquillité de la France, au sein du territoire helvétique. M. Kern connaît encore mieux, s’il se peut, la constitution de Thurgovie, qui déclare, article 17, que nul citoyen ne pourra être distrait de ses juges naturels ; c’est ce que dit aussi l’article 53 de la charte française ; mais il est une constitution antérieure à toutes celles-là, qui les confirme, loin de les contredire, constitution commune à l’Europe, au monde entier, et c’est justement celle-là, celle-là seule, que le député de Thurgovie semble ne pas connaître : cette constitution, c’est le droit des gens, qui dit que nul état ne doit tolérer dans son sein des actes qui pourraient compromettre la tranquillité de ses voisins.

La France a invoqué cette maxime, et la note de M. de Montebello, conçue en termes parfaitement modérés, n’était pas de nature à provoquer une discussion aussi violente que celle qui a eu lieu. Qui croirait, par exemple, qu’un député du canton de Vaud, qu’un homme grave comme M. Monnard, a proposé de faire la guerre à la France ! Les rôles respectifs se trouvent ici très bien observés. La France a bien complètement rempli celui d’une grande et forte puissance en présentant à la Suisse une note pleine de modération, et le canton de Vaud n’a pas dérogé au rôle ordinaire des états imperceptibles, en répondant par des menaces de guerre. Ces rodomontades ne sont pas nouvelles, et nous pourrions en trouver plus d’une semblable dans l’histoire des cantons, dans celle de Genève, par exemple, qui, assiégée en 1782 par nos troupes, répondit au général français, M. de Jaucourt, qui menaçait la ville d’un incendie après l’assaut, si elle ne se rendait, en lui envoyant un paquet d’allumettes. La ville se rendit cependant quelques heures plus tard, et avant l’assaut. Nous citons ce fait uniquement parce qu’il se présente à notre mémoire, et non que nous pensions que le gouvernement français songe, pour l’heure, à relever le cartel que lui envoie le canton de Vaud.

Malgré la vivacité des paroles de M. Monnard, nous ne nous trompons pas sur son caractère, qui nous est connu. Nous savons que le député de Vaud n’est pas un radical comme le chef du parti démocratique de ce canton, M. Druey ; nous savons qu’il aime la liberté, et qu’il a donné des preuves de ses sentimens libéraux et modérés à la fois, dans les efforts fructueux qu’il a faits en 1821 pour fonder la liberté de la presse. Aussi nous attendons-nous à le voir bien surpris de l’usage que l’opposition fait en France de ses paroles, et nous ne serions pas étonnés si cette surprise allait jusqu’aux regrets. Rappelé à lui-même, M. Monnard se dira que la véritable dignité des états secondaires est de ne braver leurs voisins que pour des causes bien graves, et que si la Suisse, luttant du temps de Tell contre l’Autriche pour recouvrer sa liberté, était alors admirable, elle serait bien près du ridicule, si elle se mettait à défier la France à propos d’une réclamation tout-à-fait légale. Heureusement la France connaît mieux sa dignité ; elle sait qu’un grand état comme elle doit mettre doublement la justice et le droit de son côté dans ses négociations avec les états secondaires, et elle ne faillira pas à ce principe qui a toujours dominé dans ses rapports diplomatiques de tous les temps.

M. Monnard, adoptant les principes du député de Thurgovie, veut qu’on précise, d’une manière palpable, les faits qui sont reprochés à M. Louis Bonaparte. Il suffirait de lui envoyer la lettre écrite par M. Louis Bonaparte à M. Laity, et publiée dans tous les journaux de la France et de l’étranger. Cette lettre dit tout. Elle prouve que le jeune Bonaparte ne renonce à aucun de ses projets, et qu’il n’attend qu’une occasion favorable pour les mettre à exécution de nouveau. Les lettres et les écrits répandus en France viennent évidemment d’Arenenberg ; les conseils qui s’y tiennent, les hôtes qu’on y reçoit, tout motive la note remise au directoire fédéral et qui a tant irrité le député de Vaud et autres. Faudra-t-il donc attendre que Louis Bonaparte se soit présenté de nouveau dans une de nos places fortes pour demander son éloignement de la Suisse ? Est-ce là ce que veulent l’opposition libérale de Paris et les démocrates de la confédération helvétique ?

La véhémence de M. Monnard ne tient pas, il faut le reconnaître, à quelque intérêt que lui inspirerait M. Louis Bonaparte. Le député de Vaud déclare que « c’est un pauvre républicain que celui qui ne sait pas se contenter de l’honneur de vivre en homme libre dans un pays libre, » et s’il entend protéger un citoyen suisse qui a des chambellans et se fait donner, dans son château, le titre de majesté, c’est uniquement pour l’honneur des principes. Quant à nous, nos réflexions ne se ressentent pas, on le voit, de l’aigreur des discours de M. Monnard et de ses collègues ; aussi n’éprouverons-nous aucun embarras à dire toute notre pensée.

