Situation du Liban - Les Druses et les Maronites


SITUATION DU LIBAN.

Le mont Liban occupe en ce moment l’attention des gouvernemens européens. Cette montagne célèbre, que les alliés de 1840 avaient soulevée au nom de la religion et de l’indépendance, et qu’ils devaient rendre à la paix et à la sécurité de l’âge d’or, est aujourd’hui en feu sur tous les points. La Porte, qui ne peut y régner que par la division, y fomente et y entretient des guerres civiles impitoyables, et les malheureux chrétiens de la Syrie, pillés, décimés et exterminés, appellent à grands cris le secours de leurs frères d’Europe. La diplomatie s’est émue et a protesté : elle est en ce moment aux prises, à Constantinople, avec le fanatisme inepte du divan ; mais il paraît que le sultan s’est pris au sérieux. Ce souverain chétif, dont les cinq puissances forment les cinq sens, manifeste la prétention de marcher sans lisière, et la sublime Porte, qui n’a pas dédaigné le secours des infidèles pour réduire un sujet trop puissant, se donne le ridicule de parler maintenant de son indépendance et de réclamer les bénéfices du principe de non-intervention.

Le fait principal qui a motivé l’intervention actuelle de la diplomatie européenne dans l’administration de l’empire ottoman est la nomination d’un pacha turc pour gouverner le Liban. Les populations de la montagne ont eu de tout temps le privilége de n’avoir pour gouverneurs ou émirs que des princes pris dans leur sein, et la nomination d’un pacha turc est une violation des droits dont les puissances européennes leur ont garanti la possession. Les Maronites et les Druses, qui composent principalement la population du Liban, ont joué un assez grand rôle dans les dernières révolutions du Levant pour qu’un coup d’œil rapide sur leur histoire, leurs religions, et leurs mœurs, présente quelque intérêt.

Une grande chaîne de montagnes traverse une partie de la Syrie du nord au sud sous le nom de Liban ; elle se divise en deux branches, séparées par une large et fertile vallée. La chaîne à l’ouest conserve la dénomination de Liban ; celle de l’est prend, par opposition, le nom d’Anti-Liban. Les deux principaux peuples qui habitent la montagne sont les Maronites et les Druses.

Les Maronites occupent les vallées les plus centrales et les chaînes les plus élevées du groupe principal du mont Liban, depuis les environs de Beyrouth jusqu’à Tripoli de Syrie. L’origine de ce peuple et son établissement dans la montagne remontent aux premiers siècles de l’ère chrétienne.

Sur la fin du VIe siècle de l’église, dit Volney, lorsque l’esprit érémitique était dans toute sa ferveur, vivait sur les bords de l’Oronte un saint solitaire appelé Maroûn, qui, par ses jeûnes et ses austérités, s’attira la vénération du peuple d’alentour. Il paraît que, dans les querelles qui régnaient déjà entre Rome et Constantinople, il prit le parti des Occidentaux. Sa mort, loin de refroidir ses partisans, donna une nouvelle force à leur zèle ; le bruit se répandit qu’il se faisait des miracles près de son corps ; ses disciples lui dressèrent une chapelle et un tombeau dans Hama, et bientôt il s’y forma un couvent qui acquit une grande célébrité dans toute cette partie de la Syrie. Cependant les querelles des deux métropoles s’échauffèrent, et tout l’empire partagea les dissensions des princes et des prêtres. Sur la fin du VIIe siècle, un moine du couvent de Hama, appelé Jean le Maronite, acquit, par son talent dans la prédication, une grande influence dans la contrée, et devint un des plus fermes appuis de la cause des Latins ou partisans du pape. Il y avait alors lutte ouverte entre les Latins et les partisans de l’empereur, appelés melchites ou royalistes. Le légat du pape à Antioche appela auprès de lui Jean le Maronite ; il le sacra évêque de Djebaïl, et l’envoya prêcher dans le Liban[1]. Les progrès du missionnaire furent rapides ; tous les chrétiens syriaques qui n’avaient point été atteints par l’hérésie des monothélites se réunirent autour de lui ; peu à peu, au lieu de ne fonder qu’une congrégation, il se trouva amené à fonder un peuple. Les Latins, réfugiés dans le Liban, se retranchèrent dans ces libres montagnes, et ils y formèrent une société indépendante pour l’état civil comme pour l’état religieux. Jean établit chez ces montagnards un ordre régulier et militaire, leur donna des armes et des chefs, et bientôt ils se rendirent maîtres de presque toutes les montagnes jusqu’à Jérusalem. Le schisme qui divisa l’islamisme à cette époque facilita leurs succès.

Les notions très vagues que l’on a conservées de leur histoire jusqu’à l’époque des croisades, offrent peu d’intérêt. Pendant un intervalle de plusieurs siècles, ils perdirent une grande partie de leurs possessions, et furent restreints dans leurs limites actuelles. Ils ne reparaissent véritablement sur la scène qu’au moment de la réunion qu’ils opérèrent avec l’église romaine, dont ils n’avaient jamais été bien éloignés. Cette réunion se fit vers l’an 1215, mais les Maronites restèrent long temps encore sous l’autorité de leurs patriarches. Par suite des évènemens qui firent perdre aux chrétiens la possession des lieux saints, l’attachement de ce peuple à l’église de Rome se refroidit beaucoup, et l’autorité des patriarches s’en accrut. Mais au commencement du XVe siècle, la cour de Rome, par d’habiles négociations, amena les Maronites à reconnaître définitivement sa supériorité, et sous le pontificat d’Eugène IV, en 1445, cette reconnaissance fut solennellement renouvelée. Depuis lors, Rome a su maintenir les Maronites dans le sein de la communion catholique par de sages concessions et des transactions sur la discipline dont nous aurons à parler plus loin.

La conquête de Syrie par les Ottomans ne changea rien à la situation des Maronites et des Druses, qui, bien que profondément séparés par les croyances religieuses, se réunissaient cependant contre l’ennemi commun pour rester maîtres de la montagne. Sélim Ier, en revenant de la conquête d’Égypte, ne songea pas à s’arrêter devant les rochers du Liban. Soliman II, son successeur, occupé par de plus grandes guerres tantôt contre les chevaliers de Rhodes, les Persans ou l’Yemen, tantôt contre les Hongrois et Charles-Quint, oublia la Syrie. Alors les Maronites et les Druses devinrent envahisseurs et descendirent souvent de leurs montagnes pour ravager la plaine. Ce ne fut qu’en 1588 qu’Amurat III envoya Ibrahim, pacha du Caire, avec des forces imposantes pour forcer la montagne, et réduisit les deux peuplades à l’obéissance. Les Maronites et les Druses redevinrent conquérans au XVIIe siècle, sous le célèbre émir druse Fakardin, mais après la mort tragique de cet aventurier, la montagne retomba sous la suzeraineté de la Porte, à laquelle elle paie encore aujourd’hui tribut.

Depuis ce temps, les pachas turcs ont toujours tenté d’introduire dans les villages des Maronites leurs garnisons et leurs agas ; mais, toujours repoussés, ils ont été forcés de s’en tenir à la première capitulation. La sujétion des Maronites se borne donc à payer chaque année un tribut au pacha de Saint-Jean-d’Acre, dont leur pays relève.

La forme du gouvernement est toute traditionnelle et ne repose que sur les mœurs et les coutumes. Les Maronites ont conservé une grande indépendance, et, en même temps que la croyance religieuse maintenait l’union parmi eux, la nature du pays, qui donnait à chaque village et presque à chaque famille le moyen de résister par ses propres forces, empêchait l’établissement d’un pouvoir unique. Ils vivent répandus dans les montagnes, par villages, par hameaux, même par maisons isolées. On peut considérer la nation comme partagée en deux classes, le peuple et les cheiks ou notables. Les cheiks exercent une espèce de pouvoir féodal et administrent la justice ; mais cette justice, rendue sommairement, n’est pas sans appel. La haute juridiction appartient, ou plutôt appartenait jusque dans ces derniers temps, à l’émir et à son divan. Toutefois, il y a conflit de juridiction entre cette autorité et l’autorité ecclésiastique. Le patriarche des Maronites conserve seul la décision de tous les cas où la loi civile est en conflit avec la loi religieuse, comme les mariages, dispenses, séparations. L’autorité civile a les plus grands ménagemens à garder avec le patriarche et les évêques, car l’influence du clergé est immense. Sous l’émir Beschir, toute la montagne, y compris le pays des Druses, était divisée en cinquante provinces ou districts, qui étaient confiés à l’administration des princes Schaab, parens du vieil émir. Chaque village maronite avait son cheik ou maire, qui remplissait les fonctions de juge de paix. Cependant on pouvait en appeler à l’émir des jugemens des cheiks, tandis que la justice des évêques était sans recours[2].

La nation entière des Maronites est agricole : chacun vit du travail de ses mains, et les cheiks ne se distinguent du peuple que par une mauvaise pelisse, un cheval et quelques avantages dans la nourriture et le logement. La propriété y est aussi sacrée qu’en Europe. M. de Lamartine dit, dans son style plein de charme : « Les pentes de ces montagnes qui versent vers la mer sont fertiles, arrosées de fleuves nombreux et de cascades intarissables ; on y récolte la soie, l’huile, le blé ; les hauteurs sont presque inaccessibles, et le rocher nu perce partout les flancs de ces montagnes. Mais l’infatigable activité de ce peuple, qui n’avait d’asile sûr pour sa religion que derrière ces pics et ces précipices, a rendu le rocher même fertile ; il a élevé d’étage en étage jusqu’aux dernières crêtes, jusqu’aux neiges éternelles, des murs de terrasses formés avec des blocs de roche roulante ; sur ces terrasses, il a porté le peu de terre végétale que les eaux entraînaient dans les ravins, et il a fait du Liban tout entier un jardin couvert de mûriers, de figuiers, d’oliviers et de céréales. Le voyageur ne peut revenir de son étonnement quand, après avoir gravi pendant des journées entières sur les parois à pic des montagnes, qui ne sont qu’un bloc de rocher, il trouve tout à coup, dans les enfoncemens d’une gorge élevée ou sur le plateau d’une pyramide de montagnes, un beau village bâti de pierres blanches, peuplé d’une nombreuse et riche population, avec un château moresque au milieu, un monastère dans le lointain, un torrent qui roule son écume au pied du village, et tout autour un horizon de végétation et de verdure où les pins, les châtaigniers, les mûriers, ombragent la vigne ou les champs de maïs et de blé. Ces villages sont suspendus quelquefois les uns sur les autres, presque perpendiculairement ; on peut jeter une pierre d’un village dans l’autre ; on peut s’entendre avec la voix, et la déclivité de la montagne exige cependant tant de sinuosités et de détours pour y tracer le sentier de communication, qu’il faut une heure ou deux pour passer d’un hameau dans l’autre. »

L’hospitalité est largement exercée chez les Maronites, moins encore cependant que chez les Druses, ce qui tient sans doute à des causes religieuses et à la méfiance qu’inspire aux Maronites catholiques leur isolement au milieu des infidèles. Mais les Druses accueillent l’étranger avec ce beau précepte de la loi musulmane : « La première loi de l’hospitalité est de s’abstenir de demander à un étranger de quelle région il est venu, dans quelle foi il a été élevé ; mais il faut lui demander s’il a faim, s’il a soif, et s’il est vêtu. »