Tout en approuvant et en louant sans restriction le gouvernement français de la marche qu’il a suivie en cette circonstance, et de sa note pleine de dignité et d’opportunité, quoi qu’en disent les journaux de toutes les oppositions, nous n’entendons pas dire que nos rapports avec la Suisse, depuis huit ans, aient été tout-à-fait ce qu’ils devaient être. M. de Rumigny avait su gagner la confiance des cantons démocratiques, M. de Montebello a pris peut-être d’autres appuis. La conduite des agens d’un gouvernement, à l’étranger, se dirigeant, en général, d’après des faits et des nécessités qui ne sont pas à la connaissance du public, nous ne nous croyons pas en droit d’émettre une opinion sur les motifs qui ont fait agir ces deux ambassadeurs. Ce qui nous est plus connu, c’est que nos rapports généraux avec la Suisse n’ont peut-être pas été toujours empreints, depuis huit ans, de cet esprit de mansuétude qui pouvait prévenir les difficultés du genre de celle qui occupe la diète en ce moment. Sans doute, le renvoi des troupes suisses et d’autres modifications survenues entre les deux états, depuis 1830, ont dû rendre les rapports moins faciles qu’ils n’étaient ; mais il paraît que le ton général des négociations a blessé quelques esprits qui en dirigent d’autres. Nous parlons librement de ces faits, parce qu’ils sont déjà anciens, et surtout parce que le ton de la dernière note du gouvernement français prouve que jamais la France n’a parlé un langage plus conciliant et plus modéré. D’un autre côté, les éloges que les démocrates suisses reçoivent de l’opposition libérale, chaque fois qu’une difficulté s’élève entre la France et les cantons, a pu les séduire. N’ont-ils pas pu croire que les gouvernemens étrangers ont toujours raison, et que la France a toujours tort, quand ils voient des journaux français vanter sans cesse, à nos dépens, la dignité, la force, l’énergie et la modération des autres puissances ? En lisant aujourd’hui ces journaux, comment ne pas croire que la Suisse est sublime en refusant d’obtempérer aux justes demandes de la France ? M. Kern ne doit-il pas se croire le premier orateur de l’Europe, en voyant toutes les louanges dont il est l’objet, et ne faudra-t-il pas à M. Monnard tout le sens qui le distingue, dit-on, quand sa passion ne l’excite pas contre la France, pour ne pas se regarder comme l’arbitre des deux pays ? C’est une jouissance si nouvelle pour un simple député de Genève ou de Thurgovie, que de faire si grand bruit en Europe ! On ne sait pas, à Schwitz et à Lucerne, comment s’accordent de tels triomphes, et puisqu’on gagne tant d’attention et de gloire à injurier la France, on ne s’en fait pas faute. Reste à savoir ce que pensent les esprits impartiaux, même en Suisse, du patriotisme qui anime nos journaux.

La question, qui est de savoir si M. Louis Bonaparte est citoyen suisse ou non, ne se résoudra pas, après tout, par le canton de Thurgovie tout seul. C’est le directoire fédéral qui prononcera, et l’esprit local ne dominera pas autant dans ce pouvoir que dans le conseil de canton qui siége sous les murs du château d’Arenenberg. Les journaux légitimistes disent ironiquement que cette négociation finira à l’amiable. Nous le croyons sans peine, non pas comme ils l’insinuent, que la France voie le moindre embarras à diriger quelques troupes sur la frontière de Suisse, non pas non plus que les menaces du Nouvelliste vaudois, qui parle de débaucher nos soldats, soient autre chose que des rêveries absurdes, mais parce que la France est assez puissante pour se faire respecter, même par plus grand que la Suisse, sans recourir, au premier obstacle, à la voie des armes. Nous avons les bras longs, comme on dit vulgairement, et nous n’avons pas besoin de les armer d’un fusil pour atteindre jusqu’à la Suisse.

On dit encore que M. Louis Bonaparte, ne voulant pas causer d’embarras à la Suisse, consent à se retirer volontairement. Notre avis, tout concilians que nous sommes, est que cela ne peut suffire à la France. Ce n’est pas à M. Louis Bonaparte qu’elle s’est adressée, mais à la Suisse, et son départ volontaire entraînerait la conséquence d’un retour volontaire, quand il plairait au jeune Bonaparte de s’établir de nouveau dans le canton de Thurgovie. À tout le moins, une déclaration du directoire fédéral devrait, en pareil cas, servir de garantie à la France.

Il paraît certain, en outre, que M. Louis Bonaparte n’acceptera pas la qualité de citoyen suisse, qui entraînerait sa déchéance du titre de citoyen français. Si, contre toute attente, il restait établi en Suisse, le gouvernement français rendrait, dit-on, le directoire fédéral responsable des menées qui auraient lieu à l’avenir, de la part du prétendu empereur des Français. Cette rigueur est commandée par les antécédens du prince Louis Bonaparte, et par la conduite de ceux qui l’entourent, lesquels recrutaient encore, en son nom, il y a peu de temps, à Baden et à Manheim, et s’étaient même rendus près du jeune fils du prince Jérôme Bonaparte, pour lui reprocher de ne pas être à sa place, qui est, disaient-ils, auprès de son empereur, c’est-à-dire à Arenenberg. Nous savons que, dans l’intérêt même du jeune prince Louis Bonaparte, quelques personnes éminentes l’avaient engagé, au nom du gouvernement français, à quitter cette résidence après la mort de sa mère ; mais il avait répondu que sa fortune, qui n’est que de 40,000 francs de rente, ne lui permet pas de vivre en Angleterre, seul état de l’Europe où son séjour serait toléré. On s’engagea dès lors à obtenir pour lui, du gouvernement autrichien, l’autorisation de résider en Italie, près de son père, qui désapprouve hautement toutes ses démarches, et qui menace même de le déshériter s’il persiste dans le projet insensé d’agiter la France. Mais le jeune prince refusa formellement, en alléguant qu’il se doit à ceux de ses sujets qui se sont dévoués pour lui. Or, ces sujets sont au nombre de quatre ou de six, tous très dévoués sans doute, mais qui réussiront difficilement, nous le croyons, à replacer M. Louis Bonaparte sur le trône de ses pères.