Pour la religion, les Maronites relèvent du siége de Rome. Nous avons dit que les papes avaient maintenu leur suprématie sur les catholiques du Liban à l’aide d’habiles concessions. C’est ainsi qu’ils ont dispensé les prêtres maronites de la règle du célibat. Ce privilége ne s’étend qu’au simple clergé séculier ; les évêques et les moines restent soumis à la discipline européenne. Les prêtres ne peuvent épouser qu’une femme vierge et non veuve, et ils ne peuvent passer en secondes noces. Il paraît que ce privilége du clergé maronite, loin de nuire à la régularité des mœurs sacerdotales, n’a fait que la maintenir dans une plus grande pureté, et tous les voyageurs qui ont visité ces contrées s’accordent à dire que cette petite église isolée au milieu des montagnes présente la plus fidèle image de l’église primitive.

Pour la liturgie, la politique des papes a encore fait de grandes concessions. La messe se célèbre en langue syriaque, que le peuple, en général, ne comprend pas ; mais, à l’Évangile, le prêtre se retourne vers les fidèles et lit à haute voix le texte en langue arabe. La communion se pratique sous les deux espèces : l’hostie est un petit pain rond, non levé. La portion du célébrant est marquée par un cachet ; le reste se coupe en petits morceaux que le prêtre met dans le calice avec le vin, et qu’il administre à chaque personne avec une cuiller qui sert à toute la communauté.

Les prêtres vivent de l’autel et du travail de leurs mains ; ils se livrent à l’agriculture ou exercent des métiers. Les membres du haut clergé, le patriarche et les évêques, jouissent d’une plus grande aisance : ils prélèvent sur leurs ouailles des capitations personnelles, auxquelles les curés et les moines sont soumis comme le peuple.

En reconnaissant la suprématie du pape, le clergé maronite s’est réservé le droit d’élire un patriarche ou batrak. Ce patriarche est élu par les évêques et approuvé par le légat du pape au mont Liban. Ce légat réside au monastère d’Antoura. Il y a dans la montagne un nombre très considérable d’évêques ; il paraît qu’on en rencontre souvent dans les routes, cheminant sur une mule, et suivis par un seul sacristain. La plupart vivent dans les couvens, et ils ne se distinguent des simples prêtres que par une longue robe cramoisie avec une ceinture rouge. Ils exercent dans le Liban une influence sans partage, et pourraient d’un mot soulever la population.

Outre un nombreux clergé, le mont Liban possède plus de 200 monastères d’hommes ou de femmes. Trois ordres religieux sont principalement en vénération dans la montagne : les libaniens, qui ont 22 couvens et 12 hospices, sous la direction d’un père général ; les antonins, qui ont 14 couvens, et les halebys ou alepins, qui ont 5 couvens. Tous ces ordres ont chacun plusieurs couvens de filles qui en dépendent, et dont la surveillance appartient exclusivement au directeur de l’ordre. Il existe encore 8 couvens de religieuses d’ordres divers qui ne relèvent que du légat apostolique, et une multitudes de monastères appartenant soit aux Maronites, soit aux Latins, soit aux Grecs unis. Les lazaristes français ont à Antoura un collége qui était autrefois aux jésuites. Ceux-ci ont encore 2 établissemens dans la montagne. Il y a à Rome un collége de Maronites, fondé par le pape Grégoire XIII, et d’où sont sortis des orientalistes célèbres. Grace à ces moyens d’instruction, les Maronites ont pu devenir souvent ce que sont les Coptes en Égypte et les Persans chez les Afghans, c’est-à-dire les écrivains et les dépositaires des correspondances des Turcs et surtout des Druses.

La règle des monastères est en général celle de saint Antoine ; les moines la pratiquent avec rigueur. Leur vêtement est une robe de bure grossière ; ils ne mangent jamais de viande ; ils ont des jeûnes fréquens et très sévères. Ils mènent une vie très laborieuse, cultivant la terre et exerçant les métiers. Chaque couvent a un frère cordonnier, un frère tailleur, un frère boulanger. Les femmes, dans les couvens, se livrent aussi à des travaux assidus.

Les Maronites ont toujours joui d’une grande liberté dans l’exercice de leur culte. Seuls, parmi les peuples chrétiens soumis aux musulmans, ils font leurs processions au dehors de leurs églises, croix et bannières en tête, et les prêtres revêtus des ornemens sacerdotaux. On sait combien le son des cloches est en horreur chez les Turcs, et cependant, dans toute la montagne, les cloches maronites sonnent à pleines volées. Une des vexations les plus tyranniques auxquelles le gouverneur turc actuel ait soumis les Maronites, a été de ne leur permettre que des cloches en bois. Mais ces caprices d’un pouvoir inepte ne sont que des exceptions, et en général, ce clergé et ces communautés religieuses, que l’on serait porté à considérer comme des brebis au milieu des loups, jouissent d’une complète sécurité. « Il n’y a point de persécution, dit M. de Lamartine en parlant des couvens de la Terre-Sainte, il n’y a plus de martyre. Tout autour de ces hospices une population chrétienne est aux ordres et au service des moines de ces couvens. Les Turcs ne les inquiètent nullement ; au contraire, ils les protègent. C’est le peuple le plus tolérant de la terre, et qui comprend le mieux le culte et la prière dans quelque langue et dans quelque forme qu’ils se montrent à lui. Il ne hait que l’athéisme, qu’il trouve avec raison une dégradation de l’intelligence humaine. »

Volney, en 1784, estimait la population maronite à environ 105,000 ames ; elle est aujourd’hui de 200 à 220,000. Le nombre des hommes peut s’évaluer à l’aide du ferdé ou de la capitation, qui se paie de quinze à soixante ans, et dont les cheiks et le clergé sont exempts. Les Maronites pourraient aisément mettre sur pied plus de 30,000 combattans ; cependant ils sont plus faibles que les Druses, qui sont beaucoup plus guerriers, et qui exercent sur eux une sorte de prédominance militaire. Cette prédominance est tellement établie, que, malgré l’inimitié des religions, plusieurs des grandes familles maronites, pour maintenir leur influence dans leur tribu, sont obligées de se mettre sous la clientelle d’un parti druse.