Du reste, les dernières nouvelles de la Suisse font mieux augurer des dispositions des cantons. Saint-Gall, Thurgovie, Bâle-Campagne, Vaud, Genève et une partie de Lucerne, étaient, au départ de ces nouvelles, seuls opposés à la réclamation de la France. Les autres étaient d’avis d’obtempérer aux demandes du gouvernement français. L’avoyer, M. Kopp, dans une conférence avec M. le duc de Montebello, avait déclaré que le titre honorifique de citoyen, conféré par l’état de Thurgovie à Louis Bonaparte, n’entraînait pas la renonciation au titre de citoyen français, renonciation dont M. Louis Bonaparte se trouvait dispensé par la constitution de Thurgovie. De l’aveu même de M. l’avoyer, c’est là un état exceptionnel et qui n’implique aucun droit. Il y aurait donc mauvaise fois à arguer de cette vaine qualité, pour revendiquer M. Louis Bonaparte comme citoyen suisse, tandis qu’on lui a formellement reconnu le droit de garder le titre de citoyen français. Dans cet état de choses, la France doit exiger que la Suisse garantisse la conduite politique du réfugié qu’elle a recueilli. La confédération helvétique doit considérer, en outre, que lorsqu’une puissance telle que la France se résout à demander l’expulsion d’un prétendant, elle ne reculera devant aucun moyen pour arriver à son but.

Le départ de M. Fabricius, chargé d’affaires de Nassau, et remplissant l’intérim de la légation des Pays-Bas, a terminé la singulière polémique à laquelle avaient donné lieu ses rapports avec le sieur Chaltas. M. Fabricius, l’un des vétérans de la carrière diplomatique, a été évidemment dupé par ce personnage, qui lui fournissait des documens apocryphes ; et il fallait avoir bien peu profité de l’expérience qu’on peut recueillir dans une si longue carrière, pour tomber dans un piége aussi grossier. Nous ne refusons pas au sieur Chaltas quelque talent pour fabriquer des dépêches : celles qu’il a livrées à M. Fabricius, et dont on a publié quelques fragmens, sont, après tout, des dépêches possibles ; mais ce qui doit surprendre, c’est qu’un diplomate ayant résidé long-temps à Paris, ait cru à la prétendue infidélité d’un des employés supérieurs des affaires étrangères. Le personnel de cette administration est à l’abri de toute atteinte, et un peu plus de connaissance des hommes auxquels il avait naturellement affaire eût évité à M. Fabricius les démarches qui se sont terminées d’une manière si fâcheuse pour lui. On ne saurait toutefois trop louer la vigilance du gouvernement en cette circonstance. Elle a été telle qu’elle rend toutes les affaires de ce genre désormais impossibles, affaires toujours fâcheuses pour la diplomatie et pour le gouvernement qui est mis en jeu dans ces fourberies. Il paraît, en effet, que la crédulité de M. Fabricius, qui communiquait avec empressement à sa cour et à trois autres puissances les fausses dépêches du sieur Chaltas, avait apporté quelque trouble dans les relations diplomatiques. Le rappel de M. Fabricius a eu lieu à la demande formelle de M. Molé.

Grace à la sollicitude du cabinet français, la paix a été maintenue jusqu’ici dans les mers d’Orient, et les notes de la France, de l’Autriche et de l’Angleterre, ont fait ajourner les projets d’indépendance du vice-roi d’Égypte. On parle maintenant de la possibilité d’un changement de ministère à Constantinople, et l’on craint pour Reschid-Pacha la disgrace et le sort de Pertew-Pacha. Reschid-Pacha a séjourné long-temps à Paris ; il est partisan de la paix ; il en apprécie tous les avantages, et ses vues sont, dit-on, contraires à celles de la Russie, qui paraît décidément opposée au statu quo. L’alliance de la France et de l’Angleterre fera encore face à cet évènement, déjà prévu depuis long-temps par les deux cabinets.

À l’intérieur, faute d’incidens, les discussions de principes politiques se continuent avec acharnement dans les feuilles quotidiennes. Il y a peu de jours, la grande question était de savoir si le Courrier de Bordeaux, rédigé par M. Fonfrède, défend le principe de l’omnipotence ou celui de la prépondérance royale. L. Fonfrède a la main malheureuse pour ses amis ; c’est assurément un des défenseurs les plus ardens de la monarchie de juillet ; mais il l’entend d’une manière qui n’est pas celle du pays, nous le croyons, et souvent il donne lieu à d’étranges accusations contre elle, de la part de l’opposition libérale. La doctrine de la prépondérance, défendue par M. Fonfrède avec le parti doctrinaire qui la préférait alors, avait attiré à ce parti un blâme général dont il s’est ressenti dans les dernières élections. Le parti doctrinaire, ayant consulté le thermomètre de ses intérêts, changea de marche, et aujourd’hui M. Fonfrède vient au secours du ministère avec son système prépondérant ou omnipotent, nous ne savons, mais bien intempestif à coup sûr. M. Fonfrède offre ainsi à l’opposition un beau thème qu’elle n’a pas manqué de saisir. La liste civile avait consenti, autrefois, à souscrire pour quatre ou cinq cents exemplaires aux articles de M. Fonfrède sur cette matière ; on ne manque pas de dire que le ministère n’a rien de plus à cœur que de propager les principes émis dans cet écrit. L’occasion était belle pour rentrer dans l’esprit des discussions de 1830. L’adresse des deux cent vingt-un, le refus de concours aux ministres de Charles X, la maxime le roi règne et ne gouverne pas, et tous les axiomes obligés de la polémique libérale, ont aussitôt reparu, et renouvelé ces disputes d’école et ces attaques si commodes qui se sont déjà usées contre tous les ministères. Elles commençaient cependant à mourir de belle mort et à tomber de vétusté, quand une circonstance nouvelle est venue les rendre vivaces.