Les Druses sont cependant moins nombreux que les Maronites, mais ils ont des mœurs et une organisation militaires beaucoup plus fortes. Ils sont naturellement sanguinaires et vindicatifs, quoiqu’ils aient de grandes apparences de générosité, et bien qu’ils exercent une hospitalité sans bornes. L’origine de cette peuplade a toujours été un sujet de controverse, et une des traditions nationales les plus accréditées est celle qui a voulu faire des Druses les descendans d’une colonie européenne laissée en Orient par les croisés. Il n’est pas rare, dit-on, de les entendre se glorifier d’être de race française. Mais ce qui paraît le plus probable, c’est qu’ils sont, comme les Maronites, une tribu arabe du désert, qui, ayant embrassé un des partis religieux qui surgirent en Orient lors du grand schisme musulman, se réfugia et se retrancha dans les montagnes pour y fuir la persécution. Comme les Maronites, les Druses se trouvèrent amenés à fonder une société politique, et, bien que profondément séparées par les croyances, les deux peuplades se réunirent presque toujours pour défendre l’intégrité de la montagne contre l’ennemi commun. À la fin du XVIe siècle, quand Amurat III envoya Ibrahim, pacha du Caire, dans le Liban, les Druses partagèrent la défaite des Maronites et tombèrent comme eux sous la domination musulmane.

À cette époque, les Druses n’avaient qu’un gouvernement anarchique ; ils vivaient sous le commandement de divers cheiks sans lien commun d’autorité. La nation était principalement partagée en deux factions, les qaisis et les yamanis, qui ressemblaient beaucoup à ce que furent en Angleterre les factions de la rose rouge et de la rose blanche ; les premiers avaient pour emblème une anémone rouge, et les seconds une fleur de pavot blanc. Toutes les familles influentes de la tribu se rangeaient sous l’une ou l’autre couleur, et cette clientelle se perpétuait héréditairement et avec une fidélité rigoureuse au drapeau. La domination musulmane changea cet état de choses. Pour simplifier la perception du tribut, le pacha turc voulut qu’il n’y eût qu’un seul chef chargé de la police et responsable du paiement des impôts. Mais cette mesure même devint funeste à la suprématie des musulmans, car, en concentrant l’autorité aux mains d’un seul chef, elle fonda et perpétua un pouvoir qui trouva la force nécessaire pour se rendre indépendant. Ce fut alors, au commencement du XVIIe siècle, qu’apparut sur la scène l’homme célèbre des Druses, celui qui révéla à l’Europe l’existence de cette population perdue, le grand émir Fakar-el-Din, qui est connu sous le nom de Fakardin.

Nommé gouverneur des Druses, l’émir Fakardin commença par gagner la confiance de la Porte en repoussant les invasions des Arabes bédouins. Il délivra la plaine de Balbek, Tyr et Saint-Jean-d’Acre, des incursions des barbares, s’empara de Beyrouth et y établit sa capitale. Les pachas de Damas et de Tripoli s’inquiétèrent de ce développement menaçant et firent partager leurs craintes par la Porte. Une expédition formidable fut préparée contre Fakardin, et l’émir, qui avait une communication avec la mer par Beyrouth, et avait déjà formé des alliances avec des princes européens, se réfugia en Italie en laissant le gouvernement de la montagne à son fils. Il se rendit à Florence, à la cour des Médicis, et ce fut alors que l’arrivée d’un prince d’Orient en Italie excita toutes les imaginations et donna naissance aux fables répandues depuis ce temps sur l’origine des Druses. La similitude des noms fit dire que les Druses étaient des descendans d’un comte de Dreux et de ses compagnons restés dans le Liban après les croisades. L’émir propagea lui-même des bruits qui faisaient de lui un allié de la maison de Lorraine, et qui pouvaient intéresser à son sort les souverains de l’Europe.

Après avoir passé neuf ans à Florence, l’émir retourna dans la montagne, n’emportant avec lui que le souvenir dangereux des arts et de la civilisation italienne. Il retrouva le Liban pacifié et tranquille. Son fils Ali avait repoussé les Turcs et calmé l’orage. Mais Fakardin, poursuivi par le souvenir de Florence, se mit à construire des palais italiens, et blessa profondément les Orientaux par l’importation des statues et des peintures que proscrit la loi musulmane. Les querelles intestines et la jalousie des pachas se réveillèrent ; le sultan Amurat IV envoya le pacha de Damas investir Beyrouth avec une armée, pendant que quarante galères le bloquaient par mer. Le fils de l’émir, Ali, fut tué après deux victoires, et son père perdit courage. Il se réfugia avec une troupe dévouée sur le rocher de Niska, où il brava pendant une année tous les efforts des Turcs ; mais, peu de temps après, il fut trahi et livré par les siens. Conduit à Constantinople, il fut d’abord magnifiquement traité par le sultan, qui néanmoins le fit bientôt étrangler. La postérité du grand émir Fakardin continua de régner dans la montagne, et il n’y a guère qu’une centaine d’années que le dernier descendant de cet homme célèbre laissa par sa mort la souveraineté à la famille Shaab, dont le chef est aujourd’hui le vieil émir Beschir.