Depuis quelque temps, le roi reçoit lui-même, à Versailles, les élèves des colléges royaux, et leur montre ces immenses et magnifiques galeries historiques qu’il a créées. Chacune de ces visites est une occasion pour ces jeunes gens d’exprimer l’enthousiasme que leur cause tant d’affabilité et de bonté. Le 9 août, anniversaire de la fondation de la monarchie de 1830, le roi recevait les élèves des colléges royaux de Saint-Louis, de Versailles et de Rollin ; ils étaient réunis dans les galeries, au nombre de douze cents, lorsque le roi, touché de toutes les manifestations dont il était l’objet, leur adressa la parole pour les remercier. Dans cette improvisation qui se ressentait de l’émotion qu’il éprouvait, le roi, tout en se montrant pénétré de l’affection des jeunes élèves, ne put s’empêcher de porter ses regards au-delà de l’enceinte où il se trouvait, et de s’écrier : « L’histoire me jugera ; ce que j’ai fait depuis huit ans sera sans doute retracé dans ces galeries, et j’ai la confiance que le sentiment national me vengera de toutes les calomnies dont je suis abreuvé pendant ma vie, et dont vos acclamations sont déjà pour moi une consolation bien douce. » L’opposition a vu, dans ces simples paroles, un texte à accuser le ministère qui a la responsabilité de tous les actes de la couronne. Si le roi a été en butte à des calomnies, dit-elle, c’est que les ministres l’ont découvert ou fait sortir de cette position inaccessible que la Charte assigne à la royauté. On est amené à rechercher, ajoute l’opposition, par quelle série de fautes et de violences ministérielles la royauté de 1830 en est venue à se dire abreuvée d’amertume et de dégoûts. D’autres ajoutent que si le roi se plaint d’être calomnié, c’est sans doute parce que l’opposition soutient que le gouvernement constitutionnel est violé ; et ils demandent si le pays, qui veut être gouverné par les hommes les plus capables, par ceux qui ont la confiance de la majorité, est exaucé dans ses vœux. Le roi avait encore dit : « Il y a huit ans, à pareil jour, je répondais par mon acceptation solennelle au vœu national qui m’appelait au trône, et je jurais, dans le sein des chambres, de maintenir et de défendre ses lois et libertés si glorieusement reconquises, mais qui ne pouvaient se consolider que sous l’égide tutélaire du trône constitutionnel. » Ces mots si simples ont pourtant fait naître de violentes contradictions.