Les Druses occupent la partie méridionale du mont Liban, les revers de l’Anti-Liban, et le Djebel Cheik. On compte trente-sept bourgs et villages habités entièrement par les Druses dans le Liban, et deux cent onze villages de Druses mêlés aux chrétiens. Dans l’Anti-Liban, les Druses habitent seuls soixante-neuf villages ou bourgs ; un grand nombre d’autres sont peuplés à la fois par des Druses, des Maronites, et des Grecs schismatiques. Comme les Maronites, les Druses peuvent se partager en deux classes, celle des cheiks et des émirs, et celle du peuple. La condition générale est celle de cultivateur ; chacun vit de son héritage, travaillant à ses mûriers et à ses vignes. L’émir réunit en sa personne les pouvoirs civils et militaires, et reçoit l’investiture du pacha turc. Il perçoit le tribut que paie la montagne à la Porte ; ce tribut, que l’on appelle miri, est imposé sur les mûriers, sur les vignes, sur les cotons et sur les grains. L’émir n’entretient point de troupes régulières, mais il a à son service une nombreuse clientelle ; en cas de guerre, tout homme en état de porter les armes doit marcher. Les Druses sont cités dans tout le Levant comme un peuple hardi, entreprenant, et brave jusqu’à la témérité. Ils ont le sentiment du point d’honneur très prononcé, et n’admettent point le pardon des injures[3]. La morale domestique est chez eux extrêmement sévère ; ils n’ont qu’une seule femme, mais ils peuvent la répudier et se remarier. Toute infidélité de la femme est punie de mort par les parens même de l’épouse infidèle. Le mari la renvoie dans sa famille avec le poignard qu’il a reçu d’elle le jour de ses noces ; le père ou les frères lui coupent la tête et renvoient au mari une mèche de cheveux ensanglantée. Dans les mœurs des Druses, « le déshonneur suit toujours le sang. » L’autorité n’intervient jamais dans ces actes de la justice domestique[4].

Nous ne nous étendrons point long-temps sur la religion des Druses, qui n’aurait qu’un intérêt purement philosophique. Nous ne savons, d’ailleurs, si l’on peut donner le nom de religion à ce mélange corrompu de dogmes musulmans et de superstitions païennes qui constitue la croyance de ce peuple. Les Druses ne pratiquent ni circoncisions, ni prières, ni jeûnes ; ils n’observent ni prohibitions, ni fêtes. Ils sont divisés en deux castes, celle des akkals ou initiés, et celle des djahels, qui sont les simples et les ignorans. La constitution religieuse est au fond républicaine, car l’initiation appartient à la capacité, sans distinction de rang ou de sexe. Les Druses ont divers degrés d’initiation, dont le plus élevé exige le célibat. Les akkals de premier ordre se reconnaissent à des turbans blancs qu’ils portent comme symbole de pureté ; ils fuient le contact des profanes ; si l’on mange dans leur plat, et si l’on boit dans leur vase, ils les brisent. Leurs pratiques sont enveloppées de mystères ; ils ont des oratoires toujours isolés, qu’ils appellent khalués, qui sont placés sur les lieux hauts, et ils y tiennent des assemblées secrètes où les femmes initiées sont admises. Des gardes veillent, pendant les cérémonies, à ce qu’aucun profane ne puisse approcher des initiés : toute surprise est punie de mort. Le chef des akkals, ou souverain pontife des Druses, réside au village d’El-Mutna. On dit que les assemblées secrètes des initiés ressemblent aux anciens mystères d’Éleusis. Le mariage est permis, chez les Druses, entre les frères et les sœurs. Pour avoir une idée plus complète de la croyance de ce peuple, on peut consulter le grand et classique ouvrage de M. de Sacy sur la religion des Druses. Ce qui paraît le plus clairement établi, c’est qu’ils adorent le veau. Ils ont une grande foi dans les amulettes, qui représentent pour les initiés des signes maçonniques. Les Anglais, dans la dernière guerre, ont pris beaucoup de ces signes mystérieux. Dernièrement, un Anglais mit sur son habit, en guise de décoration, un de ces veaux symboliques, et le montra à un chef druse qui se trouvait à Londres. On raconte que le Druse devint pâle de colère, et dit à l’Anglais que, s’ils eussent été dans le Liban, il l’eût tué sur place. Pendant les troubles de la montagne, les initiés avaient caché leurs livres sacrés ; cependant les Européens en prirent un grand nombre ; il y en a au musée britannique à Londres, et on dit que Clot-bey en a envoyé plusieurs à Paris.

En résumé, le caractère le plus prononcé de la religion de ce peuple, c’est qu’elle s’accommode à tout. Les Druses sont de vrais païens : ils se feront baptiser ou circoncire au besoin, mais, au fond, ils resteront druses. Toutes les fois que la montagne n’est pas menacée par la domination étrangère, les Druses deviennent oppresseurs, et accablent les malheureux Maronites. Aujourd’hui encore, ils portent le fer et la flamme dans les villages chrétiens, et, pour se concilier la Porte, ils offrent de se faire musulmans, comme ils se firent autrefois chrétiens, pour s’assurer la protection des puissances européennes.

Nous avons dit qu’après l’extinction de la postérité du grand émir Fakardin, la domination du Liban était passée à la famille Shaab, et que le chef de cette famille puissante était aujourd’hui l’émir Beschir. Ce vieillard fameux, qui a si long-temps régné sans partage dans les montagnes, cet aventurier audacieux et heureux, chez lequel la ruse surpassait encore la hardiesse, a joué un trop grand rôle dans les affaires du Levant depuis près d’un siècle, et y occupe aujourd’hui encore une trop grande place par son absence même, pour qu’il ne soit pas nécessaire de raconter quelques détails de sa vie. Un homme de quatre-vingts ans qui, du haut de sa montagne, a vu successivement passer et repasser devant lui les Turcs, les Égyptiens, les Français, Bonaparte, Méhémet-Ali, Ibrahim-Pacha, et en dernier lieu les Anglais et leurs alliés de 1840, a nécessairement une biographie presque à la hauteur d’une histoire. Sa puissance est aujourd’hui dispersée, et depuis que cette main ferme et habile, quoique souvent immorale et cruelle, a cessé de contenir les élémens de division qui fermentaient dans la montagne, le Liban est retombé dans l’anarchie et dans les scènes de carnage, d’oppression et de barbarie qu’il nous présente en ce moment.

Il paraît que la famille des Shaab était entourée, dans le Liban, d’une vénération presque fabuleuse. Ce respect religieux et inviolable avait sa source dans le caractère sacré de cette maison, qui tenait également aux traditions religieuses des Druses et des Maronites, des musulmans et des chrétiens. Les Shaab prétendent descendre d’Aboubeker par les femmes ; toujours est-il que les chroniques arabes font remonter leur origine jusqu’au Ier siècle de l’hégire. D’un autre côté, les Shaab, en religion, sont de véritables Druses ; ils se convertissaient toutes les fois que l’occasion le demandait, de sorte que les musulmans révéraient dans les émirs les défenseurs de leur foi, tandis que les chrétiens voyaient en eux une conquête de leur religion ; les émirs encourageaient toutes ces interprétations, qui consolidaient leur influence.

Quand la race de Fakardin se fut éteinte, l’émir Haydar, de la famille des Shaab, prit le pouvoir, et le transmit, après trente ans, à son fils Mehlem. Celui-ci mourut en 1759. Son fils Youssef n’ayant alors que onze ans, le pouvoir fut remis entre les mains de deux de ses oncles, qui le lui rendirent quinze ans après. Quand Youssef devint prince du Liban, Beschir, fils de son frère, avait sept ans. Il l’attacha à sa personne, et, quelques années après, lui donna une part dans le gouvernement. Le pacha de Saint-Jean-d’Acre était alors Djezzar, qui était en guerre continuelle avec les émirs et leur faisait payer cher l’investiture qu’ils devaient recevoir de lui tous les ans. En 1789, l’émir Youssef, n’étant plus en force, abdiqua et envoya son neveu à Saint-Jean-d’Acre demander l’investiture, comptant reprendre plus tard sa dignité. Beschir la prit si bien, qu’il ne voulut plus la rendre, et la garda. Le pacha, après avoir plusieurs fois vendu aux enchères l’investiture aux deux concurrens, finit par faire pendre l’émir Youssef, et Beschir se trouva en possession de la principauté du Liban. Il épousa la veuve d’un autre prince Shaab, qui lui apporta en dot des richesses immenses. Il jouit paisiblement du pouvoir jusqu’en 1804. Quand Bonaparte mit le siége devant Saint-Jean-d’Acre, il envoya des émissaires à l’émir Beschir pour l’engager à embrasser sa cause. L’émir, avec une prédilection toute musulmane pour le succès, lui répondit qu’il se déclarerait pour lui quand il aurait pris Saint-Jean-d’Acre. Cependant Bonaparte lui fit présent d’un superbe fusil qu’il conserva toujours.

Pendant ce temps, les fils de l’émir Youssef avaient grandi, et en 1804, ayant levé un fort parti dans la montagne, ils forcèrent Beschir à prendre la fuite. L’aventureux émir s’embarqua sur un des vaisseaux de sir Sydney Smith, et se réfugia à Alexandrie chez Méhémet-Ali. Ce fut ainsi que ces deux hommes remarquables se connurent et commencèrent à lier leurs étonnantes fortunes. Méhémet-Ali, songeant sans doute à sa future domination, vit le parti qu’il pouvait tirer de l’appui du prince de la montagne ; il le fit repartir pour la Syrie avec une lettre menaçante pour Djezzar, où il donnait ordre au pacha de rendre à l’émir l’anneau de l’investiture. Le pacha se hâta d’obéir, et Beschir rentra en paisible possession de sa principauté. Quelques années après, il fit saisir ses cousins et leur fit crever les yeux et arracher la langue avec des tenailles. Cette sanglante exécution assura pour jamais son pouvoir. Cependant, quand il partagea la révolte d’Abdallah, pacha d’Acre, contre la Porte, il se trouva encore forcé d’émigrer chez son protecteur à Alexandrie. Le vice-roi obtint son pardon de la Porte, et le renvoya de nouveau dans la montagne en 1823. Quand, en 1832, Ibrahim conquit la Syrie, l’émir Beschir, qui lui avait donné des secours en secret pendant la guerre, se déclara ouvertement pour lui après la victoire. Le fils de Méhémet-Ali, qui comprenait la politique tortueuse de l’émir, chercha à le compromettre autant que possible vis-à-vis de la Porte, et affecta toujours de compter ouvertement sur son secours. Sous la domination égyptienne, l’émir Beschir eut un pouvoir beaucoup plus indépendant que sous les pachas turcs. Pourvu qu’il payât l’impôt, Ibrahim-Pacha le laissait dominer sans partage dans le Liban.