Pour ce qui est de gouverner sans le concours de la majorité, nous avons fait si souvent justice de cette assertion dans le cours de la session dernière, que nous nous croyons dispensés de revenir là-dessus. Il en est ainsi du gouvernement des capacités. Si les capacités, c’est-à-dire les hommes qui se disent propres au gouvernement à l’exclusion de tous les autres, ne sont pas à la tête des affaires, c’est apparemment que la majorité ne le veut pas ; car, pour nous, il est bien évident, et nous croyons l’avoir démontré de reste par tous les faits de la session, que la majorité s’y est montrée acquise au ministère. Nous resterions donc néanmoins dans les conditions du gouvernement représentatif, qui prescrit de se conformer au vœu de la majorité, mais non de mettre à la tête du gouvernement tel ou tel homme d’état réputé le plus capable. Nous sommes loin de nier le mérite et les droits des capacités dans quelque parti qu’elles se trouvent ; mais nous ne croyons pas que le gouvernement représentatif consiste à s’adresser à tour de rôle à un petit nombre d’hommes qui ont acquis une juste célébrité, il est vrai, mais qui n’ont pas conquis par là, que nous sachions, le droit d’être ministres à perpétuité. Sur ce point, la réponse à l’opposition est dès long-temps faite, et sous toutes les formes. Quant aux hérésies constitutionnelles trouvées dans les paroles royales que nous avons citées, nous sommes encore à les comprendre. On dit que ces paroles pouvaient donner lieu à supposer que le roi était roi avant le 9 août, et qu’il n’était venu, ce jour-là, devant la chambre, que pour déférer au vœu national et prêter serment à la Charte. Il nous semble, à nous qui sommes peut-être également hérétiques en cela, que c’est justement ainsi que les choses se sont passées, et que le duc d’Orléans n’aurait eu que faire en cette assemblée si, d’avance, elle ne l’avait désigné comme devant occuper le trône de juillet. Sans doute le duc d’Orléans ne fut salué roi qu’après son serment ; sans doute c’est en vertu de ce serment, qu’il a rempli fidèlement, que le roi règne à cette heure sur la nation française ; mais où donc est le crime de dire que le vœu national l’appelait au trône il y eut huit ans le 9 août ? La politique orthodoxe de l’opposition veut qu’on dise que le vœu national n’était rien avant l’investiture de la chambre des députés ; mais, outre que ce mot d’investiture est bien féodal pour l’extrême gauche, n’est-il pas permis de rappeler aux écrivains de ce parti qu’ils ont soutenu, depuis 1830 jusqu’à l’adoption des lois de septembre, que la chambre des députés n’avait pas le droit de déférer la couronne au roi, et que le vœu national était seul valable en pareil cas. Il est vrai qu’ils entendaient par vœu national le suffrage universel ; mais, quelle que soit la manière d’entendre ce vœu, ce n’est pas à la chambre des députés qu’ils accordaient le droit de disposer du trône. Nous qui reconnaissons ce droit, dont une nécessité toute puissante avait investi la représentation nationale, nous ne rappelons ces anciennes discussions que pour montrer combien celles d’aujourd’hui en diffèrent, ou plutôt s’en rapprochent par leurs contradictions. Nous les verrons varier encore, selon les temps. Ce qui est constant, ce qui est éternel dans l’opposition, c’est l’opposition même, c’est le besoin de n’être pas de l’avis du pouvoir, et de suspecter ses intentions. Le roi a vraiment bonne grace à dire qu’on le calomnie ! L’opposition attaque avec tant de loyauté et de bonne foi les actes de son gouvernement ! Cette plainte même n’est-elle pas un acte anti-constitutionnel ? Et n’avons-nous pas entendu dire, à l’époque des attentats d’Alibaud et de Fieschi, que si le roi ne gouvernait pas, les attentats s’adresseraient, non pas à lui, mais aux ministres ? Ainsi tout le monde en France entend parfaitement le gouvernement constitutionnel, même les assassins. Il n’y a que le roi et ses ministres qui n’y entendent rien. Nous dirons sérieusement aux feuilles de l’opposition, et avec la pensée sincère de leur être utiles, que ces attaques nuisent plus à la presse qu’au pouvoir, et qu’elles la discréditent. Au milieu du mouvement inouï d’affaires commerciales et des progrès de la prospérité publique, les départemens s’étonnent de ce concert de plaintes et de malédictions. Dans cette ruche industrieuse, la France d’aujourd’hui, les déclamations prennent un temps que l’attention publique ne veut plus accorder qu’aux discussions sérieuses ; et autant on se ferait écouter, en prouvant que le gouvernement néglige les intérêts généraux, ou qu’il empiète sur les droits des citoyens, autant on éloigne de soi en se lançant dans des définitions théoriques sans base, et qui ressemblent moins à la politique de ce siècle qu’à la théologie du temps passé. Nous-mêmes, pour prouver que nos conseils à la presse ne sont pas fondés sur des idées vagues, nous transcrirons ici quelques chiffres à l’appui de ce que nous avançons.

Les deux colonnes suivantes indiquent la proportion dans laquelle les journaux quotidiens étaient timbrés en 1837, et le nombre d’exemplaires que ces mêmes journaux faisaient porter au timbre le 1er  juillet dernier :

en 1837. en juillet 1838.
Le Siècle 
11,138 11,666
La Presse 
13,631 9,700
Débats 
8,750 9,166
Constitutionnel 
7,407 5,833
Moniteur Parisien 
2,768 5,300
Gazette de France 
5,506 5,000
Quotidienne 
3,883 3,333
National 
3,375 3,333
Commerce 
2,970 3,100
Le Temps 
4.080 2,433
Journal des Campagnes 
3,628 3,000
Gazette des Tribunaux 
3,073 3,000
Estafette 
3,639 2,000
Journal-Général 
2,970 1,466
Écho Français 
1,233 1,333
France 
1,460 1,333
Journal de Paris 
2,014 813
Bon Sens 
730 666

En prenant ainsi pour base les quantités de feuilles soumises au droit du timbre, on peut se faire une idée du mouvement de croissance et de décroissance de chaque journal. On doit toutefois remarquer que le 1er  juillet est une époque de renouvellement d’abonnement pour les journaux, et qu’une partie des abonnés est souvent en retard ; il est vrai qu’en général l’envoi d’une feuille quotidienne aux retardataires, a toujours lieu pendant quelques jours, ce qui laisse au chiffre du timbre, à très peu de chose près, toute son exactitude. Il n’en est pas ainsi pour les recueils périodiques, dont les abonnemens se font souvent quelques semaines plus tard, surtout quand ils paraissent à des époques éloignées. Alors les abonnés font réclamer la collection, en payant le trimestre. Ainsi la Revue des Deux Mondes ne figure à la poste, dans ses envois du mois de juillet dans les départemens, que pour un chiffre de 930, tandis qu’elle répand en réalité 2,000 exemplaires. C’est qu’elle fait ses expéditions de diverses manières : par la poste, en volumes, et par l’entremise de correspondans ; car la poste n’est pas chargée de tous les envois pour les revues, comme pour les journaux quotidiens ; et la proportion entre l’envoi à l’étranger et aux départemens, et l’envoi dans Paris, est plus grande que pour les feuilles quotidiennes. Un grand nombre d’exemplaires de la Revue des Deux Mondes s’expédie en Angleterre ; mais la convention postale entre les deux pays (faite par des hommes peu versés dans la matière) n’admettant pas les revues aux bénéfices du nouveau transport des journaux quotidiens, on est obligé de prendre une autre voie. Quant à la publicité dont jouit la Revue des Deux Mondes, sans parler de plusieurs contrefaçons très inexactes et très fautives, qui se font hors de France, nous pouvons dire, sans présomption, qu’elle alimente la plupart des recueils étrangers, qui lui empruntent ses travaux, soit en les traduisant, soit en les réimprimant ; et à ce propos nous serions en droit de faire au gouvernement de graves reproches pour ne pas s’occuper de la contrefaçon étrangère, qui ruine notre librairie et notre presse périodique. Comment M. de Salvandy, qu’animent tant de bonnes pensées, et qui tient à honneur de laisser des traces durables de son entrée aux affaires, n’a-t-il pas déjà tourné son attention de ce côté ? Ce fléau de la contrefaçon, la presse quotidienne en est à l’abri par son genre de publication. Quoi qu’il en soit, si l’on veut connaître plus en détail le mouvement de l’accroissement et du déchet des principaux journaux, voici, mois par mois, l’état du nombre des exemplaires présentés au timbre en 1838.