Telle était la position du prince de la montagne quand l’intervention européenne et le traité de juillet 1840 vinrent changer la face de la Syrie. L’émir avait alors près de quatre-vingts ans, mais il était encore robuste. M. de Lamartine, qui le visita en 1833, dit de lui : « C’était un beau vieillard, à l’œil vif et pénétrant, au teint frais et animé, à la barbe grise et ondoyante ; une robe blanche, serrée par une ceinture de cachemire, le couvrait tout entier, et le manche éclatant d’un long et large poignard sortait des plis de sa robe à la hauteur de la poitrine. »

Quand il eut perdu sa première femme, le vieil émir voulut se remarier. Fidèle à sa politique de neutralité, et pour ne pas exciter des rivalités dangereuses en prenant une femme dans le Liban, il envoya un émissaire au bazar d’esclaves, à Constantinople, pour lui acheter une femme. On lui amena une Circassienne de dix-sept ans, remarquablement belle, qu’il épousa après l’avoir fait baptiser pour faire plaisir aux chrétiens[5]. En fait de religion, le vieux prince était alternativement tout ce qu’il fallait être, musulman pour les musulmans, druse pour les druses, catholique pour les Maronites. Il avait trois fils : l’émir Hassem, l’émir Kalil et l’émir Emin. Ce dernier seul montrait de l’intelligence, et son père l’affectionnait particulièrement.

Les circonstances de la révolte du Liban contre les Égyptiens, en 1840, sont d’un souvenir assez récent pour qu’il soit inutile de les rappeler ici avec étendue. On a beaucoup vanté l’apparente organisation que Méhémet-Ali et Ibrahim-Pacha avaient établie en Syrie, et la paix qui régnait sous leur administration. C’est encore là une de ces illusions égyptiennes auxquelles nous nous étions abandonnés avec une légèreté qui a porté ses fruits. La domination du vice-roi était, en réalité, la plus dure, la plus inique et la plus oppressive que la Syrie eût jamais supportée. Elle réalisait véritablement ces mots bien connus : Ubi solitudinem faciunt, pacem appellant. Elle comprimait, il est vrai, tous les élémens de désordre et d’anarchie qui divisaient perpétuellement la Syrie, mais c’était au prix d’une oppression impitoyable et également dure pour tous. Ibrahim-Pacha ne maintenait son autorité dans le Liban qu’à l’aide de l’émir Beschir, et en divisant et armant les unes contre les autres les populations de la montagne. Il contenait les Druses par les Maronites, et les Maronites par les Druses. Il avait introduit dans le Liban la mesure abhorrée de la conscription, et chaque fois qu’il voulait l’exécuter, il était obligé de procéder à un désarmement général. En 1834, il lança les Druses contre les Maronites qui furent écrasés et obligés de livrer soixante mille fusils ; puis, aussitôt après, plusieurs régimens égyptiens, guidés à leur tour par les Maronites, envahirent la montagne et désarmèrent les Druses. Alors les impôts s’établirent, et la conscription eut lieu. Quatre années après, en 1838, lors de la révolte des Druses dans le Hauran, Ibrahim-Pacha rendit des armes aux chrétiens, et rejeta sur les Druses les Maronites altérés de vengeance. À cette époque, deux mille Druses, pour se soustraire à la colère du pacha, qui, par politique, était obligé de ménager les chrétiens, se firent baptiser en masse ; puis, aussitôt le danger passé, ils retournèrent à leur première croyance.

C’est à l’aide de cette politique constante de division, à laquelle se prêtait volontiers le vieil émir Beschir, que les Égyptiens maintenaient dans le Liban une domination plus dure que n’avait jamais été celle des Turcs. Aussi, quand après la bataille de Nezib, en 1839, il parut probable que l’Europe allait intervenir, toute la montagne commença à fermenter. On attendait comme des libérateurs les Francs annoncés par les prophéties. Méhémet-Ali préparait une conscription générale. Les Druses et les chrétiens se réunirent à Deir-el-Kamar, et renouèrent leurs anciennes alliances ; des troncs furent établis partout dans la montagne pour recevoir les offrandes destinées à l’achat d’armes et de munitions.

On se rappelle comment l’insurrection du Liban hâta la conclusion du traité de juillet 1840. Cependant, à peine le traité était-il signé, que l’on reçut en Europe la nouvelle de la compression de la révolte. L’émir Beschir était resté fidèle à la fortune du vice-roi qui n’était pas encore ébranlée ; le parti aristocratique de la montagne n’avait point participé à l’insurrection, et les évêques menaçaient les révoltés d’excommunication. Mais, ce qui prouvait combien les esprits étaient alors divisés, c’est que les prêtres et les moines avaient pris de leur côté le parti des insurgés et bénissaient leurs armes.

On sait comment l’insurrection, un moment étouffée par les promptes mesures d’Ibrahim, fut ressuscitée par la propagande et par les armes de l’Angleterre. Le vieil émir Beschir, selon sa coutume invariable, attendit la fortune. Retiré dans son palais de Bettedin, il assista aux exploits des Francs et à la chute de la domination égyptienne ; puis, quand il vit où était définitivement la force, il passa aux Anglais, le 12 octobre 1840, et s’embarqua pour Malte avec tous ses trésors. Il vit aujourd’hui près de Constantinople, à Arnautkisny, dans une délicieuse résidence sur le Bosphore, avec une suite de quatre ou cinq cents hommes, et toujours prêt à rentrer dans la montagne.