JANVIER. FÉVRIER. MARS. AVRIL. MAI. JUIN. JUILLET.
Presse 
13,466 12,500 15,400 10,800 11,733 11,166 9,700
Siècle 
15,000 13,000 16,000 14,000 14,800 14,000 11,666
Débats 
9,166 8,333 10,000 8,333 8,333 8,333 9,166
Constitutionnel 
6,666 6,666 6,500 6,966 5,833 9,166 5,835
Gazette de France 
5,000 5,000 6,166 5,000 5,000 5,000 5,000
Courrier Français 
5,000 3,553 5,000 4,166 5,000 5,333 5,000
Temps 
4,500 4,150 5,500 2,500 3,850 5,483 2,433
Quotidienne 
3,300 4,166 4,166 3,700 5,355 5,333 5,335
Estafette 
3,666 3,666 2,333 2,000 2,666 5,333 2,000
Journal des Campagnes 
4,733 3,166 3,666 4,153 3,666 4,033 3,000
National 
4,000 3,353 4,166 3,666 4,000 4,000 5,353
Journal-Général 
2,900 2,333 2,666 2,666 1,833 2,266 1,466
Commerce 
4,400 3,370 4,200 3,866 3,800 3,600 3,100
Moniteur Parisien 
3,500 3,666 5,666 5,666 7,533 5,666 3,508
Bon Sens 
666 633 800 700 600 666 666

Il faut considérer ici que la fin de la session entraîne presque toujours une diminution d’abonnemens : aussi un journal est en état d’accroissement véritable lorsque ses abonnés augmentent à cette époque, comme on le voit au chiffre du Journal des Débats.

Si nous jetons maintenant un coup d’œil sur les envois de la poste, pendant les deux derniers mois, nous trouverons des chiffres qui correspondent à ceux que nous venons de donner.

EN JUIN. EN JUILLET. DIFFÉRENCE EN PLUS. EN MOINS.
Constitutionnel 
3,835 3,864 29 »
Débats 
4,713 4,764 51 »
Gazette de France 
4,251 4,220 » 31
Temps 
2,142 2,033 » 109
Courrier Français 
2,241 2,235 » 5
Quotidienne 
2,285 2,301 16 »
National 
2,565 2,646 81 »
Moniteur Parisien 
306 413 107 »
Messager 
247 356 89 »

Écho Français 
1,254 1,327 73 »
Commerce 
1,790 1,699 « 91
Journal-Général 
1,718 1,568 « 150
Presse 
8,064 7,518 « 546
Siècle 
7,418 7,359 « 59
Europe 
1,795 1,074 « 721
Bon Sens 
333 324 « 9

On voit qu’en général la presse quotidienne en masse a perdu, dans ces deux mois, quoique la différence des chiffres soit loin d’égaler celle qui se fait remarquer de 1837 à 1838. Ces changemens, nous sommes loin de les attribuer uniquement à l’esprit des journaux, car telle feuille qui soutient des principes conservateurs a perdu ses abonnés, et telle autre qui en soutient de contraires, est en voie d’accroissement. On peut même dire, à ce sujet, que l’esprit de l’opposition nuit souvent à toute la presse, en l’entraînant dans des discussions oiseuses qui éloignent les lecteurs. Les grandes discussions de théories politiques sur la vérité du gouvernement constitutionnel ont produit ce résultat ; et on peut dire que l’état stationnaire d’un grand nombre de feuilles quotidiennes est une preuve de non-succès, car le nombre des lecteurs s’accroît considérablement chaque année en France. Ajoutons encore que certaines feuilles, telle que le National, ont leur nombre d’abonnés en quelque sorte invariable, et qui représente avec une exactitude presque mathématique la force du parti dont elles expriment l’opinion. D’autres feuilles, celles qui, après avoir été modérées, ont passé à des principes d’opposition extrême, subissent une décadence rapide. Enfin, quelques journaux exagérés en faveur du pouvoir décroissent dans une égale proportion.

À l’aide des chiffres que nous venons de donner, on pourrait aussi s’assurer si le gouvernement est réellement isolé, comme l’avancent les journaux de l’opposition, assertion qui pourrait se soutenir si on comptait les journaux, mais qui devient inexacte quand on compte leurs abonnés. Il serait juste d’abord de défalquer les journaux légitimistes, qui attaquent tous les cabinets, et qui ne se rallieraient pas plus à M. Thiers qu’à M. Barrot, à M. Guizot qu’à M. Molé. Nous trouverions alors l’opposition des journaux politiques offrant une masse de 21,998 abonnés, et les journaux qui défendent l’ordre établi réunissant le nombre de 25,788 abonnés. Où est l’isolement ?

Il va sans dire que nous n’avons pas dû faire entrer dans cette énumération les journaux neutres qui, tels que l’Écho, se bornent à répéter les feuilles de toutes couleurs. Nous avons, au contraire, dû comprendre, dans les journaux partisans du régime actuel, le Journal de Paris, passé depuis en d’autres mains, mais qui défendait encore les principes du gouvernement au 1er  juillet 1838, époque que nous prenons. Au reste, nous reviendrons prochainement sur tous ces chiffres, et, en les complétant, nous essaierons d’en déduire un tableau général de l’opinion publique en France.

La visite du roi et de la famille royale au château de Champlâtreux a donné lieu à tant de suppositions, que nous ne croyons pas devoir les relever. L’honneur accordé par le roi à M. le comte Molé a été comparé à la réception de Louis XIV par Fouquet, quoique M. Molé ait eu le bon goût de ne pas donner de fête au roi et de le recevoir avec toute la simplicité d’un ministre constitutionnel. Le roi, de son côté, a véritablement agi en roi constitutionnel. Au lieu de venir assister à un carrousel ou à un bal, il est venu tenir un conseil à Champlâtreux ; c’est là le souvenir qu’il a voulu laisser dans ce château historique. Tout ceci est bien de notre temps et de notre régime, et ne ressemble guère aux fêtes de Vaux. Quant aux journaux qui ont avancé que M. Molé avait sollicité cette faveur pour balancer l’effet des triomphes du maréchal Soult en Angleterre, nous leur répondrons par un fait. Depuis cinq mois, le roi avait annoncé à M. Molé qu’il lui ferait cet honneur, et c’est spontanément que S. M. a fixé, il y a peu de temps, le samedi 11 août pour le jour de cette visite attendue depuis long-temps.


— Le jeudi 9 août, l’Académie française, présidée par M. de Salvandy, directeur, a tenu sa séance annuelle. Un public choisi et nombreux, qui, ne s’attendant pas aux larmes de la fin, paraissait disposé à goûter surtout les finesses du langage et la grâce de l’esprit, était venu entendre M. le secrétaire perpétuel, et par conséquent l’applaudir. M. Villemain, avec cette singulière habileté d’orateur qui le caractérise, prend à peine la parole, que toute l’attention, que toutes les sympathies lui appartiennent. Il n’est pas jusqu’aux sons si bien accentués de sa voix, jusqu’à ses gestes animés, qui ne prêtent une aide merveilleuse à la justesse de ses appréciations, où le blâme, poli et spirituel, est déguisé dans l’éloge avec tant d’art, d’urbanité et de grace. En parlant de choses contemporaines, d’intérêts susceptibles et vivans, M. Villemain sait être vrai et aimable, justifier (ce qui n’est pas toujours facile) l’indulgence des jugemens de l’Académie et maintenir sa propre opinion ; il glisse avec une merveilleuse légèreté sur les questions épineuses, et arrive à satisfaire tout le monde. On le sait, dans son style, M. Villemain transporte beaucoup des charmantes qualités de sa parole, et sait, de plus, y en ajouter de bien différentes. Son Tableau de la Littérature au dix-huitième siècle (envers lequel nous sommes en retard et dont un de nos collaborateurs doit très prochainement parler) en est un frappant exemple que l’on aime à rappeler.

Dans son dernier discours de l’Académie, M. Villemain a parlé, comme d’habitude, des ouvrages couronnés. C’est un tribut qu’en sa qualité de secrétaire perpétuel, il doit chaque année au public, qui compte toujours d’avance sur beaucoup d’esprit et d’éloquence. Il est bien difficile de répondre à l’attente d’une réunion ainsi prévenue, et beaucoup de gens de talent ne seraient pas solvables pour une pareille dette : M. Villemain, au contraire, comble et dépasse toutes les exigences. Cette fois, il a commencé par la médaille accordée à M. Alletz pour son Essai sur la Démocratie nouvelle, et il a fait sentir combien il y avait loin de ce livre médiocre au beau travail de M. de Tocqueville, précédemment couronné par l’Académie ; puis il a ajouté : « M. Alletz a tout jugé, ou du moins parlé de tout. Il décrit ce qui change encore, il approuve ce qui n’est pas encore achevé, il blâme quelquefois ce qu’il ne connaît pas assez ; car qui peut tout connaître ? Il substitue souvent à la réalité les illusions d’un cœur honnête. » Après M. Alletz, l’Académie a couronné M. Artaud. En appréciant l’Histoire de Pie VII et la lutte résignée du pontife contre le conquérant, M. Villemain est arrivé à une éloquence élevée, et s’est attiré, à plusieurs reprises, d’unanimes applaudissemens. Enfin, et comme l’a dit ensuite M. de Salvandy, M. Villemain parlait à bon droit d’éloquence, puisque au précepte il savait si bien joindre l’exemple.

Au discours de M. le secrétaire perpétuel succéda la lecture de deux fragmens des Éloges de Gerson, couronnés par l’Académie. Nous ne voudrions pas juger, sur des passages incomplets et mutilés, les œuvres de MM. Faugère et Dupré-Lasalle, qui perdaient trop, d’ailleurs, à venir après le discours de M. Villemain. Nous aurons, au surplus, l’occasion d’apprécier, dans le bulletin bibliographique que publiera dorénavant la Revue, les deux éloges, dès qu’ils seront imprimés.