Nous avons cru devoir tracer cette rapide esquisse de l’histoire des Druses et des Maronites pour éclaircir la situation actuelle des populations du Liban. On voit que, bien que dépendant nominalement de la Porte, elles ont cependant toujours joui d’une complète liberté politique, et qu’au premier rang de leurs priviléges se trouvait celui de n’être gouvernées que par un prince de leur nation. Quel a été le sort de la montagne depuis qu’elle s’est soustraite à la dure domination de Méhémet-Ali ? La Porte a repris avec les Druses et les Maronites sa politique séculaire, celle de la division. Elle a armé les païens et les chrétiens les uns contre les autres ; elle a lancé les adorateurs du veau sur les adorateurs du Christ, et les malheureuses populations du Liban n’ont fait qu’échanger l’oppression égyptienne contre l’anarchie ottomane. À peine les alliés avaient-ils remis les Turcs en possession de la Syrie, qu’ils se sont vus obligés de protester unanimement contre les excès commis par les troupes du sultan. Dès le 11 février 1841, les consuls d’Angleterre, d’Autriche, de Prusse et de Russie adressaient une note collective au séraskier, dans laquelle ils disaient : « Le pillage et les violences qu’ils (les Albanais) ont exercés sur leur passage ont répandu la terreur parmi les habitans ; dans plusieurs localités, ces derniers ont eu recours aux armes pour la défense de leurs habitations et l’honneur de leurs familles… Les soussignés s’attendent à ce que des mesures efficaces soient prises, afin de réprimer le renouvellement de ces désordres et de rassurer la population[6]. »

À la fin de l’année, les Druses, suscités par la Porte, descendaient par bandes dans les villages chrétiens et exterminaient les Maronites. Jamais la montagne n’avait présenté un tel spectacle de désolation. On a beaucoup parlé à cette occasion des intrigues anglaises ; nous avouons que nous n’en avons pas trouvé la trace, et que même nous aurions peine à en comprendre le but. L’Angleterre n’est pas plus intéressée que nous à la destruction des populations chrétiennes du Liban, et nous ne voyons pas, du reste, que sa diplomatie ait eu le plus grand succès en Orient depuis plus d’un an. Nous la trouvons d’abord en lutte avec le gouverneur envoyé en Syrie par la Porte, Izzet-Méhémet-Pacha, aujourd’hui grand-visir. C’est ce pacha qui avait autrefois livré Varna aux Russes, qu’on appelait le tyran d’Angora, et qui faisait donner cinq cents coups de bâton à son cuisinier parce qu’il avait mis trop de sel dans sa soupe. Lord Palmerston écrivait, le 9 novembre 1840, à lord Ponsonby : « Votre excellence voudra bien représenter immédiatement à la Porte que les intérêts du sultan et l’honneur de la couronne britannique demandent que le pacha envoyé en Syrie soit un homme qui exécute fidèlement les dispositions du hatti-shériff de Gulhané, et remplisse les promesses faites en Syrie au nom du sultan par l’agent britannique. Quels que soient les mérites d’Izzet-Pacha, que le gouvernement de sa majesté ne révoque pas en doute, il est évident qu’il n’est pas un homme propre aux devoirs particuliers qui lui sont imposés en Syrie ; le gouvernement de sa majesté requiert donc très instamment de la Porte qu’elle veuille bien prendre des arrangemens différens pour la Syrie[7]. »

La Porte fit droit à cette requête pressante, et rappela Izzet-Pacha de la Syrie ; mais, comme pour le récompenser d’avoir encouru la disgrace de l’Angleterre, elle fit de lui le premier personnage de l’empire, et l’éleva au poste de grand-vizir.

Depuis la déposition de l’émir Beschir, le sultan avait donné la principauté de la montagne à l’émir Beschir-el-Kassim, un des neveux du vieux despote ; mais, dans la crainte de voir s’établir dans le Liban une puissance indépendante, la Porte y a ressuscité la guerre civile, et, sous le prétexte d’y rétablir l’ordre, elle a déposé l’émir Beschir-el-Kassim, et a nommé pour gouverneur de la montagne un pacha turc. Le nouveau gouverneur, Omer-Pacha, renégat autrichien, n’a pu occuper Deir-el-Kamar, il s’est retranché dans un point fortifié de la montagne, à Betteddin. Cependant, poursuivi par les réclamations des ambassadeurs et des ministres européens, le grand-visir se contente d’envoyer en Syrie Selim-Bey, pour faire un rapport, et se moque de la diplomatie. L’Angleterre a fait à la Porte des représentations énergiques, dont le résultat sera probablement la destitution du grand-visir. Nous ne savons ce que dit le gouvernement français. Peut-être ne dit-il rien, ce qui est éminemment sage quand on ne veut rien faire. Et pourtant la France a, de temps immémorial, été considérée comme la protectrice des catholiques du Levant ; Soliman II donnait à Henri IV le titre de « protecteur unique des chrétiens du Liban, » et c’était toujours au représentant de la France qu’en appelaient les chrétiens opprimés. Assurément, il est très raisonnable de ne pas montrer d’ambition quand on a des goûts pacifiques, mais la neutralité a aussi des bornes, et il y a, pour un grand pays, quelque chose de plus dangereux encore que l’isolement armé : c’est l’isolement non armé.


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  1. Volney, Voyage en Syrie, t. I, ch. 24.
  2. Volney, t. II, ch. 24. — Lamartine, Voyage en Orient, t. II.
  3. Volney, t. I, ch. 24.
  4. La Syrie sous Méhémet-Ali, par P. Perrier, ch. 22.
  5. La Syrie sous Méhémet-Ali, par P. Perrier.
  6. Correspondence relative to the affairs of the Levant, part. III, 319.
  7. Correspondence, etc.