La séance s’est terminée par un rapport de M. le ministre de l’instruction publique, directeur de l’Académie, sur les prix de vertu. Le discours de M. de Salvandy a obtenu un succès de larmes et d’émotion. Dans un récit animé et plein de verve, où des traits heureux et brillans ont été souvent applaudis, l’orateur a raconté avec entraînement les héroïques actions des nobles cœurs, que la conscience peut seule récompenser. M. de Salvandy avait habilement réservé pour la fin la touchante histoire d’un brave menuisier, Alexandre Martin, attaché autrefois à la maison de l’Aubespine, et qui avait recueilli les derniers et jeunes descendans du grand Sully, demeurés sans ressource. Il les servait à table, dans sa chaumière, comme il l’eut fait dans le château de Villebon, « ne comprenant pas, a dit M. de Salvandy, qu’il fût devenu leur égal parce que leur fortune était changée, ne comprenant pas, surtout, que la supériorité se fut déplacée, et qu’il l’eut mise de son côté, par sa vertu. » À ces éloquentes paroles, la salle entière s’est levée pour voir le vieux Martin et le jeune l’Aubespine, présens à la séance. Des larmes étaient dans tous les yeux ; la voix même de l’orateur hésitait, pleine d’émotion, et d’unanimes et interminables applaudissemens éclatèrent à plusieurs reprises, dans le public comme parmi les membres de l’Institut. Cette séance a été bien remplie, et laissera, sans doute, un vif souvenir à tous ceux qui l’ont entendue, et surtout à M. de Salvandy.

Le lendemain, vendredi, l’Académie des Inscriptions a tenu sa séance publique. L’affluence était presque aussi considérable que la veille, et la plus aimable portion du public n’avait pas été effrayée par la gravité du sujet. Après un rapport de M. le comte de Laborde sur les ouvrages couronnés, l’illustre M. Daunou, récemment élu secrétaire perpétuel en remplacement de M. Sylvestre de Sacy, a lu l’éloge de son prédécesseur et a été écouté avec une religieuse attention. C’était un sévère et touchant spectacle que cet éloge d’un savant aussi célèbre que M. de Sacy, prononcé par un noble et ferme vieillard, dont le caractère intègre, mêlé à tous les grands évènemens depuis près de cinquante ans, a toujours su se tenir en dehors des passions haineuses et de la violence des partis. M. de Sacy et M. Daunou n’ont pas suivi, en politique, la même carrière ; mais si M. Daunou a gardé une foi plus vive pour les principes qu’il a défendus avec gloire, au début de sa carrière parlementaire, l’honneur et la probité sont un terrain où toutes les opinions se confondent et où M. Daunou était sûr de retrouver M. de Sacy.

La politique d’ailleurs a tenu et devait tenir peu de place dans l’éloge de M. de Sacy, dans une vie si remplie par la science. M. Daunou a consciencieusement énuméré les nombreux et savans travaux du grand orientaliste, et avec ce tact sûr et parfait, cette hauteur mesurée de vues, cette vivacité nette, ce style limpide et austère qui le caractérisent, il a apprécié, dans leur variété infinie et dans leur unité scientifique, les ouvrages de M. de Sacy. Jamais applaudissemens n’ont été plus justement mérités que ceux qu’a obtenus M. Daunou. Il s’y mêlait de plus un sentiment de respect et de vénération envers cette rigide et laborieuse vieillesse, qui est un bel exemple trop peu imité de persévérance littéraire et d’austérité politique pour les hommes de notre temps.

La mort de M. de Sacy a laissé dans l’Académie des Inscriptions un vide que M. Daunou pouvait seul combler. Les travaux du savant orientaliste donneront encore lieu à plus d’une appréciation. Son élève M. Reinaud avait déjà lu à la Société Asiatique une notice détaillée sur la vie du maître habile, et notre collaborateur M. Fauriel prépare, pour la Revue, un important travail où seront jugés, dans leur ensemble, les travaux de M. de Sacy.

On le voit, dans ces derniers jours, les séances publiques de l’Institut se sont succédées avec rapidité. Avant-hier, lundi, c’était le tour de l’Académie des Sciences. M. Becquerel, président, a lu un curieux Mémoire sur la chaleur, dont la terminologie scientifique n’était peut-être pas tout-à-fait à la portée de l’auditoire, et M. Flourens, l’un des secrétaires perpétuels, une très intéressante notice sur M. Laurent de Jussieu.


— Nos lecteurs savent que l’auteur de l’Histoire de la Conquête de l’Angleterre prépare en ce moment un important ouvrage. Le nouveau livre du grand historien est destiné, sans aucun doute, à un succès populaire, et il attirera, dès son apparition, l’attention du monde savant, déjà éveillée par les Nouvelles Lettres que nous avons publiées et qui appartiennent à la seconde partie du travail de M. Augustin Thierry. Il serait difficile que les Considérations sur l’Histoire de France, suivies de récits des temps mérovingiens, pussent ajouter à la gloire si universellement reconnue de M. Thierry ; mais elles la développeront en un point nouveau et la continueront dignement, en en élargissant encore le cercle. L’auteur se propose de donner prochainement à la Revue plusieurs fragmens du premier volume de son livre, comme il avait bien voulu nous réserver les récits mérovingiens, que nos lecteurs n’ont certainement pas oubliés.